Quand les recommandations YouTube nous font tourner en bourrique…
Vous avez déjà perdu une soirée à errer de vidéo en vidéo suivante ? À cliquer play en se disant « OK c’est la dernière… » puis relever les yeux de votre écran 3 heures plus tard… ?
C’est grâce à (ou la faute de, au choix !) l’algorithme des recommandations, une petite recette qui prend plein d’éléments en compte pour vous signaler les vidéos qui peuvent vous intéresser.
Guillaume Chaslot a travaillé sur cet algorithme. Il a même créé un petit outil open-source pour le tester, afin de valider sa théorie : ces recommandations nous pousseraient de plus en plus vers les « faits alternatifs » (ça s’appelle aussi une légende urbaine, un complot, une fiction, du bullshit… vous voyez l’idée.)
Le groupe Framalang a décidé de traduire cet article passionnant.
Ne soyons pas complotistes à notre tour. Cet article ne dit pas que Google veut nous remplir la tête de mensonges et autres légendes numériques. Il s’agirait là, plutôt, d’un effet de bord de son algorithme.
Nous ne doutons pas, en revanche, qu’un des buts premiers de Google avec ses recommandations YouTube est de captiver notre attention, afin de vendre à ses clients notre temps de cerveau disponible (et d’analyser nos comportements au passage pour remplir ses banques de données avec nos vies numériques).
Sauf qu’avec ce genre de vision (et de buts) à court/moyen terme, on ne réfléchit pas aux conséquences sur le long terme. Lorsque l’on représente l’endroit où une grande portion de notre civilisation passe la majeure partie de son temps… C’est problématique, non ?
Tout comme les révélations de Tristan Harris, ce témoignage nous rappelle que, même chez les géants du web, notre monde numérique est tout jeune, immature, et qu’il est grand temps de prendre du recul sur les constructions que nous y avons dressées : car chacun de ces systèmes implique ses propres conséquences.
Comment l’I.A. de YouTube favorise les « faits alternatifs »
Les I.A. sont conçues pour maximiser le temps que les utilisateurs passent en ligne… Et pour ce faire, la fiction, souvent, dépasse la réalité.
Tout le monde a déjà entendu parler des théories du complot, des faits alternatifs ou des fake news qui circulent sur Internet. Comment sont-ils devenus si répandus ? Quel est l’impact des algorithmes de pointe sur leur succès ?
Ayant moi-même travaillé sur l’algorithme de recommandation de YouTube, j’ai commencé à enquêter, et je suis arrivé à la conclusion que le puissant algorithme que j’avais contribué à concevoir joue un rôle important dans la propagation de fausses informations.
Pour voir ce que YouTube promeut actuellement le plus, j’ai développé un explorateur de recommandationsopen source qui extrait les vidéos les plus recommandées sur une requête donnée. Je les ai comparées aux 20 premiers résultats venant de requêtes identiques sur Google et Youtube Search.
Les résultats sur les 5 requêtes suivantes parlent d’eux-mêmes :
1 — Question élémentaire : « La Terre est-elle plate ou ronde ? »
2 — Religion : « Qui est le Pape ? »
3 —Science : « Le réchauffement climatique est-il une réalité ? »
4 —Conspirations : « Est-ce que le Pizzagate est vrai ? »
Le Pizzagate est une théorie du complot selon laquelle les Clinton auraient été à la tête d’un réseau pédophile en lien avec une pizzeria de Washington. Des vidéos faisant la promotion de cette théorie ont été recommandées des millions de fois sur YouTube pendant les mois précédant l’élection présidentielle américaine de 2016.
5 — Célébrités: « Qui est Michelle Obama ? »
Pourquoi les recommandations sont-elles différentes des résultats de recherche ?
Dans ces exemples, une recherche YouTube et une recommandation YouTube produisent des résultats étonnamment différents, alors que les deux algorithmes utilisent les mêmes données. Cela montre que de petites différences dans les algorithmes peuvent produire de grosses différences dans les résultats. La recherche est probablement optimisée dans un objectif de pertinence, alors que les recommandations prennent sûrement davantage en compte le temps de visionnage.
YouTube ne recommande pas ce que les gens « aiment »
Étonnamment, on remarque que les « j’aime » ou « je n’aime pas » (pouce bleu ou rouge) ont peu d’impact sur les recommandations. Par exemple, beaucoup de vidéos qui prétendent que Michelle Obama est « née homme » ont plus de pouces rouges que de bleus, et pourtant elles sont toujours fortement recommandées sur YouTube. Il semble que YouTube accorde davantage d’importance au temps de visionnage qu’aux « j’aime ».
Ainsi, si « la Terre est plate » maintient les utilisateurs connectés plus longtemps que « la Terre est ronde », cette théorie sera favorisée par l’algorithme de recommandation.
L’effet boule de neige favorise les théories du complot.
Une fois qu’une vidéo issue d’une théorie du complot est favorisée par l’I.A., cela incite les créateurs de contenus à charger des vidéos supplémentaires qui confirment le complot. En réponse, ces vidéos supplémentaires font augmenter les statistiques en faveur du complot. Et ainsi, le complot est d’autant plus recommandé.
Finalement, le nombre important de vidéos qui soutiennent une théorie du complot rend cette dernière plus crédible. Par exemple, dans l’une des vidéos sur le thème de « la terre plate », l’auteur a commenté
Il y a 2 millions de vidéos sur la « terre plate » sur YouTube, ça ne peut pas être des c***!
Ce que nous pouvons faire
L’idée ici n’est pas de juger YouTube. Ils ne le font pas intentionnellement, c’est une conséquence involontaire de l’algorithme. Mais chaque jour, les gens regardent plus d’un milliard d’heures de contenu YouTube.
Parce que YouTube a une grande influence sur ce que les gens regardent, il pourrait également jouer un rôle important en empêchant la propagation d’informations alternatives, et le premier pas vers une solution serait de mesurer cela.
Faites des expériences avec l’explorateur de recommandations si vous souhaitez découvrir ce que YouTube recommande le plus au sujet des thèmes qui vous tiennent à cœur.
Le Libre expliqué aux jardiniers
Parler du Libre est plus compliqué qu’il n’y parait : nous n’avons souvent que quelques minutes pour expliquer à la fois en quoi consiste la conception d’un logiciel libre…
… et pourquoi celle-ci diffère de l’industrie « conventionnelle », mais aussi quelle est l’approche éthique du mouvement, quel est l’intérêt des licences non-propriétaires, etc. Max Barry est australien et propose une analogie avec l’agriculture. Bref et clair, un apologue comme on les aime sur le Framablog : après le loup et le chien (version aKa) et le pommier magique (de Ploum), voici
La parabole de la tomate
par Max Barry. Texte original sur son blog : Tomato parable Traduction framalang : Félicien, mo, Bromind, roptat, simon, goofy, Penguin, jaaf, Opsylac + 1 anonyme
J’ai écrit quelques lignes de code pour intégrer mes tweets sur mon site web. Voilà une déclaration qui n’aurait eu aucun sens en 1990. En fait, elle en a à peine davantage aujourd’hui. Mais je l’ai fait. Je suis fier de mon site. Je l’ai fait moi-même. De temps à autre, je reçois un courriel me demandant : « Quels logiciels as-tu utilisés pour faire ton site, où puis-je les trouver ? ». Je pense que la réponse est : faites-vous offrir un Commodore 64 pour votre dixième anniversaire sans aucun jeu sympa.
Mais ce n’est pas pour ça que j’écris cette chronique. J’écris car j’ai décidé de cultiver mes propres légumes. Quelques personnes de ma connaissance faisaient pousser leurs légumes elles-mêmes et n’arrêtaient pas de répéter à quel point c’est fantastique de ne plus dépendre des légumes industriels des grandes surfaces, qui sont mauvais pour plein de raisons… donc je me suis dit : pourquoi pas !
Au début, j’étais intimidé à l’idée de faire pousser des légumes. Quand je prends un légume, généralement c’est seulement parce que j’ai envie de le manger. Je n’ai pas envie d’être intimement impliqué dans sa création. J’avais peur de finir par passer plus de temps à me préoccuper de la santé de fragiles et complexes petits pois qu’à les manger.
Et puis un jour j’ai vu une publicité pour des graines génétiquement modifiées. Elle promettait de supprimer tous les inconvénients de la culture de légumes ; ça avait l’air intéressant. Les tomates seraient grosses et bien rouges, et je n’aurais rien à faire. J’en ai donc acheté.
Ça a énervé mes amis écolos. Surtout quand j’ai commencé à avoir des problèmes. La culture de mes franken-fruits était censée être simple, mais après quelques semaines tout le jardin a arrêté de pousser. Mes choux étaient flétris. Mes carottes anémiques. Mes épinards ne se reproduisaient pas. Ils n’étaient pas censés le faire, d’ailleurs. L’entreprise de produits génétiques les avait conçus stériles, pour que je sois obligé d’acheter de nouvelles graines à chaque saison. Mais je pensais pouvoir trouver une solution.
J’ai demandé de l’aide à mes amis écolos. Eh ben ! On aurait cru que je leur demandais un rein… Ils n’arrêtaient pas de remettre sur le tapis le fait que j’utilisais des graines OGM. Et au final, ils se sont tous rassemblés pour me dire : « Max… on ne peut plus t’aider. On aimerait bien. Mais tu t’es toi-même attiré ces problèmes. Le truc c’est que, quand tu nous demandes de l’aide, ce que tu nous demandes en fait, c’est d’utiliser nos compétences et nos connaissances pour favoriser un produit privatisé qui est non seulement inférieur dans la pratique à son alternative libre que tu as choisi d’ignorer, mais qui en plus est concrètement mauvais pour la planète. On ne peut tout simplement pas faire ça. »
Et voilà comment je leur ai appris à ne plus me demander de les aider avec Windows.
Plus de CHATONS, plus de confiance en Mastodon
Les CHATONS vous proposent de nouvelles portes d’entrée de confiance vers Mastodon, le clone de Twitter libre et fédéré. Mais avant de vous les annoncer : penchons-nous sur une question simple : ça veut dire quoi, « libre et fédéré » ?
Faire du Twitter aussi libre que l’email
Première grosse différence entre Twitter et Mastodon : Mastodon est un logiciel libre. Ce qui veut dire qu’il respecte nos libertés individuelles (contrairement à Twitter). Que l’on peut en lire le code source, la « recette de cuisine » (celle de Twitter, elle, est cachée dans un coffre-fort légal). Donc que l’on peut savoir s’il y a une porte dérobée dans le service, ou que l’on peut repérer et réparer une faille (impossible de savoir ou de faire ça avec Twitter).
Deuxième grosse différence : c’est une fédération. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas un seul endroit où s’inscrire, mais plein. « Ouh là là mais c’est compliqué, c’est quoi un système de fédération ? » allez-vous nous demander…
En fait, vous utilisez déjà un système informatique fédéré : l’email.
Vous pouvez vous créer une adresse mail où vous voulez, et communiquer avec tous les autres emails. Vous pouvez changer de fournisseur d’email, déménager. Vous pouvez vous créer une autre adresse mail, une au nom d’une célébrité ou d’un personnage de fiction (alors que non, vous n’êtes pas le vrai Gaston Lagaffe, on le sait). Vous pouvez même vous créer votre propre serveur email, pour votre entreprise, votre organisme d’enseignement, votre association…
Vous le savez : les options et conditions générales d’utilisation de Gmail ne sont pas les mêmes que celles de Microsoft Hotmail qui peuvent à leur tour différer des règles imposées pour l’email de votre boite. Parce que dans une fédération, chaque administration de serveur, chaque instance décide de ses propres règles du jeu.
Ben tout cela, c’est pareil pour Mastodon :
Vous choisissez la ou les instances où vous vous créez un compte ;
Vous choisissez votre identité sur chaque instance ;
Chaque instance a ses propres règles du jeu (renseignez-vous !) ;
Oh, et si Twitter n’est pas votre tasse de thé, sachez qu’il existe un réseau libre et fédéré alternatif à Facebook : Diaspora*. Cela fait plus de deux ans que nous avons ouvert notre instance (on dit un « pod »), Framasphère, et vous y êtes les bienvenu·e·s 😉
L’enfer, c’est les autres (ou pas)
C’est étrange, mais dès qu’on parle de collaboration, de fédération, de réseaux… la réponse quasi-instinctive que l’on voit poindre dans les yeux de notre interlocuteur, c’est la peur. La méfiance. Comme si on croyait, au fond de nous, que « les autres » nous veulent forcément du mal (de base et par principe). Mais si je ne suis pas « malveillant par réflexe », et que je fais partie de « les autres » pour mon entourage… Peut-être que ce n’est pas toujours le cas ?
Philosophie mise à part, le meilleur moyen de ne pas tomber dans le piège de la niaiserie, c’est de ne pas rester dans l’ignorance : une utilisation avertie en vaut 42. Voici donc quelques astuces qui valent pour toute fédération.
On peut se faire passer pour moi sur Mastodon ?
Oui, comme pour les emails : je peux me créer un email votrenom@jojolarnaque.com. Il va donc falloir que vous indiquiez à votre entourage sous quels pseudonyme et instance vous allez sur Mastodon (beaucoup l’inscrivent dans leur bio Twitter). Sachez que si les comptes parodiques clairement identifiés semblent légaux, l’usurpation d’identité numérique (même sous pseudonyme) peut être punie par la loi Française.
Et si je veux être Moi-officiel-certifié-promis-juré ?
C’est vrai que ça peut être pratique, mais surtout lorsqu’on est un organe de presse et que l’on veut certifier ses journalistes, par exemple… Dans ce cas, le meilleur moyen c’est de faire comme Numérama, et d’héberger sa propre instance Mastodon. Vous réservez l’inscription sur votre instance à votre personnel, et le tour est joué. Lorsque l’on reçoit un email de machin@numerama.com, on se doute que ça vient de leurs services. C’est pareil pour leur instance Mastodon ! En plus, pour une fois, les médias (et entreprises, organismes, personnalités, personnes…) ont la possibilité de choisir les règles du jeu de leur réseau social, plutôt que de se les laisser imposer par Twitter et consorts…
Et si Jojo l’arnaque ouvre un guichet, je fais comment pour savoir qu’il faut pas lui faire confiance avec mes missives sur les bras ?
C’est un vrai danger. Car lorsque vous vous inscrivez sur une instance Mastodon, c’est comme s’inscrire chez un fournisseur email : vous lui confiez des informations intimes (vos contacts, vos messages – même les plus privés, votre utilisation, etc.). Il faut donc savoir à qui vous pouvez faire confiance, une confiance qui doit pouvoir durer. Sachant qu’en plus votre niveau de confiance n’est pas forcément le même que le mien, personne ne peut répondre à votre place. Il faut donc se renseigner sur votre hébergeur. Voici un jeu de questions pratiques :
Qu’est-ce qu’il utilise comme (autres) logiciels, et sont-ils libres ? (exemple : Y’a du Google Analytics sur ses serveurs ?)
Quel est son modèle économique ? (Va-t-il vendre mes données à des publicitaires ? à des partis politiques ? Est-il payé par ailleurs et comment ? Est-ce moi qui le paye ?)
Où sont ces conditions générales d’utilisation ? (sont-elles faciles à lire ou volontairement complexes ? peut-il les modifier à tout moment ?)
Quelle est sa réputation dans le petit monde d’internet ? (pratique-t-il la transparence ? Où affiche-t-il ses ennuis techniques ? Puis-je le contacter aisément ?)
Voici donc une nouvelle liste d’instances Mastodon proposées dans le cadre de ce collectif, en complément de celle de la semaine dernière (ici en grisé).
125€/an pour une instance privée (<10 utilisateurs)
instance privée >10 utilisateurs – nous contacter : contact@indie.host
24€/an pour un compte sur notre instance partagée
Notez que l’instance Framasoft, nommée https://framapiaf.org (après moult débats internes !) bénéficie d’un thème personnalisé aux petits oignons. Framasoft aura de plus fait sa part, en traduisant en français la documentation, et en traduisant un grand nombre de chaînes manquantes au logiciel Mastodon. Toutes ces contributions sont ou seront, évidemment, proposées à l’intégration au code source originel.
Cela porte donc à 9 le nombre de chatons (ou candidats-chatons) proposant des instances Mastodon. Ce qui représente tout de même plusieurs (dizaines de) milliers de places 🙂
Et, si ça ne vous suffit pas, les CHATONS ne sont pas évidemment pas les seuls hébergeurs de confiance qui proposent une instance Mastodon. Tiens, rien que parmi les potes qu’on connaît bien, nous on pourrait aller les yeux fermés chez :
Les CHATONS s’attaquent à l’oiseau Twitter grâce à Mastodon
Mastodon, le clone libre et décentralisé de Twitter, accueille des dizaines de milliers de nouveaux membres chaque jour. Notre réponse se devait d’être collective.
Un vent de liberté qui fait du bien !
Résumons les épisodes précédents : Twitter est un réseau social centralisé, les données que vous lui confiez appartiennent à (et vont sur les serveurs de) l’entreprise du même nom. On y « tweete » publiquement de courts messages de 140 caractères (avec photos, liens, etc.) pour partager de brèves nouvelles, impressions, etc. C’est souvent le lieu de l’info rapide, des échanges évanescents et des actualités brûlantes.
La semaine dernière, Twitter a imposé à ses utilisateurs et utilisatrices sa n-ième décision contestable. La plateforme a changé l’affichage des réponses, modifiant de fait les habitudes et la façon de communiquer des 320 millions de personnes inscrites sur ce réseau. Car oui : changer l’outil change le comportement, c’est même souvent le but.
Une décision unilatérale, qui a poussé des internautes à se demander :
Et si nous faisions notre Twitter mais en mieux… donc sans Twitter ?
Que Mastodon soit un effet de mode « mort-dans-deux-semaines » ou une révolution en marche sur internet, là n’est pas la question (et pour la réponse, désolé, on a paumé notre boule de cristal). Le fait est qu’aujourd’hui, plusieurs dizaines de milliers personnes reprennent en main un de leurs outils sociaux (où l’on « toote » ou « pouette » au lieu de tweeter), découvrent la liberté de ne pas dépendre d’une plateforme unique (chacun peut monter son « bout » du réseau social fédéré Mastodon), choisissent de ne pas confier ses données et sa communication à une entreprise du Big Data (cotée 18 milliards en bourse), et enfin découvrent comment de simples choix (passer de 140 à 500 caractères par message) changent la manière dont on pense, se comporte, et communique avec autrui.
A l’heure d’écriture de cet article, près de 100 000 personnes ont un compte Mastodon, et ça grimpe. À tel point que The Verge, The Telegraph, Mashable, Wired, et même RTL, le Figaro ou M6 parlent de ce vent de liberté qui a été dynamisé par des Français…
Les CHATONS vous proposent de faire Pouet !
Il faut un maximum d’instances, c’est à dire d’endroits de confiance où s’inscrire à Mastodon. Pourquoi ? Pour ne plus répéter l’erreur d’avoir mis toutes nos données (tous nos œufs) dans le panier de Twitter, d’une part, mais surtout parce que cela répartit la charge, les responsabilités et les savoir-faire.
Pour vous, cela veut dire être libre de quitter une instance si les règles du jeu ne vous conviennent plus. Avoir le pouvoir (et la responsabilité) de devenir son propre média social, indépendant. Savoir enfin quels humains sont derrière quelle instance, parce que lorsqu’on s’y inscrit, c’est quand même à ces personnes que l’on confie nos bouts de vie numérique, donc autant savoir si on peut leur faire confiance.
Nous vous en avons parlé dans le Framablog, nous faisons désormais partie d’un Collectif d’Hébergeurs Alternatifs qui prônent et pratiquent la Transparence, l’Ouverture, la Neutralité, et la Solidarité. Les CHATONS se sont engagés : que du logiciel libre, pas d’exploitation de vos données ni de pub profilée, ouverture, transparence et neutralité, bref… ce collectif propose des services web éthiques, et humains.
Il nous semblait évident que, Mastodon étant une fédération logicielle (on vous en reparle la semaine prochaine), la proposition devait venir du collectif, et non simplement de Framasoft. Du coup, voici une première portée de CHATONS (ou de futurs CHATONS ^^) vous proposant des endroits fiables et éthiques pour tester et profiter du réseau Mastodon (une « première »… en attendant la semaine prochaine ?).
Concrètement, je fais quoi pour aller sur Mastodon ?
D’abord, allez lire l’excellent « Comment débuter » écrit par Numérama, le formidable « Welcome to mastodon » de Alda que nous avons repris ici, ou gardez-les dans un coin d’onglet pour quand vous vous poserez des questions (promis, ça aide !).
Ensuite, choisissez une instance, un serveur où vous inscrire. Pour cela, plusieurs possibilités :
[Frama-mode] Vous préférez aller chez un des CHATONS, ou s’inscrivant dans cette démarche ? Voici ceux disponibles à ce jour, ainsi que leurs conditions :
Quant à nous, on vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour de nouvelles annonces, car il reste de nombreuses choses à dire !
Mastodon, le réseau social libre qui est en train de bousculer twitter
Une alternative à Twitter, libre et décentralisée, est en train de connaître un succès aussi spontané que jubilatoire…
Depuis que Twitter a changé la manière dont les réponses et conversations s’affichent, des utilisatrices et utilisateurs abondent par milliers sur cet autre réseau. Chacun·e cherche un endroit (une « instance ») où s’inscrire, surtout depuis que l’instance originelle, celle du développeur Eugen Rochko, n’accepte plus les inscriptions car le serveur est surchargé.
Alors avant que de vous annoncer des solutions dans les semaines (jours ?) qui arrivent, parce qu’elles prennent le temps de se mettre en place (mais disons qu’une bande de CHATONS est sur le coup), nous avions envie de vous présenter ce phénomène, ce réseau social et ce logiciel qu’est Mastodon.
Or Alda (qui fait du php, du JavaScript, et essaie d’être une humaine décente), a déjà brillamment présenté cette alternative à Twitter sur son blog, placé sous licence CC-BY-ND. Nous reproduisons donc ici son article à l’identique en la remerciant grandement de son travail ainsi partagé !
Welcome to Mastodon
Depuis quelques jours, Mastodon reçoit entre 50 et 100 inscrit⋅es par heure et on peut voir sur twitter quelques messages enthousiastes incitant plus de monde à migrer sur cette alternative « Libre et Décentralisée »
C’est quoi ce truc ?
Mastodon est un logiciel accessible par un navigateur et des applications iOS ou Android qui vise, par ses fonctions de base, le même public que Twitter.
L’interface est très similaire à celle de Tweetdeck, on suit des comptes, des comptes nous suivent, on a une timeline, des mentions, des hashtags, on peut mettre un message dans nos favoris et/ou le partager tel quel à nos abonné⋅e⋅s. Bref, tout pareil. Même les comptes protégés et les DMs sont là (à l’heure actuelle il ne manque que les listes et la recherche par mots clés).
Il y a quelques fonctionnalités supplémentaires que je détaillerai par la suite mais la différence de taille réside dans ce « Libre et Décentralisé » que tout le monde répète à l’envi et qui peut rendre les choses confuses quand on ne voit pas de quoi il s’agit.
Le Fediverse : Un réseau décentralisé
Mastodon est donc un logiciel. Au contraire de Twitter qui est un service. Personne ne peut installer le site Twitter sur son ordinateur et permettre à des gens de s’inscrire et d’échanger ailleurs que sur twitter.com. Par contre toutes celles qui ont les connaissances nécessaires peuvent télécharger Mastodon, l’installer quelque part et le rendre accessible à d’autres.
C’est ce qui se passe déjà avec les sites suivants :
mastodon.social
icosahedron.website
mastodon.xyz
Ces trois exemples sont des sites différents (on les appelle des « instances ») à partir desquels il est possible de rejoindre le réseau social appelé « Fediverse » (mais comme c’est pas très joli on va dire qu’on « est sur Mastodon » hein ?)
C’est là que se trouve toute la beauté du truc : les personnes inscrites sur n’importe laquelle de ces instances peut discuter avec les personnes inscrites sur les deux autres de manière transparente. Et tout le monde est libre d’en créer de nouvelles et de les connecter ou non avec les autres.
Pour résumer, on s’inscrit sur une instance de Mastodon, cette instance est dans un réseau appelé le Fediverse et les gens qui sont dans le Fediverse peuvent échanger entre eux.
Comme personne ne peut contrôler l’ensemble du réseau puisqu’il n’y a pas d’instance centrale, on dit que c’est un réseau décentralisé. Et quand une instance se connecte aux autres instances on dit qu’elle « fédère » avec les autres.
Si cette histoire d’instance est encore trop nébuleuse, imaginez un email. Vous êtes Alice et votre fournisseur de mail est Wanadoo. Votre adresse mail est donc alice@wanadoo.fr. Vous avez un ami nommé Bob qui est chez Aol et son adresse mail est bob@aol.com. Alors que vos fournisseurs respectifs sont différents, ils peuvent communiquer et vous pouvez ainsi envoyer des messages à Bob avec votre adresse mail de Wanadoo. Mastodon fonctionne selon le même principe, avec les instances dans le rôle du fournisseur.
Pourquoi c’est mieux que Twitter ?
Maintenant qu’on a évacué la partie un peu inhabituelle et pas forcément simple à comprendre, on peut attaquer les fonctionnalités de Mastodon qui donnent bien envie par rapport à Twitter.
La base
En premier lieu jetons un œil à l’interface :
Si on utilise Tweetdeck on n’est pas trop dépaysé puisque l’interface s’en inspire fortement. La première colonne est la zone de composition, c’est ici qu’on écrit nos Pouets (c’est le nom Mastodonien des Tweets), qu’on décide où les poster et qu’on y ajoute des images.
La seconde colonne c’est « la timeline », ici s’affichent les pouets des personnes qu’on suit.
La troisième colonne c’est les notifications qui contiennent les mentions, les boosts (sur Twitter on dit RT) et les favoris qu’on reçoit.
La quatrième colonne a un contenu variable selon le contexte et les deux premières possibilités méritent leur explication :
Local timeline : Ce mode affiche tous les pouets publics de l’instance sur laquelle on se trouve, même des gens qu’on ne suit pas.
Federated timeline : Ce mode affiche tous les pouets publics de toutes les instances fédérées avec celle sur laquelle on se trouve. Ce n’est pas forcément tous les pouets publics du Fediverse, mais ça s’en approche.
Pour suivre et être suivi, le fonctionnement est identique à celui de Twitter : On affiche un profil en cliquant sur son nom et on peut le suivre. Si le profil est « protégé » il faut que son ou sa propriétaire valide la demande.
Enfin, un pouet peut faire jusqu’à 500 caractères de long au lieu des 140 de Twitter.
La confidentialité des pouets
Contrairement à Twitter où les comptes publics font des tweets publics et les comptes protégés font des tweets protégés, Mastodon permet à chacun de décider qui pourra voir un pouet.
Le premier niveau est public, tout le monde peut voir le pouet et il s’affichera également dans les parties « Local Timeline » et « Federated Timeline » de la quatrième colonne.
Le niveau deux est unlisted, c’est comme un pouet public mais il ne s’affichera ni dans la timeline Locale ni dans la timeline Federated.
Le niveau trois est private, c’est-à-dire visible uniquement par les gens qui nous suivent. C’est le niveau équivalent à celui des tweets envoyés par des comptes protégés sur Twitter.
Le niveau quatre est direct, les pouets ne seront visibles que par les personnes mentionnées à l’intérieur. Ça correspond aux DMs de Twitter sauf que les pouets sont directement intégrés dans la timeline au lieu d’être séparés des autres pouets.
Bien sûr, il est possible de changer le niveau individuel d’un pouet avant de l’envoyer.
Avoir un compte protégé sur Mastodon
Comme sur Twitter, il est possible de protéger son compte, c’est-à-dire de valider les gens qui s’abonnent. Cependant, on peut toujours définir certains de nos pouets comme étant publics.
Plus besoin d’avoir deux comptes pour poueter en privé !
Une gestion native du Content Warning et des images NSFW
Une pratique courante sur Twitter est de préciser en début de tweet les éventuels trigger warning (avertissements) qui y sont associés, mais le reste du tweet reste visible.
Mastodon généralise le concept en permettant de saisir une partie visible et une partie masquée à nos pouets. On peut ainsi y mettre des messages potentiellement trigger, nsfw, spoilers ou autres.
De même quand on poste une image, on peut la déclarer comme étant NSFW, ce qui nécessite de cliquer dessus pour l’afficher :
Ok, vendu, du coup comment ça se passe ?
Tout d’abord il faut choisir sur quelle instance s’inscrire puisque, ayant des propriétaires différents, il est possible qu’elles aient des règles différentes dont il convient de prendre connaissance avant de la rejoindre.
L’existence de la « Local Timeline » est intéressante à ce niveau puisque son contenu diffère forcément selon l’endroit où on est inscrit. Par exemple si on va sur une instance à tendance germanophone, il est à peu près sûr que la plupart de ce qu’on y trouvera sera en allemand.
Ça ouvre tout un tas de possibilité comme la constitution d’instances orientées en fonction d’un fandom, d’intérêts politiques et/ou associatifs.
Par exemple, l’instance awoo.space est volontairement isolée du reste du Fediverse (elle ne communique qu’avec l’instance mastodon.social) et la modération se fait dans le sens d’un fort respect des limites personnelles de chacun⋅e.
On peut trouver une liste d’instances connues sur le dépôt de Mastodon et à l’exception d’awoo.space il est possible de parler au reste du Fediverse depuis n’importe laquelle figurant sur cette liste, il n’y a donc pas de forte obligation d’aller sur la même instance que nos potes puisqu’on pourra leur parler de toute façon.
Une fois inscrit⋅e, on aura un identifiant qui ressemble un peu à une adresse mail et qui servira à nous reconnaître sur le Fediverse. Cet identifiant dépend du pseudo choisi et du nom de l’instance. Ainsi, je suis Alda sur l’instance witches.town, mon identifiant est donc Alda@witches.town.
Pour trouver des gens à suivre, on peut se présenter sur le tag #introduction (avec ou sans s) et suivre un peu la Federated Timeline. On peut aussi demander leur identifiant à nos potes et le saisir dans la barre de recherche de la première colonne.
Et voilà, il n’y a plus qu’à nous rejoindre par exemple sur :
Ou à créer votre propre instance pour agrandir le Fediverse !
Évitez par contre de rejoindre l’instance mastodon.social. Elle est assez saturée et l’intérêt de la décentralisation réside quand même dans le fait de ne pas regrouper tout le monde au même endroit. Mais si vous connaissez des gens qui y sont, vous pourrez les suivre depuis une autre instance.
Le développeur principal de Mastodon a aussi fait une application pour retrouver ses potes de Twitter. Il faut se rendre sur Mastodon Bridge, se connecter avec Mastodon et Twitter et le site affichera ensuite les comptes correspondants qu’il aura trouvés.
Google, nouvel avatar du capitalisme, celui de la surveillance
Nous avons la chance d’être autorisés à traduire et publier un long article qui nous tient à cœur : les idées et analyses qu’il développe justifient largement les actions que nous menons avec vous et pour le plus grand nombre.
Dans ses plus récents travaux, Shoshana Zuboff procède à une analyse systématique de ce qu’elle appelle le capitalisme de surveillance. Il ne s’agit pas d’une critique du capitalisme-libéral en tant qu’idéologie, mais d’une analyse des mécanismes et des pratiques des acteurs dans la mesure où elles ont radicalement transformé notre système économique. En effet, avec la fin du XXe siècle, nous avons aussi vu la fin du (néo)libéralisme dans ce qu’il avait d’utopique, à savoir l’idée (plus ou moins vérifiée) qu’en situation d’abondance, chacun pouvait avoir la chance de produire et capitaliser. Cet égalitarisme, sur lequel s’appuient en réalité bien des ressorts démocratiques, est mis à mal par une nouvelle forme de capitalisme : un capitalisme submergé par des monopoles capables d’utiliser les technologies de l’information de manière à effacer la « libre concurrence » et modéliser les marchés à leurs convenances. La maîtrise de la production ne suffit plus : l’enjeu réside dans la connaissance des comportements. C’est de cette surveillance qu’il s’agit, y compris lorsqu’elle est instrumentalisée par d’autres acteurs, comme un effet de bord, telle la surveillance des États par des organismes peu scrupuleux.
La démarche intellectuelle de Shoshana Zuboff est très intéressante. Spécialiste au départ des questions managériales dans l’entreprise, elle a publié un ouvrage en 1988 intitulé In the Age Of The Smart Machine où elle montre comment les mécanismes productivistes, une fois dotés des moyens d’« informationnaliser » la division du travail et son contrôle (c’est-à-dire qu’à chaque fois que vous divisez un travail en plusieurs tâches vous pouvez en renseigner la procédure pour chacune et ainsi contrôler à la fois la production et les hommes), ont progressivement étendu l’usage des technologies de l’information à travers toutes les chaînes de production, puis les services, puis les processus de consommation, etc. C’est à partir de ces clés de lecture que nous pouvons alors aborder l’état de l’économie en général, et on s’aperçoit alors que l’usage (lui même générateur de profit) des Big Data consiste à maîtriser les processus de consommation et saper les mécanismes de concurrence qui étaient auparavant l’apanage revendiqué du libéralisme « classique ».
Ainsi, prenant l’exemple de Google, Shoshana Zuboff analyse les pratiques sauvages de l’extraction de données par ces grands acteurs économiques, à partir des individus, des sociétés, et surtout du quotidien, de nos intimités. Cette appropriation des données comportementales est un processus violent de marchandisation de la connaissance « sur » l’autre et de son contrôle. C’est ce que Shoshana Zuboff nomme Big Other :
« (Big Other) est un régime institutionnel, omniprésent, qui enregistre, modifie, commercialise l’expérience quotidienne, du grille-pain au corps biologique, de la communication à la pensée, de manière à établir de nouveaux chemins vers les bénéfices et les profits. Big Other est la puissance souveraine d’un futur proche qui annihile la liberté que l’on gagne avec les règles et les lois.» 1
Dans l’article ci-dessous, Shoshana Zuboff ne lève le voile que sur un avatar de ce capitalisme de surveillance, mais pas n’importe lequel : Google. En le comparant à ce qu’était General Motors, elle démontre comment l’appropriation des données comportementales par Google constitue en fait un changement de paradigme dans les mécanismes capitalistes : le capital, ce n’est plus le bien ou le stock (d’argent, de produits, de main-d’oeuvre etc.), c’est le comportement et la manière de le renseigner, c’est à dire l’information qu’une firme comme Google peut s’approprier.
Ce qui manquait à la littérature sur ces transformations de notre « société de l’information », c’étaient des clés de lecture capables de s’attaquer à des processus dont l’échelle est globale. On peut toujours en rester à Big Brother, on ne fait alors que se focaliser sur l’état de nos relations sociales dans un monde où le capitalisme de surveillance est un état de fait, comme une donnée naturelle. Au contraire, le capitalisme de surveillance dépasse les États ou toute forme de centralisation du pouvoir. Il est informel et pourtant systémique. Shoshana Zuboff nous donne les clés pour appréhender ces processus globaux, partagé par certaines firmes, où l’appropriation de l’information sur les individus est si totale qu’elle en vient à déposséder l’individu de l’information qu’il a sur lui-même, et même du sens de ses actions.
Shoshana Zuboff est professeur émérite à Charles Edward Wilson, Harvard Business School. Cet essai a été écrit pour une conférence en 2016 au Green Templeton College, Oxford. Son prochain livre à paraître en novembre 2017 s’intitule Maître ou Esclave : une lutte pour l’âme de notre civilisation de l’information et sera publié par Eichborn en Allemagne, et par Public Affairs aux États-Unis.
Traduction originale : Dr. Virginia Alicia Hasenbalg-Corabianu, révision Framalang : mo, goofy, Mannik, Lumi, lyn
Le contrôle exercé par les gouvernements n’est rien comparé à celui que pratique Google. L’entreprise crée un genre entièrement nouveau de capitalisme, une logique d’accumulation systémique et cohérente que nous appelons le capitalisme de surveillance. Pouvons-nous y faire quelque chose ?
Google a dépassé Apple en janvier en devenant la plus grosse capitalisation boursière du monde, pour la première fois depuis 2010 (à l’époque, chacune des deux entreprises valait moins de 200 milliards de dollars; aujourd’hui, chacune est évaluée à plus de 500 milliards). Même si cette suprématie de Google n’a duré que quelques jours, le succès de cette entreprise a des implications pour tous ceux qui ont accès à Internet. Pourquoi ? Parce que Google est le point de départ pour une toute nouvelle forme de capitalisme dans laquelle les bénéfices découlent de la surveillance unilatérale ainsi que de la modification du comportement humain. Il s’agit d’une intrusion globale. Il s’agit d’un nouveau capitalisme de surveillance qui est inimaginable en dehors des insondables circuits à haute vitesse de l’univers numérique de Google, dont le vecteur est l’Internet et ses successeurs. Alors que le monde est fasciné par la confrontation entre Apple et le FBI, véritable réalité est que les capacités de surveillance d’espionnage en cours d’élaboration par les capitalistes de la surveillance sont enviées par toutes les agences de sécurité des États. Quels sont les secrets de ce nouveau capitalisme, comment les entreprises produisent-elles une richesse aussi stupéfiante, et comment pouvons-nous nous protéger de leur pouvoir envahissant ?
I. Nommer et apprivoiser
La plupart des Américains se rendent compte qu’il y a deux types de personnes qui sont régulièrement surveillées quand elles se déplacent dans le pays. Dans le premier groupe, celles qui sont surveillées contre leur volonté par un dispositif de localisation attaché à la cheville suite à une ordonnance du tribunal. Dans le second groupe, toutes les autres.
Certains estiment que cette affirmation est absolument fondée. D’autres craignent qu’elle ne puisse devenir vraie. Certains doivent penser que c’est ridicule. Ce n’est pas une citation issue d’un roman dystopique, d’un dirigeant de la Silicon Valley, ni même d’un fonctionnaire de la NSA. Ce sont les propos d’un consultant de l’industrie de l’assurance automobile, conçus comme un argument en faveur de « la télématique automobile » et des capacités de surveillance étonnamment intrusives des systèmes prétendument bénins déjà utilisés ou en développement. C’est une industrie qui a eu une attitude notoire d’exploitation de ses clients et des raisons évidentes d’être inquiète, pour son modèle économique, des implications des voitures sans conducteur. Aujourd’hui, les données sur l’endroit où nous sommes et celui où nous allons, sur ce que nous sentons, ce que nous disons, les détails de notre conduite, et les paramètres de notre véhicule se transforment en balises de revenus qui illuminent une nouvelle perspective commerciale. Selon la littérature de l’industrie, ces données peuvent être utilisées pour la modification en temps réel du comportement du conducteur, déclencher des punitions (hausses de taux en temps réel, pénalités financières, couvre-feux, verrouillages du moteur) ou des récompenses (réductions de taux, coupons à collectionner pour l’achat d’avantages futurs).
Bloomberg Business Week note que ces systèmes automobiles vont donner aux assureurs la possibilité d’augmenter leurs recettes en vendant des données sur la conduite de leur clientèle de la même manière que Google réalise des profits en recueillant et en vendant des informations sur ceux qui utilisent son moteur de recherche. Le PDG de Allstate Insurance veut être à la hauteur de Google. Il déclare : « Il y a beaucoup de gens qui font de la monétisation des données aujourd’hui. Vous allez chez Google et tout paraît gratuit. Ce n’est pas gratuit. Vous leur donnez des informations ; ils vendent vos informations. Pourrions-nous, devrions-nous vendre ces informations que nous obtenons des conducteurs à d’autres personnes, et réaliser ainsi une source de profit supplémentaire…? C’est une partie à long terme. »
Qui sont ces « autres personnes » et quelle est cette « partie à long terme » ? Il ne s’agit plus de l’envoi d’un catalogue de vente par correspondance ni le ciblage de la publicité en ligne. L’idée est de vendre l’accès en temps réel au flux de votre vie quotidienne – votre réalité – afin d’influencer et de modifier votre comportement pour en tirer profit. C’est la porte d’entrée vers un nouvel univers d’occasions de monétisation : des restaurants qui veulent être votre destination ; des fournisseurs de services qui veulent changer vos plaquettes de frein ; des boutiques qui vous attirent comme les sirènes des légendes. Les « autres personnes », c’est tout le monde, et tout le monde veut acheter un aspect de votre comportement pour leur profit. Pas étonnant, alors, que Google ait récemment annoncé que ses cartes ne fourniront pas seulement l’itinéraire que vous recherchez, mais qu’elles suggéreront aussi une destination.
Le véritable objectif : modifier le comportement réel des gens, à grande échelle.
Ceci est juste un coup d’œil pris au vol d’une industrie, mais ces exemples se multiplient comme des cafards. Parmi les nombreux entretiens que j’ai menés au cours des trois dernières années, l’ingénieur responsable de la gestion et analyse de méga données d’une prestigieuse entreprise de la Silicon Valley qui développe des applications pour améliorer l’apprentissage des étudiants m’a dit : « Le but de tout ce que nous faisons est de modifier le comportement des gens à grand échelle. Lorsque les gens utilisent notre application, nous pouvons cerner leurs comportements, identifier les bons et les mauvais comportements, et développer des moyens de récompenser les bons et punir les mauvais. Nous pouvons tester à quel point nos indices sont fiables pour eux et rentables pour nous. »
L’idée même d’un produit efficace, abordable et fonctionnel puisse suffire aux échanges commerciaux est en train de mourir. L’entreprise de vêtements de sport Under Armour réinvente ses produits comme des technologies que l’on porte sur soi. Le PDG veut lui aussi ressembler à Google. Il dit : « Tout cela ressemble étrangement à ces annonces qui, à cause de votre historique de navigation, vous suivent quand vous êtes connecté à l’Internet (Internet ou l’internet), c’est justement là le problème – à ce détail près que Under Armour traque votre comportement réel, et que les données obtenues sont plus spécifiques… si vous incitez les gens à devenir de meilleurs athlètes ils auront encore plus besoin de notre équipement. » Les exemples de cette nouvelle logique sont infinis, des bouteilles de vodka intelligentes aux thermomètres rectaux reliés à Internet, et littéralement tout ce qu’il y a entre les deux. Un rapport de Goldman Sachs appelle une « ruée vers l’or » cette course vers « de gigantesques quantités de données ».
La bataille des données comportementales
Nous sommes entrés dans un territoire qui était jusqu’alors vierge. L’assaut sur les données de comportement progresse si rapidement qu’il ne peut plus être circonscrit par la notion de vie privée et sa revendication. Il y a un autre type de défi maintenant, celui qui menace l’idéal existentiel et politique de l’ordre libéral moderne défini par les principes de l’autodétermination constitué au cours des siècles, voire des millénaires. Je pense à des notions qui entre autres concernent dès le départ le caractère sacré de l’individu et les idéaux de l’égalité sociale ; le développement de l’identité, l’autonomie et le raisonnement moral ; l’intégrité du marché ; la liberté qui revient à la réalisation et l’accomplissement des promesses ; les normes et les règles de la collectivité ; les fonctions de la démocratie de marché ; l’intégrité politique des sociétés et l’avenir de la souveraineté démocratique. En temps et lieu, nous allons faire un bilan rétrospectif de la mise en place en Europe du « Droit à l’Oubli » et l’invalidation plus récente de l’Union européenne de la doctrine Safe Harbor2 comme les premiers jalons d’une prise en compte progressive des vraies dimensions de ce défi.
Il fut un temps où nous avons imputé la responsabilité de l’assaut sur les données comportementales à l’État et à ses agences de sécurité. Plus tard, nous avons également blâmé les pratiques rusées d’une poignée de banques, de courtiers en données et d’entreprises Internet. Certains attribuent l’attaque à un inévitable « âge des mégadonnées », comme s’il était possible de concevoir des données nées pures et irréprochables, des données en suspension dans un lieu céleste où les faits se subliment dans la vérité.
Le capitalisme a été piraté par la surveillance
Je suis arrivée à une conclusion différente : l’assaut auquel nous sommes confronté⋅e⋅s est conduit dans une large mesure par les appétits exceptionnels d’un tout nouveau genre du capitalisme, une nouvelle logique systémique et cohérente de l’accumulation que j’appelle le capitalisme de surveillance. Le capitalisme a été détourné par un projet de surveillance lucrative qui subvertit les mécanismes évolutifs « normaux » associés à son succès historique et qui corrompt le rapport entre l’offre et la demande qui, pendant des siècles, même imparfaitement, a lié le capitalisme aux véritables besoins de ses populations et des sociétés, permettant ainsi l’expansion fructueuse de la démocratie de marché.
Le capitalisme de surveillance est une mutation économique nouvelle, issue de l’accouplement clandestin entre l’énorme pouvoir du numérique avec l’indifférence radicale et le narcissisme intrinsèque du capitalisme financier, et la vision néolibérale qui a dominé le commerce depuis au moins trois décennies, en particulier dans les économies anglo-saxonnes. C’est une forme de marché sans précédent dont les racines se développent dans un espace de non-droit. Il a été découvert et consolidé par Google, puis adopté par Facebook et rapidement diffusé à travers l’Internet. Le cyberespace est son lieu de naissance car, comme le célèbrent Eric Schmidt, Président de Google/Alphabet, et son co-auteur Jared Cohen, à la toute première page de leur livre sur l’ère numérique, « le monde en ligne n’est vraiment pas attaché aux lois terrestres… Il est le plus grand espace ingouvernable au monde ».
Alors que le capitalisme de surveillance découvre les pouvoirs invasifs de l’Internet comme source d’accumulation de capital et de création de richesses, il est maintenant, comme je l’ai suggéré, prêt à transformer aussi les pratiques commerciales au sein du monde réel. On peut établir l’analogie avec la propagation rapide de la production de masse et de l’administration dans le monde industrialisé au début du XXe siècle, mais avec un bémol majeur. La production de masse était en interaction avec ses populations qui étaient ses consommateurs et ses salariés. En revanche, le capitalisme de surveillance se nourrit de populations dépendantes qui ne sont ni ses consommateurs, ni ses employés, mais largement ignorantes de ses pratiques.
L’accès à Internet, un droit humain fondamental
Nous nous étions jetés sur Internet pour y trouver réconfort et solutions, mais nos besoins pour une vie efficace ont été contrecarrés par les opérations lointaines et de plus en plus impitoyables du capitalisme de la fin du XXe siècle. Moins de deux décennies après l’introduction du navigateur web Mosaic auprès du public, qui permettait un accès facile au World Wide Web, un sondage BBC de 2010 a révélé que 79 % des personnes de 26 pays différents considéraient l’accès à l’Internet comme un droit humain fondamental. Tels sont les Charybde et Scylla de notre sort. Il est presque impossible d’imaginer la participation à une vie quotidienne efficace – de l’emploi à l’éducation, en passant par les soins de santé – sans pouvoir accéder à Internet et savoir s’en servir, même si ces espaces en réseau autrefois florissants s’avèrent être une forme nouvelle et plus forte d’asservissement. Il est arrivé rapidement et sans notre accord ou entente préalable. En effet, les préjudices les plus poignants du régime ont été difficiles à saisir ou à théoriser, brouillés par l’extrême vitesse et camouflés par des opérations techniques coûteuses et illisibles, des pratiques secrètes des entreprises, de fausses rhétoriques discursives, et des détournements culturels délibérés.
Apprivoiser cette nouvelle force nécessite qu’elle soit nommée correctement. Cette étroite interdépendance du nom et de l’apprivoisement est clairement illustrée dans l’histoire récente de la recherche sur le VIH que je vous propose comme analogie. Pendant trois décennies, les recherches des scientifiques visaient à créer un vaccin en suivant la logique des guérisons précédentes qui amenaient le système immunitaire à produire des anticorps neutralisants. Mais les données collectées et croisées ont révélé des comportements imprévus du virus VIH défiant les modèles obtenus auprès d’autres maladies infectieuses.
L’analogie avec la recherche contre le SIDA
La tendance a commencé à prendre une autre direction à la Conférence internationale sur le SIDA en 2012, lorsque de nouvelles stratégies ont été présentées reposant sur une compréhension plus adéquate de la biologie des quelques porteurs du VIH, dont le sang produit des anticorps naturels. La recherche a commencé à se déplacer vers des méthodes qui reproduisent cette réponse d’auto-vaccination. Un chercheur de pointe a annoncé : « Nous connaissons le visage de l’ennemi maintenant, et nous avons donc de véritables indices sur la façon d’aborder le problème. »
Ce qu’il nous faut en retenir : chaque vaccin efficace commence par une compréhension approfondie de la maladie ennemie. Nous avons tendance à compter sur des modèles intellectuels, des vocabulaires et des outils mis en place pour des catastrophes passées. Je pense aux cauchemars totalitaires du XXe siècle ou aux prédations monopolistiques du capitalisme de l’Âge d’Or. Mais les vaccins que nous avons développés pour lutter contre ces menaces précédentes ne sont pas suffisants ni même appropriés pour les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés. C’est comme si nous lancions des boules de neige sur un mur de marbre lisse pour ensuite les regarder glisser et ne laisser rien d’autre qu’une trace humide : une amende payée ici, un détour efficace là.
Une impasse de l’évolution
Je tiens à dire clairement que le capitalisme de surveillance n’est pas la seule modalité actuelle du capitalisme de l’information, ni le seul modèle possible pour l’avenir. Son raccourci vers l’accumulation du capital et l’institutionnalisation rapide, cependant, en a fait le modèle par défaut du capitalisme de l’information. Les questions que je pose sont les suivantes : est-ce que le capitalisme de surveillance devient la logique dominante de l’accumulation dans notre temps, ou ira-t-il vers une impasse dans son évolution – une poule avec des dents au terme de l’évolution capitaliste ? Qu’est-ce qu’un vaccin efficace impliquerait ? Quel pourrait être ce vaccin efficace ?
Le succès d’un traitement dépend de beaucoup d’adaptations individuelles, sociales et juridiques, mais je suis convaincue que la lutte contre la « maladie hostile » ne peut commencer sans une compréhension des nouveaux mécanismes qui rendent compte de la transformation réussie de l’investissement en capital par le capitalisme de surveillance. Cette problématique a été au centre de mon travail dans un nouveau livre, Maître ou Esclave : une lutte pour le cœur de notre civilisation de l’information, qui sera publié au début de l’année prochaine. Dans le court espace de cet essai, je voudrais partager certaines de mes réflexions sur ce problème.
II. L’avenir : le prédire et le vendre
Les nouvelles logiques économiques et leurs modèles commerciaux sont élaborés dans un temps et lieu donnés, puis perfectionnés par essais et erreurs. Ford a mis au point et systématisé la production de masse. General Motors a institutionnalisé la production en série comme une nouvelle phase du développement capitaliste avec la découverte et l’amélioration de l’administration à grande échelle et la gestion professionnelle. De nos jours, Google est au capitalisme de surveillance ce que Ford et General Motors étaient à la production en série et au capitalisme managérial il y a un siècle : le découvreur, l’inventeur, le pionnier, le modèle, le praticien chef, et le centre de diffusion.
Plus précisément, Google est le vaisseau amiral et le prototype d’une nouvelle logique économique basée sur la prédiction et sa vente, un métier ancien et éternellement lucratif qui a exploité la confrontation de l’être humain avec l’incertitude depuis le début de l’histoire humaine. Paradoxalement, la certitude de l’incertitude est à la fois une source durable d’anxiété et une de nos expériences les plus fructueuses. Elle a produit le besoin universel de confiance et de cohésion sociale, des systèmes d’organisation, de liaison familiale, et d’autorité légitime, du contrat comme reconnaissance formelle des droits et obligations réciproques, la théorie et la pratique de ce que nous appelons « le libre arbitre ». Quand nous éliminons l’incertitude, nous renonçons au besoin humain de lancer le défi de notre prévision face à un avenir toujours inconnu, au profit de la plate et constante conformité avec ce que d’autres veulent pour nous.
La publicité n’est qu’un facteur parmi d’autres
La plupart des gens attribuent le succès de Google à son modèle publicitaire. Mais les découvertes qui ont conduit à la croissance rapide du chiffre d’affaires de Google et à sa capitalisation boursière sont seulement incidemment liées à la publicité. Le succès de Google provient de sa capacité à prédire l’avenir, et plus particulièrement, l’avenir du comportement. Voici ce que je veux dire :
Dès ses débuts, Google a recueilli des données sur le comportement lié aux recherches des utilisateurs comme un sous-produit de son moteur de recherche. À l’époque, ces enregistrements de données ont été traités comme des déchets, même pas stockés méthodiquement ni mis en sécurité. Puis, la jeune entreprise a compris qu’ils pouvaient être utilisés pour développer et améliorer continuellement son moteur de recherche.
Le problème était le suivant : servir les utilisateurs avec des résultats de recherche incroyables « consommait » toute la valeur que les utilisateurs produisaient en fournissant par inadvertance des données comportementales. C’est un processus complet et autonome dans lequel les utilisateurs sont des « fins-en-soi ». Toute la valeur que les utilisateurs produisent était réinvestie pour simplifier l’utilisation sous forme de recherche améliorée. Dans ce cycle, il ne restait rien à transformer en capital, pour Google. L’efficacité du moteur de recherche avait autant besoin de données comportementales des utilisateurs que les utilisateurs de la recherche. Faire payer des frais pour le service était trop risqué. Google était sympa, mais il n’était pas encore du capitalisme – seulement l’une des nombreuses startups de l’Internet qui se vantaient de voir loin, mais sans aucun revenu.
Un tournant dans l’usage des données comportementales
L’année 2001 a été celle de l’effervescence dans la bulle du dot.com avec des pressions croissantes des investisseurs sur Google. À l’époque, les annonceurs sélectionnaient les pages du terme de recherche pour les afficher. Google a décidé d’essayer d’augmenter ses revenus publicitaires en utilisant ses capacités analytiques déjà considérables dans l’objectif d’accroître la pertinence d’une publicité pour les utilisateurs – et donc sa valeur pour les annonceurs. Du point de vue opérationnel cela signifiait que Google allait enfin valoriser son trésor croissant de données comportementales. Désormais, les données allaient être aussi utilisées pour faire correspondre les publicités avec les des mots-clés, en exploitant les subtilités que seul l’accès à des données comportementales, associées à des capacités d’analyse, pouvait révéler.
Il est maintenant clair que ce changement dans l’utilisation des données comportementales a été un tournant historique. Les données comportementales qui avaient été rejetées ou ignorées ont été redécouvertes et sont devenues ce que j’appelle le surplus de comportement. Le succès spectaculaire de Google obtenu en faisant correspondre les annonces publicitaires aux pages a révélé la valeur transformationnelle de ce surplus comportemental comme moyen de générer des revenus et, finalement, de transformer l’investissement en capital. Le surplus comportemental était l’actif à coût zéro qui changeait la donne, et qui pouvait être détourné de l’amélioration du service au profit d’un véritable marché. La clé de cette formule, cependant, est que ce nouveau marché n’est pas le fruit d’un échange avec les utilisateurs, mais plutôt avec d’autres entreprises qui ont compris comment faire de l’argent en faisant des paris sur le comportement futur des utilisateurs. Dans ce nouveau contexte, les utilisateurs ne sont plus une fin en soi. Au contraire, ils sont devenus une source de profit d’un nouveau type de marché dans lequel ils ne sont ni des acheteurs ni des vendeurs ni des produits. Les utilisateurs sont la source de matière première gratuite qui alimente un nouveau type de processus de fabrication.
Bien que ces faits soient connus, leur importance n’a pas été pleinement évaluée ni théorisée de manière adéquate. Ce qui vient de se passer a été la découverte d’une équation commerciale étonnamment rentable – une série de relations légitimes qui ont été progressivement institutionnalisées dans la logique économique sui generis du capitalisme de surveillance. Cela ressemble à une planète nouvellement repérée avec sa propre physique du temps et de l’espace, ses journées de soixante-sept heures, un ciel d’émeraude, des chaînes de montagnes inversées et de l’eau sèche.
Une forme de profit parasite
L’équation : tout d’abord, il est impératif de faire pression pour obtenir plus d’utilisateurs et plus de canaux, des services, des dispositifs, des lieux et des espaces de manière à avoir accès à une gamme toujours plus large de surplus de comportement. Les utilisateurs sont la ressource humaine naturelle qui fournit cette matière première gratuite.
En second lieu, la mise en œuvre de l’apprentissage informatique, de l’intelligence artificielle et de la science des données pour l’amélioration continue des algorithmes constitue un immense « moyen de production » du XXIe siècle coûteux, sophistiqué et exclusif.
Troisièmement, le nouveau processus de fabrication convertit le surplus de comportement en produits de prévision conçus pour prédire le comportement actuel et à venir.
Quatrièmement, ces produits de prévision sont vendus dans un nouveau type de méta-marché qui fait exclusivement commerce de comportements à venir. Plus le produit est prédictif, plus faible est le risque pour les acheteurs et plus le volume des ventes augmente. Les profits du capitalisme de surveillance proviennent principalement, sinon entièrement, de ces marchés du comportement futur.
Alors que les annonceurs ont été les acheteurs dominants au début de ce nouveau type de marché, il n’y a aucune raison de fond pour que de tels marchés soient réservés à ce groupe. La tendance déjà perceptible est que tout acteur ayant un intérêt à monétiser de l’information probabiliste sur notre comportement et/ou à influencer le comportement futur peut payer pour entrer sur un marché où sont exposées et vendues les ressources issues du comportement des individus, des groupes, des organismes, et les choses. Voici comment dans nos propres vies nous observons le capitalisme se déplacer sous nos yeux : au départ, les bénéfices provenaient de produits et services, puis de la spéculation, et maintenant de la surveillance. Cette dernière mutation peut aider à expliquer pourquoi l’explosion du numérique a échoué, jusqu’à présent, à avoir un impact décisif sur la croissance économique, étant donné que ses capacités sont détournées vers une forme de profit fondamentalement parasite.
III. Un péché non originel
L’importance du surplus de comportement a été rapidement camouflée, à la fois par Google et mais aussi par toute l’industrie de l’Internet, avec des étiquettes comme « restes numériques », « miettes numériques », et ainsi de suite. Ces euphémismes pour le surplus de comportement fonctionnent comme des filtres idéologiques, à l’instar des premières cartes géographiques du continent nord-américain qui marquaient des régions entières avec des termes comme « païens », « infidèles », « idolâtres », « primitifs », « vassaux » ou « rebelles ». En vertu de ces étiquettes, les peuples indigènes, leurs lieux et leurs revendications ont été effacés de la pensée morale et juridique des envahisseurs, légitimant leurs actes d’appropriation et de casse au nom de l’Église et la Monarchie.
Nous sommes aujourd’hui les peuples autochtones dont les exigences implicites d’autodétermination ont disparu des cartes de notre propre comportement. Elles sont effacées par un acte étonnant et audacieux de dépossession par la surveillance, qui revendique son droit d’ignorer toute limite à sa soif de connaissances et d’influence sur les nuances les plus fines de notre comportement. Pour ceux qui s’interrogent sur l’achèvement logique du processus global de marchandisation, la réponse est qu’ils achèvent eux-mêmes la spoliation de notre réalité quotidienne intime, qui apparaît maintenant comme un comportement à surveiller et à modifier, à acheter et à vendre.
Le processus qui a commencé dans le cyberespace reflète les développements capitalistes du dix-neuvième siècle qui ont précédé l’ère de l’impérialisme. À l’époque, comme Hannah Arendt le décrit dans Les Origines du totalitarisme, « les soi-disant lois du capitalisme ont été effectivement autorisées à créer des réalités » ainsi on est allé vers des régions moins développées où les lois n’ont pas suivi. « Le secret du nouvel accomplissement heureux », a-t-elle écrit, « était précisément que les lois économiques ne bloquaient plus la cupidité des classes possédantes. » Là, « l’argent pouvait finalement engendrer de l’argent », sans avoir à passer par « le long chemin de l’investissement dans la production… »
Le péché originel du simple vol
Pour Arendt, ces aventures du capital à l’étranger ont clarifié un mécanisme essentiel du capitalisme. Marx avait développé l’idée de « l’accumulation primitive » comme une théorie du Big-Bang – Arendt l’a appelé « le péché originel du simple vol » – dans lequel l’appropriation de terres et de ressources naturelles a été l’événement fondateur qui a permis l’accumulation du capital et l’émergence du système de marché. Les expansions capitalistes des années 1860 et 1870 ont démontré, écrit Arendt, que cette sorte de péché originel a dû être répété encore et encore, « de peur que le moteur de l’accumulation de capital ne s’éteigne soudainement ».
Dans son livre The New Imperialism, le géographe et théoricien social David Harvey s’appuie sur ce qu’il appelle « accumulation par dépossession ». « Ce que fait l’accumulation par dépossession » écrit-il, « c’est de libérer un ensemble d’actifs… à un très faible (et dans certains cas, zéro) coût ». Le capital sur-accumulé peut s’emparer de ces actifs et les transformer immédiatement en profit… Il peut aussi refléter les tentatives de certains entrepreneurs… de « rejoindre le système » et rechercher les avantages de l’accumulation du capital.
Brèche dans le « système »
Le processus qui permet que le « surplus de comportement » conduise à la découverte du capitalisme de surveillance illustre cette tendance. C’est l’acte fondateur de la spoliation au profit d’une nouvelle logique du capitalisme construite sur les bénéfices de la surveillance, qui a ouvert la possibilité pour Google de devenir une entreprise capitaliste. En effet, en 2002, première année rentable Google, le fondateur Sergey Brin savoura sa percée dans le « système », comme il l’a dit à Levy,
« Honnêtement, quand nous étions encore dans les jours du boom dot-com, je me sentais comme un idiot. J’avais une startup – comme tout le monde. Elle ne générait pas de profit, c’était le cas des autres aussi, était-ce si dur ? Mais quand nous sommes devenus rentables, j’ai senti que nous avions construit une véritable entreprise « .
Brin était un capitaliste, d’accord, mais c’était une mutation du capitalisme qui ne ressemblait à rien de tout ce que le monde avait vu jusqu’alors.
Une fois que nous comprenons ce raisonnement, il devient clair qu’exiger le droit à la vie privée à des capitalistes de la surveillance ou faire du lobbying pour mettre fin à la surveillance commerciale sur l’Internet c’est comme demander à Henry Ford de faire chaque modèle T à la main. C’est comme demander à une girafe de se raccourcir le cou ou à une vache de renoncer à ruminer. Ces exigences sont des menaces existentielles qui violent les mécanismes de base de la survie de l’entité. Comment pouvons-nous nous espérer que des entreprises dont l’existence économique dépend du surplus du comportement cessent volontairement la saisie des données du comportement ? C’est comme demander leur suicide.
Toujours plus de surplus comportemental avec Google
Les impératifs du capitalisme de surveillance impliquent qu’il faudra toujours plus de surplus comportemental pour que Google et d’autres les transforment en actifs de surveillance, les maîtrisent comme autant de prédictions, pour les vendre dans les marchés exclusifs du futur comportement et les transformer en capital. Chez Google et sa nouvelle société holding appelée Alphabet, par exemple, chaque opération et investissement vise à accroître la récolte de surplus du comportement des personnes, des organismes, de choses, de processus et de lieux à la fois dans le monde virtuel et dans le monde réel. Voilà comment un jour de soixante-sept heures se lève et obscurcit un ciel d’émeraude. Il faudra rien moins qu’une révolte sociale pour révoquer le consensus général à des pratiques visant à la dépossession du comportement et pour contester la prétention du capitalisme de surveillance à énoncer les données du destin.
Quel est le nouveau vaccin ? Nous devons ré-imaginer comment intervenir dans les mécanismes spécifiques qui produisent les bénéfices de la surveillance et, ce faisant, réaffirmer la primauté de l’ordre libéral dans le projet capitaliste du XXIe siècle. Dans le cadre de ce défi, nous devons être conscients du fait que contester Google, ou tout autre capitaliste de surveillance pour des raisons de monopole est une solution du XXe siècle à un problème du 20e siècle qui, tout en restant d’une importance vitale, ne perturbe pas nécessairement l’équation commerciale du capitalisme de surveillance. Nous avons besoin de nouvelles interventions qui interrompent, interdisent ou réglementent : 1) la capture initiale du surplus du comportement, 2) l’utilisation du surplus du comportement comme matière première gratuite, 3) des concentrations excessives et exclusives des nouveaux moyens de production, 4) la fabrication de produits de prévision, 5) la vente de produits de prévision, 6) l’utilisation des produits de prévision par des tiers pour des opérations de modification, d’influence et de contrôle, et 5) la monétisation des résultats de ces opérations. Tout cela est nécessaire pour la société, pour les personnes, pour l’avenir, et c’est également nécessaire pour rétablir une saine évolution du capitalisme lui-même.
IV. Un coup d’en haut
Dans la représentation classique des menaces sur la vie privée, le secret institutionnel a augmenté, et les droits à la vie privée ont été érodés. Mais ce cadrage est trompeur, car la vie privée et le secret ne sont pas opposés, mais plutôt des moments dans une séquence. Le secret est une conséquence ; la vie privée est la cause. L’exercice du droit à la vie privée a comme effet la possibilité de choisir, et l’on peut choisir de garder quelque chose en secret ou de le partager. Les droits à la vie privée confèrent donc les droits de décision, mais ces droits de décision ne sont que le couvercle sur la boîte de Pandore de l’ordre libéral. À l’intérieur de la boîte, les souverainetés politiques et économiques se rencontrent et se mélangent avec des causes encore plus profondes et plus subtiles : l’idée de l’individu, l’émergence de soi, l’expérience ressentie du libre arbitre.
Le capitalisme de surveillance ne dégrade pas ces droits à la décision – avec leurs causes et leurs conséquences – il les redistribue plutôt. Au lieu de nombreuses personnes ayant quelques « droits », ces derniers ont été concentrés à l’intérieur du régime de surveillance, créant ainsi une toute nouvelle dimension de l’inégalité sociale. Les implications de cette évolution me préoccupent depuis de nombreuses années, et mon sens du danger s’intensifie chaque jour. L’espace de cet essai ne me permet pas de poursuivre jusqu’à la conclusion, mais je vous propose d’en résumer l’essentiel.
Le capitalisme de surveillance va au-delà du terrain institutionnel classique de l’entreprise privée. Il accumule non seulement les actifs de surveillance et des capitaux, mais aussi des droits. Cette redistribution unilatérale des droits soutient un régime de conformité administré en privé fait de récompenses et des punitions en grande partie déliée de toute sanction. Il opère sans mécanismes significatifs de consentement, soit sous la forme traditionnelle d’un « exit, voice or loyalty »3 associé aux marchés, soit sous la forme d’un contrôle démocratique exprimé par des lois et des règlements.
Un pouvoir profondément antidémocratique
En conséquence, le capitalisme de surveillance évoque un pouvoir profondément anti-démocratique que l’on peut qualifier de coup d’en haut : pas un coup d’état, mais plutôt un coup contre les gens, un renversement de la souveraineté du peuple. Il défie les principes et les pratiques de l’autodétermination – dans la vie psychique et dans les relations sociales, le politique et la gouvernance – pour lesquels l’humanité a souffert longtemps et sacrifié beaucoup. Pour cette seule raison, ces principes ne doivent pas être confisqués pour la poursuite unilatérale d’un capitalisme défiguré. Pire encore serait leur forfait par notre propre ignorance, impuissance apprise, inattention, inconvenance, force de l’habitude, ou laisser aller. Tel est, je crois, le terrain sur lequel notre lutte pour l’avenir devra se dérouler.
Hannah Arendt a dit un jour que l’indignation est la réponse naturelle de l’homme à ce qui dégrade la dignité humaine. Se référant à son travail sur les origines du totalitarisme, elle a écrit : « Si je décris ces conditions sans permettre à mon indignation d’y intervenir, alors j’ai soulevé ce phénomène particulier hors de son contexte dans la société humaine et l’ai ainsi privé d’une partie de sa nature, privé de l’une de ses qualités intrinsèques importantes. »
C’est donc ainsi pour moi et peut-être pour vous : les faits bruts du capitalisme de surveillance suscitent nécessairement mon indignation parce qu’ils rabaissent la dignité humaine. L’avenir de cette question dépendra des savants et journalistes indignés attirés par ce projet de frontière, des élus et des décideurs indignés qui comprennent que leur autorité provient des valeurs fondamentales des communautés démocratiques, et des citoyens indignés qui agissent en sachant que l’efficacité sans l’autonomie n’est pas efficace, la conformité induite par la dépendance n’est pas un contrat social et être libéré de l’incertitude n’est pas la liberté.
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1. Shoshana Zuboff, « Big other : surveillance capitalism and the prospects of an information civilization », Journal of Information Technology, 30, 2015, p. 81.↩
2. Le 6 octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne invalide l’accord Safe Harbor. La cour considère que les États-Unis n’offrent pas un niveau de protection adéquat aux données personnelles transférées et que les états membres peuvent vérifier si les transferts de données personnelles entre cet état et les États-Unis respectent les exigences de la directive européenne sur la protection des données personnelles.↩
3. Référence aux travaux de A. O. Hirschman sur la manière de gérer un mécontentement auprès d’une entreprise : faire défection (exit), ou prendre la parole (voice). La loyauté ayant son poids dans l’une ou l’autre décision.↩
Le transit, c’est important 🙂
Non, nous n’allons vous parler de fibres (quoique). C’est du transit d’Internet que nous allons parler. Ou plutôt, nous allons laisser Stéphane Bortzmeyer en parler.
Son article nous a séduits, aussi bien par la thématique abordée (on ne se refait pas, quand les GAFAM menacent l’avenir d’Internet, on aime bien que ce soit dit 😃) que par son aspect didactique, truffé d’hyperliens permettant à tout un chacun de le comprendre. Nous le reproduisons ici, avec son aimable permission et celle de la licence (libre, bien sûr) de l’article, la GFDL et avec quelques photos en plus (dont un chaton, je viens de dire qu’on ne se refaisait pas 😁).
À la réunion APRICOT / APNIC du 20 février au 2 mars, à Hô-Chi-Minh-Ville, Geoff Huston a fait un exposé remarqué, au titre provocateur, « The death of transit ». A-t-il raison de prédire la fin du transit Internet ? Et pourquoi est-ce une question importante ?
Deux petits mots de terminologie, d’abord, s’inscrivant dans l’histoire. L’Internet avait été conçu comme un réseau connectant des acteurs relativement égaux (par exemple, des universités), via une épine dorsale partagée (comme NSFnet). Avec le temps, plusieurs de ces épines dorsales sont apparues, l’accès depuis la maison, l’association ou la petite entreprise est devenu plus fréquent, et un modèle de séparation entre les FAI et les transitaires est apparu. Dans ce modèle, le client se connecte à un FAI. Mais comment est-ce que les FAI se connectent entre eux, pour que Alice puisse échanger avec Bob, bien qu’ils soient clients de FAI différents ? Il y a deux solutions, le peering et le transit. Le premier est l’échange de trafic (en général gratuitement et informellement) entre des pairs (donc plus ou moins de taille comparable), le second est l’achat de connectivité IP, depuis un FAI vers un transitaire. Ces transitaires forment donc (ou formaient) l’épine dorsale de l’Internet. Le modèle de l’Internet a été un immense succès, au grand dam des opérateurs téléphoniques traditionnels et des experts officiels qui avaient toujours proclamé que cela ne marcherait jamais.
Mais une autre évolution s’est produite. Les utilisateurs ne se connectent pas à l’Internet pour le plaisir de faire des ping et des traceroute, ils veulent communiquer, donc échanger (des textes, des images, des vidéos…). À l’origine, l’idée était que l’échange se ferait directement entre les utilisateurs, ou sinon entre des serveurs proches des utilisateurs (ceux de leur réseau local). Le trafic serait donc à peu près symétrique, dans un échange pair-à-pair. Mais les choses ne se passent pas toujours comme ça. Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent que les communications entre utilisateurs soient médiées (oui, ce verbe est dans le Wiktionnaire) par des grands opérateurs qui ne sont pas des opérateurs de télécommunication, pas des transitaires, mais des « plates-formes » comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). La communication entre utilisateurs n’est plus pair-à-pair mais passe par un intermédiaire. (On peut parler d’un Minitel 2.0.)
Bon, mais quel rapport avec l’avenir de l’Internet ? Mes lect·eur·rice·s sont très cultivé·e·s et savent bien que le Web, ce n’est pas l’Internet, et que le fait que deux utilisateurs de Gmail passent par Gmail pour communiquer alors qu’ils sont à 100 mètres l’un de l’autre n’est pas une propriété de l’Internet. (Les ministres et la plupart des journalistes n’ont pas encore compris cela, mais ça viendra). L’Internet continue à fonctionner comme avant et on peut toujours faire du BitTorrent, et se connecter en SSH avec un Raspberry Pi situé à l’autre bout de la planète (notez qu’il s’agit de l’Internet en général : dans la quasi-totalité des aéroports et des hôtels, de nombreux protocoles sont interdits. Et ces malhonnêtes osent prétendre qu’ils fournissent un « accès Internet »).
C’est là qu’on en arrive à l’exposé de Huston. Il note d’abord que les sites Web qui ne sont pas déjà chez un GAFA sont souvent hébergés sur un CDN[un réseau de diffusion de contenu, Note du Framablog]. Ensuite, il fait remarquer que les GAFA, comme les CDN, bâtissent de plus en plus leur propre interconnexion. À ses débuts, Google était une entreprise comme une autre, qui achetait sa connectivité Internet à un fournisseur. Aujourd’hui, Google pose ses propres fibres optiques (ou achète des lambdas) et peere avec les FAI : encore un peu et Google n’aura plus besoin de transit du tout. Si tous les GAFA et tous les CDN en font autant (et la plupart sont déjà bien engagés dans cette voie), que deviendra le transit ? Qui pourra encore gagner sa vie en en vendant ? Et si le transit disparaît, l’architecture de l’Internet aura bien été modifiée, par l’action de la minitélisation du Web. (Je résume beaucoup, je vous invite à lire l’exposé de Huston vous-même.)
Alors, si Huston a raison, quelles seront les conséquences de la disparition du transit ? Huston note qu’une telle disparition pourrait rendre inutile le système d’adressage mondial (déjà très mal en point avec l’épuisement des adresses IPv4 et la prévalence du NAT), voire le système de nommage mondial que fournit le DNS. Le pair-à-pair, déjà diabolisé sur ordre de l’industrie du divertissement, pourrait devenir très difficile, voire impossible. Aujourd’hui, même si 95 % des utilisateurs ne se servaient que des GAFA, rien n’empêche les autres de faire ce qu’ils veulent en pair-à-pair. Demain, est-ce que ce sera toujours le cas ?
Mais est-ce que Huston a raison de prédire la mort du transit ? D’abord, je précise que je suis de ceux qui ne croient pas à la fatalité : ce sont les humains qui façonnent l’histoire et les choses peuvent changer. Décrire la réalité, c’est bien, mais il faut toujours se rappeler que c’est nous qui la faisons, cette réalité, et que nous pouvons changer. Essayons de voir si les choses ont déjà changé. Huston aime bien provoquer, pour réveiller son auditoire. Mais il faut bien distinguer l’apparence et la réalité.
Les observateurs légers croient que tout l’Internet est à leur image. Comme eux-mêmes ne se servent que de Gmail et de Facebook, ils expliquent gravement en passant à la télé que l’Internet, c’est Google et Facebook. Mais c’est loin d’être la totalité des usages. Des tas d’autres usages sont présents, par exemple dans l’échange de données entre entreprises (y compris via d’innombrables types de VPN qui transportent leurs données… sur Internet), les SCADA, BitTorrent, la recherche scientifique et ses pétaoctets de données, les réseaux spécialisés comme LoRa, les chaînes de blocs, et ces usages ne passent pas par les GAFA.
Peut-on quantifier ces usages, pour dire par exemple, qu’ils sont « minoritaires » ou bien « un détail » ? Ce n’est pas facile car il faudrait se mettre d’accord sur une métrique. Si on prend le nombre d’octets, c’est évidemment la vidéo qui domine et, à cause du poids de YouTube, on peut arriver à la conclusion que seuls les GAFA comptent. Mais d’autres critères sont possibles, quoique plus difficiles à évaluer (le poids financier, par exemple : un message d’une entreprise à une autre pour un contrat de centaines de milliers d’euros pèse moins d’octets qu’une vidéo de chat, mais représente bien plus d’argent ; ou bien le critère de l’utilité sociale). Bref, les opérateurs de transit sont loin d’être inutiles. L’Internet n’est pas encore réduit à un Minitel (ou à une télévision, l’exemple que prend Huston qui, en bon australien, ne connaît pas ce fleuron de la technologie française.)
Merci à Antoine Fressancourt, Jérôme Nicolle, Pierre Beyssac, Raphaël Maunier, Olivier Perret, Clément Cavadore et Radu-Adrian Feurdean pour leurs remarques intéressantes. Aucune de ces conversations avec eux n’est passée par un GAFA.
Cet article est distribué sous les termes de la licence GFDL
En quelques années à peine s’est élevée dans une grande partie de la population la conscience diffuse des menaces que font peser la surveillance et le pistage sur la vie privée.
Mais une fois identifiée avec toujours plus de précision la nature de ces menaces, nous sommes bien en peine le plus souvent pour y échapper. Nous avons tendance surtout à chercher qui accuser… Certes les coupables sont clairement identifiables : les GAFAM et leur hégémonie bien sûr, mais aussi les gouvernements qui abdiquent leur pouvoir politique et se gardent bien de réguler ce qui satisfait leur pulsion sécuritaire. Trop souvent aussi, nous avons tendance à culpabiliser les Dupuis-Morizeau en les accusant d’imprudence et de manque d’hygiène numérique. C’est sur les utilisateurs finaux que l’on fait porter la responsabilité : « problème entre la chaise et le clavier », « si au moins ils utilisaient des mots de passe compliqués ! », « ils ont qu’à chiffrer leur mails », etc. et d’enchaîner sur les 12 mesures qu’ils doivent prendre pour assurer leur sécurité, etc.
L’originalité du billet qui suit consiste à impliquer une autre cible : les développeurs. Par leurs compétences et leur position privilégiée dans le grand bain numérique, ils sont à même selon l’auteur de changer le cours de choses et doivent y œuvrer. Les pistes qu’expose Mo Bitar, lui-même développeur (il travaille sur StandardNotes, une application open source de notes qui met l’accent sur la longévité et la vie privée) paraîtront peut-être un peu vagues et idéalistes. Il n’en pointe pas moins une question intéressante : la communauté des codeurs est-elle consciente de ses responsabilités ?
Qu’en pensent les spécialistes de la cybersécurité, les adminsys, la communauté du développement ? — les commentaires sont ouverts, comme d’habitude.
Voici pourquoi les développeurs de logiciels détiennent la clef d’un nouveau monde
par Mo Bitar
Actuellement, c’est la guerre sur les réseaux, et ça tire de tous les côtés. Vous remportez une bataille, ils en gagnent d’autres. Qui l’emporte ? Ceux qui se donnent le plus de mal, forcément. Dans cette campagne guerrière qui oppose des méga-structures surdimensionnées et des technophiles, nous sommes nettement moins armés.
Des informations. C’est ce que tout le monde a toujours voulu. Pour un gouvernement, c’est un fluide vital. Autrefois, les informations étaient relativement faciles à contrôler et à vérifier. Aujourd’hui, les informations sont totalement incontrôlables.
Les informations circulent à la vitesse de la lumière, la vitesse la plus rapide de l’univers. Comment pourrait-on arrêter une chose pareille ? Impossible. Nos problèmes commencent quand une structure trop avide pense qu’elle peut le faire.
Telle est la partie d’échecs pour la confidentialité que nous jouons tous aujourd’hui. Depuis le contrôle de l’accès à nos profils jusqu’au chiffrement de nos données en passant par un VPN (réseau privé virtuel) pour les rediriger, nous ne sommes que des joueurs de deuxième zone sur le grand échiquier des informations. Quel est l’enjeu ? Notre avenir. Le contrôle de la vie privée c’est le pouvoir, et les actions que nous menons aujourd’hui déterminent l’équilibre des pouvoirs pour les générations et sociétés à venir. Quand ce pouvoir est entre les mains de ceux qui ont le monopole de la police et des forces armées, les massacres de masse en sont le résultat inévitable.
Alors, où se trouve la révolution sur la confidentialité de nos informations que nous attendons tous ? Ce jour d’apothéose où nous déciderons tous de vraiment prendre au sérieux la question de la confidentialité ? Nous disons : « Je garde un œil dessus, mais pour le moment je ne vais pas non plus me déranger outre mesure pour la confidentialité. Quand il le faudra vraiment, je m’y mettrai ». Ce jour, soit n’arrivera jamais, soit sous une forme qui emportera notre pays avec lui. Je parle des États-Unis, mais ceci est valable pour tout pays qui a été construit sur des principes solides et de bonnes intentions. Bâtir un nouveau pays n’est pas facile : des vies sont perdues et du sang est inutilement versé dans le processus. Gardons plutôt notre pays et agissons pour l’améliorer.
Les gouvernements peuvent être envahissants, mais ni eux ni les gens ne sont mauvais par nature : c’est l’échelle qui est problématique. Plus une chose grandit, moins on distingue les actions et les individus qui la composent, jusqu’à ce qu’elle devienne d’elle-même une entité autonome, capable de définir sa propre direction par la seule force de son envergure.
Alors, où est notre révolution ?
— Du côté des développeurs de logiciels.
Les développeurs de logiciels et ceux qui sont profondément immergés dans la technologie numérique sont les seuls actuellement aptes à déjouer les manœuvres des sur-puissants, des sans-limites. Il est devenu trop difficile, ou n’a jamais vraiment été assez facile pour le consommateur moyen de suivre l’évolution des meilleurs moyens de garder le contrôle sur ses informations et sa vie privée. La partie a été facile pour le Joueur 1 à tel point que le recueil des données s’est effectué à l’échelle de milliards d’enregistrements par jour. Ensuite sont arrivés les technophiles, des adversaires à la hauteur, qui sont entrés dans la danse et sont devenus de véritables entraves pour le Joueur 1. Des technologies telles que Tor, les VPN, le protocole Torrent et les crypto-monnaies rendent la tâche extrêmement difficile pour les sur-puissants, les sans-limites. Mais comme dans tous les bons jeux, chaque joueur riposte plus violemment à chaque tour. Et notre équipe perd douloureusement.
Même moi qui suis développeur de logiciels, je dois admettre qu’il n’est pas facile de suivre la cadence des dernières technologies sur la confidentialité. Et si ce n’est pas facile pour nous, ce ne sera jamais facile pour l’utilisateur lambda des technologies informatiques. Alors, quand la révolution des données aura-t-elle lieu ? Jamais, à ce rythme.
Tandis que nous jouissons du luxe procuré par la société moderne, sans cesse lubrifiée par des technologies qui nous libèrent de toutes les corvées et satisfont tous les besoins, nous ne devons pas oublier d’où nous venons. Les révolutions de l’histoire n’ont pas eu lieu en 140 caractères ; elles se sont passées dans le sang, de la sueur et des larmes, et un désir cannibale pour un nouveau monde. Notre guerre est moins tangible, n’existant que dans les impulsions électriques qui voyagent par câble. « Où se trouve l’urgence si je ne peux pas la voir ? » s’exclame aujourd’hui l’être humain imprudent, qui fonctionne avec un système d’exploitation biologique dépassé, incapable de pleinement comprendre le monde numérique.
Mais pour beaucoup d’entre nous, nos vies numériques sont plus réelles que nos vies biologiques. Dans ce cas, quel est l’enjeu ? La manière dont nous parcourons le monde dans nos vies numériques. Imaginez que vous viviez dans un monde où, dès que vous sortez de chez vous pour aller faire des courses, des hommes en costume noir, avec des lunettes de soleil et une oreillette, surveillent votre comportement, notent chacun de vos mouvements et autres détails, la couleur de vos chaussures ce jour-là, votre humeur, le temps que vous passez dans le magasin, ce que vous avez acheté, à quelle vitesse vous êtes rentré·e chez vous, avec qui vous vous déplaciez ou parliez au téléphone – toutes ces métadonnées. Comment vous sentiriez-vous si ces informations étaient recueillies sur votre vie, dans la vraie vie ? Menacé·e, certainement. Biologiquement menacé·e.
Nos vies sont numériques. Bienvenue à l’évolution. Parcourons un peu notre nouveau monde. Il n’est pas encore familier, et ne le sera probablement jamais. Comment devrions-nous entamer nos nouvelles vies dans notre nouveau pays, notre nouveau monde ? Dans un monde où règnent contrôle secret et surveillance de nos mouvements comme de nos métadonnées ? Ou comme dans une nouvelle vieille Amérique, un lieu où être libre, un lieu où on peut voyager sur des milliers de kilomètres : la terre promise.
Construisons notre nouveau monde sur de bonnes bases. Il existe actuellement des applications iPad qui apprennent aux enfants à coder – pensez-vous que cela restera sans conséquences ? Ce qui est aujourd’hui à la pointe de la technologie, compréhensible seulement par quelques rares initiés, sera connu et assimilé demain par des enfants avant leurs dix ans. Nous prétendons que la confidentialité ne sera jamais généralisée parce qu’elle est trop difficile à cerner. C’est vrai. Mais où commence-t-elle ?
Elle commence lorsque ceux qui ont le pouvoir de changer les choses se lèvent et remplissent leur rôle. Heureusement pour nous, cela n’implique pas de se lancer dans une bataille sanglante. Mais cela implique de sortir de notre zone de confort pour faire ce qui est juste, afin de protéger le monde pour nous-mêmes et les générations futures. Nous devons accomplir aujourd’hui ce qui est difficile pour le rendre facile aux autres demain.
Développeur ou développeuse, technophile… vous êtes le personnage principal de ce jeu et tout dépend de vos décisions et actions présentes. Il est trop fastidieux de gérer un petit serveur personnel ? Les générations futures ne seront jamais propriétaires de leurs données. Il est trop gênant d’utiliser une application de messagerie instantanée chiffrée, parce qu’elle est légèrement moins belle ? Les générations futures ne connaîtront jamais la confidentialité de leurs données. Vous trouvez qu’il est trop pénible d’installer une application open source sur votre propre serveur ? Alors les générations à venir ne profiteront jamais de la maîtrise libre de leurs données.
C’est à nous de nous lever et de faire ce qui est difficile pour le bien commun. Ce ne sera pas toujours aussi dur. C’est dur parce que c’est nouveau. Mais lorsque vous et vos ami⋅e⋅s, vos collègues et des dizaines de millions de développeurs et développeuses auront tous ensemble fait ce qui est difficile, cela restera difficile pendant combien de temps, à votre avis ? Pas bien longtemps. Car comme c’est le cas avec les économies de marché, ces dizaines de millions de développeurs et développeuses deviendront un marché, aux besoins desquels il faudra répondre et à qui on vendra des produits. Ainsi pourra s’étendre et s’intensifier dans les consciences le combat pour la confidentialité.
Pas besoin d’attendre 10 ans pour que ça se produise. Pas besoin d’avoir dix millions de développeurs. C’est de vous qu’on a besoin.
Vous pouvez faire un premier pas en utilisant et soutenant les services qui assurent la confidentialité et la propriété des données par défaut. Vous pouvez aussi en faire profiter tout le monde : rendez-vous sur Framalibre, et ajoutez les outils libres et respectueux que vous connaissez, avec une brève notice informative.