Hadopi à l’école : transformons la propagande en opportunité

Pink Sherbet Photography - CC byVous ne le savez peut-être pas, mais nous, professeurs, sommes désormais dans l’obligation légale « d’enseigner l’Hadopi » à vos enfants.

C’est évidemment un peu caricatural de présenter la chose ainsi. Sauf que voici ce qu’on peut lire actuellement en accueil et en pleine page de la rubrique Legamédia du très officiel site Educnet : « La loi Hadopi favorise la diffusion et la protection de la création sur internet (et) demande à l’éducation nationale de renforcer l’information et la prévention auprès des jeunes qui lui sont confiés ».

Le message est on ne peut plus clair, d’autant que Legamédia[1] se définit comme « l’espace d’information et de sensibilisation juridique pour la communauté éducative ».

Dura lex sed lex

Ceci place alors les nombreux collègues, qui n’étaient pas favorables à cette loi liberticide, dans une position difficile. Nous sommes de bons petits soldats de la République mais la tentation est alors réelle d’adopter une attitude larvée de résistance passive. Cependant, à y regarder de plus près, rien ne nous oblige à entrer dans la classe en déclamant aux élèves : « La loi Hadopi favorise la diffusion et la protection de la création sur internet, voici pourquoi… »[2].

Que dit en effet précisément la loi, pour les passages qui nous concernent ici ?

Elle dit ceci (article L312-6) :

Dans le cadre de ces enseignements (artistiques), les élèves reçoivent une information sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin pour la création artistique.

Elle dit cela (article L312-9) :

Tous les élèves sont initiés à la technologie et à l’usage de l’informatique.

Dans ce cadre, notamment à l’occasion de la préparation du brevet informatique et internet des collégiens, ils reçoivent de la part d’enseignants préalablement sensibilisés sur le sujet une information sur les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne, sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin pour la création artistique, ainsi que sur les sanctions encourues en cas (Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2009-580 DC du 10 juin 2009) de délit de contrefaçon. Cette information porte également sur l’existence d’une offre légale d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin sur les services de communication au public en ligne.

Et puis c’est tout.

Sous les pavés du copyright, la plage du copyleft

Pourquoi alors évoquer dans mon titre aussi bien une propagande qu’une opportunité ?

La réponse est toute entière contenue dans les deux sous-amendements déposés par M. Brard et Mme Billard en avril 2009 (n° 527 et n° 528).

Ils visaient à ajouter la mention suivante au texte de loi ci-dessus : « Cette information est neutre et pluraliste. Elle porte également sur l’offre légale d’œuvres culturelles sur les services de communication au public en ligne, notamment les avantages pour la création artistique du téléchargement et de la mise à disposition licites des contenus et œuvres sous licences ouvertes ou libres. »

Et les justifications données valent la peine d’être rappelées.

Pour le sous-amendement n° 527 :

L’article L312-9 du Code de l’éducation dispose que « tous les élèves sont initiés à la technologie et à l’usage de l’informatique ». Il serait fort regrettable que sous couvert de prévention et de pédagogie autour des risques liés aux usages des services de communication au public en ligne sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres culturelles, soit présentée comme seule alternative une « offre légale » qui occulterait la mise en valeur et la diffusion des contenus et œuvres sous licences ouvertes et libres. On violerait là, dans la préparation du brevet informatique et internet des collégiens, les principes de la neutralité scolaire sous l’égide même du ministère de l’Éducation nationale.

Pour le sous-amendement n° 528 :

Ce sous-amendement permet de préciser le lien entre « téléchargement » et « création artistique », dans le respect de la neutralité de scolaire.

Il ne s’agit pas de condamner une technologie par définition neutre, mais les usages illicites qui en sont faits, en mettant en avant les usages licites de partage des œuvres culturelles.

Les œuvres sous licences ouvertes et libres (licence Art Libre, Creative Commons) sont un excellent moyen de diffusion légale de la culture et de partage culturel entre particuliers, qui enrichissent la création artistique.

L’utilisation de ces licences est l’outil adéquat du partage de la connaissance et des savoirs et se montre particulièrement adaptée à l’éducation.

Les œuvres sous licences ouvertes et libres (licence Art Libre, Creative Commons) sont un excellent moyen de diffusion légale de la culture, et de partage culturel entre particuliers. Qu’il s’agisse de musique, de logiciels ou de cinéma, ces pratiques de création culturelle protégées par le droit d’auteur autorisent la copie, la diffusion et souvent la transformation des œuvres, encourageant de nouvelles pratiques de création culturelle.

Les œuvres sous licences ouvertes et libres ne sont pas des oeuvres libres de droits : si leur usage peut être ouvertement partagé, c’est selon des modalités dont chaque ayant droit détermine les contours. Les licences ouvertes sont parfaitement compatibles avec le droit d’auteur dont les règles, qui reposent sur le choix de l’auteur, permettent que soient accordées des libertés d’usage.

Elles ouvrent de nouveaux modèles économiques en phase avec les nouvelles technologies, comme en témoigne, dans le domaine musical, le dernier album du groupe Nine Inch Nails, distribué sous licence libre sur les réseaux de pair à pair, en tête des albums les plus vendus en 2008 sur la plateforme de téléchargement d’Amazon aux Etats-Unis.

Ces amendements ont été malheureusement rejetés, sous le prétexte fumeux que ça n’était « pas vraiment pas du ressort de la loi mais plutôt de la circulaire » (cf article de l’April). On pourra toujours attendre la circulaire, elle ne viendra pas. Car c’est bien ici que se cache la propagande.

De la même manière que le logiciel propriétaire a tout fait pendant des années pour taire et nier l’existence du logiciel libre en ne parlant que de logiciel propriétaire dûment acheté vs logiciel propriétaire « piraté », les industries culturelles (avec l’aide complice du gouvernement) ne présentent les choses que sous l’angle dichotomique de l’offre légale vs le téléchargement illégal en occultant totalement l’alternative des ressources sous licence libre. Pas la peine d’avoir fait Sciences Po pour comprendre pourquoi !

Nous pouvons cependant retourner la chose à notre avantage, tout en respectant évidemment la loi. Il suffit de présenter la problématique aux élèves sous un jour nouveau. Non plus la dichotomie précédente mais celle qui fait bien la distinction entre ressources sous licence fermée et ressources sous licence ouverte ou libre.

Exemple de plan. Dans une première partie, on évoquera bien entendu l’Hadopi, le téléchargement illégal (les amendes, la prison), l’offre légale, les droits d’auteur classiques de type « tous droits réservés », etc. Mais dans une seconde partie, plus riche, féconde et enthousiaste, on mettra l’accent sur cette « culture libre » en pleine expansion qui s’accorde si bien avec l’éducation.

C’est bien plus qu’une façon plus ou moins habile de « lutter contre l’Hadopi ». C’est une question de responsabilité d’éducateur souhaitant donner les maximum de clés à la génération d’aujourd’hui pour préparer au mieux le monde demain.

Préalablement sensibilisés

Encore faudrait-il, et désolé pour la condescendance, que les enseignants comprennent de quoi il s’agit et adhèrent à cette manière de voir les choses. Ce qui n’est pas gagné, quand on regarde et constate la situation actuelle du logiciel libre dans l’éducation.

La loi stipule que « les élèves reçoivent de la part d’enseignants préalablement sensibilisés sur le sujet une information sur… ». Peut-on aujourd’hui compter sur le ministère pour que cette sensibilisation ne se fasse pas à sens unique (et inique) ? Une fois de plus, je crains fort que non.

Peut-être alors serait-il intéressant de proposer aux collègues une sorte de « kit pédagogique dédié », élaboré conjointement par toutes les forces vives du libre éducatif et associatif ?

L’appel est lancé. Et en attendant voici en vrac quelques ressources internes et non exhaustives du Framablog susceptibles de participer à ce projet.

J’arrête là. N’ayant ni la volonté de vous assommer, ni le courage d’éplucher les quelques six cents articles des archives du blog. Sacrée somme en tout cas, qui me donne pour tout vous dire un léger coup de vieux !

Certains disent que la bataille Hadopi a été perdue dans les faits (la loi est passée) mais pas au niveau des idées et de la prise de conscience de l’opinion publique. Montrons ensemble qu’il en va de même à l’Éducation nationale en profitant de la paradoxale occasion qui nous est donnée.

Notes

[1] Ce n’est malheureusement pas la première fois que le Framablog évoque Legamédia.

[2] Crédit photo : Pink Sherbet Photography (Creative Commons By)




Économie Sociale et Logiciels Libres : Le temps de l’alliance ?

Rolands Lakis - CC byVoici un article de Bastien Sibille susceptible de ne pas laisser notre lectorat indifférent.

Voir en effet le logiciel libre comme « un rempart contre la tentation hégémonique du capitalisme », et qui devrait donc par là-même s’allier à l’économie sociale afin de ne pas perdre « son potentiel émancipateur » et participer de concert à « la reconquête des biens communs », est un point de vue dont l’adhésion est certaine mais pas forcément totale.

L’occasion d’en débattre donc ensemble après lecture[1].

Bastien Sibille est coordonateur de l’Association Internationale du Logiciel Libre (Ai2L) pour l’Économie Sociale. Un article qui fait écho à Sébastien Broca : Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective et qui revisite une nouvelle fois la différence d’approche entre « logiciel libre » et « open source ».

Économie Sociale – Logiciels Libres, le temps de l’alliance

URL d’origine du document

Bastien Sibille – novembre 2009 – version 2.0
Licence Creative Commons By-Nd

Deux mondes co-existent qui dressent des remparts contre la tentation hégémonique du capitalisme : l’un est ancien et puise ses racines dans le XIXe siècle industriel – le monde de l’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations…) ; l’autre est plus jeune et tisse ses réseaux dans le XXIe siècle informatique – le monde du logiciel libre. Si les communautés du libre et les entreprises d’économie sociale se connaissent et se côtoient depuis plus d’une décennie, elles ne voient pas souvent combien leurs luttes sont proches. Le temps est venu de dire la proximité de ces luttes et l’urgence de leur alliance.

Raisons de l’alliance

Depuis une vingtaine d’années des communautés d’informaticiens, puis des entreprises informatiques, ont développé ce qu’on appelle des « logiciels libres ». Les logiciels libres sont des logiciels que l’on peut librement exécuter, étudier, modifier et diffuser autour de soi. Ils s’opposent aux logiciels propriétaires dans la mesure où leur code est « ouvert » alors que celui des logiciels propriétaire est « fermé ». L’ouverture est à la fois technique et juridique. Sur le plan technique, le code source des logiciels libres est « lisible » par des êtres humains alors que celui des logiciels propriétaires est distribué en langage machine, ce qui le rend illisible même par les informaticiens. Sur le plan juridique, les logiciels libres sont protégés par des « licences libres » qui assurent qu’ils ne pourront jamais être privatisés et resteront un bien commun.

Les principes qui encadrent la production, la distribution et l’usage des logiciels libres présentent d’importantes synergies avec les principes de l’économie sociale. Il faut tout d’abord relever une synergie dans le rapport à l’accumulation du capital entre les entreprises d’économie sociale et les communautés du libre. Un logiciel, parce qu’il est l’accumulation du travail des femmes et des hommes qui l’ont modelé, est un capital – un capital immatériel. Les licences propriétaires organisent la rémunération de ce capital immatériel: chaque fois qu’il est dupliqué et vendu, il génère un gain sans qu’un travail supplémentaire n’ait été fourni. Dans le cas des logiciels libres, point de rémunération du capital : seul le travail paie. Voilà un premier trait qui place les logiciels libres tout proche des luttes historiques de l’économie sociale.

Ensuite, les modes de production du libre respectent au moins trois autres piliers fondamentaux des entreprises d’économie sociale.

  • La liberté d’entrée et de sortie : un homme entre librement dans une association, et en sort tout aussi librement. Cette liberté est très présente dans la philosophie et la pratique des logiciels libres : tout utilisateur qui le souhaite peut entrer dans le code, l’utiliser, et en sortir librement.
  • Le principe démocratique : un homme = une voix. Cette liberté fondamentale du fonctionnement des associations est à l’œuvre dans les logiciels libres : tout utilisateur du code peut prendre part à la création ou à la modification du code. Les communautés d’usagers des logiciels libres prennent ainsi part à leur amélioration en indiquant aux développeurs les bugs qu’ils ont repérés. Nous sommes ici à l’opposé des modes de production des logiciels propriétaires, dans lesquels quelques informaticiens décident pour tous du fonctionnement du logiciel.
  • L’impartageabilité des réserves pour finir. Lorsqu’un ensemble de femmes et d’hommes créent une richesse logicielle, lorsqu’ils écrivent ensemble le code informatique puis décident de le protéger par une licence libre, ils s’assurent que la richesse produite ne pourra être privatisée : le code restera ouvert à tous. Personne ne pourra se l’approprier. La richesse immatérielle placée sous licence libre ne peut que rester commune.

Urgence de l’alliance

L’alliance des entreprises d’économie sociale et des communautés du libre est une nécessité stratégique. L’intensification de l’usage, depuis les années 1980, de la micro-informatique – traitements de textes, tableurs, agendas – et, depuis le milieu des années 1990, des réseaux informatiques – courriels, sites internet, intranet, prestation de services et paiements en ligne – ont conduit les entreprises d’économie sociale à dépendre de plus en plus fortement des logiciels informatiques. Aujourd’hui, ces logiciels sont majoritairement produits par des entreprises capitalistes. Ces entreprises organisent la rémunération de leurs investissements en « fermant » le code des logiciels, de manière à ce que (1) ceux qui veulent s’en servir soient obligés de les acheter, et (2) ceux qui veulent lire les fichiers créés par ces logiciels soient obligés d’acquérir les logiciels.

Les logiciels propriétaires sont des chevaux de Troie de l’économie capitaliste placés au cœur des entreprises d’économie sociale. Leur utilisation par les entreprises d’économie sociale est extrêmement préoccupante. D’abord parce qu’elle signifie que les structures d’économie sociale reposent, pour une très large partie de leurs activités, sur des outils informatiques qui, de par leur mode de production et leur architecture, ne correspondent pas à leur valeurs. Ensuite parce qu’il rend les structures d’économie sociale dépendantes d’entreprises capitalistes. Au-delà de l’incohérence de valeurs, cette dépendance est inquiétante. Elle signifie, par exemple, que toute la mémoire informatique (l’ensemble des fichiers textes, des images, des tableurs) des entreprises d’économie sociale dépend, pour son utilisation future, de la survie ou du bon vouloir des entreprises capitalistes qui produisent les logiciels.

Aujourd’hui, l’indépendance des structures d’économie sociale vis-à-vis des éditeurs capitalistes du code informatique est possible. Les logiciels libres offrent aux structures d’économie sociale une alternative puissante.

  • Elle est puissante d’abord parce que le code libre est un code pérenne: il pourra toujours être repris, retravaillé, remodelé pour coller au mieux aux besoins des structures qui le déploient.
  • Elle est puissante aussi parce que le code libre est un code solide: dans la mesure où il est ouvert, tous les acteurs compétents de la communauté du libre participent à son amélioration. C’est l’assurance que ses faiblesses sont vite repérées et corrigées.
  • Elle est puissante ensuite parce que le code libre est un code solidaire : les logiciels développés par certaines structures d’économie sociale pourront bénéficier à d’autres. En ayant la possibilité de librement distribuer les logiciels qu’elle utilise, une structure d’économie sociale facilite ses communications électroniques avec des structures partenaires et notamment avec des partenaires qui n’auraient pas eu les moyens d’acheter les logiciels.
  • Elle est puissante enfin parce qu’elle permet aux structures d’économie sociale d’utiliser, dans leurs actions quotidiennes, des outils informatiques qui sont cohérents avec les valeurs pour lesquelles elles se battent. De la même façon que les entreprises d’économie sociale se sont dotées d’instruments financiers et juridiques spécifiques, il est urgent qu’elles se dotent d’instruments informatiques qui respectent leurs principes.

Une alliance est nécessairement un mouvement à au moins deux sens. Les raisons qui encouragent les communautés du libre à s’allier à l’économie sociale ne sont pas moins fortes que celles qui poussent les structures d’économie sociale à adopter les logiciels libres.

Équiper les entreprises d’économie sociale en logiciels libres, c’est équiper des entreprises dont les modes de fonctionnement et de travail sont proches des modes de production des logiciels libres : la coopération, le travail en réseau, le bénévolat sont des éléments particulièrement présents dans le quotidiens des structures d’économie sociale. Les logiciels libres y sont donc soumis à un usage intensif par des utilisateurs plus promptes que d’autres à signaler les bugs aux communautés et à leur faire bénéficier des amélioration des logiciels. Il y a fort à parier que la qualité des logiciels libres augmentera substantiellement s’ils sont largement utilisés par les structures d’économie sociale. D’autre part, la force de frappe informatique des entreprises d’économie sociale est considérable. De nombreuses entreprises d’économie sociale mobilisent des services informatiques importants tant par le nombre d’informaticiens qui y travaillent que par les développements qu’ils ont produits. En s’alliant à l’économie sociale, les communautés du libre pourront compter sur la puissance de feu informatique de celle-ci.

Les logiciels libres et l’économie sociale sont des mouvements d’émancipation. En s’alliant à l’économie sociale, le mouvement du libre rejoint une force de progrès et de justice susceptible de le porter vers de nouveaux horizons ; il rejoint une lutte historique ancienne, profondément enracinée dans nos sociétés, capable de mobiliser des réseaux étendus et variés. Autrement dit, en s’alliant à l’économie sociale, le mouvement du libre intègre un mouvement plus vaste que lui sur lequel il pourra s’appuyer pour continuer à construire sa légitimité.

Ce n’est pas tout. Les communautés du libre sont aujourd’hui à un tournant : la qualité de leur production logicielle les conduit à être de plus en plus au cœur des stratégies de très grandes entreprises informatiques. Le libre d’hier n’est plus le libre d’aujourd’hui, et l’esprit de ses pionniers pourrait bientôt n’y plus rayonner que marginalement. Les enjeux capitalistes commencent à imprimer sensiblement leur marque sur les projets de logiciels libres : le risque est que la réussite du libre ne dissolve son potentiel émancipateur. Ici, l’alliance des communautés du libre avec les structures d’économie sociale prend toute sa dimension – elle assure que le succès du libre ne se fera pas au détriment de son sens politique profond.

Enjeux de l’alliance

Il faut enfin dire qu’une prise de position forte en faveur des licences libres marque, pour les alliés, un engagement dans un débat beaucoup plus large. Dans un monde où les modes de productions sont de plus en plus tournés vers les biens immatériels, les enjeux socio-politiques liés à la propriété intellectuelle deviennent cruciaux et ne s’arrêtent pas aux seuls logiciels. Le brevetage des génomes des plantes et des animaux, des molécules actives des médicaments ou l’augmentation de la durée du droit d’auteur applicable aux œuvres d’art sont des exemples de la violence des mécanismes actuels de privatisation de l’immatériel. La propriété intellectuelle est ainsi au cœur des luttes présentes et futures dans des champs aussi variés que l’agriculture, la santé ou l’art.

En prenant une position claire en faveur des logiciels libres, des licences libres et des modes de production et de diffusion des produits de l’esprit qu’elles organisent, les communautés du libre et les entreprises d’économie sociale s’engagent dans un combat plus vaste que le seul domaine informatique : celui de la reconquête des biens communs. Ce combat est crucial pour l’avenir nos sociétés.

Notes

[1] Crédit photo : Rolands Lakis (Creative Commons By)




Sébastien Broca : Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective

Woallance3 - CC byNotre énergie, enthousiasme et optimisme ne doivent pas nous faire oublier les deux principaux écueils qui menacent en permanence ce blog, et peut-être aussi par extension toute la dite « Communauté du Libre ».

Le premier est la tentation d’enjoliver la situation et d’alimenter ainsi une mythologie, voire même une idéologie. Du côté open source, on n’aura de cesse de venter la qualité des logiciels libres, les vertus d’une organisation en mode « bazar et les formidables opportunités économiques offertes par le service autour du logiciel libre. Tandis que du côté free software, on mettra l’accent sur une éthique et un ensemble de valeurs, ainsi synthétisés non sans emphase par Richard Stallman en ouverture de ses conférences : « Je puis résumer le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité ».

Le second écueil consiste à croire, ou feindre de croire, que le modèle proposé par les logiciels libres est reproductible en dehors de la sphère informatique, l’exemple emblématique étant la « culture libre », dont nous serions bien en peine d’en proposer une définition exacte. Certains vont même jusqu’à voir dans ce modèle une possible alternative globale pour nos sociétés, qualifiées, peut-être trop vite d’ailleurs, de sociétés de l’information.

C’est pourquoi nous avons lu avec beaucoup d’intérêt le long mais passionnant article de Sébastien Broca « Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective » (paru initialement dans la Revue tic&société – Société de l’information ? Vol. 2, N° 2, 2008). Article que nous avons reproduit ci-dessous d’abord parce qu’il n’a peut-être pas eu toute l’attention qu’il méritait mais aussi telle une invitation à débattre ensemble des arguments avancés dans les commentaires.

Sébastien Broca est allocataire de recherche au Cetcopra (Univerisité Paris 1) où il réalise un doctorat de sociologie. Il résume ainsi son propos :

Cet article interroge la manière dont le mouvement du logiciel libre se trouve constitué dans de nombreux discours en modèle d‘avant-garde de transformations sociales globales. Je montre ainsi comment l’on passe d’une pratique singulière, mise en œuvre par les communautés du libre, à des théories sociologiques, économiques ou philosophiques, qui s’en inspirent largement. Je m’appuie pour ce faire sur les ouvrages récents de Pekka Himanen, Yann Moulier Boutang, Antonio Negri et Michael Hardt. J’essaie ensuite de mettre en lumière certaines difficultés relatives aux démarches de ces auteurs : généralisation abusive à partir de l’exemple du logiciel libre, et oubli des spécificités des divers domaines de la vie sociale.

Le frontispice du Framablog est orné de la citation suivante : « …mais ce serait l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code »[1]. C’est une question ouverte dont nous sentons bien, même confusément, l’extraordinaire potentiel. Encore faudrait-il être capable de l’affiner régulièrement avec lucidité et ne pas emprunter certaines postures peut-être parfois trop simplistes eu égard à la complexité du monde bien réel qui nous entoure…

PS : Pour un meilleur confort vous pouvez également lire ou imprimer la version PDF de l’article.

Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective

URL d’origine du document

Sébastien Broca – Revue tic&société – Société de l’information ? Vol. 2, N° 2, 2008
Mis à jour le 7 mai 2009 – Licence Creative Commons By-Nc-Nd

Introduction

Depuis une quinzaine d’années, le mouvement du logiciel libre a connu un développement fulgurant, mettant fortement en question la prééminence des logiciels propriétaires développés par les grandes entreprises du secteur informatique. Dans le même temps, certains intellectuels ont érigé ces bouleversements en symboles de transformations sociales plus générales, attendues ou espérées. En témoignent les occurrences nombreuses des références à la « démocratie open source », à « l’économie open source », voire à la « société open source ». Cette tendance à faire du mouvement du logiciel libre un des laboratoires où se préparerait la société du futur semble devoir nous interpeller à plus d’un titre. Elle incite d’une part à s’interroger sur le bien-fondé d’une démarche intellectuelle prenant appui sur une pratique spécifique, pour fonder un discours théorique à valeur générale et/ou prospective. Elle invite d’autre part à mener une réflexion critique sur les nouvelles grilles d’analyse, censées rendre compte des spécificités de notre époque.

Nous commencerons ainsi par retracer brièvement l’histoire du mouvement du logiciel libre, et par en rappeler les enjeux. Nous essaierons ensuite de montrer comment, sous l’effet d’un double mouvement d’idéalisation des pratiques et de généralisation de leur portée, les communautés du libre se trouvent présentées, dans un certain nombre de discours contemporains, comme porteuses d’un véritable modèle social d’avant-garde. Nous nous efforcerons aussi d’interroger les limites de ces discours, qui tendent à observer notre époque à travers le prisme unique du développement de pratiques de collaboration horizontales médiatisées par Internet.

1. Histoire et enjeux du mouvement du logiciel libre

1.1. Une brève histoire du libre

Le mouvement du logiciel libre se comprend comme une réaction aux changements intervenus dans l’industrie informatique au tournant des années 1970-1980, au moment où apparaît l’ordinateur personnel. Jusqu’à cette date, les utilisateurs et les programmeurs sont souvent les mêmes personnes, et à quelques exceptions près, ils peuvent librement modifier les logiciels, quand bien même ceux-ci sont soumis au copyright. Comme l’explique Eben Moglen,

dans la pratique, les logiciels pour supercalculateurs étaient développés de manière coopérative par le constructeur de matériel dominant et par ses utilisateurs techniquement compétents (Moglen, 2001, p. 160).

La situation évolue au début des années 1980. De nombreuses sociétés informatiques décident alors d’imposer des logiciels propriétaires, de privatiser du code auparavant libre, et de soumettre leurs informaticiens à des clauses de confidentialité[2].

Pour mesurer ces bouleversements, il faut savoir qu’un logiciel se présente sous deux formes. La première, dite version exécutable ou compilée, est écrite en « binaire ». C’est celle qui est lue par l’ordinateur, et elle n’est pas compréhensible pour un humain. La deuxième en revanche – appelée code source – n’est pas fonctionnelle, mais peut être appréhendée comme du « commentaire ». Écrite dans un langage de programmation compréhensible, elle explique aux développeurs comment fonctionne le programme. L’accès au code source est donc indispensable à qui veut opérer des modifications sur un logiciel. Or, c’est précisément cet accès qui se trouve fortement restreint par le mouvement de privatisation survenu au début des années 1980, qui empêche donc la communauté des informaticiens de collaborer pour améliorer les programmes.

C’est dans ce contexte que Richard Stallman, alors informaticien au laboratoire d’intelligence artificielle du MIT (Massachusetts Institute of Technology), décide en 1983 d’entreprendre la programmation d’un système d’exploitation entièrement « libre ». Il nomme celui-ci GNU (GNU is Not Unix), marquant ainsi sa volonté de se démarquer des nouvelles pratiques de l’informatique commerciale et de retrouver l’esprit coopératif d’antan. En 1985, il crée la Free Software Foundation pour faciliter le financement et le développement du projet. Les principes du logiciel libre sont formalisés en janvier 1989 dans la licence publique générale (GPL – General Public License). Celle-ci garantit aux utilisateurs quatre « libertés » : liberté d’utiliser le logiciel, liberté de le copier, liberté de le modifier (ce qui implique l’accès au code source), et liberté de le distribuer (y compris dans des versions modifiées). Tout logiciel respectant l’ensemble de ces « libertés » peut dès lors être considéré comme un « logiciel libre »[3].

Au début des années 1990, le projet GNU a abouti à l’écriture d’un système d’exploitation presque complet. Presque, car le noyau du système[4] fait encore défaut. Intervient alors la deuxième grande figure de l’histoire du logiciel libre : Linus Torvalds. À cette époque, cet étudiant finlandais de l’université d’Helsinki cherche à écrire un noyau, selon la légende pour pouvoir utiliser sur son ordinateur personnel les programmes sur lesquels il travaille dans le cadre de ses études. Il a alors l’idée brillante de rendre disponible sur Internet son travail inachevé, et d’inciter les informaticiens qui le souhaitent à le compléter. Grâce aux listes de diffusion et aux forums électroniques, des centaines puis des milliers de programmeurs en viennent à unir leurs efforts pour développer ce noyau, entre-temps nommé Linux. Bientôt, la combinaison des logiciels GNU et du noyau Linux donne naissance à un système d’exploitation complet : GNU/Linux, plus couramment appelé Linux.

Celui-ci a aujourd’hui acquis une solide réputation de fiabilité, et est devenu le concurrent principal de Windows. Il est emblématique de la réussite du logiciel libre, dont témoignent également Firefox, Apache, Open Office, et bien d’autres. Au fil des ans, ces succès ont éveillé l’intérêt des géants du secteur informatique, et ont favorisé une pénétration croissante des logiques économiques dans le monde du libre. Un exemple significatif est celui d’IBM. Alors que l’entreprise est en difficulté, ses dirigeants décident en 1999 de rendre libres de grandes quantités de lignes de code propriétaires, et de mettre en place des équipes pour travailler sur les projets Apache et Linux. Ce soutien à des projets libres est une réussite, et il s’amplifie à partir de 2002. Les bénéfices qu’en retire IBM sont en effet multiples : économies substantielles[5], réorientation de son activité vers de nouvelles offres de service[6], amélioration de son image…

1.2. L’idéologie du Libre

L’influence croissante des grands groupes informatiques a suscité d’importantes réserves et révélé quelques fractures parmi les défenseurs du logiciel libre. En témoigne notamment la controverse ayant éclaté à la fin des années 1990, suite au lancement de l’Open Source Initiative. Cette organisation est créée en 1998 pour promouvoir un label dissident (OSI approved), censé être moins contraignant que la licence GPL, et donc plus attractif pour le monde des affaires. L’initiative est condamnée par Richard Stallman et la Free Software Foundation, bien que dans les faits,la différence entre les deux labels devienne assez rapidement de pure forme[7]. Le débat – parfois virulent – entre les deux parties met en lumière la coexistence au sein du monde du libre de deux « philosophies » assez nettement opposées. Pour les partisans de l’open source, les logiciels libres doivent êtres défendus pour l’unique raison qu’ils sont meilleurs que les logiciels propriétaires ! À l’inverse, pour les défenseurs du free software et son fondateur Richard Stallman, la performance technologique est une préoccupation secondaire par rapport au mouvement social que représente le logiciel libre, et aux principes qu’il défend.

Par-delà son contenu, la controverse entre open source et free software révèle l’importance des discours de positionnement idéologique dans le milieu du libre. Le mouvement du logiciel libre est ainsi indissociable des discours produits par ses acteurs pour légitimer et promouvoir leur pratique de la programmation informatique. Ce trait est particulièrement marquant, s’agissant de la question de l’organisation des communautés de développeurs. Celles-ci sont souvent opposées aux structures pyramidales dominantes dans les sphères économiques et politiques (grandes entreprises, partis politiques, etc.). Elles sont décrites comme mettant en œuvre une organisation horizontale, reposant sur le partage de l’information et la coopération directe entre participants. Seuls les individus affectueusement nommés « dictateurs bienveillants » sont censés y tenir un rôle hiérarchique. Il s’agit d’une ou plusieurs personnes qui, en fonction du mérite qui leur est reconnu par la communauté, assurent pour chaque projet une fonction de direction, de coordination, et de sélection des contributions. Au sein du projet Linux, Linus Torvalds dirige ainsi la cellule chargée de choisir et d’assembler les modifications apportées au noyau du code source. À cette restriction près, l’idéal véhiculé par les partisans du logiciel libre est bien celui d’une communauté d’égaux, reposant sur le partage, la collaboration, et le jugement par les pairs.

Cette image est toutefois un peu trop parfaite pour ne pas fournir un reflet quelque peu déformé de la réalité. Il faut ainsi prendre garde à ce que le discours des défenseurs du logiciel libre peut avoir de militant, voire d’idéologique. Certaines études de terrain semblent ainsi démontrer que les structures hiérarchiques sont souvent plus fortes que ce que les acteurs eux-mêmes veulent bien admettre. Dans un travail réalisé en 2004, Thomas Basset montre ainsi, en étudiant le développement de la suite logiciels VideoLAN[8], qu’il existe un décalage important entre le discours des participants au projet et la réalité des pratiques. Bien que les développeurs mettent en avant l’idéal d’un « libre échange du savoir entre personnes égales (…) hors de toute structure hiérarchique » (Basset, 2003, p. 28), l’observation du chercheur met en lumière l’existence d’une forte hiérarchie informelle. Au moment de l’étude, le projet VideoLAN repose ainsi sur une distribution du travail très inégalitaire, encore renforcée par des « manœuvres volontaires de rétention de l’information » (Basset, 2003, p. 52) en contradiction flagrante avec les discours tenus.

De façon générale, il faut avoir en tête que le mouvement du logiciel libre a non seulement produit des réalisations de tout premier ordre (Linux, Apache, etc.), mais aussi – et c’est là presque aussi important – un ensemble de discours mettant en avant certaines valeurs et certains modes de fonctionnement. Or, ces discours fonctionnent parfois comme une véritable idéologie, contribuant à voiler la réalité des pratiques. Par ailleurs, s’il est vrai que cette idéologie du libre n’est pas parfaitement homogène et cohérente (c’est ce qui apparaît notamment à travers la controverse entre free software et open source mentionnée plus haut), il s’en dégage néanmoins certaines constantes : méfiance envers la hiérarchie, valorisation du mérite individuel, promotion d’une éthique de la collaboration. On insistera ainsi sur le fait que la valorisation simultanée du mérite individuel et de la collaboration n’est contradictoire que superficiellement. Le mode d’organisation des communautés du libre est précisément censé permettre à chacun de concilier une grande autonomie dans son travail avec une inscription dans un projet collectif. En effet, une organisation horizontale apparaît par définition peu susceptible de soumettre les individus au groupe, en ce qu’elle refuse toute forme de hiérarchie et de contrôle centralisé. Dans le même temps, elle permet à un grand nombre de relations de coopération de se nouer, dans la mesure où tout le monde peut potentiellement être en contact avec tout le monde. Si l’on suit l’idéologie du libre, il faut donc dire que la communauté, pour autant qu’en soient bannies les rigidités hiérarchiques et qu’y soit favorisée la collaboration, se présente comme le terrain le plus propice à révéler le mérite individuel. Que les choses soient plus compliquées en pratique est une évidence qu’il faut garder en tête. Néanmoins, il n’est pas exagéré d’affirmer que le mouvement du logiciel libre véhicule in fine une certaine idée des structures les plus aptes à assurer le plein épanouissement de l’individu et de la collectivité, dans le domaine de la programmation informatique voire au-delà.

2. Le logiciel libre comme modèle social d’avant-garde

Je voudrais désormais pousser le raisonnement plus loin, et examiner la manière dont certains intellectuels n’étant pas directement impliqués dans le milieu du logiciel libre, se sont emparés de cette thématique pour fonder leurs analyses d’un certain nombre de transformations sociales en cours. Autrement dit, je voudrais considérer des discours qui vont au-delà de ce que j’ai nommé l’idéologie du logiciel libre, dans la mesure où ils se présentent comme porteurs d’une analyse de portée générale sur l’évolution de nos sociétés. Ces discours tendent ainsi à reprendre l’idéalisation du logiciel libre véhiculée par ses acteurs, tout en étendant la portée du modèle à d’autres activités sociales. Le logiciel libre devient de la sorte un socle sur lequel se trouve bâtie toute une construction intellectuelle. Je développerai trois exemples pour appuyer ce propos.

2.1. Pekka Himanen : la propagation de « l’éthique hacker »

Le philosophe finlandais Pekka Himanen a consacré à « l’éthique hacker » un ouvrage au retentissement important, paru en France en 2001 : L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information[9]. Il y soutient queles pratiques et les valeurs du monde du logiciel libre ont donné naissance à « une nouvelle éthique du travail qui s’oppose à l’éthique protestante du travail telle que l’a définie Max Weber » (Himanen, 2001, p. 10). Cette nouvelle éthique se caractériserait par une relation au travail fondée sur la passion et l’intérêt personnel, et non sur le devoir moral et l’intérêt financier. Pour les hackers, le travail ne serait ainsi ni posé comme fin en soi indépendamment de son contenu, ni considéré comme simple moyen d’assurer sa subsistance ou sa richesse. L’important serait au contraire la satisfaction personnelle éprouvée dans la réalisation d’une tâche, devant être vécue comme intrinsèquement intéressante et gratifiante : « Les hackers font de la programmation parce que les défis qu’elle génère ont un intérêt intrinsèque pour eux » écrit ainsi P. Himanen (Ibid., p. 23). Il cite également Linus Torvalds, qui affirme que pour lui « Linux a largement été un hobby (mais un sérieux, le meilleur de tous) » (Ibid., p. 34).

Ce nouveau rapport au travail, qui repose sur une logique de développement de soi (Selbstentfaltung[10]), irait de pair avec un nouveau rapport au temps. Ainsi, pour les hackers, la distinction entre temps de travail et temps de loisir se trouverait brouillée, au profit d’un temps flexible où travail, hobbies, familles, collègues et amis se trouveraient sans cesse mélangés.

À la lumière de ces éléments, on peut mettre en doute la radicale nouveauté de cette « éthique hacker ». P. Himanen reconnaît du reste lui-même que les universitaires ou – d’une manière différente – les artistes, entretiennent depuis longtemps ce même rapport passionné à leur travail, et valorisent eux aussi une organisation relativement « libre » de leur temps. La véritable nouveauté résiderait en fait dans la manière dont ce rapport au travail serait en train de se répandre dans la société, à partir des milieux hacker.

(…) l’éthique hacker du travail se propage doucement vers d’autres secteurs, à l’image de l’éthique protestante qui, selon Weber, a fait son chemin en partant des entreprises créées par des Protestants pour finir par dominer l’esprit du capitalisme (Ibid., pp. 66-67).

Autrement dit, à la faveur du passage de la société industrielle à la « société en réseaux » (Castells, 1998)[11], le rapport au travail des hackers deviendrait viable pour de larges pans de la main d’œuvre. Leur éthique se substituerait ainsi progressivement à l’éthique protestante traditionnelle (ou à sa déclinaison contemporaine, érigeant l’argent en valeur suprême). Les hackers seraient finalement une sorte de groupe social d’avant-garde, et le mouvement du logiciel libre la matrice dont émergerait une nouvelle société. « Le modèle hacker ouvert pourrait se transformer en un modèle social » écrit P. Himanen (2001,p. 86).

Cette thèse n’est pas sans poser certaines difficultés. En effet, la possibilité de généraliser la relation au travail des hackers à d’autres groupes sociaux, et à d’autres secteurs économiques, est loin d’être évidente. Pekka Himanen s’expose ainsi au reproche d’ethnocentrisme, dans la mesure où tous les types d’emplois ne semblent pas susceptibles d’engendrer un rapport passionné au travail. Ne se rend-il pas coupable de généraliser une attitude, qui est en fait un privilège réservé à une partie infime de la population ? N’oublie-t-il pas un peu vite la très grande spécificité des hackers en tant que catégorie socioprofessionnelle, lorsqu’il affirme que leur éthique a une valeur quasi « universelle » (Ibid.,p. 26) ?

La thèse d’Himanen d’une propagation de l’éthique hacker dans l’ensemble du corps social apparaît relativement difficile à maintenir telle quelle. On peut alors choisir de la tirer du côté de l’utopie, c’est-à-dire d’un état idéal du social dans lequel le travail ne serait plus aliénation mais autodéploiement. Mais tel n’est certainement pas le propos de l’auteur, qui adopte dans son ouvrage une posture plutôt « sociologique ». Peut-être faut-il alors se résoudre à tirer de son ouvrage – et à l’encontre de ce qu’il écrit lui-même – une thèse plus « faible ». La mise en pratique de l’éthique hacker ne serait finalement possible que dans des secteurs très spécifiques, pour les professionnels de l’information, les artistes, ou les chercheurs. La généralisation à l’ensemble de la société de l’attitude au travail propre au milieu du logiciel libre apparaît en effet assez peu vraisemblable.

2.2 Yann Moulier Boutang : le logiciel libre comme modèle productif d’un nouveau capitalisme

L’exemple du logiciel libre est également tout à fait central dans la démarche de Yann Moulier Boutang, économiste et directeur de la revue Multitudes. Celui-ci a entrepris depuis quelques années, en collaboration étroite avec d’autres chercheurs (Antonella Corsani, Carlo Vercellone, Bernard Paulré…), de renouveler les cadres d’analyse de la science économique pour saisir les mutations contemporaines du capitalisme. Ce projet a donné naissance à l’hypothèse du « capitalisme cognitif ». Selon Yann Moulier Boutang, nous serions ainsi en train de sortir du capitalisme industriel pour entrer dans un nouveau type d’économie, « fondé sur l’accumulation du capital immatériel, la diffusion du savoir et le rôle moteur de l’économie de la connaissance » (Moulier Boutang, 2007, p. 85). Le capitalisme ne se nourrirait plus « du muscle consommé dans les machines marchant à la dissipation de l’énergie "carbo-fossile" » (Ibid., p. 65), mais de la « force cognitive collective » (Ibid., p. 65), ou encore de « l’intelligence collective » (Ibid., pp. 61-67). La source de la richesse résiderait donc aujourd’hui dans le travail social de communication et d’invention, ou encore dans la manipulation et la création de connaissances.

À mesure que les formes du travail et les sources de la richesse se modifieraient, le mode de production propre au capitalisme industriel entrerait en crise. Certes bien loin de disparaître complètement, il serait néanmoins délaissé dans les secteurs « avancés » de l’économie. En effet, l’adaptabilité, la flexibilité et la créativité permises par l’organisation en réseau, se révèleraient plus propres à révéler l’intelligence collective, que la rigidité de la one best way propre au taylorisme.

La thèse de Yann Moulier Boutang est ainsi qu’un nouveau mode de production émerge, qu’il définit comme « le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d’ordinateurs » (Ibid., p. 95). Point n’est besoin de trop de perspicacité pour s’apercevoir que cette description correspond parfaitement au modèle de fonctionnement des communautés du logiciel libre. Et pour cause ! Selon Yann Moulier Boutang, ces communautés sont l’exemple paradigmatique de ce nouveau mode de production propre au capitalisme cognitif. Ainsi, « le phénomène social et économique du libre » fournirait

un véritable modèle productif. Et ceci, tant sur le plan des forces sociales nouvelles que l’on peut repérer, sur celui de la division sociale du travail, que sur celui de la rationalité des agents économiques qui se trouve ainsi inventée, promue, des formes d’identité non pas au travail mais à un travail qui a changé fortement de contenu (Ibid., p. 125).

Yann Moulier Boutang accorde ainsi au logiciel libre une valeur d’exemplarité : ce qu’ont réussi à mettre en place quelques milliers de passionnés à travers le monde dans le domaine de la production informatique, serait un avant-goût d’un bouleversement global de l’organisation du travail. Suivant la voie tracée par les hackers, les forces productives deviendraient progressivement comparables à « l’activité collective cérébrale mobilisée en réseaux numériques interconnectés » (Ibid., p. 93).

Dans le même temps, le capitalisme cognitif deviendrait de plus en plus assimilable à une économie open source. En effet, dès lors que la richesse résiderait désormais dans l’ensemble du travail social de communication et d’invention, l’entreprise n’en serait plus l’unique productrice. Elle se devrait au contraire de capter une richesse antérieure, c’est-à-dire de valoriser ce qui émerge spontanément de l’ensemble des échanges sociaux.

L’intelligence entrepreneuriale consiste désormais à convertir la richesse déjà là dans l’espace virtuel du numérique en valeur économique (Ibid., p. 167).

Les entreprises auraient ainsi un intérêt profond à laisser se développer sans entraves la coopération en réseau, car celle-ci leur offrirait in fine les meilleures occasions de profit, en leur permettant de tirer profit d’une grande quantité de travail gratuit.

L’activité humaine innovante de la coopération des cerveaux à l’ère numérique produit dans la science, dans l’art, dans les formes collectives du lien social des gisements nouveaux et impressionnants d’externalités positives pour les entreprises, c’est-à-dire de travail gratuit incorporable dans de nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme(Ibid., p. 122).

Comme l’aura déjà remarqué le lecteur attentif, ce nouveau business model correspond en tout point aux stratégies mises en œuvre par certaines grandes multinationales du secteur informatique pour tirer parti du logiciel libre. Ainsi, quand IBM profite du travail gratuit des communautés Linux ou Apache, et réoriente ainsi son activité vers une nouvelle offre de services (cf. supra), l’entreprise opère précisément ce que Yann Moulier Boutang décrit comme une captation de l’intelligence collective.

Le logiciel libre constitue donc pour Yann Moulier Boutang le phénomène économique et social, permettant d’analyser le capitalisme cognitif dans ses multiples facettes. Les communautés de développeurs du libre auraient ainsi « inventé » le mode de production caractéristique de ce nouveau régime économique, tandis que les entreprises ayant investi dans l’open source auraient développé son business model. La démarche théorique de Yann Moulier Boutang apparaît donc finalement très proche de celle de Pekka Himanen, dans la mesure où elle procède par généralisation à partir de l’exemple des communautés du logiciel libre, en tendant à faire de celles-ci des sortes d’avant-gardes. Elle s’expose de ce fait au même type de critique. Emporté par son admiration pour « la révolution californienne du capitalisme » (Ibid., p. 25), Moulier Boutang semble sous-estimer la spécificité du logiciel libre, et la difficulté à exporter ce modèle vers d’autres secteurs économiques. Fabien Granjon a ainsi noté que « les nouveaux aspects de production » sur lesquels les tenants de la thèse du « capitalisme cognitif » fondent leur théorie, « ne constituent que des sphères relativement restreintes de l’activité économique : ainsi en est-il du domaine du logiciel libre » (Granjon, 2008, p. 63). De manière analogue, Michel Husson a pointé la tendance de ceux qu’ils nomment les « cognitivistes » à « extrapoler des tendances partielles sans comprendre qu’elles ne peuvent se généraliser » (Husson, 2007, p. 139).

Il est intéressant de noter que Yann Moulier Boutang est conscient de s’exposer à de telles objections. Il tente d’y répondre, en proposant une analogie entre sa démarche et celle de Marx à l’aube de l’ère industrielle :

On s’intéresse en général à des observations empiriques sélectionnées dans un fatras rhapsodique d’informations multiples parce qu’on cherche les variables pertinentes qui commandent la tonalité d’ensemble ou permettent de prévoir des trajectoires d’évolution. Le grand trait de génie de Marx et Engels n’est pas d’avoir étudié la population laborieuse la plus nombreuse en Angleterre, (c’étaient les domestiques qui se comptaient par millions) mais les quelques 250 000 ouvriers des usines de Manchester (Moulier Boutang, 2007, p. 99).

L’argument est malicieux, et non dénué de pertinence. Toutefois, il ne suffit pas à effacer l’impression que la généralisation opérée par Moulier Boutang à partir du logiciel libre repose sur un pari. Celui d’affirmer que nos économies post-industrielles vont effectivement suivre la voie tracée par les expériences pionnières du logiciel libre. Or, s’il y a là un avenir possible, ce n’est certainement pas le seul ! La période actuelle paraît en effet trop incertaine, pour qu’on puisse écarter, par exemple, l’hypothèse du développement d’un « capitalisme gestionnaire d’effets de réseaux et de verrouillage » (Aigrain, 2007, p. 252), capitalisme qui serait bien entendu totalement contraire au modèle promu par les tenants du libre. Yann Moulier Boutang ne semble certes pas considérer ce scénario comme crédible, mais c’est là une position qui relève davantage de l’acte de foi que de la démonstration irréfutable. Ou, pour le dire de façon plus clémente : Yann Moulier Boutang assume les risques et les faiblesses de tout discours sur le social ne se contentant pas d’être descriptif, mais ayant une double visée de synthèse et de prospective. Sa démarche visant à faire du logiciel libre le modèle d’un nouveau capitalisme en gestation est donc nécessairement très perméable à la critique.

2.3. Michael Hardt et Antonio Negri : la démocratie comme « société open source ».

Ayant bénéficié d’un important succès commercial, les ouvrages Empire et Multitudes de Michael Hardt et Antonio Negri se présentent comme une tentative de rénover la philosophie politique critique, à l’heure de la mondialisation et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils sont notamment consacrés à la construction d’une théorie originale de la démocratie, inspirée en partie par le mouvement du logiciel libre. Avant d’aborder celle-ci en tant que telle, il faut préciser que les auteurs ancrent leur réflexion dans une analyse des transformations économiques contemporaines ; analyse tout à fait semblable à celle de Yann Moulier Boutang. Ils insistent ainsi sur la progression de la part du travail immatériel, et sur l’importance nouvelle de la coopération en réseau sur le modèle du logiciel libre.

L’originalité de leur propos se situe dans la thèse selon laquelle ces transformations économiques rejailliraient sur toutes les dimensions de la vie en société. C’est ce qu’ils appellent, en reprenant un terme forgé par Michel Foucault, la dimension biopolitique de la production.

Dans le cadre de ce travail immatériel, la production déborde hors des frontières traditionnelles de l’économie et se déverse directement dans le domaine culturel, social et politique. Elle crée non seulement des biens matériels, mais des relations sociales concrètes et des formes de vie. Nous appelons « biopolitique » cette forme de production, afin de souligner le caractère générique de ses produits et le fait qu’elle a directement prise sur l’ensemble de la vie sociale (Hardt et Negri, 2004, p. 121).

Ce caractère biopolitique de la production est, selon les auteurs, à l’origine d’une isomorphie croissante entre les structures économiques et les autres structures sociales, y compris politiques. Autrement dit, le développement de la forme réseau dans le cadre de la production immatérielle aurait pour corrélat la progression de cette même forme dans toutes les dimensions de la vie sociale. Ainsi Michael Hardt et Antonio Negri écrivent-ils notamment que

les institutions de la démocratie doivent aujourd’hui coïncider avec les réseaux communicatifs et collaboratifs qui ne cessent de produire et reproduire la vie sociale (Ibid., p. 400).

C’est dans ce cadre conceptuel qu’il faut comprendre le lien établi par les auteurs entre le mouvement du logiciel libre et la redéfinition de la démocratie qu’ils appellent de leurs voeux. On peut ainsi – moyennant une simplification acceptable – donner à leur raisonnement la forme d’un syllogisme : Structures économiques et structures politiques tendent à devenir semblables. Or, le logiciel libre est emblématique des nouvelles structures économiques. Donc, le logiciel libre devient emblématique des nouvelles structures politiques ! Michael Hardt et Antonio Negri écrivent ainsi :

On peut donc voir la démocratie de la multitude comme une société open source, c’est-à-dire une société dont le code source est révélé, permettant à tous de collaborer à la résolution de ses problèmes et de créer des programmes sociaux plus performants (Ibid., p. 385).

À travers l’expression de « société open source », Michael Hardt et Antonio Negri poussent la généralisation à partir du mouvement du logiciel libre à l’extrême. Ils accordent à celui-ci une place centrale dans la construction d’un nouveau modèle de société, susceptible de fournir une alternative crédible au libéralisme débridé et aux « vieilles » démocraties parlementaires. Hardt et Negri font ainsi du projet du logiciel libre l’horizon d’une certaine gauche radicale : la « société open source » et la « démocratie de la multitude » sont fondues en un seul et même objectif politique.

Évidemment, c’est là prêter énormément au mouvement du logiciel libre (ici confondu avec l’open source), et faire peu de cas des ambiguïtés politiques qu’il recèle. On remarquera ainsi que les grands principes du libre (libre partage de l’information, organisation horizontale, autonomie laissée à chacun) dessinent en fait un projet politique relativement modeste. Comme le remarque Patrice Riemens, nous sommes « très en deçà des exigences de justice, d’équité, d’égalité, d’émancipation » (Riemens, 2002, p. 185), qui animent la plupart des grands projets politiques de gauche. De surcroît, il paraît délicat – plus en tous les cas que Negri et Hardt ne le laissent supposer – de faire du libre un projet politique global. En effet, l’engagement social d’une majorité de hackers semble se limiter à un attachement à la disponibilité du code au sein du monde informatique. Il a d’ailleurs été remarqué que

l’étendue du spectre des opinions politiques entretenues par les hackers individuels (…) est surprenante, et totalement inimaginable dans quelque autre « mouvement social » (Ibid., p. 185).

Il semble donc que Michael Hardt et Antonio Negri accordent au logiciel libre une portée sociale et politique légèrement excessive. Ils participent en cela d’un mouvement plus général, qui a vu plusieurs intellectuels de gauche s’enthousiasmer pour le libre au cours des années 2000[12]. Il est toutefois possible de faire une lecture légèrement différente de la référence à l’open source chez Hardt et Negri. On émettra ainsi l’hypothèse que leur intérêt se situe à un niveau plus abstrait. Autrement dit, la portée politique effective du mouvement du logiciel libre les intéresse peut-être moins, que le fait qu’il fournisse un modèle inédit pour penser une nouvelle forme et un nouveau contenude la démocratie[13]. C’est donc à ce niveau, disons plus « théorique », que je voudrais situer ma dernière critique.

Pour l’énoncer succinctement, celle-ci consiste à dire que la mise en avant du modèle du libre pour (re)penser la question démocratique est porteuse d’une négation de la spécificité de la politique. Ainsi, si l’on prend au sérieux la référence à l’open source, la « démocratie de la multitude » aurait pour objet la production collaborative d’une forme d’expertise collective. Elle aurait à mettre en œuvre des processus d’agrégation de savoirs locaux. Elle se présenterait comme une sorte de gigantesque entreprise de débogage, ou comme un problem solving à grande échelle.

De telles idées ont certes des aspects séduisants, d’une part parce qu’elles semblent promettre une gestion politique plus efficace[14], d’autre part parce qu’elles renouent avec l’idéal d’une démocratie qui reposerait véritablement sur la participation effective de tous et bannirait le secret. Toutefois, l’analogie entre l’open source et la démocratie pose des difficultés majeures. Ainsi, dans le cas du logiciel libre, la finalité de la collaboration ne prête pas à discussion, puisqu’il s’agit tout simplement de produire le meilleur logiciel possible. Corrélativement, la réussite (ou l’échec) des diverses modifications souffre assez peu de contestation. Elle s’évalue aisément, puisqu’il suffit d’exécuter le code pour observer si la nouvelle mouture est plus rapide et plus complète que l’ancienne, si elle contient des bugs, etc. En matière de démocratie, les choses sont nettement plus compliquées. Ainsi, il y a rarement unanimité sur l’identification et la hiérarchisation des « problèmes » auxquels la collectivité se trouve confrontée. On peut même dire que la discussion sur les fins de l’action politique est inéliminable : celles-ci sont toujours objets de litige. Le fonctionnement démocratique ne peut par conséquent être réduit à la recherche collective des moyens les plus efficaces de résoudre des problèmes, qui seraient eux soustraits à toute forme de mise en question.

Tout régime politique ouvert ne cesse ainsi d’être confronté à des questions, que l’acquisition d’un savoir, quel qu’il soit, ne peut suffire à trancher. La démocratie ne saurait la plupart du temps se contenter d’une somme de connaissances objectives pour déterminer sa pratique. Elle vit au contraire de la confrontation d’une diversité d’engagements argumentés, mettant en jeu une pluralité de valeurs, d’intérêts ou de « choix de société ». Elle est indissociable d’un régime de rationalité particulier : l’échange d’opinions conclu par le vote à la majorité, et non pas la production collaborative de connaissances dont dériveraient mécaniquement les décisions.

La référence à une hypothétique « démocratie open source » importe donc indûment dans le champ politique la rationalité technique et scientifique, au détriment de la rationalité proprement politique. Autrement dit, elle néglige le rapport de la politique à l’opinion, considérée en tant que catégorie épistémologique. Ainsi, dans le recouvrement de la doxa par l’épistèmê,et dans le remplacement du débat contradictoire par la collaboration en réseau, ce serait bien l’essence des enjeux et des procédures démocratiques qui serait perdue.

Conclusion

Au terme de ce parcours, il apparaît que les pratiques mises en place par les communautés du logiciel libre sont sujettes à une double distorsion. Elles se trouvent tout d’abord fréquemment idéalisées par les acteurs du libre eux-mêmes, dont le discours militant a souvent pour effet de recouvrir les difficultés posées par la mise en application du modèle qu’ils défendent. Une deuxième distorsion est imputable à certains intellectuels qui, en conférant aux expériences du logiciel libre une portée social générale, minimisent la spécificité d’un mouvement dont les enjeux sont – avant tout, bien que non exclusivement – internes au secteur informatique[15].

Ces théories « inspirées » du logiciel libre présentent des similitudes frappantes. Par-delà leurs champs d’application privilégiés, elles s’accordent pour voir la spécificité de notre période dans le développement de nouvelles formes de collaboration « intelligentes » médiatisées par Internet. À les suivre, les changements que connaît notre époque – qu’il s’agisse des mutations des formes de socialité, des bouleversements économiques, ou encore des nouvelles formes de l’engagement politique – seraient directement imputables à la nouvelle configuration sociotechnique, permettant de « mettre en réseau les cerveaux ». Ces changements seraient révélateurs d’une période de transition, entre une société industrielle mourante, et une société de « l’intelligence collective » propulsée par les nouvelles formes d’échange et de production de connaissances.

Si ces théories saisissent indéniablement un trait marquant de notre époque, elles semblent néanmoins pêcher par un certain réductionnisme. Elles présentent en effet une tendance à ramener des phénomènes hétérogènes à une grille d’explication unique, faisant fi des spécificités des différents domaines de la vie sociale. Elles tendent parfois aussi à occulter des traits particulièrement frappants de notre époque : montée inouïe des inégalités, déséquilibres écologiques, etc. On pourra ainsi regretter que le discours sur le partage de l’information ne s’accompagne que trop rarement d’un discours sur le partage des richesses, ou des ressources naturelles.

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Notes

[1] Crédit photo : Woallance3 (Creative Commons By)

[2] L’arrivée de nouveaux acteurs industriels est symbolique de ces bouleversements. Un exemple emblématique est la création de la société Sun en 1982 par d’anciens étudiants de Stanford et de Berkeley. Celle-ci privatise en effet de nombreux logiciels du monde Unix

[3] Le « logiciel libre » s’oppose ainsi au « logiciel propriétaire ». On insistera sur le fait que c’est bien cette opposition qui est pertinente, et non l’opposition entre logiciel libre et logiciel commercial. Comme le répète souvent Richard Stallman, « "free software is a matter of liberty, not price. To understand the concept, you should think of "free speech, not "free beer" » (http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html).

[4] Comme son nom l’indique, « le noyau d’un système d’exploitation est le cœur du système, qui s’occupe de fournir aux logiciels une interface pour utiliser le matériel ». Source : Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Noyau_Linux.

[5] IBM, qui investit 100 millions de dollars par an pour le développement de Linux, estime qu’il lui faudrait un investissement dix fois supérieur pour développer seul un système d’exploitation équivalent (Tapscott et Williams, 2007, pp. 93 et 97).

[6] Par exemple, la formation aux logiciels libres, ou l’installation et la personnalisation de systèmes libres.

[7] Aujourd’hui, il est ainsi bien difficile de trouver un projet open source qui ne soit pas free software, et inversement. Les deux dénominations sont d’ailleurs le plus souvent employées indifféremment dans les médias. Dans le présent article, nous utilisons l’expression « logiciel libre » de façon générique, pour désigner à la fois les projets labellisés free software et les projets open source.

[8] Le développement de la suite logiciels VideoLAN, dont est issu le célèbre lecteur vidéo VLC, a été initié en 1995 par des élèves de l’École Centrale Paris (ECP). Depuis 2001, il s’agit d’un projet libre réalisé sous licence GPL, mené conjointement par des élèves de l’ECP et par des développeurs extérieurs.

[9] Il convient de préciser que le terme « hacker » n’est pas employé par l’auteur en son sens médiatique de « pirate informatique », mais bien en son sens originel, c’est-à-dire comme désignant tous les véritables passionnés d’informatique, et en premier lieu les partisans du logiciel libre.

[10] Ce terme, parfois proposé pour rendre compte du rapport des développeurs à leur travail, semble assez pertinent, dans la mesure où il rend compte du fait que les motivations des hackers sont essentiellement personnelles, mais néanmoins nullement réductibles à un simple calcul économique (Merten, 2002).

[11] Pekka Himanen s’inspire largement des analyses de Manuel Castells, qui a développé dès 1996 l’idée selon laquelle un nouveau modèle social serait en train d’émerger à partir d’Internet et de la figure du réseau. M. Castells est par ailleurs l’auteur de l’« épilogue » de l’ouvrage de P. Himanen.

[12] Citons par exemple André Gorz, pour qui « la communauté virtuelle, virtuellement universelle des usagers-producteurs de logiciels et de réseaux libres, instaure des rapports sociaux qui ébauchent une négation pratique des rapports sociaux capitalistes »(Gorz, 2003, p. 93).

[13] Ce choix de lecture se trouve corroboré par le faible nombre d’éléments factuels sur le logiciel libre présents dans l’ouvrage de Michael Hardt et Antonio Negri.

[14] Si l’on accepte l’analogie entre société et logiciel, on peut effectivement penser qu’une « démocratie open source » résoudrait nos problèmes sociaux plus efficacement que nos démocraties parlementaires, de la même façon que les logiciels libres s’avèrent souvent plus performants que les logiciels propriétaires…

[15] Précisons que si nous avons – pour la clarté de l’exposé – distingué ces deux types de discours, cette séparation n’a bien entendu rien d’étanche. Ainsi, les intellectuels fondant leur démarche théorique sur l’exemple du logiciel libre sont imprégnés d’un certain discours militant. On peut aussi remarquer qu’il y a déjà dans l’idéologie du Libre une tendance à vouloir accentuer la portée sociale du « modèle ouvert », tendance que certains intellectuels s’empressent ensuite de reprendre et de développer.




Pourquoi j’utilise la licence GPL ou les états d’âme d’un développeur

Phillie Casablanca - CC byVoici une traduction intéressante à plus d’un titre.

D’abord parce qu’elle donne la parole à un développeur de logiciel libre (dont nous n’oublions pas ce que nous leur devons, c’est-à-dire tout). En l’occurrence il s’agit de Zed Shaw, bien connu dans la communauté Python et RoR (Ruby on Rails).

Ensuite parce qu’elle évoque la classique opposition à l’intérieur même des licences libres entre celles de type GPL et celle de type BSD. C’est toute la question du copyleft et de la viralité de la licence. Le copyleft est une apparente restriction, puisqu’il impose de diffuser le code modifié sous la même licence. Mais peut-être que cette contrainte est paradoxalement une garantie supplémentaire de liberté pour l’utilisateur ?

Enfin parce qu’elle aborde de nombreuses problématiques liées à l’open source et au monde de l’entreprise. Le fait de cacher à ses clients que l’on a utilisé du logiciel libre dans les solutions que l’on propose est une attitude malheureusement très fréquente (permettant de faire croire à moindre frais que l’on est hyper-compétent et que l’on a travaillé dur sur le projet). Il y a aussi toute la logique des startups, dont on attend un retour sur investissement presque immédiat, et qui du coup font de la rétention de code pourtant libre au départ.

Et puis il y a la question morale de la reconnaissance et celle très concrète du gagne-pain du développeur, frustré d’être ainsi ignoré et constatant non sans une certaine irritation que d’autres en profitent à sa place.

Voilà donc, entres autres arguments, pourquoi l’article ci-dessous mérite attention. Fatigué qu’une énième personne vienne lui demander pourquoi son code n’est pas sous licence BSD, Zed Shaw a décidé de réagir avec ce plaidoyer pugnace pour la licence GPL.

« Je veux que les gens apprécient le travail que j’ai fait et la valeur de ce que j’ai réalisé. Pas qu’ils passent en criant « pigeon » au volant de leurs voitures de luxe. »

Remarque : L’auteur concentre dans son titre les trois licences de la famille : la GNU/GPL, la LGPL et l’AGPL[1].

Pourquoi je (A/L)GPLise

Why I (A/L)GPL

Copyright Zed A. Shaw – 13 juillet 2009 – Blog personnel
Avec l’aimable autorisation de l’auteur
(Traduction Framalang : Poupoul2 et Cheval boiteux – Remerciements à Léviathan)

Dans le monde de Python, la GPL est fréquemment critiquée, la plupart préférant utiliser une licence plus permissive telle que BSD, MIT ou Python. Il est donc compréhensible que des gens soient en colère parce que j’ai placé Lamson (NdT : Serveur SMTP développé en Python) sous licence GPL. Nombreux sont ceux qui détestent cette licence, pensant qu’elle contrevient à l’esprit de Python.

J’aimerais cependant expliquer pourquoi moi j’utilise la GPL, après des décennies d’écriture de logiciels open source et quelques projets reconnus. Ce sont mes raisons de l’utiliser, elles ne s’appliquent qu’à moi et à ce que je souhaite faire de mon logiciel dorénavant. Vous êtes libres de vos opinions et choix, et j’espère que vous respecterez les miens.

C’est le droit de l’auteur

Je crois que ce qu’un auteur souhaite faire avec son travail est son droit le plus strict. Il l’a écrit, alors que tout le monde lui expliquait que ça ne fonctionnerait pas. Il s’est enchaîné à ce travail plutôt que de sortir avec des amis. Il en a corrigé les bogues, écrit sa documentation de façon à ce que tout le monde puisse l’utiliser. Il a peut-être même passé du temps à en assurer la promotion et à aider les gens. Tout cela gratuitement, et pour des raisons qui lui appartiennent.

Lorsque vous dénigrez un projet ou une personne pour son choix de licence, vous êtes un gigantesque abruti. L’auteur a travaillé sur ce projet, pas vous. Au minimum, vous insultez les croyances de cette personne dans le logiciel libre et open source, mais aussi son sentiment que le logiciel libre et open source fait progresser notre culture.

Au pire, vous êtes un gros et ingrat malotru, parce que quelqu’un vous donne un logiciel, alors que vous insultez son travail non pas sur des critères techniques, mais sur une licence que vous désapprouvez.

Je me fiche totalement de la licence que les autres utilisent pour leurs logiciels, c’est leur logiciel et râler à cause de la licence qu’ils ont choisi est injurieux. Ils l’ont écrit, y ont sué sang et eau, et vous devriez être reconnaissant d’avoir le privilège de simplement y avoir accès.

Voici la première raison pour laquelle j’utilise la GPL :

Parce que c’est mon choix, et si vous n’êtes pas d’accord avec ça, n’utilisez pas mon logiciel. C’est aussi simple que ça.

Je ne veux plus être ignoré

J’ai écrit Mongrel (NdT : Serveur et librairie HTTP pour Ruby on Rails) et puis je l’ai donné, avec l’espoir que ça en aiderait d’autres et que le donner me rapporterait d’une manière ou d’une autre. Peut-être un boulot, ou un peu de respect, ou encore ma propre entreprise créant d’autres logiciels tels que celui-ci.

Mongrel a eu un grand succès, et de très nombreuses entreprises gagnent beaucoup d’argent avec. Non seulement permet-il à Rails de fonctionner, mais également à quasiment tous les frameworks Web Ruby, tel que les serveurs web Ruby, et a même été porté dans d’autres langages. Mongrel est et a été un super projet et j’en suis réellement fier.

Laissez moi vous expliquer à quel point Mongrel est avancé. Vous rappelez vous de la nouvelle attaque récemment publiée sur Apache appelée Slowloris (NdT : attaques par Déni de Service via des requêtes HTTP partielles) ? J’avais en fait prévu cette attaque, et écrit Mongrel de manière à ce qu’il y soit résistant (autant que Ruby me l’ait permis). Je l’avais appelé la « trickle attack » (NdT : attaque par écoulement), et j’en avais même fait la démonstration. C’était en 2004. Il y a cinq ans. Je l’avais même ajouté comme attaque à RFuzz en 2005.

Malheureusement, le succès de Mongrel ne m’est pas revenu. Bien que tout le monde utilise mon logiciel, la grande majorité des entreprises utilisatrices étaient des startups, et la dernière chose que les startups admettent c’est qu’elles ne possèdent pas leur propriété intellectuelle. Elles souhaitent que tout le monde, et particulièrement les sociétés de capital risque et les investisseurs, croit qu’elles sont des génies qui ont « innové » dans tout ce qu’elles font fonctionner.

Lorsque je regardais autour de moi, les entreprises n’avaient aucun problème à admettre qu’elles utilisaient Ruby on Rails, mais elles n’en disaient pas plus, ce qui signifiait que lorsque j’essayais de trouver du travail, il m’était impossible d’expliquer l’ampleur de l’impact de Mongrel. Pour elles, il ne s’agissait que d’un simple serveur Web que leur administrateur système devait utiliser, Ruby on Rails était le véritable pourvoyeur d’argent.

Voici la seconde raison pour laquelle j’utilise la GPL :

À cause de l’expérience Mongrel, j’ai presque besoin que les entreprises soient obligées d’admettre qu’elles utilisent mon logiciel. Je préfèrerais à la limite que personne n’utilise mon logiciel, plutôt que de me trouver dans une situation où tout le monde l’utilise et personne ne l’admet.

Pire, tout le monde l’utilise, et en même temps me dit que je ne sais pas développer.

Le capital risque a changé l’industrie

L’industrie du logiciel a changé depuis l’an 2000. Je mettrais en fait le curseur à l’entrée en bourse de Google, mais je ne peux pas dire exactement à quel moment. Ce que je peux dire, c’est que les méthodes actuelles de progression des entreprises technologiques induisent l’exploitation du code source plutôt que la contribution.

Je ne peux pas réellement en vouloir à ces startups, elles sont conçues ainsi. Une entreprise adossée à un capital-risqueur aura presque toujours un objectif de gain à court terme, dans l’espoir d’apporter plus tard un joli retour sur investissement. Pour un capital-risqueur, un retour sur 20 ans n’est pas acceptable, particulièrement si vous prévoyez de faire cela sans offre et des stocks options disponibles pour tout le monde.

Pour une entreprise financée par un capital-risqueur, il ne s’agit toujours que d’augmenter des revenus pour donner l’illusion de la croissance, afin que les actionnaires investissent et mènent le prix de l’action aussi haut que possible. Il n’est pas dans leur intérêt de ne pas faire d’offre. Ils veulent de l’argent maintenant, autant que possible, et ne sont pas intéressés par l’investissement technologique ou humain.

Ce qu’elles veulent, ce sont des tonnes de technologie gratuite qu’elles peuvent cacher aux investisseurs. Elles sont ravis que cette technologie soit maintenue par des gens qui ne l’ont pas écrite, pour que les employés ne puissent pas réclamer leur dû plus tard.

Cette gestion à courte vue, combinée au financement limité de départ, signifie que ces entreprises exploitent l’open source. Elles l’utiliseront, gagneront leur argent, et partiront lorsque ceci sera fait. Ce qui, en fait, est parfaitement logique, parce que ainsi vont les choses, et honnêtement, si vous êtes une entreprise qui cherche à gagner de l’argent de cette manière, c’est ce que je vous suggèrerais de faire.

Pourtant, le contrat tacite entre les entreprises et les développeurs open source est désormais révolu. Je n’ai aucune raison de leur offrir un usage sans restriction de mon logiciel, puisqu’ils ne sont intéressés que par la transformation de mon logiciel en offre alléchante de mise sur le marché à court terme, à deux ou cinq ans.

Voici la troisième raison pour laquelle j’utilise la GPL :

Les entreprises du secteur technologique sont désormais conçues pour être créées et détruites rapidement au bénéfice de gros capital-risqueur, tout en maintenant des coûts très bas. Cela signifie qu’elles n’ont aucune prime économique à donner, aussi n’ai-je aucune prime sociale à leur « donner » mon logiciel.

Les développeurs sont des plagiaires

Ne nous voilons pas la face, tout le monde a besoin de manger et de payer son loyer. Pour beaucoup de gens, leurs besoins en argent sont modestes, et si vous travaillez sur quelque chose, vous espérez en retirer quelque chose qui vous aidera à satisfaire ces besoins. Il se peut que ce ne soit pas de l’argent. Peut-être est ce que ce sera du respect, ou des honneurs, mais vous espérez réellement quelque chose de votre travail.

Nous sommes d’accord. Aussi je trouve étrange un message twitter tel que celui-ci :

ericholscher @zedshaw Ce serait chouette si l’interface/code était sous licence BSD. Très utile au travail. L’interface REST marche aussi très bien.

Éric est un garçon très sympathique, aussi je ne vais pas m’acharner sur lui, mais si je traduis le message, ça pourrait donner ça : « Hey ! Ton logiciel est fantastique ! Je peux l’avoir gratuitement, pour pouvoir l’utiliser au boulot, plaire à mon patron et me faire de l’argent ? »

Honnêtement, combien d’administrateurs disent à leur patron que ce qu’ils utilisent provient du logiciel libre ? Combien d’entre vous disent aux investisseurs que toute votre infrastructure logicielle est basée sur un truc qu’un autre gars a écrit en plusieurs mois ? Combien d’entre vous vont voir leur dirigeants en disant : « Vous savez, il y a ce gars, Zed, qui a écrit le logiciel que nous utilisons, pourquoi ne pas l’embaucher comme consultant ? »

Vous ne le faites pas. Aucun d’entre vous. Vous prenez le logiciel, et vous l’utilisez tel Excalibur terrassant le dragon, et vous en ramassez ensuite tous les lauriers. Vous ne rendez rien, et en fait, j’ai croisé une grande majorité d’entre vous qui assènent constamment que je ne sais pas développer, histoire de plus encore protéger son cul.

Il n’est désormais plus pardonnable et acceptable que vous tous plagiez le travail que vous utilisez. Comme vos employeurs ont besoin de l’illusion de « l’innovation », vous avez besoin de l’illusion d’être intelligent. Ce qui vous amène à mentir, et à voler tout ce qui vous tombe sous la main, comme si cela vous appartenait.

Ok, mais cela signifie que vous avez cassé le contrat tacite avec les développeurs et défenseurs de logiciels libres et open source. Aussi longtemps que vous me rendez ma paternité et que vous assurez la promotion de mon travail, je vous donnerai mon logiciel. Puisqu’aucun d’entre vous ne le fait, je n’ai aucune motivation à vous donner mon logiciel, de la même manière que je n’ai pas besoin de me conformer au contrat passé avec l’entreprise nourrie au capital-risque.

Voici la quatrième raison pour laquelle j’utilise la GPL :

J’utilise la GPL pour que vous restiez honnête. Vous devez désormais dire à vos patrons que vous utilisez mon boulot. Et ils s’en pisseront dessus de trouille. Parfait. Parce que j’ai aussi une solution pour ça.

Si c’est bien, payez pour l’avoir

J’aime travailler sur Lamson, parce que faire des application de messagerie est tellement plus drôle que des applications Web. Lorsque je m’assois pour construire une application de courriel, ça ne nécessite qu’un ensemble de technologies et c’est terminé. Si j’ai besoin de faire une application Web, cela implique du design, des templates, du javascript, des bases de données, et plein d’autres machins.

L’autre raison pour laquelle j’aime écrire des logiciels de courriels est que personne d’autre ne le fait. Vous tous êtes de grosses buses, parce que même avec un projet tel que Lamson, vous êtes encore tous effrayés par le gros monstre SMTP. Le jour où j’ai dit que je pourrais faire du Mail over REST, vous avez presque fait dans votre slip. Oui, parce que ça aurait été tellement plus simple.

Et j’aime donner Lamson, parce que c’est une partie de moi-même. C’est ce parfait mélange de camelote, bidouillages techniques, marketing et écriture que j’aime, et dans lequel j’excelle. Même si j’en arrive à faire des montagnes d’argent en construisant des choses avec Lamson, Lamson restera libre pour que je puisse rester honnête.

Mais j’écris aussi mes propres logiciels et projets avec Lamson. Je l’utiliserai pour créer autant d’incroyables services de courriel que je pourrais. Certains gratuits, certains payés par la pub, certains payants, mais tous utiliseront Lamson pour botter des culs avec du courriel.

Maintenant, compte tenu du fait qu’il n’y a aucune motivation pour une entreprise à admettre qu’elle utilise mon travail, et qu’il n’y a aucune motivation pour un développeur à me rendre mon travail, posez vous cette simple question :

Pourquoi diable est ce que je ne facturerais pas des gens qui ne sont pas capables d’utiliser correctement la GPL ?

Je sais, je sais, les conservateurs du logiciel libre pensent que cela fait de moi un traître, mais réfléchissez-y. Vous avez le logiciel, sous licence GPL, et aussi longtemps que vous êtes un projet open source taillé dans la pierre qui publie son code, vous êtes libre de l’utiliser et d’en faire ce que vous voulez.

J’aime l’open source, mais qu’en est-il des entreprises qui l’utilisent ? Les entreprises vont devoir payer à présent. C’est ainsi que fonctionne l’économie. Si c’est assez bon pour que vous l’utilisiez, alors c’est assez bon pour que vous le payiez.

Voici la cinquième raison pour laquelle j’utilise la GPL :

Je serai toujours un développeur open source, mais très franchement, nous crevons parce que des entreprises qui utilisent nos logiciels ne rendent rien. L’ironie de la situation est que pour pouvoir accroître ma motivation à faire de l’open source, j’ai besoin de me faire payer.

Je ne demanderai évidemment jamais rien à un projet open source puisqu’ils honorent le contrat tacite : si je donne, vous donnez.

Mais les jours des entreprises-minutes et des développeurs ingrats qui gagnent de l’argent sur mon dos avec mon logiciel sont terminés. Ma nouvelle devise est :

L’open source à l’open source, le business au business.

Si vous faites de l’open source, vous êtes mon héros et je vous soutiens. Mais si vous êtes une entreprise, alors parlons affaires.

Finalement, la valeur

Au final, je voudrais également donner une petite raison pour laquelle j’utilise la GPL : La valeur perçue. Lorsque les gens peuvent obtenir quelque chose gratuitement sans même avoir besoin d’y penser, ils lui donnent même moins de valeur que quelque chose pour lequel ils paient même pour une somme dérisoire. C’est juste la manière d’être des gens, et il n’y a pas grand chose à faire contre ça.

Ma dernière raison d’utiliser la GPL est que je crois que mes projets ont de la valeur, et je veux que les gens qui les utilisent perçoivent cette valeur. Ils ont même tellement de valeur que je veux les associer à un document légal complexe et totalement non testé comme preuve de leur utilité. Si je voulais faire simple, je les placerais simplement sous licence BSD et tout le monde les utiliseraient.

Je veux que les gens apprécient le travail que j’ai fait et la valeur de ce que j’ai réalisé.

Pas qu’ils passent en criant « pigeon » au volant de leurs voitures de luxe.

Notes

[1] Crédit photo : Phillie Casablanca (Creative Commons By)




Méfions-nous du Fauxpen Source !

Stevoarnold - CC byEt si le plus grand danger qui guettait désormais le logiciel libre n’était pas exogène mais endogène ?

Si, comme le pensent certains, ce n’était plus le logiciel propriétaire qui menace, mais une dilution des valeurs et de la culture du logiciel libre dans une soupe open source de… confusion et d’opacité, au grand dam de l’utilisateur qui ne serait plus alors acteur potentiel d’une communauté ?

On aurait même inventé une expression pour caractériser ces logiciels aux processus de développement privés et fermés qui, et je caricature à dessein[1], finissent par n’avoir d’open source que la licence : les « fauxpen source ».

Personnellement j’aime beaucoup ce néologisme. Il a été inventé par Phil Marsosudiro le 2 mai 2009 au cours d’une soirée (arrosée ?) quelque part en Caroline du Nord. Comment le sais-je ? Parce que je me suis rendu sur le site, ou plutôt la page, fauxpensource.org pardi !

Et il est repris ici par Matt Asay[2] dont je ne partage pas forcément l’optimisme (et les contradictions) mais qui évoque une problématique dont nous n’avons pas fini d’entendre parler.

Quand l’open source ne l’est pas assez (open)

When open source isn’t (open enough)

Matt Asay – 10 novembre 2009 – CNET News (The Open Road)
(Traduction Framalang : Yonnel et Cheval boiteux)

Certains logiciels open source ne sont peut-être pas assez ouverts. Alors que « open source » fait référence à la licence sous-jacente au logiciel et à son adhésion à la définition de l’open source, on trouve de nombreux exemples de projets open source qui offrent une licence ouverte mais un processus de développement relativement fermé.

On a appelé cela « fauxpen source », ou pire encore, mais nous devons peut-être nous y habituer. Cela semble être la nouvelle norme du développement open source. Seules les fondations open source comme Eclipse, Apache Software Foundation et Mozilla semblent en mesure d’y échapper totalement.

Java est souvent cité comme exemple emblématique de « fauxpen source ». Lundi, le directeur technique de SAP, Vishal Sikka, a appelé de ses vœux un processus plus ouvert pour le développement de Java, mettant en avant que Sun exerce un contrôle trop strict sur le développement de Java. C’est un reproche qui mine la communauté Java depuis des années.

Et Java n’est pas le seul. Si Google s’attire les compliments pour ses investissements dans l’open source, certains n’hésitent pas à prétendre que Google garde une communauté Android fermée. Le même genre de plaintes a vu le jour à propos de la gestion de Chrome et de Chrome OS.

Même Red Hat, la quintessence des entreprises open source, est d’abord connue pour ce qu’elle distribue, pas pour ce qu’elle développe. Red Hat, bien sûr, travaille aux côtés d’IBM et d’autres développeurs salariés ou indépendants à l’écriture du noyau Linux, et publie scrupuleusement ses logciels sous licences open source. Mais lorsqu’il s’agit du développement de sa distribution Red Hat Enterprise Linux, de son middleware JBoss ou d’autres technologies (par ex. KVM), bonne chance si vous voulez trouver des contributions externes significatives.

MySQL ? C’est grosso modo la même chose. L’entreprise (maintenant Sun Microsystems) fait virtuellement tous ses développements en interne, ce qui est vrai pour chaque entreprise privée open source qui me vient en tête. C’est une des raisons pour lesquelles Richard Stallman n’a pas à rougir de s’inquiéter de l’avenir de MySQL, même si c’est sa licence GPL préférée qui est utilisée.

La source est peut-être open, mais le processus pas nécessairement.

Il y a de très bonnes raisons pour que Google, Red Hat, MySQL et d’autres agissent de la sorte sur leurs efforts de développement open source. Ils sont responsables, fiscalement et légalement, devant leurs clients, et doivent être en capacité de garantir qualité et sécurité. On peut comprendre qu’ils exercent un certain contrôle pour s’assurer que les produits qu’ils distribuent protègent l’intégrité de leur marque.

Toutefois ceci témoigne d’un réel fossé entre « l’open source » en tant que licence et « l’open source » en tant que mode de développement et de distribution de logiciels complètement transparent. Le premier modèle est simple à mettre en place, le second beaucoup moins et demande une réelle volonté de la part de l’éditeur.

Les entreprises qui semblent mieux réussir sont celles qui ne comptent pas sur un retour sur investissement direct avec les logiciels libres. En d’autres termes, si vous ne vendez pas de l’open source, il est plus facile d’être ouvert. Doc Searls exprime cela de manière tout à fait pertinente quand il dit que « vous gagnez de l’argent grâce à (l’open source), pas de l’open source ».

Les exemples ne manquent pas. IBM en est un, Google également, bien que je sois d’accord avec ceux qui le critiquent car il peut assurément mieux faire. On peut également citer Facebook, Oracle et quelques autres.

À l’avenir, je pense que nous allons voir cette « fauxpen source » décliner, les entreprises séparant clairement leurs efforts dans l’open source et leurs modèles de ventes. L’open source peut offrir une plate-forme directe de gains, mais ce n’est pas le meilleur moyen pour véritablement générer de l’argent. Pas pour la plupart des entreprises en tout cas.

Notes

[1] Crédit photo : Stevoarnold (Creative Commons By)

[2] Pour un aller plus loin on pourra parcourir ce billet similaire de Philippe Scoffoni que je découvre à l’instant. Il y évoque « l’open source Canada Dry » et la tentation d’un « open source washing ». Extrait : « Faire de l’open source en mode licence est relativement facile alors que le faire en mode communautaire est une tout autre chose (…) les éditeurs qui font le choix de l’open source pour la licence cherchent donc avant tout à profiter de l’effet de mode et à monétiser ce qui apparaît aujourd’hui comme un avantage concurrentiel par rapport au modèle propriétaire ».




Educatice 2009 : Demandez le programme libre, avec Jean-Pierre Archambault

Styeb - CC by-saJean-Pierre Archambault œuvre depuis des années pour le logiciel libre à l’école, contribution au pluralisme technologique..

Il ne le fait pas « de l’extérieur », en se contenant de chausser ses gros sabots pour crier haro sur le baudet dans un blog (suivez mon regard !).

Il le fait « de l’intérieur » et par petites touches, au sein même des arcanes de l’Éducation nationale, dans le cadre de l’accord signé en octobre 1998 par le Ministère de l’Education nationale et l’AFUL, ce qui suppose patience, tactique et diplomatie.

Avec le temps c’est toute une petite équipe qui s’est agrégée autour de lui : le pôle de compétences logiciels libres du SCEREN, qui a pris la bonne habitude de venir chaque année nombreux représenter dignement le logiciel libre au Salon Educatec-Educatice (manifestation parallèle au Salon de l’Education mais réservée aux professionnels de l’éducation).

L’occasion était belle pour rencontrer Jean-Pierre Archambault[1], lui demander le programme 2009 de cette manifestation (du 18 au 20 novembre à Paris) et en profiter au passage pour évoquer le situation actuelle du libre dans l’éducation.

Rencontre avec Jean-Pierre Archambault

CNDP-CRDP de Paris, coordonnateur du pôle de compétences logiciels libres du SCEREN


Comme chaque année depuis 2004, le pôle de compétences logiciels libres du SCEREN sera présent au salon Educatec-Educatice.

Oui. Les organisateurs de ce salon ont toujours considéré comme allant de soi, dans leur vision marquée du sceau du pluralisme, qu’il devait y avoir une composante libre dans leur manifestation consacrée à l’informatique pédagogique dans toute sa diversité. Je tiens à les en remercier à nouveau.

Cette année, nous organisons une table ronde – conférence « Logiciels et ressources libres pour l’éducation ». Elle se déroulera le jeudi 19 novembre, de 15h45 à 17h15 en salle 1. Nous ferons un état des lieux en termes de solutions et ressources utilisées. Nous verrons les coopérations de l’institution éducative avec les associations, les collectivités locales et les entreprises. Nous verrons également en quoi le libre est la réponse appropriée à la question de « l’exception pédagogique ».

Nous participerons à deux autres tables rondes : « L’Ecole numérique, de la théorie à la pratique », le mercredi 18 novembre, de 14h à 17h15, en salle 3 ; et « CRDP : valoriser la diffusion multi-support des documents éditoriaux », le jeudi 19 novembre, de 9h30 à 11h, en salle 3[2].


Et il y a bien sûr le village du pôle dont j’ai le souvenir, les années où je suis venu à Educatice, qu’il était une véritable « ruche ».

Ce village s’inscrit dans la mise en oeuvre de l’une des missions du pôle, à savoir fédèrer les initiatives, les compétences et les énergies, ce qui l’amène à coopérer avec de nombreux acteurs, institutionnels ou partenaires de l’Education nationale, ainsi les collectivités locales, les entreprises, les associations.

Le village accueillera différents exposants, institutionnels et associatifs. Le CRDP de Lyon présentera OSCAR, lauréat aux Trophées du libre 2009, un ensemble d’outils qui permet aux administrateurs réseaux d’installer et de gérer facilement une salle informatique. Le CRDP de Paris présentera lui ses différentes activités en matière de logiciels et de ressources libres : partenariats éditoriaux avec Sésamath, réalisation de clés USB, démonstration de Freemind… La présence du CDDP de Seine-Maritime sera centrée sur l’opération du Conseil général qui a consisté à doter tous les collégiens du département d’un bureau virtuel.

Le Réseau Ecole et Nature, dont le but est de développer l’éducation à l’environnement, fera visiter son site réalisé à partir de logiciels libres, et qui vient de faire peau neuve. On connaît bien Sugar, plate-forme pédagogique libre, née du projet One Laptop Per Child (OLPC). Aujourd’hui utilisée sur le XO par plus d’un million d’enfants dans le monde entier, elle sera sur le village.

Les visiteurs pourront faire connaissance avec la toute jeune association EducOoo (un an juste), liée au projet OpenOffice.org Éducation. Elle sert de ressource et vise à faciliter la mise en place et l’accompagnement de projets entre OpenOffice.org et le monde de l’enseignement.

Les visiteurs pourront mieux connaître deux chaînes éditoriales libres, La Poule ou l’Oeuf et Scenari. La Poule ou l’Œuf est une chaîne éditoriale Web dédiée à l’édition de documents longs (monographies, cours, mémoires, thèses, actes…), à destination électronique aussi bien que papier. Elle s’adresse à toute institution éditrice de contenus académiques pour une production structurée sémantiquement et intégrée au réseau, en vue d’une exploitation dynamique et évolutive des savoirs. Scenari, elle, est une chaîne éditoriale générique, basée sur la séparation des formats de stockage et des formats de publication : les formats de stockage décrivent la structure du fonds documentaire et les formats de publication la forme physique du document vue par l’utilisateur.

Seront également présents l’AFUL (Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres) et Scidéralle (les logiciels du Terrier, AbulÉdu, AbulEduLive…).


Educatice est un moment important de l’année scolaire pour le pôle de compétences logiciels libres du SCEREN.

Effectivement. Il s’inscrit aussi dans ce qui est la mission première du pôle qui est d’informer la communauté éducative, afin d’aider les uns et les autres à faire leurs choix. Les modalités sont diverses : organisation et/ou participation à des journées, séminaires, colloques, salons mais aussi textes et articles. Les initiatives sont multiples. Pour les dernières années scolaires, on peut mentionner, entre autres : depuis 2000, la présidence du cycle Education du salon Solutions Linux ; Paris Capitale du Libre ; le Forum Mondial du Libre ; les journées Autour du libre coorganisées par le CNDP et les ENST ; les colloques et séminaires d’ePrep ; les Rencontres de l’Orme, les Trophées du libre ; la Semaine de la Science ; les Rencontres mondiales des logiciels libres…


Comment ces actions d’information sont-elles reçues ?


En général très bien ! Il faut dire qu’est tellement évidente la convergence entre les principes du libre et les missions du système éducatif, la culture enseignante de libre accès à la connaissance et de sa diffusion à tous, de formation aux notions et non à des recettes. L’enseignement requiert la diversité des environnements scientifiques et techniques. La compréhension des systèmes suppose l’accès à leur « secret de fabrication ». Des formes de travail en commun des enseignants, de travail et d’usages coopératifs supposent des modalités de droit d’auteur facilitant l’échange et la mutualisation des documents qu’ils produisent. Du côté des usages éducatifs des TIC, on retrouve l’approche du libre, notamment ses licences GPL ou Creative Commons.

Il faut cependant ajouter qu’informer sur le libre, dans un esprit de diversité scientifique et technologique, ne fut pas toujours un « long fleuve tranquille ». Dans l’éducation comme ailleurs, il y a une pluralité de points de vue. Mais les choses sont entendues, depuis un certain temps déjà : le libre est sans conteste une composante à part entière et de premier plan de l’informatique pédagogique.


Peux-tu nous rappeler le contexte institutionnel ?

Créé en 2002, regroupant aujourd’hui vingt-trois CRDP, le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN est à la fois une structure de réflexion et d’action. Il a pris le relais de la Mission veille technologique à qui la direction générale du CNDP avait confié, dès 1999, le pilotage du « chantier » des logiciels libres, dans le contexte institutionnel éducatif défini, en octobre 1998, par un accord-cadre signé entre le Ministère de l’Éducation nationale et l’AFUL. Cet accord, régulièrement reconduit depuis lors, indiquait qu’il y a pour les établissements scolaires, du côté des logiciels libres, des solutions alternatives de qualité et à très moindre coût aux logiciels propriétaires, dans une perspective de pluralisme technologique. Et depuis plus de dix ans, les différents directeurs généraux qui se sont succédé à la tête du CNDP ont accordé une attention particulière au dossier des logiciels libres.


Quel est l’accueil du côté des collectivités locales ?

Bon également. Il y a des enjeux financiers, la question étant moins celle de la gratuité que celle du caractère « raisonnable » des coûts informatiques. Comme le dit François Elie, président de l’Adullact (Association pour le développement des logiciels libres dans l’administration et les collectivités territoriales), un logiciel est gratuit une fois qu’il a été payé et l’argent public ne doit servir qu’une fois pour payer un logiciel.

Les logiciels libres permettent de réduire d’une manière très significative les dépenses informatiques dans le système éducatif. Les collectivités locales sont de plus en plus sensibles à cet aspect des choses, notamment pour le poste de travail avec la suite bureautique OpenOfice.org. La licence GPL permet aux élèves, et aux enseignants, de retrouver à leur domicile leurs outils informatiques, sans frais supplémentaires et en toute légalité. Concernant les ENT, la région Ile-de-France va déployer une solution libre.


Et les ressources pédagogiques ?

Dans l’éducation, le libre c’est le logiciel mais également (et peut-être surtout) les ressources pédagogiques. Dans ce domaine, le « vaisseau-amiral » est l’association Sésamath[3]. Les lecteurs de Framasoft étant très bien informés des multiples activités de cette association remarquable, nous rappellerons qu’elle a eu un Prix de l’UNESCO en 2007 et qu’elle édite (en partenariat avec un éditeur privé) des manuels scolaires pour le collège qui connaissent un franc succès, et bientôt pour les CPGE (Classes préparatoires aux grandes écoles).


On sait que le numérique et les réseaux ont plongé l’édition scolaire (et l’édition en général) dans une période de turbulences. D’un côté, Sésamath met librement et gratuitement ses réalisations pédagogiques sur la Toile. De l’autre, elle procède à des coéditions, à des prix « raisonnables », de logiciels, de documents d’accompagnement, de produits dérivés sur support papier avec des éditeurs, public (les CRDP de Paris et de Lille) et privé, à partir des ressources mises en ligne sur la Toile. Le succès est au rendez-vous. La question est posée de savoir si ce type de démarche préfigure un nouveau modèle économique de l’édition scolaire, dans lequel la rémunération se fait sur le produit papier, sur le produit dérivé, le produit hybride et par le service rendu.


Des enjeux de société aussi


Oui, comme l’ont montré les vifs débats qui ont accompagné la transposition par le Parlement en 2006 de la directive européenne sur les Droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) et plus récemment à propos de la loi Hadopi.

John Sulston, prix Nobel de médecine, évoquant en décembre 2002 dans les colonnes du Monde Diplomatique les risques de privatisation du génome humain, disait que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l’instar du modèle de l’open source pour les logiciels ». Il existe une transférabilité de l’approche du libre à la réalisation des biens informationnels en général.

La question est donc posée de savoir si le modèle du libre préfigure des évolutions majeures en termes de modèles économiques et de propriété intellectuelle. Le logiciel libre est un « outil conceptuel » pour entrer dans les problématiques de l’économie de l’immatériel et de la connaissance. Incontournable pour le citoyen. Or l’on sait que l’une des trois missions de l’Ecole est de former le citoyen !

En guise de conclusion

Je voudrais profiter de cet interview pour remercier l’association Framasoft pour la place qu’elle occupe dans le paysage éducatif et culturel, et le rôle qu’elle y joue, la qualité de sa réflexion, son attachement au bien commun et au pluralisme.

Et puis, rendez-vous au salon Educatice. Pré-enregistrement sur le site d’Educatec-Educatice avec demande de badge d’accès gratuit.

Notes

[1] Crédit photo : Styeb (Creative Commons By-Sa)

[2] Signalons que Jean-Pierre Archambault, cette fois-ci avec sa casquette de président de l’EPI, animera également une table ronde, le vendredi 20 novembre de 11h15 à 12h45, « Un enseignement de l’informatique au lycée », avec Gérard Berry, Professeur au Collège de France, membre de l’Académie des Sciences, Gilles Dowek, Professeur d’informatique à l’École Polytechnique et Pierre Michalak, IA-IPR de l’Académie de Versailles. Thème souvent évoqué dans le Framablog.

[3] Remarque : Sésamath sera non seulement présent à Educatice mais également au Salon de l’Éducation, stand CE40.




Google se conjugue au futur et Microsoft au passé ?

Google sfida Microsoft con Chrome - Copyright Federico FieniOn le sait, Microsoft n’a pas vu venir le Web et ne porte pas le logiciel libre dans sa culture (c’est le moins que l’on puisse dire).

À partir de là comment s’étonner qu’un Google lui fasse aujourd’hui concurrence et menace demain d’attaquer frontalement ses deux plus beaux fleurons (et source colossale de revenus) que sont le système d’exploitation Windows et la suite bureautique MS Office.

Un Google qui a massivement investi dans le cloud computing, l’informatique dans les nuages, Un Google qui non seulement ne méprise pas le logiciel libre mais sait très bien l’utiliser quand ça l’arrange, par exemple pour faire s’y reposer son navigateur Chrome ou son prochain et très attendu Google OS (histore de boucler la boucle)[1].

À propos de Google OS, un petit coup de Wikipédia : « Google Chrome OS est un projet de système d’exploitation qui sera fondé sur son navigateur Web Chrome et un noyau Linux. À destination des netbooks dans un premier temps, il serait capable, à terme, de faire tourner des ordinateurs de bureau traditionnels. Google laisse à penser que son OS fonctionnerait en ligne sur tout ou partie, comme ses applications (Google Documents, Gmail, etc.). Après sa suite gratuite Google Documents concurrent de la suite payante Microsoft Office, puis Android face à Windows Mobile, ce nouveau système d’exploitation gratuit attaque le cœur du business Microsoft. »

La fin d’un cycle, si ce n’est d’une époque ?

Google est en compétition pour le futur; Microsoft, pour le passé

Google competes for the future; Microsoft, the past

Matt Asay – 23 octobre 2009 – CNET News
(Traduction Framalang : Poupoul2 et Goofy)

Google est né sur le Web, et provoque de plus en plus de quintes de toux chez Microsoft en contraignant le géant séculaire du logiciel à se battre en utilisant les règles de Google. Comme avec l’open source. Comme avec l’informatique dans les nuages.

Microsoft pourrait se reposer sur ses lauriers dans l’immédiat grâce au lancement réussi de Windows 7. Mais à long terme son plus grand succès que représentent ses vieux logiciels de bureautique menace de céder le marché à Google.

Ce n’est pas très équitable pour Microsoft. Microsoft est victime de son propre succès, en ayant besoin de s’adresser à sa clientèle existante à chaque nouvelle version, coincé qu’il est par le « dilemme de l’innovateur ». Microsoft continue de remplir ses caisses, mais ses deux derniers trimestres ont vu ses forces traditionnelles telles que le système d’exploitation Windows devenir un frein pour ses revenus, tandis que les entreprises dépensent toujours plus d’argent auprès de Google, Red Hat et quelques autres.

L’absence d’héritage de Google lui permet d’innover rapidement à large échelle, comme le suggère Todd Pierce, directeur technique de Genentech et client de Google :

Le rythme d’innovation de Google…, enfin bon, le cycle de production d’Oracle, SAP et Microsoft est de cinq ans, celui de Google est de cinq jours. C’est incrémental. En cinq jours, vous ne pouvez pas supprimer toutes vos licences de Microsoft Office, mais d’ici cinq ans, vous n’aurez plus de Microsoft Office.

Microsoft, de son côté, est tellement préoccupé par la compatibilité ascendante, « Ce produit ou cette fonctionnalité sont-ils compatibles avec notre capacité à monétiser notre monopole sur la bureautique des années 80 ? », qu’ils continuent à se battre pour comprendre le Web. Dave Rosenberg, blogueur sur CNET, note que Windows 7 aurait dû être la tête de pont de Microsoft sur l’informatique dans les nuages, mais qu’il n’en a rien été.

Il y a beaucoup de « aurait dû être » chez Microsoft, lorsqu’on parle du Web.

Dans l’intervalle, personne ne ralentit pour attendre Microsoft. Arrêtons-nous un instant sur l’informatique dans les nuages. VMware domine la virtualisation, et a de grandes ambitions dans l’informatique dans les nuages, alors que les rivaux open source Eucalyptus et VMops menacent de contester la suprématie de VMware et Microsoft, en cherchant à dominer l’informatique dans les nuages.

Et arrive alors Google, qui fournit une gamme de services d’informatique dans les nuages toujours plus large aux entreprises qui cherchent à se détacher de l’ordinateur de bureau. Dans une interview donnée à CNET News, Eric Schmidt, PDG de Google, soutient que le navigateur peut être à la fois orienté entreprise et consommateur. L’architecture est dirigée par le navigateur. C’est toute l’histoire de l’informatique d’entreprise actuelle.

En d’autres termes, le bureau est simplement un moyen pour l’utilisateur de lancer son navigateur. C’est une passerelle. Il n’y a plus de valeur dans le bureau. Elle se trouve dans le navigateur, qui devient le nouveau bureau, en termes de fonctionnalités réelles disponibles

La meilleure opportunité pour Microsoft de contrecarrer la menace de Google et des autres s’appelle SharePoint. Le PDG de Microsoft, Steve Ballmer, l’a décrit comme le nouveau système d’exploitation de Microsoft, mais ce n’est que dans un entretien récent avec Forrester qu’il lui a donné tout son sens :

Dans mon esprit, je compare SharePoint au PC, le PC est venu à la vie comme machine à tableau, puis est devenu une machine à développer, une machine à traiter du texte, SharePoint est une infrastructure à objectif global qui connectera les gens aux gens, et les gens à l’information…

Je crois que SharePoint est considéré par les administrateurs informatiques et les développeurs comme une plateforme de développement très sérieuse pour les développement rapide d’application (NdT : RAD, Rapid Application Development).

SharePoint est la meilleure tentative de Microsoft pour connecter les applications de bureau telles qu’Office, avec des outils collaboratifs et de stockage centralisé ou dans les nuages. Bien sûr, Microsoft a d’autres initiatives telles qu’Office en ligne, mais aucune ne marie aussi bien ses centres de profits historiques et l’innovation future.

SharePoint pourrait alors être le meilleur espoir de Microsoft pour marier son héritage à la future informatique en ligne.

Microsoft a besoin de cela. Ils perdent dans le marché des mobiles, et pas uniquement face à Apple. Android, le système dédié de Google, est déjà efficient et opérationnel, avec par exemple ses données AdMob qui situent aujourd’hui la pénétration des smartphones Android à 10 % au Royaume Uni.

Si nous prenons l’hypothèse que le mobile sera de plus en plus une plateforme de choix pour le client, alors nous voyons Google harceler Microsoft par le haut (les nuages de services) et par le bas (le client).

Dans les deux cas, l’open source est une arme de choix pour Google, et c’en est une que Microsoft va devoir comprendre rapidement s’ils veulent devenir un acteur de poids sur le Web. Le Web est trop grand pour que Microsoft le contrôle, et le Web est incroyablement open source, tel que le remarque Mitch Kapor, fondateur de Lotus :

La victoire de l’open source est qu’il constitue le fondement du Web, la partie invisible, celle que vous ne voyez pas en tant qu’utilisateur.

Les majorité des serveurs utilisent Linux comme système d’exploitation avec Apache comme serveur Web sur lequel tout le reste est construit. Les principaux langages sur lesquels les applications Web sont construites, qu’il s’agisse de Perl, de Python, de PHP ou de n’importe quel autre langage, sont tous open source. Donc l’infrastructure du Web est open source. Le Web tel que nous le connaissons est totalement dépendant de l’open source.

Kapor suggère que la guerre que Microsoft livre à l’open source est terminée, ou devrait l’être : l’open source a gagné. Il s’agit désormais d’une infrastructure essentielle, et quelque chose que Microsoft doit arriver à comprendre, plutôt que de le combattre. Il ne s’agit pas de « religion open source », il ne s’agit que de pragmatisme. Un pragmatisme que Microsoft peut s’approprier aussi bien que n’importe qui d’autre.

Google utilise le futur (l’open source, les nuages) pour se battre pour l’avenir, et ses tactiques menacent de frapper Microsoft au cœur de ses vaches à lait tels que Windows.

Microsoft, cependant, semble être embourbé dans son passé. Windows 7 a l’air d’une mise à jour sérieuse de son prédécesseur Vista, mais dans dix ans, cela aura-t-il une importance pour nous ? Peut-être aurons-nous changé, oubliant ces jours pittoresques où nous nous soucions du système d’exploitation et des applications telles qu’Office ?

Notes

[1] Crédit illustration : Copyright Federico Fieni




Éducation et logiciel libre : le témoignage d’un lycéen

Chapendra - CC byDeux paradoxales caractéristiques des débats sur l’éducation (et l’éducation est un débat permanent). 1. Ceux qui parlent le plus fort et décident ne sont pas, ou plus, professeur. 2. On ne donne que très rarement la parole aux principaux concernés : les élèves.

Pour éviter qu’il en aille de même sur ce blog qui évoque souvent la situation du logiciel libre dans l’éducation, nous avons choisi d’interviewer l’élève « Vanaryon » (repéré sur le Web via son fort intéressant blog). Il est en classe de Première et habite quelque part dans le Finistère.

C’est le deuxième entretien lycéen du Framablog, et comme il avait été dit la première fois, cet élève ne représente (malheureusement) en rien l’ensemble des élèves. Ce serait même a priori plutôt une exception qui confirme la règle d’une insuffisante culture sur les sujets de prédilection qui nous préoccupent ici au quotidien.

Il me plairait qu’à l’avenir ce ne soit plus malgré l’école mais grâce à l’école que des Vanaryon se découvrent de telles sources d’intérêt, pour ne pas dire de telles passions. Histoire d’être plus encore rassuré sur la capacité de la nouvelle génération[1] à assurer la nécessaire relève.

Remarque : On a été agréablement surpris au passage de constater que notre Framakey a participé à son « initiation » au logiciel libre.

Entretien avec Vanaryon

Bonjour Vanaryon, peux-tu rapidement te présenter…

Bonjour à toi ! Je suis un lycéen actuellement en classe de première S (SVT). L’informatique et les logiciels libres me passionnent, ainsi que les technologies web. Je suis le secrétaire de la junior association PostPro, qui fait la promotion du logiciel libre dans le domaine de la création vidéo.

Quels logiciels libres utilises-tu au quotidien ?

Actuellement, je n’utilise presque plus de logiciels propriétaires : seulement Flash Player et les pilotes Nvidia pour ma carte graphique (sous Linux). Donc tout le reste est libre : je tourne sous une Ubuntu 9.04. Les logiciels libres que j’utilise le plus sont Gajim, Mozilla Firefox, Novell Evolution, Rhythmbox ou encore Gedit et Nautilus.

Sinon, quand je ne suis pas sur un poste Linux, j’ai toujours une Framakey sur moi 😉

Comment as-tu découvert les logiciels libres et en quoi te semblent-ils intéressants ?

Ça remonte à assez longtemps, au début collège je crois. Je devais être en 5ème. Je venais de m’abonner à la revue Science & Vie Junior, et dans les astuces informatique ils présentaient la Framakey. À partir de ça j’ai pu découvrir Firefox, Thunderbird et Abiword, pour m’ouvrir sur d’autres logiciels libres peu à peu (OpenOffice, Notepad++, ClamWin).

À l’époque, je ne voyais pas du tout l’avantage des logiciels libres de par la philosophie qu’il y avait derrière, mais plutôt parce-qu’ils étaient gratuits et que je les trouvais plus accessibles que les logiciels Microsoft (d’ailleurs je ne devais même pas savoir que c’était un logiciel libre à l’époque).

Au cours de ton parcours scolaire as-tu souvent rencontré des logiciels libres ? Y a-t-il des professeurs qui t’en ont parlé, qui les ont utilisés en classe avec vous ?

Oui, assez souvent (mais pas assez à mon goût !). J’ai tout de même remarqué une certaine évolution au fur et à mesure des années et des classes (en primaire, je me souviens que j’utilisais Microsoft Word, mais il n’y avait rien d’autre sur les postes !). Ensuite, au collège, je découvrais StarOffice, The GIMP, puis OpenOffice.org. Mais c’était tout, il n’y avait rien d’autre. Puis lorsque j’allais quitter le collège, Mozilla Firefox fut installé sur tous les postes du CDI. Enfin arriva mon lycée, que je sentais pro-Microsoft, de leur infrastructure en passant par leur site web. Mais il faisait quand même des efforts pour nous proposer quelques logiciels ouverts (VLC, The GIMP et OpenOffice.org puis Mozilla Firefox cette année).

Cependant, ce n’est pas encore ça… Pour donner un exemple concret, cette année ils viennent d’acheter des nouveaux ordinateurs et ils ont déployé Microsoft Office 2007 : résultat, les élèvent préfèrent l’utiliser à OpenOffice.org, alors que l’année dernière c’était OpenOffice.org qui était privilégié par rapport à Microsoft Office 2000.

Au collège, un professeur d’art plastique m’avait en effet parlé de VirtualDub, pour faire du montage vidéo. Elle m’avait dit « c’est un logiciel libre de droits ». Déjà on sent qu’elle connaissait un peu la chose !

Utilisé en classe, oui, surtout pour VLC, qui reste un incontournable pour lire tous les médias. Sinon, malheureusement, les professeurs ont tendance à nous montrer des documents visionnés avec Microsoft Powerpoint, Word, mais aussi Adobe Reader ou encore Internet Explorer (on a encore la version 6 là où je suis…).

Au cours de ton parcours scolaire as-tu souvent rencontré la « culture libre » ? Y a-t-il des professeurs qui t’ont parlé ou ont utilisés des ressources sous licences libres de type Creative Commons ?

Non, jamais. Et c’est ça qui m’effraie : tous les documents donnés par les professeurs portent en général la mention « photocopie interdite », ou encore des petits copyrights en bas pour certains. En tout cas ils n’ont jamais parlé de culture libre, et encore moins de logiciel libre.

Wikipédia et les enseignants : ils aiment, ils n’aiment pas, ils n’en parlent pas ?

Les enseignants disent toujours que Wikipédia est un outil qui doit se fier à d’autres sources, car ils ne le considèrent pas comme fiable ! Et pourtant… pour le Français, de nombreux articles sur la littérature française sont validés comme étant de qualité !

Cependant, je trouve que certains professeurs paraissent bien hostiles lorsqu’ils expliquent ce qu’est Wikipédia…

Penses-tu que les logiciels propriétaires comme Windows et MS Office (Word, Excel…) sont trop présents à l’école. Et si oui que proposerais-tu pour améliorer la situation ?

Assurément ! Ils sont beaucoup trop présents ! Bon, c’est vrai qu’il n’y a pas que les logiciels Microsoft qui sont propriétaires sur les machines de l’école, mais aussi plein d’autres (je pense en particulier à Anagène, une antiquité utilisée en SVT). Mais le problème avec les logiciels Microsoft, c’est qu’ils sont partout ! De la suite bureautique qui nous pond des formats incompréhensibles par des versions plus anciennes de MS Office ou aux autres suites bureautique (je pense à Office 2007 qui a causé de nombreux problèmes avec le docx et autres), au navigateur web complètement buggé et dépassé qu’est Internet Explorer 6, en passant carrément par le système Windows en lui même…

Mais déjà, les professeurs ne sont-ils pas un peu conditionnés aux softs made-in-Microsoft ? Je pense surtout aux licences gratuites de MS Office qu’ils reçoivent. Une petite anecdote : ça m’avais fait bien rire à l’époque, quand j’étais en 3ème, mon professeur d’SVT, pour dire Mozilla Firefox nous avait sorti Godzilla Firefox, et pensait que c’était le fameux monstre. Peut-être faisait-il une confusion avec le logo de Mozilla qui est un dinosaure ?

Pour améliorer la situation, déjà il faudrait sensibiliser les utilisateurs (aussi bien professeurs qu’élèves), et je pense vraiment qu’il n’y a que les gérants informatique de l’établissement qui peuvent changer la situation en bannissant Windows, et en préférant Linux, ou encore laisser libre aux utilisateurs de booter sur l’OS de leur choix. Mais le gros problème c’est que de très (trop) nombreux logiciel nécessaires à certains programmes scolaires ne tournent que sous Windows.

Sur ton blog, tu t’es récemment inquiété du choix de ton lycée pour la solution Microsoft Live@edu (cf ce billet blog). En quoi ce choix est-il un mauvais choix ?

Rha, si je sortais tout ce que je pense pour répondre à ta question, ça en ferait trop ! Déjà parce-que ça renforce le monopole de Microsoft dans l’éducation, et permet de sortir ses applications web de l’établissement, qui arrivent dans les foyers même des élèves/professeurs. Quand un truc marche pas sur la plateforme Windows Live, les profs nous demandent quel navigateur on utilise et nous recommandent Internet Explorer… Désolant…

Et puis, ce n’est pas une manière de faire que de proposer cette plateforme à ses élèves, surtout que nos données sortent de l’établissement, et arrivent dans un data-center suisse (si je me souviens bien). Et mon lycée n’a donné aucune fiche à signer l’autorisant à céder mes informations à un tiers (ici mon nom, mon prénom, mon établissement). Et puis ça conditionne encore les gens à utiliser le réseau MSN, les blogs Windows Live ou encore le service SkyDrive.

Pourquoi ne pas déployer un serveur à l’intérieur même du lycée, avec une plateforme comme Elgg, que je trouve bien mieux conçue et beaucoup plus accessible ? Mais surtout ouverte et décentralisée ! Elle permet les mêmes choses, voir plus. Alors pourquoi choisir en permanence Microsoft (ils ont des aides financières, c’est pas possible ?!) ?

iPod, iPhone, ça te fait rêver ?

Pas vraiment, en fait je n’ai (encore) aucun produit Apple chez moi ! Tout le monde a des iPods, je n’en ai pas, et franchement ça ne me donne pas envie. Je ne renie pas le fait que l’iPhone est superbement bien conçu, mais je ne suis pas forcément pour les smartphones, et encore moins si ce n’est pas basé sur une architecture libre.

Et puis, quand ça lit pas le Ogg, c’est pas intéressant 😉

Certains caricaturent les jeunes et leur usage d’internet qui se résumerait à MSN, Facebook, World of Warcraft et du copier/coller de Wikipédia. Qu’as-tu envie de dire à ces gens là ?

Eh bien j’ai envie de dire qu’ils ont raison et qu’ils ont tort. Raison parce-que c’est quand même le cas de pas mal de jeunes (Skyblogs, MSN et Facebook comme tu le dis et pis tant qu’à y être l’exposé venant directement de Wikipédia !). Mais il n’y a pas qu’eux, et heureusement ! C’est vrai que pas mal de gens voient l’Internet sous cet angle là, mais une autre partie le voit différemment.

Le truc qui m’avait bien fait rire, c’est quand j’avais demandé à un ami quel était son navigateur web : il m’a répondu « Ben… Google ! ». En fait il parlait de sa homepage, et son butineur arborait une jolie icône en « E » bleue. Un autre ami pensait que Internet Explorer, c’était Internet, et que Mozilla Firefox c’était pas le vrai Internet… (ça vole haut !). M’enfin bon, depuis il est passé quand même à Mozilla Firefox tout ça parce-qu’un site pour télécharger des voitures dans TrackMania ne marchait pas sous son IE.

Est-il difficile d’expliquer à ses camarades ce qu’est un logiciel libre ? Penses-tu que la diffusion de la pratique du piratage et la confusion libre/gratuit compliquent la situation ? Les as-tu senti concernés par le débat sur l’Hadopi ?

Très difficile ! J’ai converti un ami à Linux, c’est déjà pas mal, et sensibilisé plusieurs : mais certains continuent à dire logiciel gratuit pour logiciel libre ou encore logiciel libre pour logiciel gratuit. C’est sûr qu’au début ça peut porter à confusion, mais au moins ils sont sensibilisés. Et puis il y a encore les pro-Microsoft qui ne veulent même pas savoir ce qu’est un logiciel libre, et restent bornés à ce qu’ils connaissent/utilisent.

Oui, certes, cette confusion avec le piratage complique la situation, et, résultat les gens ont téléchargé illégalement sans limites pendant plusieurs années. Ce qui a entraîné le gouvernement à faire un peu n’importe quoi avec Hadopi (enfin, les maisons de disque à pousser le gouvernement à faire n’importe quoi). Malheureusement.

Justement, j’avais un ami qui disait, qu’au début l’Hadopi c’était génial, que les artistes devaient pouvoir vivre de leur métier et tout le blabla, là je ne le contredis pas quand à la rémunération des artistes, mais ce qu’il ne comprenait pas c’est que les musiciens n’auront pas beaucoup plus avec cette loi qui n’est que dans l’intérêt des maisons de disque ! En tout cas, maintenant que cette même personne a commencé à télécharger illégalement, elle pense tout le contraire. Comme quoi : « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ! »…

Je vois que tu es également développeur sur ton temps… libre avec le projet KOLoad. Peux-tu nous en dire davantage ? (et au passage pourquoi ce choix de la licence CeCILL ?)

Oui, j’ai commencé à apprendre le HTML/CSS il y a un an (je maîtrise parfaitement ces langages maintenant), et je me met au JavaScript et PHP peu à peu. C’est pourquoi l’été dernier, en même temps d’apprendre le PHP, je codais pour m’entraîner sur ce que je venais d’assimiler. Et puis je me suis dit que KOLoad pouvait être utile à la communauté, donc je l’ai publié. Et puis au lieu d’utiliser SkyDrive comme tout le monde au lycée, j’aurais mon KOLoad sur mon serveur 😉 Cependant, je tiens à préciser qu’il ne sera pas maintenu (je suis actuellement sur des projets plus important, comme Movim, qui a pour but de créer un réseau social libre et décentralisé basé sur XMPP !).

J’ai choisi la licence CeCILL, tout simplement, parce-que KOLoad est basé sur listr, un projet de navigateur de fichiers en PHP, qui était lui-même publié sous la licence CeCILL. Pour ne rien changer, je l’ai donc gardée. Cette licence me paraissait bonne pour le logiciel libre, donc je ne me suis pas amusé à changer !

Penses-tu que ce serait une bonne idée de créer un « cours d’informatique » comme cela se discute actuellement ? Et si oui pour quel niveau et pour quel contenu ?

Mhh, si tu parles de cours informatique à l’école, ça peut être utile à hauteur d’une heure toutes les 2 semaines par exemple, histoire de faire découvrir des alternatives, de sensibiliser les jeunes sur le libre (tant qu’à y être !). Et puis de nos jour, ne pas savoir utiliser correctement un ordinateur est assez problématique pour son futur métier.

Pour ce qui est du niveau, pourquoi ne pas avoir plusieurs groupes qui feraient, pour les plus expérimentés, des choses plus poussées (bon, j’imagine que ça irait pas jusqu’à la programmation quand même !). Mais le truc que j’aurais adoré en tant que lycéen, c’est justement une option « programmation » ! Inutile pour la section que je fait actuellement, mais passionnant ! 🙂

Comment vois-tu l’avenir du logiciel libre ?

Comme la devise de Framasoft le dit si bien : on a encore du boulot pour sensibiliser et promouvoir, mais on remarque tout de même une petite progression au fil des années.

Le truc qui me fait peur c’est l’ascension des applications web, à intérêt commercial (je pense aux services Google). Le code est fermé pour celles-ci, et on arrive dans l’impasse de la centralisation. À mon avis, la communauté du logiciel libre devrait s’activer dans les applications web décentralisées, puisque c’est l’avenir de l’informatique, malheureusement à mon avis… (Le futur Chrome OS souligne bien ça).

Bonne chance pour la suite de tes études 😉

Merci ! Il y a du pain sur la planche 🙂

Notes

[1] Crédit photo : Chapendra (Creative Commons By)