Des routes et des ponts (15) – les institutions et l’open source

Voici le plus long des chapitres de Des routes et des ponts de Nadia Ehgbal que nous traduisons pour vous semaine après semaine (si vous avez raté les épisodes précédents). Il s’agit cette fois-ci des institutions (ici nord-américaines) qui par diverses formes de mécénat, contribuent au développement et au maintien des projets d’infrastructure numérique open source parce qu’elles y trouvent leur intérêt. Pas sûr qu’en Europe et en France ces passerelles et ces coopérations bien comprises entre entreprises et open source soient aussi habituelles…

Traduction Framalang :  Opsylac, Luc, jums, xi, serici, lyn, mika, AFS, Goofy

Les efforts institutionnels pour financer les infrastructures numériques

Il existe des institutions qui s’efforcent d’organiser collectivement les projets open source et aider à leur financement. Il peut s’agir de fondations indépendantes liées aux logiciels, ou d’entreprises de logiciels elles-mêmes qui apportent leur soutien.

Soutien administratif et mécénat financier

Plusieurs fondations fournissent un soutien organisationnel, comme le mécénat financier, aux projets open source : en d’autres termes, la prise en charge des tâches autres que le code, dont beaucoup de développeurs se passent volontiers. L’Apache Software Foundation, constituée en 1999, a été créée en partie pour soutenir le développement du serveur Apache HTTP, qui dessert environ 55 % de la totalité des sites internet dans le monde.

Depuis lors, la fondation Apache est devenue un foyer d’ancrage pour plus de 350 projets open source. Elle se structure comme une communauté décentralisée de développeurs, sans aucun employé à plein temps et avec presque 3000 bénévoles. Elle propose de multiples services aux projets qu’elle héberge, consistant principalement en un soutien organisationnel, juridique et de développement. En 2011, Apache avait un budget annuel de plus de 500 000 $, issu essentiellement de subventions et de donations.

Le Software Freedom Conservancy, fondée en 2006, fournit également des services administratifs non-lucratifs à plus de 30 projets libres et open source. Parmi les projets que cette fondation soutient, on retrouve notamment Git, le système de contrôle de versions dont nous avons parlé plus haut et sur lequel GitHub a bâti sa plateforme, et Twisted, une librairie Python déjà citée précédemment.

On trouve encore d’autres fondations fournissant un soutien organisationnel, par exemple The Eclipse Foundation et Software in the Public Interest. La Fondation Linux et la Fondation Mozilla soutiennent également des projets open source externes de diverses façons (dont nous parlerons plus loin dans ce chapitre), bien que ce ne soit pas le but principal de leur mission.

Il est important de noter que ces fondations fournissent une aide juridique et administrative, mais rarement financière. Ainsi, être sponsorisé par Apache ou par le Software Freedom Conservancy ne suffit pas en soi à financer un projet ; les fondations ne font que faciliter le traitement des dons et la gestion du projet.

Un autre point important à noter, c’est que ces initiatives soutiennent le logiciel libre et open source d’un point de vue philosophique, mais ne se concentrent pas spécifiquement sur ses infrastructures. Par exemple, OpenTripPlanner, projet soutenu par le Software Freedom Conservancy, est un logiciel pour planifier les voyages : même son code est open source, il s’agit d’une application destinée aux consommateurs, pas d’une infrastructure.

DSC06985
La coopération est nécessaire pour construire et maintenir une infrastructure – photo par An en Alain (licence CC By 2.0)

Créer une fondation pour aider un projet

Certains projets sont suffisamment importants pour être gérés à travers leurs propres fondations. Python, Node.js, Django et jQuery sont tous adossés à des fondations.

Il y a deux conditions fondamentales à remplir pour qu’une fondation fonctionne : accéder au statut d’exemption fiscale et trouver des financements.

Réussir à accéder au statut 501(c), la loi américaine qui définit les organismes sans but lucratif, peut s’avérer difficile pour ces projets, à cause du manque de sensibilisation autour de la technologie open source et de la tendance à voir l’open source comme une activité non-caritative. En 2013, une controverse a révélé que l’IRS (Internal Revenue Service, service des impôts américain) avait dressé une liste de groupes postulant au statut d’exemption fiscale qui nécessiteraient davantage de surveillance : l’open source en faisait partie. Malheureusement, ces contraintes ne facilitent pas l’institutionnalisation de ces projets.

Par exemple, Russell Keith-Magee, qui était jusqu’à une époque récente président de la Django Software Foundation, a expliqué que la fondation ne pouvait pas directement financer le développement logiciel de Django, sans prendre le risque de perdre son statut 501(c). La fondation soutient plutôt le développement via des activités communautaires.

En juin 2014, la Fondation Yorba, qui a créé des logiciels de productivité qui tournent sous Linux, s’est vu refuser le statut 501(c) après avoir attendu la décision pendant presque quatre ans et demi. Jim Nelson, son directeur exécutif, a été particulièrement inquiété par le raisonnement de l’IRS : parce que leur logiciel pouvait potentiellement être utilisé par des entités commerciales, le travail de Yorba ne pouvait pas être considéré comme caritatif. Une lettre de l’IRS explique :

« Se contenter de publier sous une licence open source tous usages ne signifie pas que les pauvres et les moins privilégiés utiliseront effectivement les outils. […] On ne peut pas savoir qui utilise les outils, et encore moins quel genre de contenus sont créés avec ces outils. »

Nelson a pointé les failles de ce raisonnement dans un billet de blog, comparant la situation à celle d’autres biens publics :

« Il y a une organisation caritative ici à San Francisco qui plante des arbres pour le bénéfice de tous. Si l’un de leurs arbres… rafraîchit les clients d’un café pendant qu’ils profitent de leur expresso, cela signifie-t-il que l’organisation qui plante des arbres n’est plus caritative ? »

Les projets qui accèdent au statut 501(c) ont tendance à insister sur l’importance de la communauté, comme la Python Software Foundation, dont l’objet est de « promouvoir, protéger et faire progresser le langage de programmation Python, ainsi que de soutenir et faciliter la croissance d’une communauté diversifiée et internationale de programmeurs Python ».

En parallèle, certains projets candidatent pour devenir une association de commerce au sens du statut 501(c)(6). La Fondation jQuery en est un exemple, se décrivant comme « une association de commerce à but non-lucratif pour développeurs web, financée par ses membres ». La Fondation Linux est également une association de commerce.

Le deuxième aspect de la formalisation de la gouvernance d’un projet à travers une fondation est la recherche de la source de financement adéquate. Certaines fondations sont financées par des donations individuelles, mais ont proportionnellement de petits budgets.

La Django Software Foundation, par exemple, gère Django, le plus populaire des frameworks web écrits en Python, utilisé par des entreprises comme Instagram et Pinterest. La Fondation est dirigée par des bénévoles, et reçoit moins de 60 000 $ de donations par an. L’année dernière, la Django Software Foundation a reçu une subvention ponctuelle de la part de la Fondation Mozilla.

Parmi les autres sources habituelles de financement on trouve les entreprises mécènes. En effet, les entreprises privées sont bien placées pour financer ces projets logiciels, puisqu’elles les utilisent elles-mêmes. La Fondation Linux est l’un de ces cas particuliers qui rencontrent le succès, et ce grâce la valeur fondamentale du noyau Linux pour les activités de quasiment toutes les entreprises. La Fondation Linux dispose de 30 millions de dollars d’un capital géré sur une base annuelle, alimenté par des entreprises privées comme IBM, Intel, Oracle et Samsung – et ce chiffre continue d’augmenter.

Créer une fondation pour soutenir un projet est une bonne idée pour les projets d’infrastructure très conséquents. Mais cette solution est moins appropriée pour de plus petits projets, en raison de la quantité de travail, des ressources, et du soutien constant des entreprises, nécessaires pour créer une organisation durable.

Node.js est un exemple récent d’utilisation réussie d’une fondation pour soutenir un gros projet. Node.js est un framework JavaScript, développé en 2009 par Ryan Dahl et différents autres développeurs employés par Joyent, une entreprise privée du secteur logiciel. Ce framework est devenu extrêmement populaire, mais a commencé à souffrir de contraintes de gouvernance liées à l’encadrement par Joyent, que certaines personnes estimaient incapable de représenter pleinement la communauté enthousiaste et en pleine croissance de Node.js.

En 2014, un groupe de contributeurs de Node.js menaça de forker le projet. Joyent essaya de gérer ces problèmes de gouvernance en créant un conseil d’administration pour le projet, mais la scission eut finalement lieu, le nouveau fork prenant le nom d’io.js. En février 2015 fut annoncée l’intention de créer une organisation 501(c) (6) en vue d’extraire Node.js de la mainmise de Joyent. Les communautés Node.js et io.js votèrent pour travailler ensemble sous l’égide de cette nouvelle entité, appelée la Fondation Node.js. La Fondation Node.js, structurée suivant les conseils de la Fondation Linux, dispose d’un certain nombre d’entreprises mécènes qui contribuent financièrement à son budget, notamment IBM, Microsoft et payPal. Ces sponsors pensent retirer une certaine influence de leur soutien au développement d’un projet logiciel populaire qui fait avancer le web, et ils ont des ressources à mettre à disposition.

Montage d'une yourte, photo par Armel (CC BY SA 2.0)
Montage d’une yourte, photo par Armel (CC BY SA 2.0)

 

Un autre exemple prometteur est Ruby Together, une organisation initiée par plusieurs développeurs Ruby pour soutenir des projets d’infrastructure Ruby. Ruby Together est structuré en tant qu’association commerciale, dans laquelle chaque donateur, entreprise ou individu, investit de l’argent pour financer le travail à temps plein de développeurs chargés d’améliorer le cœur de l’infrastructure Ruby. Les donateurs élisent un comité de direction bénévole, qui aide à décider chaque mois sur quels projets les membres de Ruby Together devraient travailler.

Ruby Together fut conçue par deux développeurs et finance leur travail de  : André Arko et David Radcliffe. Aujourd’hui, en avril 2016, est également rémunéré le travail de quatre autres mainteneurs d’infrastructure. Le budget mensuel en mars 2016 était d’un peu plus de 18 000 dollars par mois, couvert entièrement par des dons. La création de Ruby Together fut annoncée en mars 2015 et reste un projet récent, mais pourrait bien servir de base à un modèle davantage orienté vers la communauté pour financer la création d’autres projets d’infrastructure.

Programmes d’entreprises

Les éditeurs de logiciels soutiennent les projets d’infrastructure de différentes manières.

En tant que bénéficiaires des projets d’infrastructures, ils contribuent en faisant remonter des dysfonctionnements et des bugs, en proposant ou soumettant de nouvelles fonctionnalités ou par d’autres moyens. Certaines entreprises encouragent leurs employés à contribuer à des projets d’une importance critique sur leur temps de travail. De nombreux employés contribuent ainsi de manière significative à des projets open source extérieurs à l’entreprise. Pour certains employés, travailler sur de l’open source fait clairement partie de leur travail. L’allocation de temps de travail de leurs salariés est une des plus importantes façons de contribuer à l’open source pour les entreprises.

Les grandes entreprises comme Google ou Facebook adhèrent avec enthousiasme à l’open source, de façon à inspirer confiance et renforcer leur influence ; elles sont de fait les seuls acteurs institutionnels assez importants qui peuvent assumer son coût sans avoir besoin d’un retour financier sur investissement. Les projets open source aident à renforcer l’influence d’une entreprise, que ce soit en publiant son propre projet open source ou en embauchant des développeurs de premier plan pour qu’ils travaillent à plein temps sur un projet open source.

Ces pratiques ne sont pas limitées aux entreprises purement logicielles. Walmart, par exemple, qui est un soutien majeur de l’open source, a investi plus de deux millions de dollars dans un projet open source nommé hapi. Eran Hammer, développeur senior à Walmart Labs, s’est empressé de préciser que « l’open source, ce n’est pas du caritatif » et que les ressources d’ingénierie gratuites sont proportionnelles à la taille des entreprises qui utilisent hapi. Dion Almaer, l’ancien vice-président en ingénierie de Walmart Labs, a remarqué que leur engagement envers l’open source les aidait à recruter, à construire une solide culture d’entreprise, et à gagner « une série d’effets de levier ».

En termes de soutien direct au maintien du projet, il arrive que des entreprises embauchent une personne pour travailler à plein temps à la maintenance d’un projet open source. Les entreprises donnent aussi occasionnellement à des campagnes de financement participatif pour un projet particulier. Par exemple, récemment, une campagne sur Kickstarter pour financer un travail essentiel sur Django a reçu 32 650 £ (environ 40 000 €) ; Tom Christie, l’organisateur de la campagne, a déclaré que 80 % du total venait d’entreprises. Cependant, ces efforts sont toujours consacrés à des projets  spécifiques et les infrastructures numériques ne sont pas encore vues communément comme une question de responsabilité sociale par les entreprises de logiciel à but lucratif. Cela laisse encore beaucoup de marge aux actions de défense et promotion.

L’un des programmes d’entreprise les plus connus est le Summer of Code de Google (été de programmation, souvent nommé GSoC), déjà mentionné dans ce livre, qui offre de l’argent à des étudiant⋅e⋅s pour travailler sur des projets open source pendant un été. Les étudiant⋅e⋅s sont associé⋅e⋅s à des mentors qui vont les aider à se familiariser avec le projet. Le Summer of Code est maintenu par le bureau des programmes open source de Google, et il a financé des milliers d’étudiant⋅e⋅s.

Le but du Summer of Code est de donner à des étudiants la possibilité d’écrire du code pour des projets open source, non de financer les projets eux-mêmes.

L’an dernier, Stripe, une entreprise de traitement des paiements, a annoncé une « retraite  open source », offrant un salaire mensuel d’un maximum de 7500 dollars pour une session de trois mois dans les locaux de Stripe. À l’origine, l’entreprise voulait uniquement offrir deux bourses, mais après avoir reçu 120 candidatures, le programme a été ouvert à quatre bénéficiaires.

Ces derniers ont été enchantés par cette expérience. L’un d’entre eux, Andrey Petrov, continue de maintenir la bibliothèque Python urllib3 dont nous avons déjà parlé, et qui est largement utilisée dans l’écosystème Python.

À propos de cette expérience, Andrey a écrit :

« La publication et la contribution au code open source vont continuer que je sois payé pour ou non, mais le processus sera lent et non ciblé. Ce qui n’est pas un problème, car c’est ainsi que l’open source a toujours fonctionné. Mais on n’est pas obligé d’en rester là. […] 

Si vous êtes une entreprise liée à la technologie, allouez s’il vous plaît un budget pour du financement et des bourses dans le domaine de l’open source. Distribuez-le sur Gittip [Note : Gittip est maintenant dénommé Gratipay. Le produit a été quelque peu modifié depuis la publication originelle du billet d’Andrew] si vous voulez, ou faites ce qu’a fait Stripe et financez des sprints ambitieux pour atteindre des objectifs de haute valeur. 

Considérez ceci comme une demande solennelle  de parrainage : s’il vous plaît, aidez au financement du développement d’urllib3. »

La retraite open source de Stripe peut servir de modèle aux programmes de soutien. Stripe a décidé de reconduire le programme pour une deuxième année consécutive en 2015. Malgré la popularité de leur programme et la chaude réception qu’il a reçue chez les développeurs et développeuses, cette pratique n’est toujours pas répandue dans les autres entreprises.

Les entreprises montrent un intérêt croissant pour l’open source, et personne ne peut prédire au juste ce que cela donnera sur le long terme. Les entreprises pourraient régler le problème du manque de support à long terme en consacrant des ressources humaines et un budget aux projets open source. Des programmes de bourse formalisés pourraient permettre de mettre en contact des entreprises avec des développeurs open source ayant besoin d’un soutien à plein temps. Alors que les équipes de contributeurs à un projet étaient souvent composées d’une diversité de développeurs venant de partout, peut-être seront-elles bientôt composées par un groupe d’employés d’une même entreprise. Les infrastructures numériques deviendront peut-être une série de « jardins clos », chacun d’entre eux étant techniquement ouvert et bénéficiant d’un soutien solide, mais en réalité, grâce à ses ressources illimitées, une seule entreprise et de ses employés en assureront le soutien.

Mais si on pousse la logique jusqu’au bout, ce n’est pas de très bon augure pour l’innovation. Jeff Lindsay, un architecte logiciel qui a contribué à mettre en place l’équipe de Twilio, une entreprise  performante de solutions de communication dans le cloud, livrait  l’an dernier ses réflexions dans une émission :

« À Twilio, on est incité à améliorer le fonctionnement de Twilio, à Amazon on est incité à améliorer le fonctionnement d’Amazon. Mais qui est incité à mieux les faire fonctionner ensemble et à offrir plus de possibilités aux usagers en combinant les deux ? Il n’y a personne qui soit vraiment incité à faire ça. »

Timothy Fuzz, un ingénieur système, ajoute :

« Pour Bruce Schneier, cette situation tient du servage. Nous vivons dans un monde où Google est une cité-état, où Apple est une cité-état et… si je me contente de continuer à utiliser les produits Google, si je reste confiné dans l’environnement Google, tout me paraît bénéfique. Mais il est quasi impossible de vivre dans un monde où je change d’environnement : c’est très pénible, vous tombez sur des bugs, et aucune de ces entreprises ne cherche vraiment à vous aider. Nous sommes dans ce monde bizarre, mais si vous regardez du côté des cités-états, l’un des problèmes majeurs c’est le commerce inter-étatique : si on doit payer des droits de douane parce qu’on cherche à exporter quelque chose d’Austin pour le vendre à Dallas, ce n’est pas un bon modèle économique. On pâtit de l’absence d’innovation et de partage des idées. On en est là, aujourd’hui. »

Bien que l’argument du « servage » se réfère généralement aux produits d’une entreprise, comme l’addiction à l’iPhone ou à Android, il pourrait être tout aussi pertinent pour les projets open source parrainés. Les améliorations prioritaires seront toujours celles qui bénéficient directement à l’entreprise qui paie le développeur. Cette remarque ne relève pas de la malveillance ou de la conspiration : simplement, être payé par une entreprise pour travailler à un projet qui ne fait pas directement partie de ses affaires est une contrainte à prendre en compte.

Mais personne, pas plus Google que la Fondation Linux ou qu’un groupe de développeurs indépendants, ne peut contrôler l’origine d’un bon projet open source. Les nouveaux projets de valeur peuvent germer n’importe où, et quand ils rendent un service de qualité aux autres développeurs, ils sont largement adoptés. C’est une bonne chose et cela alimente l’innovation.

Aide spécifique de fondation

Deux fondations ont récemment fait part de leur décision de financer plus spécifiquement l’infrastructure numérique : la Fondation Linux et la Fondation Mozilla.

Après la découverte de la faille Heartbleed, la Fondation Linux a annoncé qu’elle mettait en place l’Initiative pour les infrastructures essentielles (Core Infrastructure Initiative, CII) pour éviter que ce genre de problème ne se reproduise. Jim Zemlin, le directeur-général de la Fondation Linux, a réuni près de 4 millions de dollars en promesses de dons provenant de treize entreprises privées, dont Amazon Web Services, IBM et Microsoft, pour financer des projets liés à la sécurité des infrastructures pour les trois ans à venir. La Fondation Linux s’occupe également d’obtenir des financements gouvernementaux, y compris de la Maison-Blanche.

La CII est officiellement un projet de la fondation Linux. Depuis sa création en avril 2014, la CII a sponsorisé du travail de développement d’un certain nombre de projets, dont OpenSSL, NTP, GnuPG (un système de chiffrement des communications) et OpenSSH (un ensemble de protocoles relatifs à la sécurité). La CII se concentre en priorité sur une partie de l’infrastructure numérique : les projets relatifs à la sécurité.

Au mois d’octobre 2015, Mitchell Baker, la présidente de la Fondation Mozilla, a annoncé la création du Programme de soutien à l’open source de Mozilla (Mozilla Open Source Support Program, MOSS) et a promis de consacrer un million de dollars au financement de logiciels libres et open source. Selon Baker, ce programme aura deux volets : un volet « rétribution » pour les projets qu’utilise Mozilla et un volet « contribution » pour les projets libres et open source en général. Grâce aux suggestions de la communauté, Mozilla a sélectionné neuf projets pour la première série de bourses. Ils se disent également prêts à financer des audits de sécurité pour les projets open source importants.

Enfin, certaines fondations contribuent ponctuellement à des projets de développement logiciel. Par exemple, la Python Software Foundation propose aux individus et aux associations des bourses modestes destinées pour la plupart aux actions pédagogiques et de sensibilisation.

Autres acteurs institutionnels

Il existe plusieurs autres acteurs qui apportent diverses formes de soutien aux infrastructures numériques : Github, le capital-risque et le monde universitaire. Si Facebook est un « utilitaire social » et Google un « utilitaire de recherche », tous deux régulant de facto les corps dans leur domaine respectif – alors Github a une chance de devenir « l’utilitaire open source ». Son modèle économique l’empêche de devenir un mastodonte financier (contrairement à Facebook ou Google dont le modèle est basé sur la publicité, alors que Github se monétise par l’hébergement de code pour les clients professionnels, et par l’hébergement individuel de code privé), mais Github est toujours un endroit où aujourd’hui encore l’open source est créée et maintenue.

github
GitHub s’adresse aux entreprises aussi – Image par Evan (licence CC BY 2.0)

Github s’est doté de grandes aspirations avec une levée de fonds de capital-risque de 350 millions de dollars, même si l’entreprise était déjà rentable. Si Github assume pleinement son rôle d’administrateur du code open source, l’organisation peut avoir une énorme influence sur le soutien apporté à ces projets. Par exemple, elle peut créer de meilleurs outils de gestion de projets open source, défendre certaines catégories de licences, ou aider les gestionnaires de projets à gérer efficacement leurs communautés.

Github a subi de grosses pressions venant des développeurs qui gèrent certains projets, ces pressions incluent une lettre ouverte collective intitulée « Cher Github », principalement issue de la communauté Javascript. Cette lettre explique : « Beaucoup sont frustrés. Certains parmi nous qui déploient des projets très populaires sur Github se sentent totalement ignoré par vous ». La lettre inclut une liste de requêtes pour l’amélioration de produits, qui pourrait les aider à gérer plus efficacement leurs projets.

Github se confronte de plus en plus à des difficultés largement documentées dans les médias. Auparavant, l’entreprise était connue pour sa hiérarchie horizontale, sans aucun manager ni directive venant d’en haut. Les employés de Github avaient aussi la liberté de choisir de travailler sur les projets qu’ils souhaitaient. Ces dernières années, tandis que Github s’est développée pour atteindre presque 500 employés, l’entreprise a réorienté sa stratégie vers une orientation plus commerciale en recrutant des équipes de vente et des dirigeants, insérés dans un système hiérarchique plus traditionnel. Cette transition d’une culture décentralisée vers plus de centralité s’est faite dans la douleur chez Github : au moins 10 dirigeants ont quitté l’organisation durant les quelques mois de l’hiver 2015-2016, ces départs incluant l’ingénieur en chef, le directeur des affaires financières, le directeur stratégique et le directeur des ressources humaines. En raison de ces conflits internes, Github n’a toujours pas pris position publiquement pour jouer un rôle de promoteur de l’open source et assumer un leadership à même de résoudre les questions pressantes autour de l’open source, mais le potentiel est bel et bien là.

Pour le capital-risque, abordé précédemment, il y a un enjeu particulier dans l’avenir des infrastructures numériques. Comme les outils des développeurs aident les entreprises du secteur technologique à créer plus rapidement et plus efficacement, meilleurs sont les outils, meilleures sont les startups, meilleure sera la rentabilité du capital-risque. Néanmoins, l’infrastructure, d’un point de vue capitaliste, n’est en rien limitée à l’open source mais plus largement focalisée sur les plateformes qui aident d’autres personnes à créer. C’est pour cela que les investissements dans Github ou npm, qui sont des plateformes qui aident à diffuser du code source, ont un sens, mais tout aussi bien les investissements dans Slack, une plateforme de travail collaboratif que les développeurs peuvent utiliser pour construire des applications en ligne de commande connectées à la plateforme (à ce propos, le capital-risque a constitué un fonds de 80 millions dédié au support de projets de développement qui utilisent Slack). Même si le capital-risque apprécie les mécaniques sous-jacentes de l’infrastructure, il est limité dans ses catégories d’actifs : un capitaliste ne peut pas investir dans un projet sans modèle économique.

Enfin, les institutions universitaires ont joué un rôle historique éminent dans le soutien aux infrastructures numériques, tout particulièrement le développement de nouveaux projets. Par exemple, LLVM, un projet de compilateur pour les langages C et C++, a démarré en tant que projet de recherche au sein de l’Université de l’Illinois, à Urbana-Champaign. Il est maintenant utilisé par les outils de développement de Mac OS X et iOS d’Apple, mais aussi dans le kit de développement de la Playstation 4 de Sony.

Un autre exemple, R, un langage de programmation répandu dans la statistique assistée par ordinateur et l’analyse de données, a été d’abord écrit par Robert Gentleman et Ross Ihaka à l’Université d’Auckland. R n’est pas uniquement utilisé par des entreprises logicielles comme Facebook ou Google, mais aussi par la Bank of America, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux et le Service météorologique national américain, entre autres.

Quelques universités emploient également des programmeurs qui ont alors la liberté de travailler à des projets open source. Par exemple, le protocole d’heure réseau ou NTP (Network Time Protocol) utilisé pour synchroniser le temps via Intrenet, fut d’abord développé par David Mills, maintenant professeur émérite de l’université du Delaware — le projet continuant à être maintenu par un groupe de volontaires conduit par Harlan Stenn. Bash, l’outil de développement dont nous parlions dans un chapitre précédent, est actuellement maintenu par Chet Ramsay, qui est employé par le département des technologies de l’information de l’université Case Western.

Les institutions universitaires ont le potentiel pour jouer un rôle important dans le soutien de nouveaux projets, parce que cela coïncide avec leurs missions et types de donation, mais elles peuvent aussi manquer de la réactivité nécessaire pour attirer les nouveaux programmeurs open source. NumFOCUS est un exemple d’une fondation 501(c)(3) qui soutient les logiciels scientifiques open source à travers des donations et  parrainages financiers. Le modèle de la fondation externe peut aider à fournir le soutien dont les logiciels scientifiques ont besoin dans un contexte d’environnement universitaire. Les fondations Alfred P. Sloan et Gordon & Betty Moore expérimentent aussi des manières de connecter les institutions universitaires avec les mainteneurs de logiciels d’analyse des données, dans le but de soutenir un écosystème ouvert et durable.




Dégooglisons Internet : on publie les chiffres !

Quelques semaines après le lancement de la 3e année de Dégooglisons (et des six nouveaux services qui l’ont accompagné), nous avons fait une photographie des statistiques d’utilisations (anonymisées, rassurez-vous ^^), afin de vous livrer un petit bilan de ce projet…

Des grands classiques qui marchent bien

On ne le cache pas, Framadate, notre alternative à Doodle, est le site le plus visité par chez nous. Avec 591 000 sondages créés depuis son lancement et plus de 1 100 sondages créés par jour, on peut dire que vous aimez planifier des choses en toute liberté !

Framapad (pour écrire collaborativement vos documents) n’est pas en reste. Mais, depuis que les pads que nous hébergeons s’effacent au bout d’un certain temps d’utilisation, il est difficile de donner des chiffres significatifs. Ah si, tiens : MyPads (qui vous permet de créer un compte pour avoir des pads permanents et d’en modérer l’accès), héberge à ce jour plus de 41 500 pads… Autant vous dire qu’on a un serveur en béton (et un admin-sys super-saiyan) !

Luc, gardant son calme face aux nombre de pads sur le serveur MyPads (allégorie) Photo CC-BY-SA Hikaru Kazushime
Luc, gardant son calme face aux nombre de pads sur le serveur MyPads (allégorie)
Photo CC-BY-SA Hikaru Kazushime

À leurs côtés, Framacalc (les feuilles de calcul collaboratives) et Framindmap (pour travailler à plusieurs sur des cartes heuristiques) feraient presque figure d’outsiders. Sauf qu’ils sont respectivement les 4e et 3e services les plus visités de notre réseau, avec plus de 105 000 comptes et 133 000 cartes heuristiques créées par vos soins sur Framindmap !

Des outils pratiques et pratiqués

Ça a été dur de choisir parmi tous les services existants. Donc on a choisi de vous en dire le plus possible. Prêt⋅e⋅s pour une liste à la Prévert (en moins poétique car plus chiffrée…) ?
Ok, c’est parti !

  • Visiblement, vous aimez dessiner sur la géographie, vu qu’il y a eu 403 comptes et plus de 5 800 cartes créées sur Framacarte.
  • Avec 5 084 comptes et 1,1 To de données synchronisées, Framadrive (notre alternative à Dropbox) affiche complet… Mais nous ne désespérons pas de trouver une solution (peut-être même qu’une est en cours de route…). Et, pour plus d’espace disque, vous pouvez toujours prendre un compte chez IndieHosters qui nous aide à maintenir ce service, ou chez un autre des CHATONS
  • Par contre, notre lecteur de flux RSS Framanews ne fera pas mieux : 500 utilisateurs et utilisatrices y synchronisent et consultent déjà plus de 10 800 flux RSS.
  • Avec 11 420 comptes créés, Framabag (l’alternative à Pocket) vous permet de conserver vos articles préférés dans la poche. Pensez à soutenir les créateurs du logiciel Wallabag en prenant directement un compte à prix modique chez eux. Vous pourrez ainsi bénéficier d’une nouvelle version majeure avec plus de fonctionnalités !

    Prenons une pause au milieu de tous ces chiffres pour admirer la carte de vos créations sur notre serveur Framinetest, une alternative à Minecraft
    Prenons une pause au milieu de tous ces chiffres pour admirer la carte de vos créations sur notre serveur Framinetest, une alternative à Minecraft
  • Framadrop est un cas particulier : cette alternative à WeTransfer (le chiffrement en plus) efface automatiquement les fichiers après que vous les aurez partagés. On ne peut donc que vous donner des instantanés ! À l’heure où nous préparons cet article, vous échangez plus de 48 000 fichiers pesant 874 Go…
  • Framapic, notre hébergeur d’images, permet lui aussi un effacement au bout de X temps. Actuellement, c’est plus de 141 800 images qui sont sur nos serveurs.
  • Frama.link raccourcit d’ores et déjà 46 900 URL (adresses web) bien trop longues, et ce, nous l’espérons, de manière aussi fiable que durable.
  • Vous aimez discuter dans vos groupes : Framateam (l’alternative à Slack et aux groupes Facebook) vient de franchir la barre des 10 000 utilisateurs et utilisatrices, se partageant pas loin de 2 770 équipes, et plus de 734 000 messages. Chez Framasoft, nous l’utilisons beaucoup, mais de là à dire que les plus bavard⋅e⋅s d’entre nous seraient à l’origine de 42 % des messages, ce serait un mensonge :p.
  • Enfin Framavox, qui vous sert à prendre des décisions en équipe, compte désormais plus de 1 500 groupes où se répartissent 3 626 personnes. Alors, c’est-y pas jubilatoire d’avoir un outil de prises de décisions transversales ?

Les petits nouveaux ne sont pas en reste !

En septembre, avant de fêter les deux ans de Dégooglisons, nous avons tout de même sorti deux services : Framinetest Édu (une alternative à Minecraft Éducation, dont vous avez vu la carte plus haut), et Framémo. Ce petit tableau pour organiser ses idées collaborativement, en direct et en ligne, remporte une fière adhésion, puisqu’en moins d’un trimestre vous avez déjà créé plus de 5 800 tableaux de notes !

Petit retour sur les chiffres des six nouvelles applications que nous avons lancées durant une folle semaine de début octobre :

  • Il y a aujourd’hui plus de 1 850 listes sur Framalistes, notre alternative à Google Groups, servant près de 1 050 emails par jour à plus de 21 500 utilisateurs et utilisatrices ;
  • Notre alternative à Evernote, Framanotes, héberge aujourd’hui plus de 3 060 comptes, dont les 12 900 notes sont chiffrées de bout en bout, ce qui fait que nous ne pouvons rien savoir de ce qu’elles contiennent ;
  • Près de 1 800 formulaires sont publiés grâce à Framaforms, l’outil qui permet de ne pas transmettre les réponses de vos questionnaires à Google Forms ;
  • Avec une moyenne de 1 000 salons d’audio/visio conférences créés par semaine, Framatalk vous libère de plus en plus de Skype (et ne nécessite aucune installation logicielle) ;
  • Plus de 4 500 d’entre vous se sont libéré⋅e⋅s (délivrééééééééééééé⋅e⋅s) de Google / Apple / Microsoft agenda en se créant un compte sur Framagenda : félicitations !
  • MyFrama, l’alternative à Del.icio.us (qui vous permet en plus de trier et conserver les adresses web des Frama-services que vous utilisez) est utilisé par plus de 2 650 personnes.

Nous n'avons par contre aucun chiffre sur votre chasse aux trolls grâce à Framatroll
Nous n’avons par contre aucun chiffre sur votre chasse aux trolls grâce à Framatroll

Tous ces chiffres nous donnent le tournis, tant ils nous enchantent et nous inquiètent.

Ils nous enchantent car ils renforcent notre conviction qu’une alternative aux services centralisateurs, intrusifs et privatifs des GAFAM est attendue et utilisée. Cela signifie qu’un nombre croissant de personnes sont conscientes des enjeux de la centralisation du web et cherchent à prendre des mesures pour protéger leurs données, leur vie numérique.

Ils nous inquiètent parce que, même si on est à des années-lumière des statistiques d’utilisation de Google et Cie, il existe une possibilité de re-centraliser et concentrer vos données personnelles, ce que nous ne voulons pas. Une initiative moins scrupuleuse que la nôtre pourrait donc en profiter pour peu qu’elle vous propose une certaine éthique, ou du chiffrement, ou du logiciel libre…

Il existe donc une nouvelle « niche de marché » pour conquérir l’or 3.0 que sont vos données, et les géants du Web sont d’ores et déjà en train de s’y attaquer (exemples ici, ou encore ).

Nous ne le répéterons jamais assez, les services que nous proposons sont des démonstrations à grande échelle, et nous ne sommes jamais autant heureux⋅ses que lorsque vous les quittez parce que :

Bref : lorsque votre passage par Framasoft vous a mené vers plus d’indépendance et de liberté dans votre vie numérique !

Le point sur les dons : l’hiver est rude !

Tous ces chiffres ne sont possibles que grâce à vos dons. Nous avons (enfin !) rattrapé notre retard afin de publier nos rapports d’activités 2014 et 2015 agrémentés des données statistiques et financières de l’association (dont les comptes sont, depuis l’exercice 2015, validés par un commissaire aux comptes). À nos yeux (et comme pour tous les membres du collectif CHATONS), la transparence n’est pas négociable : promis, nous ne prendrons pas autant de temps pour publier notre rapport sur 2016 😉

En 2015, plus de 90 % de nos ressources proviennent de votre soutien financier, qui nous offre cette indépendance et cette liberté si chères à nos yeux.

Ces dons servent principalement à financer, dé-précariser et pérenniser les 6 postes des personnes employées par Framasoft. Car, si le bénévolat est essentiel, il ne permet pas tout : la stabilité des services, les développements spécifiques, le suivi des 1 046 demandes (d’aide, de soutien technique, de réponses et d’interventions) reçues ces trois derniers mois, depuis le lancement de l’an 3 de Dégooglisons… mais aussi l’organisation et la logistique derrière tous ces projets : cela demande du temps et du savoir-faire que l’on ne peut exiger de la part de bénévoles (en tous cas, pas sans les épuiser -_-…)

Framasoft essayant d'atteindre son budget 2016 (allégorie.)
Framasoft essayant d’atteindre son budget 2016 (allégorie.)

À ce jour, nous avons du mal à boucler le budget 2016 tel que nous l’envisagions. Sur 205 000 € de budget souhaité pour 2016, nous en sommes à environ 185 000 €. Rien d’alarmant, on ne va pas mettre la clé sous la porte !

Mais de ces financements découleront directement les énergies que nous pourrons mettre dans nos projets pour cette nouvelle année : les derniers services à Dégoogliser (YouTube, Meetup, Twitter, blog, pétitions, voire le mail !), la transmission d’expérience et la promotion du collectif CHATONS, la participation au développement de solutions d’auto-hébergement… ce ne sont pas les envies qui manquent !

Alors une fois encore, nous nous permettons de vous rappeler que vous pouvez participer financièrement à nos actions, par un don ponctuel ou mensuel, déductible des impôts pour les contribuables Français. Par exemple, un don de 100€ ne vous coûtera (après déduction fiscale) que 34€.

Si vous le pouvez et le voulez, rendez-vous donc sur : Soutenir.framasoft.org

Grâce à votre soutien, vos dons et votre amour Trente nouveaux services, de belles mises à jour, Voilà déjà deux ans que nous dégooglisons, Que les vilains GAFAM nous démoralisons ! Mais pour persévérer, fragile est l’équilibre. Face aux géants du web et tous ceux qui nous pistent De nos alternatives, allongeons donc la liste… La route est longue encore, mais la voie reste libre !




Le « gouvernement ouvert » à la française : un leurre ?

Alors que la France s’apprête à accueillir le Sommet mondial du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert, plusieurs associations pointent les contradictions du gouvernement. Certaines ne s’y rendront pas.

Bilan du gouvernement ouvert à la française (9 pages), co-signé par les associations et collectifs suivants : April, BLOOM, DemocracyOS France, Fais ta loi, Framasoft, La Quadrature du Net, Ligue des Droits de l’Homme, Regards Citoyens, République citoyenne, SavoirsCom1.

Derrière un apparent « dialogue avec la société civile », la France est loin d’être une démocratie exemplaire

Le « gouvernement ouvert » est une nouvelle manière de collaborer entre les acteurs publics et la société civile, pour trouver des solutions conjointes aux grands défis auxquels les démocraties font face : les droits humains, la préservation de l’environnement, la lutte contre la corruption, l’accès pour tous à la connaissance, etc.

Soixante-dix pays se sont engagés dans cette démarche en adhérant au Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (PGO), qui exige de chaque État la conception et la mise en œuvre d’un Plan d’action national, en collaboration étroite avec la société civile.

La France a adhéré au Partenariat pour un Gouvernement Ouvert en avril 2014, et publié son premier Plan d’action national en juillet 2015. Depuis octobre 2016, le gouvernement français co-préside le PGO, avec l’association américaine WRI (World Resource Institute) et la France accueille le Sommet mondial du PGO à Paris, du 7 au 9 décembre 2016, présenté comme la « COP 21 de la démocratie ».

En tant que « pays des droits de l’Homme », nation co-présidente et hôte du Sommet mondial du PGO, on pourrait attendre de la France qu’elle donne l’exemple en matière de gouvernement ouvert.

Hélas, à ce jour, les actes n’ont pas été à la hauteur des annonces, y compris dans les trois domaines que la France elle-même considère prioritaires (1. Climat et développement durable ; 2. Transparence, intégrité et lutte contre la corruption ; 3. Construction de biens communs numériques) et ce, malgré l’autosatisfaction affichée du gouvernement. Pire, certaines décisions et pratiques, à rebours du progrès démocratique promu par le Partenariat pour un gouvernement ouvert, font régresser la France et la conduisent sur un chemin dangereux.

Les associations signataires de ce communiqué dressent un bilan critique et demandent au gouvernement et aux parlementaires de revoir certains choix qui s’avèrent radicalement incompatibles avec l’intérêt général et l’esprit du PGO, et de mettre enfin en cohérence leurs paroles et leurs actes.

Lire le bilan complet (9 pages).

Les co-signataires

L’April est la principale association de promotion et de défense du logiciel libre dans l’espace francophone. La mobilisation de ses bénévoles et de son équipe de permanents lui permet de mener des actions nombreuses et variées en faveur des libertés informatiques.

BLOOM, Fondée en 2005 par Claire Nouvian, BLOOM est entièrement dévouée aux océans et à ceux qui en vivent. Sa mission est d’œuvrer pour le bien commun en mettant en œuvre un pacte durable entre l’homme et la mer.

DemocracyOS France est une association qui promeut l’usage d’une plateforme web open source permettant de prendre des décisions de manière transparente et collective.

Fais Ta Loi est un collectif qui a pour but d’aider les publics les plus éloignés du débat démocratique à faire entendre leur voix au Parlement.

Framasoft est un réseau dédié à la promotion du « libre » en général et du logiciel libre en particulier.

Ligue des Droits de l’Homme : agit pour la défense des droits et libertés, de toutes et de tous. Elle s’intéresse à la citoyenneté sociale et propose des mesures pour une démocratie forte et vivante, en France et en Europe.

La Quadrature du Net : La Quadrature du Net est une association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

Regards Citoyens est un collectif transpartisan né en 2009 qui promeut la transparence démocratique et l’ouverture des données publiques pour alimenter le débat politique. Il est a l’initiative d’une douzaine d’initiatives dont NosDeputés.fr et LaFabriqueDeLaLoi.fr.

République citoyenne est une association, créée en 2013, qui a pour but de stimuler l’esprit critique des citoyens sur les questions démocratiques et notamment sur le gouvernement ouvert.

SavoirsCom1 est un collectif dédié à la défense de politiques publiques en faveur des Communs de la connaissance.

 

Crédit image : Marie-Lan Nguyen (CC BY 2.0)




Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation Nationale

Cet article vise à clarifier la position de Framasoft, sollicitée à plusieurs reprises par le Ministère de l’Éducation Nationale ces derniers mois. Malgré notre indignation, il ne s’agit pas de claquer la porte, mais au contraire d’en ouvrir d’autres vers des acteurs qui nous semblent plus sincères dans leur choix du libre et ne souhaitent pas se cacher derrière une « neutralité et égalité de traitement » complètement biaisée par l’entrisme de Google, Apple ou Microsoft au sein de l’institution.

Pour commencer

Une technologie n’est pas neutre, et encore moins celui ou celle qui fait des choix technologiques. Contrairement à l’affirmation de la Ministre de l’Éducation Mme Najat Vallaud-Belkacem, une institution publique ne peut pas être « neutre technologiquement », ou alors elle assume son incompétence technique (ce qui serait grave). En fait, la position de la ministre est un sophisme déjà bien ancien ; c’est celui du Gorgias de Platon qui explique que la rhétorique étant une technique, il n’y en a pas de bon ou de mauvais usage, elle ne serait qu’un moyen.

Or, lui oppose Socrate, aucune technique n’est neutre : le principe d’efficacité suppose déjà d’opérer des choix, y compris économiques, pour utiliser une technique plutôt qu’une autre ; la possession d’une technique est déjà en soi une position de pouvoir ; enfin, rappelons l’analyse qu’en faisait Jacques Ellul : la technique est un système autonome qui impose des usages à l’homme qui en retour en devient addict. Même s’il est consternant de rappeler de tels fondamentaux à ceux qui nous gouvernent, tout choix technologique suppose donc une forme d’aliénation. En matière de logiciels, censés servir de supports dans l’Éducation Nationale pour la diffusion et la production de connaissances pour les enfants, il est donc plus qu’évident que choisir un système plutôt qu’un autre relève d’une stratégie réfléchie et partisane.

Le tweet confondant neutralité logicielle et choix politique.
Le tweet confondant neutralité logicielle et choix politique.

Un système d’exploitation n’est pas semblable à un autre, il suffit pour cela de comparer les deux ou trois principaux OS du marché (privateur) et les milliers de distributions GNU/Linux, pour comprendre de quel côté s’affichent la créativité et l’innovation. Pour les logiciels en général, le constat est le même : choisir entre des logiciels libres et des logiciels privateurs implique une position claire qui devrait être expliquée. Or, au moins depuis 1997, l’entrisme de Microsoft dans les organes de l’Éducation Nationale a abouti à des partenariats et des accords-cadres qui finirent par imposer les produits de cette firme dans les moindres recoins, comme s’il était naturel d’utiliser des solutions privatrices pour conditionner les pratiques d’enseignement, les apprentissages et in fine tous les usages numériques. Et ne parlons pas des coûts que ces marchés publics engendrent, même si les solutions retenues le sont souvent, au moins pour commencer, à « prix cassé ».

Depuis quelque temps, au moins depuis le lancement de la première vague de son projet Degooglisons Internet, Framasoft a fait un choix stratégique important : se tourner vers l’éducation populaire, avec non seulement ses principes, mais aussi ses dynamiques propres, ses structures solidaires et les valeurs qu’elle partage. Nous ne pensions pas que ce choix pouvait nous éloigner, même conceptuellement, des structures de l’Éducation Nationale pour qui, comme chacun le sait, nous avons un attachement historique. Et pourtant si… Une rétrospective succincte sur les relations entre Microsoft et l’Éducation Nationale nous a non seulement donné le tournis mais a aussi occasionné un éclair de lucidité : si, malgré treize années d’(h)activisme, l’Éducation Nationale n’a pas bougé d’un iota sa préférence pour les solutions privatrices et a même radicalisé sa position récemment en signant un énième partenariat avec Microsoft, alors nous utiliserions une partie des dons, de notre énergie et du temps bénévole et salarié en pure perte dans l’espoir qu’il y ait enfin une position officielle et des actes concrets en faveur des logiciels libres. Finalement, nous en sommes à la fois indignés et confortés dans nos choix.

Extrait de l'accord-Cadre MS-EN novembre 2015
Extrait de l’accord-Cadre MS-EN novembre 2015

L’Éducation Nationale et Microsoft, une (trop) longue histoire

En France, les rapports qu’entretient le secteur de l’enseignement public avec Microsoft sont assez anciens. On peut remonter à la fin des années 1990 où eurent lieu les premiers atermoiements à l’heure des choix entre des solutions toutes faites, clés en main, vendues par la société Microsoft, et des solutions de logiciels libres, nécessitant certes des efforts de développement mais offrant à n’en pas douter, des possibilités créatrices et une autonomie du service public face aux monopoles économiques. Une succession de choix délétères nous conduisent aujourd’hui à dresser un tableau bien négatif.

Dans un article paru dans Le Monde du 01/10/1997, quelques mois après la réception médiatisée de Bill Gates par René Monory, alors président du Sénat, des chercheurs de l’Inria et une professeure au CNAM dénonçaient la mainmise de Microsoft sur les solutions logicielles retenues par l’Éducation Nationale au détriment des logiciels libres censés constituer autant d’alternatives fiables au profit de l’autonomie de l’État face aux monopoles américains. Les mots ne sont pas tendres :

(…) Microsoft n’est pas la seule solution, ni la meilleure, ni la moins chère. La communauté internationale des informaticiens développe depuis longtemps des logiciels, dits libres, qui sont gratuits, de grande qualité, à la disposition de tous, et certainement beaucoup mieux adaptés aux objectifs, aux besoins et aux ressources de l’école. Ces logiciels sont largement préférés par les chercheurs, qui les utilisent couramment dans les contextes les plus divers, et jusque dans la navette spatiale. (…) On peut d’ailleurs, de façon plus générale, s’étonner de ce que l’administration, et en particulier l’Éducation Nationale, préfère acheter (et imposer à ses partenaires) des logiciels américains, plutôt que d’utiliser des logiciels d’origine largement européenne, gratuits et de meilleure qualité, qui préserveraient notre indépendance technologique.

L’année suivante, en octobre 1998, le Ministère de l’Éducation Nationale signe avec l’AFUL un accord-cadre pour l’exploitation, le développement et l’expertise de solutions libres dans les établissements. Le Ministère organise même en juillet 1999 une Université d’été « La contribution des logiciels et ressources libres à l’amélioration de l’environnement de travail des enseignants et des élèves sur les réseaux ».

Microsoft : Do you need a backdoor ?
Microsoft : Do you need a backdoor ?

D’autres témoignages mettent en lumière des tensions entre logiciels libres et logiciels privateurs dans les décisions d’équipement et dans les intentions stratégiques de l’Éducation Nationale au tout début des années 2000. En revanche, en décembre 2003, l’accord-cadre1 Microsoft et le Ministère de l’Éducation Nationale change radicalement la donne et propose des solutions clés en main intégrant trois aspects :

  • tous les établissements de l’Éducation Nationale sont concernés, des écoles primaires à l’enseignement supérieur ;
  • le développement des solutions porte à la fois sur les systèmes d’exploitation et la bureautique, c’est-à-dire l’essentiel des usages ;
  • la vente des logiciels se fait avec plus de 50% de remise, c’est-à-dire avec des prix résolument tirés vers le bas.

Depuis lors, des avenants à cet accord-cadre sont régulièrement signés. Comme si cela ne suffisait pas, certaines institutions exercent leur autonomie et établissent de leur côté des partenariats « en surplus », comme l’Université Paris Descartes le 9 juillet 2009, ou encore les Villes, comme Mulhouse qui signe un partenariat Microsoft dans le cadre de « plans numériques pour l’école », même si le budget est assez faible comparé au marché du Ministère de l’Éducation.

Il serait faux de prétendre que la société civile ne s’est pas insurgée face à ces accords et à l’entrisme de la société Microsoft dans l’enseignement. On ne compte plus les communiqués de l’April (souvent conjoints avec d’autres associations du Libre) dénonçant ces pratiques. Bien que des efforts financiers (discutables) aient été faits en faveur des logiciels libres dans l’Éducation Nationale, il n’en demeure pas moins que les pratiques d’enseignement et l’environnement logiciel des enfants et des étudiants sont soumis à la microsoftisation des esprits, voire une Gafamisation car la firme Microsoft n’est pas la seule à signer des partenariats dans ce secteur. Le problème ? Il réside surtout dans le coût cognitif des outils logiciels qui, sous couvert d’apprentissage numérique, enferme les pratiques dans des modèles privateurs : « Les enfants qui ont grandi avec Microsoft, utiliseront Microsoft ».

dm_011_miniature
Et si c’était MacDonald’s qui rentrait dans les cantines scolaires…? Les habitudes malsaines peuvent se prendre dès le plus jeune âge.

On ne saurait achever ce tableau sans mentionner le plus récent partenariat Microsoft-EN signé en novembre 2015 et vécu comme une véritable trahison par, entre autres, beaucoup d’acteurs du libre. Il a en effet été signé juste après la grande consultation nationale pour le Projet de Loi Numérique porté par la ministre Axelle Lemaire. La consultation a fait ressortir un véritable plébiscite en faveur du logiciel libre dans les administrations publiques et des amendements ont été discutés dans ce sens, même si le Sénat a finalement enterré l’idée. Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du logiciel libre ont cru déceler chez nombre d’élus une oreille attentive, surtout du point de vue de la souveraineté numérique de l’État. Pourtant, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a finalement décidé de montrer à quel point l’Éducation Nationale ne saurait être réceptive à l’usage des logiciels libre en signant ce partenariat, qui constitue, selon l’analyse par l’April des termes de l’accord, une « mise sous tutelle de l’informatique à l’école » par Microsoft.

Entre libre-washing et méthodes douteuses

Pour être complète, l’analyse doit cependant rester honnête : il existe, dans les institutions de l’Éducation Nationale des projets de production de ressources libres. On peut citer par exemple le projet EOLE (Ensemble Ouvert Libre Évolutif), une distribution GNU/Linux basée sur Ubuntu, issue du Pôle de compétence logiciel libre, une équipe du Ministère de l’Éducation Nationale située au rectorat de l’académie de Dijon. On peut mentionner le projet Open Sankoré, un projet de développement de tableau interactif au départ destiné à la coopération auprès de la Délégation Interministérielle à l’Éducation Numérique en Afrique (DIENA), repris par la nouvelle Direction du numérique pour l’éducation (DNE) du Ministère de l’EN, créée en 2014. En ce qui concerne l’information et la formation des personnels, on peut souligner certaines initiatives locales comme le site Logiciels libres et enseignement de la DANE (Délégation Académique au Numérique Éducatif) de l’académie de Versailles. D’autres projets sont parfois maladroits comme la liste de « logiciels libres et gratuits » de l’académie de Strasbourg, qui mélange allègrement des logiciels libres et des logiciels privateurs… pourvus qu’ils soient gratuits.

Les initiatives comme celles que nous venons de recenser se comptent néanmoins sur les doigts des deux mains. En pratique, l’environnement des salles informatiques des lycées et collèges reste aux couleurs Microsoft et les tablettes (réputées inutiles) distribuées çà et là par villes et départements, sont en majorité produites par la firme à la pomme2. Les enseignants, eux, n’ayant que très rarement voix au chapitre, s’épuisent souvent à des initiatives en classe fréquemment isolées bien que créatives et efficaces. Au contraire, les inspecteurs de l’Éducation Nationale sont depuis longtemps amenés à faire la promotion des logiciels privateurs quand ils ne sont pas carrément convoqués chez Microsoft.

Convocation Inspecteurs de l'EN chez Microsoft
Convocation Inspecteurs de l’EN chez Microsoft

L’interprétation balance entre deux possibilités. Soit l’Éducation Nationale est composée exclusivement de personnels incohérents prêts à promouvoir le logiciel libre partout mais ne faisant qu’utiliser des suites Microsoft. Soit des projets libristes au sein de l’Éducation Nationale persistent à exister, composés de personnels volontaires et motivés, mais ne s’affichent que pour mieux mettre en tension les solutions libres et les solutions propriétaires. Dès lors, comme on peut s’attendre à ce que le seul projet EOLE ne puisse assurer toute une migration de tous les postes de l’EN à un système d’exploitation libre, il est logique de voir débouler Microsoft et autres sociétés affiliées présentant des solutions clés en main et économiques. Qu’a-t-on besoin désormais de conserver des développeurs dans la fonction publique puisque tout est pris en charge en externalisant les compétences et les connaissances ? Pour que cela ne se voie pas trop, on peut effectivement s’empresser de mettre en avant les quelques deniers concédés pour des solutions libres, parfois portées par des sociétés à qui on ne laisse finalement aucune chance, telle RyXéo qui proposait la suite Abulédu.

Finalement, on peut en effet se poser la question : le libre ne serait-il pas devenu un alibi, voire une caution bien mal payée et soutenue au plus juste, pour légitimer des solutions privatrices aux coûts exorbitants ? Les décideurs, DSI et autres experts, ne préfèrent-ils pas se reposer sur un contrat Microsoft plutôt que sur le management de développeurs et de projets créatifs ? Les solutions les plus chères sont surtout les plus faciles.

Plus faciles, mais aussi plus douteuses ! On pourra en effet se pencher à l’envi sur les relations discutables entre certains cadres de Microsoft France et leurs postes occupés aux plus hautes fonctions de l’État, comme le montrait le Canard Enchaîné du 30 décembre 2015. Framasoft se fait depuis longtemps l’écho des manœuvres de Microsoft sans que cela ne soulève la moindre indignation chez les décideurs successifs au Ministère3. On peut citer, pêle-mêle :

Cette publicité est un vrai tweet Microsoft. Oui. Cliquez sur l'image pour lire l'article de l'APRIL à ce sujet.
Cette publicité est un vrai tweet Microsoft. Oui.
Cliquez sur l’image pour lire l’article de l’APRIL à ce sujet.

 

Du temps et de l’énergie en pure perte

« Vous n’avez qu’à proposer », c’est en substance la réponse balourde par touittes interposés de Najat Vallaud-Belkacem aux libristes qui dénonçaient le récent accord-cadre signé entre Microsoft et le Ministère. Car effectivement, c’est bien la stratégie à l’œuvre : alors que le logiciel libre suppose non seulement une implication forte des décideurs publics pour en adopter les usages, son efficience repose également sur le partage et la contribution. Tant qu’on réfléchit en termes de pure consommation et de fournisseur de services, le logiciel libre n’a aucune chance. Il ne saurait être adopté par une administration qui n’est pas prête à développer elle-même (ou à faire développer) pour ses besoins des logiciels libres et pertinents, pas plus qu’à accompagner leur déploiement dans des milieux qui ne sont plus habitués qu’à des produits privateurs prêts à consommer.

Au lieu de cela, les décideurs s’efforcent d’oublier les contreparties du logiciel libre, caricaturent les désavantages organisationnels des solutions libres et légitiment la Microsoft-providence pour qui la seule contrepartie à l’usage de ses logiciels et leur « adaptation », c’est de l’argent… public. Les conséquences en termes de hausses de tarifs des mises à jour, de sécurité, de souveraineté numérique et de fiabilité, par contre, sont des sujets laissés vulgairement aux « informaticiens », réduits à un débat de spécialistes dont les décideurs ne font visiblement pas partie, à l’instar du Ministère de la défense lui aussi aux prises avec Microsoft.

Comme habituellement il manque tout de même une expertise d’ordre éthique, et pour peu que des compétences libristes soient nécessaires pour participer au libre-washing institutionnel, c’est vers les associations que certains membres de l’Éducation Nationale se tournent. Framasoft a bien souvent été démarchée soit au niveau local pour intervenir dans des écoles / collèges / lycées afin d’y sensibiliser au Libre, soit pour collaborer à des projets très pertinents, parfois même avec des possibilités de financement à la clé. Ceci depuis les débuts de l’association qui se présente elle-même comme issue du milieu éducatif.

Témoignage usage de Framapad à l'école
Témoignage : usage de Framapad à l’école

Depuis plus de dix ans Framasoft intervient sur des projets concrets et montre par l’exemple que les libristes sont depuis longtemps à la fois forces de proposition et acteurs de terrain, et n’ont rien à prouver à ceux qui leur reprocheraient de se contenter de dénoncer sans agir. Depuis deux décennies des associations comme l’April ont impulsé des actions, pas seulement revendicatrices mais aussi des conseils argumentés, de même que l’AFUL (mentionnée plus haut). Las… le constat est sans appel : l’Éducation Nationale a non seulement continué à multiplier les relations contractuelles avec des firmes comme Microsoft, barrant la route aux solutions libres, mais elle a radicalisé sa position en novembre 2015 en un ultime pied de nez à ces impertinentes communautés libristes.

Nous ne serons pas revanchards, mais il faut tout de même souligner que lorsque des institutions publiques démarchent des associations composées de membres bénévoles, les tâches demandées sont littéralement considérées comme un dû, voire avec des obligations de rendement. Cette tendance à amalgamer la soi-disant gratuité du logiciel libre et la soi-disant gratuité du temps bénévole des libristes, qu’il s’agisse de développement ou d’organisation, est particulièrement détestable.

Discuter au lieu de faire

brick-in-the-wall

À quelles demandes avons-nous le plus souvent répondu ? Pour l’essentiel, il s’agit surtout de réunions, de demandes d’expertises dont les résultats apparaissent dans des rapports, de participation plus ou moins convaincante (quand il s’agit parfois de figurer comme caution) à des comités divers, des conférences… On peut discuter de la pertinence de certaines de ces sollicitations tant les temporalités de la réflexion et des discours n’ont jamais été en phase avec les usages et l’évolution des pratiques numériques.

Le discours de Framasoft a évolué en même temps que grandissait la déception face au décalage entre de timides engagements en faveur du logiciel libre et des faits attestant qu’à l’évidence le marché logiciel de l’Éducation Nationale était structuré au bénéfice des logiques privatrices. Nous en sommes venus à considérer que…

  • si, en treize ans de sensibilisation des enseignants et des décideurs, aucune décision publique n’a jamais assumé de préférence pour le logiciel libre ;
  • si, en treize ans, le discours institutionnel s’est même radicalisé en défaveur du Libre : en 2003, le libre n’est « pas souhaitable » ; en 2013 le libre et les formats ouverts pourraient causer des « difficultés juridiques » ; en 2016, le libre ne pourra jamais être prioritaire malgré le plébiscite populaire4

…une association comme Framasoft ne peut raisonnablement continuer à utiliser l’argent de ses donateurs pour dépenser du temps bénévole et salarié dans des projets dont les objectifs ne correspondent pas aux siens, à savoir la promotion et la diffusion du Libre.

Par contre, faire la nique à Microsoft en proposant du Serious Gaming éducatif, ça c'est concret !
Par contre, faire la nique à Microsoft en proposant du Serious Gaming éducatif, ça c’est concret !

L’éducation populaire : pas de promesses, des actes

Framasoft s’est engagée depuis quelque temps déjà dans une stratégie d’éducation populaire. Elle repose sur les piliers suivants :

  • social : le mouvement du logiciel libre est un mouvement populaire où tout utilisateur est créateur (de code, de valeur, de connaissance…) ;
  • technique : par le logiciel libre et son développement communautaire, le peuple peut retrouver son autonomie numérique et retrouver savoirs et compétences qui lui permettront de s’émanciper ;
  • solidaire : le logiciel libre se partage, mais aussi les compétences, les connaissances et même les ressources. Le projet CHATONS démontre bien qu’il est possible de renouer avec des chaînes de confiance en mobilisant des structures au plus proche des utilisateurs, surtout si ces derniers manquent de compétences et/ou d’infrastructures.

Quelles que soient les positions institutionnelles, nous sommes persuadés qu’en collaborant avec de petites ou grandes structures de l’économie sociale et solidaire (ESS), avec le monde culturel en général, nous touchons bien plus d’individus. Cela sera également bien plus efficace qu’en participant à des projets avec le Ministère de l’Éducation Nationale, qui se révèlent n’avoir au final qu’une portée limitée. Par ailleurs, nous sommes aussi convaincus que c’est là le meilleur moyen de toucher une grande variété de publics, ceux-là mêmes qui s’indigneront des pratiques privatrices de l’Éducation Nationale.

Néanmoins, il est vraiment temps d’agir, car même le secteur de l’ESS commence à se faire « libre-washer » et noyauter par Microsoft : par exemple la SocialGoodWeek a pour partenaires MS et Facebook ; ou ADB Solidatech qui équipe des milliers d’ordinateurs pour associations avec des produits MS à prix cassés.

Page SocialGoodWeek, sponsors
Page SocialGoodWeek, sponsors

Ce positionnement du « faire, faire sans eux, faire malgré eux » nous a naturellement amenés à développer notre projet Degooglisons Internet. Mais au-delà, nous préférons effectivement entrer en relation directe avec des enseignants éclairés qui, plutôt que de perdre de l’énergie à convaincre la pyramide hiérarchique kafkaïenne, s’efforcent de créer des projets concrets dans leurs (minces) espaces de libertés. Et pour cela aussi le projet Degooglisons Internet fait mouche.

Nous continuerons d’entretenir des relations de proximité et peut-être même d’établir des projets communs avec les associations qui, déjà, font un travail formidable dans le secteur de l’Éducation Nationale, y compris avec ses institutions, telles AbulEdu, Sésamath et bien d’autres. Il s’agit là de relations naturelles, logiques et même souhaitables pour l’avancement du Libre. Fermons-nous définitivement la porte à l’Éducation Nationale ? Non… nous inversons simplement les rôles.

Pour autant, il est évident que nous imposons implicitement des conditions : les instances de l’Éducation Nationale doivent considérer que le logiciel libre n’est pas un produit mais que l’adopter, en plus de garantir une souveraineté numérique, implique d’en structurer les usages, de participer à son développement et de généraliser les compétences en logiciels libres. Dans un système déjà noyauté (y compris financièrement) par les produits Microsoft, la tâche sera rude, très rude, car le coût cognitif est déjà cher payé, dissimulé derrière le paravent brumeux du droit des marchés publics (même si en la matière des procédures négociées peuvent très bien être adaptées au logiciel libre). Ce n’est pas (plus) notre rôle de redresser la barre ou de cautionner malgré nous plus d’une décennie de mauvaises décisions pernicieuses.

Si l’Éducation Nationale décide finalement et officiellement de prendre le bon chemin, avec force décrets et positions de principe, alors, ni partisans ni vindicatifs, nous l’accueillerons volontiers à nos côtés car « la route est longue, mais la voie est libre… ».

— L’association Framasoft

Par contre, si c'est juste pour prendre le thé... merci de se référer à l'erreur 418.
En revanche, si c’est juste pour prendre le thé… merci de se référer à l’erreur 418.


  1. Voir aussi sur education.gouv.fr. Autre lien sur web.archive.org.
  2. Mais pas toujours. Microsoft cible aussi quelques prospects juteux avec les établissements « privés » sous contrat avec l’EN, qui bénéficient d’une plus grande autonomie décisionnelle en matière de numérique. Ainsi on trouve de véritables tableaux de chasse sur le site de Microsoft France. Exemple : Pour les élèves du collège Saint Régis-Saint Michel du Puy-en-Velay (43), « Windows 8, c’est génial ! ».
  3. Certes, on pourrait aussi ajouter que, bien qu’il soit le plus familier, Microsoft n’est pas le seul acteur dans la place: Google est membre fondateur de la « Grande École du Numérique » et Apple s’incruste aussi à l’école avec ses tablettes.
  4. On pourra aussi noter le rôle joué par l’AFDEL et Syntec Numérique dans cette dernière décision, mais aussi, de manière générale, par les lobbies dans les couloirs de l’Assemblée et du Sénat. Ceci n’est pas un scoop.



Des routes et des ponts (11) – Les défis de la maintenance

Dans ce onzième chapitre de son ouvrage Des routes et des ponts que l’équipe Framalang vous traduit semaine après semaine (si vous avez raté le début), Nadia Eghbal aborde le problème endémique des infrastructures numériques open source, leur manque de ressources humaines pérennes : entre ceux qui s’y consacrent à corps perdu et s’arrêtent au bord du burnout, les entreprises qui profitent des ressources sans jamais contribuer en retour, ceux qui se lancent ingénument dans le développement sans notion bien nette de sécurité, ceux qui ne peuvent contribuer que sur un temps libre limité… Des témoignages sur ces situations et d’autres encore ont été recueillis dans ce chapitre.

Comme le souligne l’autrice, cette situation bancale a pour conséquence un coût important en termes d’argent et de sécurité pour l’ensemble de l’industrie numérique qui puise abondamment dans l’infrastructure numérique open source.

 

Négliger les infrastructures a un coût caché

Traduction Framalang : Piup, jums, Penguin, serici, xi, Asta, Diane, glissière de sécurité, Luc, goofy, lyn

Comme nous l’avons vu, l’infrastructure numérique est un constituant essentiel du monde actuel. Notre société repose sur les logiciels, et ces logiciels s’appuient de plus en plus sur une infrastructure qui utilise des méthodologies open source. Dans la mesure où nous prenons peu d’initiatives pour comprendre et pérenniser notre infrastructure numérique, que mettons-nous en péril ?
Ne pas réinvestir dans l’infrastructure numérique présente des dangers que l’on peut classer en deux catégories : les coûts directs et les coûts indirects.

Les coûts directs

Les coûts directs sont les bogues non détectés et les vulnérabilités de sécurité qui peuvent être exploitées à des fins malveillantes, ou qui mènent à des interruptions imprévues dans le fonctionnement des logiciels. Ces coûts sont fortement ressentis et causent des problèmes qui doivent être résolus immédiatement.

Les coûts indirects

Les coûts indirects se traduisent par exemple par la perte de main-d’œuvre qualifiée, ainsi qu’une croissance faible et peu d’innovation. Même si ces coûts ne sont pas immédiatement perceptibles, ils représentent une valeur sociale difficile à évaluer.

Bogues, failles de sécurité et interruptions du service

L’introduction de ce rapport relatait les détails de la faille de sécurité Heartbleed, qui a été découverte en avril 2014 dans une bibliothèque logicielle appelée OpenSSL. Du fait de son usage généralisé, notamment pour le fonctionnement de nombreux sites web majeurs, Heartbleed a largement attiré l’attention du public sur le problème des failles de sécurité des logiciels.

En septembre 2014, une autre faille majeure a été découverte dans un autre outil essentiel appelé Bash. Bash est inclus dans des systèmes d’exploitation populaires tels que Linux et Mac OS, ce qui fait qu’il est installé sur 70 % des machines connectées à internet.

L’ensemble de bugs de sécurité, surnommés « ShellShock », peuvent être exploités pour permettre un accès non autorisé à un système informatique. Les vulnérabilités étaient restées non-détectées pendant au moins une décennie. Bash a été créé à l’origine par un développeur appelé Brian Fox en 1987, mais depuis 1992 il est maintenu par un seul développeur, Chet Ramey, qui travaille comme architecte technique senior à la Case Western University dans l’Ohio.

Un autre projet, OpenSSH, fournit une suite d’outils de sécurité dont l’usage est largement répandu sur internet. Des développeurs ont trouvé de multiples failles dans son code qui ont pu être prises en charge et corrigées, y compris celle de juillet 2015, qui permettait aux attaquants de dépasser le nombre maximal d’essais sur les mots de passe, et celle de janvier 2016, qui laissait fuiter les clefs de sécurité privées.

L’un des aspects du problème est que beaucoup de projets sont des outils anciens, développés au départ par un ou plusieurs développeurs passionnés, qui ont par la suite manqué de ressources pour gérer le succès de leur projet. Avec le temps, les contributions diminuent et les acteurs restants se lassent et s’en vont, mais pour autant le projet est toujours activement utilisé, avec seulement une ou deux personnes tâchant de le maintenir en vie.

Un autre problème croissant dans le paysage des logiciels actuel, où l’on voit tant de jeunes développeurs inexpérimentés, c’est que les concepts de sécurisation ne sont pas enseignés ou pas considérés comme prioritaires. Les nouveaux développeurs veulent simplement écrire du code qui marche. Ils ne savent pas faire un logiciel sécurisé, ou pensent à tort que le code public qu’ils utilisent dans la sécurité de leurs programmes a été vérifiée. Même les bonnes pratiques de divulgation sécurisée ou de gestion des failles ne sont généralement pas enseignées ni comprises. La sécurité ne devient un enjeu que lorsque le code d’un développeur a été compromis.

Christopher Allen a coécrit la première version du protocole de transfert sécurisé TLS (Transport Layer Security), dont les versions successives sont devenues un standard utilisé quasiment universellement en ligne, y compris sur des sites comme Google, Facebook ou YouTube. Bien que le protocole soit devenu un standard, Christophe parle ainsi de ses origines :

« En tant que co-auteur de TLS, je n’aurais pas prédit que 15 ans plus tard la moitié d’Internet utiliserait une implémentation de TLS maintenue par un ingénieur à quart-temps. C’est ce manque de maintenance qui a conduit au bug tristement célèbre de Heartbleed. Je raconte aujourd’hui cette anecdote à mes collègues qui travaillent sur les crypto-monnaies pour les avertir que leur chiffrage, ultra moderne aujourd’hui, pourrait  être ’dépassé’ dans 10 ans et subir le même sort, le projet n’étant plus aussi passionnant, et leur travail acharné risquerait d’être compromis. »

En définitive, la stabilité de nos logiciels repose sur la bonne volonté et la coopération de centaines de développeurs, ce qui représente un risque significatif. La fragilité de notre infrastructure numérique a récemment été démontrée par un développeur nommé Azer Koçulu.
Azer, un développeur Node.js, hébergeait un certain nombre de bibliothèques sur un gestionnaire de paquets nommé npm. Après un conflit avec npm sur la propriété intellectuelle d’un de ses projets, Azer, mécontent de l’issue du conflit, décida de supprimer toutes les publications qu’il avait pu faire sur npm.

L’une de ces bibliothèques, left-pad, avait été réutilisée dans des centaines d’autres projets. Même s’il ne s’agissait que de quelques lignes de code, en supprimant le projet left-pad, Azer a « cassé » les algorithmes d’innombrables protocoles logiciels développés par d’autres. La décision d’Azer a provoqué tant de problèmes que npm a pris la décision sans précédent de republier sa bibliothèque, contre la volonté d’Azer, afin de restaurer les fonctionnalités offertes par le reste de l’écosystème.

Npm a aussi revu sa politique pour qu’il soit plus difficile pour les développeurs de retirer leurs bibliothèques sans avertissement, reconnaissant ainsi que les actions d’un individu peuvent en affecter négativement beaucoup d’autres.

Les logiciels ne reçoivent pas la maintenance nécessaire dont ils ont besoin

Construire une infrastructure numérique de façon désorganisée implique que tout logiciel sera construit plus lentement et moins efficacement. L’histoire de l’infrastructure Python en fournit un bon exemple.

L’un des importants projets d’infrastructure pour les développeurs Python se nomme Setuptools. Setuptools fournit un ensemble d’outils qui rendent le développement en Python plus simple et plus standardisé.
Setuptools a été écrit en 2004, par le développeur PJ Eby. Pendant les quatre années qui ont suivi, l’outil a été largement adopté. Néanmoins, Setuptools était difficile à installer et à utiliser, et Eby était très peu réceptif aux contributions et aux corrections apportées par d’autres, car il voulait, en tant que concepteur, avoir le dernier mot sur Setuptools. En 2008, un groupe de développeurs conduits par Tarek Ziade a décidé de forker le projet pour obliger Eby à faire des améliorations. Ils ont appelé le nouveau projet « Distribute ». En 2013, les deux projets ont fusionné dans Setuptools.
Ce long désaccord a néanmoins souligné à la fois l’état douteux des outils de l’infrastructure de Python, et la difficulté de mettre en œuvre des améliorations, notamment parce que personne ne se consacrait aux problèmes de la communauté ni ne désirait s’en occuper.

Les outils de Python ont commencé à s’améliorer quand le groupe de travail Python Packaging Authority (PyPA) s’est formé pour se consacrer spécifiquement à définir de meilleurs standards pour le paquetage. Un développeur, Donald Stufft, fit des outils de paquetage Python le cœur de son travail et fut engagé par HP (devenu HPE) en mai 2015 pour poursuivre son travail (son parcours sera évoqué plus tard dans ce rapport).

Un autre exemple intéressant est celui de RubyGems.org, un site web utilisé par la plupart des développeurs Ruby pour héberger leurs bibliothèques Ruby. Ruby a été utilisé pour bâtir des sites web majeurs comme Twitter, AirBnB, YellowPages et GitHub lui-même. En 2013, une faille de sécurité de RubyGems.org a été découverte, mais elle ne fut pas réparée avant plusieurs jours, parce que RubyGems.org était entièrement maintenue par des bénévoles. Les bénévoles pensaient régler le problème le week-end, mais pendant ce temps, quelqu’un d’autre a découvert la faille et a piraté le serveur de RubyGems.org. Après l’attaque, les serveurs ont dû être entièrement reconfigurés. Plusieurs bénévoles ont pris sur leur temps de travail, et certains ont même pris des jours de congé, afin de remettre RubyGems.org en état de marche le plus vite possible.

Comme RubyGems.org est un élément d’infrastructure critique, la faille de sécurité affectait par rebond beaucoup de développeurs et d’entreprises. L’incident a mis en lumière le fait qu’un travail fondé uniquement sur la base du volontariat limitait les garanties de sécurité et de fiabilité que l’on pouvait offrir sur une infrastructure logicielle importante. Des dizaines de développeurs se mobilisèrent de façon « bénévole » pendant l’incident parce que le problème affectait directement leur emploi salarié.

Malheureusement, aucun d’entre eux n’avait l’expérience requise pour être utile, et aucun d’entre eux n’a continué à offrir son aide une fois les serveurs réparés. En 2015, une organisation nommée Ruby Together a été formée pour aider à financer la maintenance et le développement de l’infrastructure Ruby, entre autres RubyGems.org, en sollicitant des entreprises comme sponsors.

La perte de main-d’œuvre qualifiée

Comme dans beaucoup de communautés de bénévoles, le « burnout » est commun parmi les contributeurs open source, qui se retrouvent à répondre aux requêtes d’utilisateurs individuels ou d’entreprises, pour un travail sans compensation. Beaucoup de développeurs ont des anecdotes où des entreprises les sollicitaient pour du travail gratuit. Daniel Roy Greenfield, développeur Django et Python, a écrit :

« J’ai personnellement eu des demandes pour du travail non-payé (les discussions pour payer le travail n’aboutissent jamais) par des entreprises à haut profit, grandes ou petites, pour [mes projets]. Si je ne réponds pas dans les temps convenus, si je n’accepte pas une pull request merdique, on va me mettre une étiquette de connard. Il n’y a rien de pire que d’être face à des développeurs du noyau Python/PyPA travaillant pour Redhat [sic], qui exigent de toi un travail non payé tout en critiquant ce qu’ils considèrent comme les insuffisances de ton projet, pour te pourrir ta journée et plomber ta foi en l’open source. »

(Red Hat est une multinationale du logiciel avec un revenu annuel excédant les 2 milliards d’euros, qui vend des logiciels open source à des clients d’entreprise. Du fait de la nature de leur entreprise, les employés de Red Hat utilisent et contribuent à de nombreux projets open source : en un sens, Red Hat est devenu la tête d’affiche de l’open source dans le monde de l’entreprise. Nous reparlerons de son succès financier plus tard dans ce rapport).

Read the Docs, service d’hébergement de documentation technique précédemment mentionné, annonce explicitement sur son site qu’il ne s’occupe pas de l’installation personnalisée dans les entreprises ou chez les particuliers.

L’un des mainteneurs, Eric Holscher, va jusqu’à faire ce commentaire :
« Je suis à peu près sûr que Read the Docs n’a aucun intérêt à être open source, vu que les utilisateurs privés ne contribuent jamais en retour, et se contentent de demander une assistance gratuite. »
Maquess, le contributeur OpenSSL, a tenu un discours acerbe à propos des requêtes récurrentes sur ses posts qui parlent de financement :

« C’est à vous que je pense, entreprises du Fortune 1000. Vous qui incluez OpenSSL dans vos firewall/dispositifs/cloud/produits financiers ou de sécurité, tous ces produits que vous vendez à profit, ou que vous utilisez pour vos infrastructures et communications internes. Vous qui n’avez pas besoin de financer une équipe interne de programmeurs pour se débattre avec du code crypté, puis qui nous harcelez pour obtenir une assistance gratuite quand vous réalisez que vous êtes incapables de l’utiliser. Vous qui n’avez jamais levé le petit doigt pour contribuer à la communauté open source qui vous a fait ce cadeau. Les concernés se reconnaîtront. Certains développeurs choisissent d’arrêter de maintenir leurs projets parce qu’ils n’ont plus assez de temps à y consacrer, et espèrent que quelqu’un d’autre prendra le relais. Pendant ce temps, les entreprises, les gouvernements et les individus dépendent de ces bibliothèques pour leur bon fonctionnement, inconscients des enjeux sous-jacents. »

David Michael Ross, ingénieur manager dans une agence web, a écrit au sujet de son expérience :

« Pour moi, c’est là que le bât blesse.  […] On sait qu’on a créé quelque chose gratuitement, par passion, et on voit ce flux infini de personnes qui crient « plus ! encore plus ! » et qui se mettent en colère quand on ne traite pas leur cas particulier.
Il y avait mon numéro de téléphone sur l’un de mes sites personnels pour que mes amis puissent me joindre. Je l’ai enlevé au bout d’une semaine parce que des gens m’appelaient à toute heure de la journée pour de l’assistance sur les plugins, alors qu’il y a un forum consacré à ça. Il n’y a rien de fondamentalement méchant là-dedans, c’est juste que c’est usant. On se met à avoir peur de vérifier ses mails ou de répondre au téléphone. »

Ryan Bigg, qui écrit de la documentation technique pour le framework Ruby on Rails, a annoncé en novembre 2015 qu’il renonçait à tout travail open source :

« Je n’ai plus le temps ni l’énergie de m’investir dans l’open source. Je ne retire strictement aucun revenu de mon travail open source, ce qui veut dire que le travail que je fais là, c’est du temps que je pourrais consacrer à des activités perso, ou à écrire. Ce n’est pas justifié d’attendre de moi que je travaille encore, en dehors de mon emploi salarié, sans que je sois honnêtement rétribué pour ça (en temps ou en argent). C’est aussi une recette qui a de bonnes chances de me conduire au burnout ou de me rendre juste globalement aigri.

Par ailleurs, la perte de main-d’œuvre qualifiée dans l’open source, ce n’est pas seulement les contributeurs qui démissionnent, c’est aussi ceux qui n’ont jamais contribué du tout. »

Il existe très peu de statistiques sur la démographie des contributeurs open source, ce qui est déjà révélateur en soi. Une analyse récente de GitHub a révélé que seulement 5,4% des contributeurs open source étaient des femmes, qui occupent pourtant environ 15 à 20% des postes techniques dans l’ensemble des entreprises de logiciels.

L’une des raisons qui font que les contributeurs open source sont un groupe remarquablement plus homogène que le secteur de la technologie dans son ensemble, c’est qu’ils ont besoin de temps et d’argent pour apporter dans un premier temps des contributions significatives. Ces contraintes empêchent des contributeurs par ailleurs qualifiés d’entrer dans cet espace.
David Maclver, créateur de Hypothésis, une bibliothèque Python qui sert à tester des applications logicielles, explique pourquoi il a pu passer autant de temps sur le projet :

« J’ai pu le faire seulement parce que j’avais le temps et l’argent pour le faire. J’avais le temps parce que j’étais obsessionnel, je n’avais personne à charge, et je n’avais pas d’emploi. Je pouvais me permettre de ne pas avoir d’emploi parce que j’avais de l’argent. J’avais de l’argent parce que pendant la dernière moitié de l’année passée, je touchais un salaire deux fois plus élevé que d’habitude, en dépensant deux fois moins que d’habitude, et je traversais une dépression qui me rendait trop borderline pour avoir envie de dépenser mon argent dans quoi que ce soit d’intéressant. Ce ne sont pas des conditions qu’on peut raisonnablement exiger de quelqu’un. […] Est-ce qu’on pourrait produire un logiciel de qualité en moins de temps que ça, en ne travaillant que sur du temps libre ? J’en doute. »

6196938171_447ee71493_z
Photo par hiroo yamagata (CC BY 2.0)

Cory Benfield, un développeur pour les fonctions de base de Python, écrit :

« De manière générale, les personnes qui ne sont pas des hommes cisgenres, hétérosexuels, blancs, de classe moyenne, et anglophones sont moins susceptibles de pouvoir assumer les risques financiers accrus associés à l’absence d’emploi stable. Cela signifie que ces personnes ont vraiment besoin d’un salaire régulier pour pouvoir contribuer le plus efficacement possible. Et nous avons besoin de leur contribution : des équipes diversifiées font un meilleur travail que des équipes homogènes. »

Charlotte Spencer, qui contribue au framework logiciel Hoodie et au système de bases de données PouchDB, fait écho à cette opinion :

« Toutes mes contributions sont purement bénévoles. Je n’en retire pas d’argent, même si j’aimerais beaucoup pouvoir. J’ai demandé à des vétérans de l’open source s’ils étaient payés et ce n’est pas le cas, ce qui m’a découragé d’essayer quoi que ce soit (si ces gens-là ne sont pas payés, pourquoi le serais-je ?). J’y consacre la plus grande partie de mon temps libre, mais j’essaie d’en faire moins parce que ça envahissait trop ma vie. »

Jessica Lord, développeuse, a contribué activement à l’open source tout en travaillant à Code for America, une organisation à but non-lucratif qui soutient la technologie dans le secteur public. Urbaniste de formation, elle insiste sur le fait qu’elle n’avait « pas de diplôme en informatique, pas d’expérience formelle en programmation, mais un portfolio GitHub ».

Ses contributions régulières attirèrent l’attention de la plate-forme GitHub elle-même, pour qui elle travaille désormais. Cependant, Jessica note qu’elle a pu contribuer à l’open source grâce à un concours de circonstances « particulier » : elle a accepté une baisse de salaire pour travailler à Code for America, utilisé toutes ses économies, travaillé « presque non-stop » sur des projets open source, et bénéficié d’une communauté de soutiens.

À propos du manque de diversité dans l’open source, Jessica écrit:

« La valeur des savoirs communs ne peut être surestimée. Nous devons faire mieux. Nous avons besoin des idées de tout le monde. C’est le but que nous devrions chercher à atteindre. Il est nécessaire que l’open source soit ouvert à tous. Pas seulement aux privilégiés ou même aux seuls développeurs. »

Ce dernier point soulevé par Jessica Lord est révélateur : permettre à des profils plus divers de participer à l’open source peut aider à pérenniser l’open source en elle-même. D’un point de vue fonctionnel, la grande majorité des contributeurs open source sont des développeurs, mais beaucoup d’autres rôles sont nécessaires pour gérer les projets d’ampleur, comme la rédaction, la gestion de projet ou la communication. Les projets open source ne sont pas différents des autres types d’organisations, y compris les startups où l’on a besoin de personnes se chargeant de l’administration, du marketing, du design, etc., qui sont autant de fonctions nécessaires au fonctionnement de base d’une structure. C’est en partie parce que la culture open source repose principalement sur les développeurs que la pérennité financière est si rarement l’objet de discussions et d’actions concrètes.

Enfin, l’homogénéité des contributeurs open source impacte les efforts en faveur de la diversité dans le monde de la technologie au sens large, puisque l’open source est étroitement lié à l’embauche. En effet, comme nous l’avons remarqué plus haut, beaucoup d’employeurs utilisent les contributions open source, notamment les profils GitHub, pour découvrir leurs futurs employés potentiels ou pour vérifier les qualifications d’un candidat. Les employeurs qui se fient ainsi essentiellement aux preuves de contributions open source ne recrutent que parmi un vivier de candidats extrêmement restreint.

Ashe Dryden, dans un essai important intitulé L’Éthique du travail non payé et la Communauté OSS, expliquait :

« Juger que quelqu’un est un bon programmeur en se basant uniquement sur le code qu’il rend disponible publiquement, c’est exclure bien plus que les gens marginaux. C’est aussi exclure quiconque n’est pas autorisé à publier son code publiquement pour des raisons de licence ou de sécurité. Cela concerne également un grand nombre de travailleurs freelance ou de contractuels qui, pour des raisons légales, n’ont pas le droit de revendiquer publiquement leur participation à un projet (par exemple s’ils ont signé un accord de confidentialité). Dans une industrie où on lutte pour dénicher assez de talents, pourquoi limitons-nous artificiellement le spectre des candidats ? » (source)

Comment atténuer ou éviter certains des coûts qui s’imposent aux personnes qui participent à l’élaboration d’infrastructures numériques aujourd’hui ? Pour commencer, nous analyserons comment les projets d’infrastructure sont actuellement financés.




Des routes et des ponts (10) – Les enjeux de la démocratisation de l’open source

L’open source est de plus en plus populaire et répandu parmi les développeurs. Grâce à des plate-formes comme GitHub, qui ont standardisé la manière de contribuer à un projet, l’open source est devenu plus accessible, au point de devenir une norme. Mais cette nouvelle configuration n’est pas sans poser certains problèmes.

Dans ce nouveau chapitre de son ouvrage Des Routes et des ponts (traduit chapitre après chapitre par l’équipe Framalang), Nadia Eghbal s’intéresse aux enjeux de la standardisation et de la démocratisation de l’open source – notamment à l’inflation parfois anarchique du nombre de projets et de contributeurs : pour elle, l’enjeu est d’éviter que l’écosystème numérique ne se transforme en un fragile château de cartes.

open-source-chateau-de-cartes
Photo de fdecomite / CC BY 2.0

Pourquoi les problèmes de support des infrastructures numériques sont de plus en plus pressants

Traduction Framalang : goudron, Penguin, serici, goofy, Rozmador, xi, Lumibd, teromene, xi, Opsylac, et 3 anonymes.

L’open source, grâce à ses points forts cités plus tôt dans ce rapport, est rapidement en train de devenir un standard pour les projets d’infrastructure numérique et dans le développement logiciel en général. Black Duck, une entreprise qui aide ses clients à gérer des programmes open source, dirige une enquête annuelle qui interroge les entreprises sur leur utilisation de l’open source. (Cette enquête est l’un des rares projets de banque de données qui existe sur le sujet.) Dans leur étude de 2015, 78% des 1300 entreprises interrogées déclarent que les logiciels qu’elles ont créés pour leurs clients sont construits grâce à l’open source, soit presque le double du chiffre de 2010.

L’open source a vu sa popularité s’accroître de manière impressionnante ces cinq dernières années, pas seulement grâce à ses avantages évidents pour les développeurs et les consommateurs, mais également grâce à de nouveaux outils qui rendent la collaboration plus facile. Pour comprendre pourquoi les infrastructures numériques rencontrent des problèmes de support grandissants, nous devons comprendre la manière dont le développement de logiciels open source prolifère.

Github, un espace standardisé pour collaborer sur du code

On n’insistera jamais trop sur le rôle clé de GitHub dans la diffusion de l’open source auprès d’une audience grand public. L’open source a beau exister depuis près de 30 ans, jusqu’en 2008, contribuer à des projets open source n’était pas si facile. Le développeur motivé devait d’abord découvrir qui était le mainteneur du projet, trouver une manière de le contacter, puis proposer ses changements en utilisant le format choisi par le mainteneur (par exemple une liste courriel ou un forum). GitHub a standardisé ces méthodes de communication : les mainteneurs sont listés de façon transparente sur la page du projet, et les discussions sur les changements proposés ont lieu sur la plate-forme GitHub.

GitHub a aussi créé un vocabulaire qui est désormais standard parmi les contributeurs à l’open source, tels que la « pull request » (où un développeur soumet à l’examen de ses pairs une modification à un projet), et changé le sens du terme « fork » (historiquement, créer une copie d’un projet et le modifier pour le transformer en un nouveau projet) [littéralement « fork » signifie « bifurcation », Ndt.]. Avant GitHub, forker un projet revenait à dire qu’il y avait un différend irréconciliable au sujet de la direction qu’un projet devrait prendre. Forker était considéré comme une action grave : si un groupe de développeurs décidait de forker un projet, cela signifiait qu’il se scindait en deux factions idéologiques. Forker était aussi utilisé pour développer un nouveau projet qui pouvait avoir une utilisation radicalement différente du projet initial.

Ce type de « fork de projet » existe toujours, mais GitHub a décidé d’utiliser le terme « fork » pour encourager à davantage d’activité sur sa plate-forme. Un fork GitHub, contrairement à un fork de projet, est une copie temporaire d’un projet sur laquelle on effectue des modifications, et qui est généralement re-fusionnée au projet. Le fork en tant que pratique quotidienne sur GitHub a ajouté une connotation positive, légère au terme : c’est l’idée de prendre l’idée de quelqu’un et de l’améliorer.

GitHub a aussi aidé à standardiser l’utilisation d’un système de contrôle de version appelé Git. Les systèmes de contrôle de versions sont un outil qui permet de garder une trace de chaque contribution apportée sur un morceau de code précis. Par exemple, si le Développeur 1 et le Développeur 2 corrigent différentes parties du même code en même temps, enregistrer chaque changement dans un système de contrôle de version permet de faire en sorte que leurs changements n’entrent pas en conflit. Il existe plusieurs systèmes de contrôle de versions, par exemple Apache Subversion et Concurrent Versions System (CVS). Avant GitHub, Git était un système de contrôle de version assez méconnu. En 2010, Subversion était utilisé dans 60% des projets logiciels, contre 11%pour Git.

C’est Linus Torvalds, le créateur de Linux, qui a conçu Git en 2005. Son intention était de mettre à disposition un outil à la fois plus efficace et plus rapide, qui permette de gérer de multiples contributions apportées par de nombreux participants. Git était vraiment différent des systèmes de contrôle de version précédents, et donc pas forcément facile à adopter, mais son workflow décentralisé a résolu un vrai problème pour les développeurs.

 

graphique-1
GitHub a fourni une interface utilisateur intuitive pour les projets open source qui utilisent Git, ce qui rend l’apprentissage plus facile pour les développeurs. Plus les développeurs utilisent GitHub, plus cela les incite à continuer d’utiliser Git. Aujourd’hui, en 2016, Git est utilisé par 38% des projets de logiciels, tandis que la part de Subversion est tombée à 47%. Bien que Subversion soit encore le système de contrôle de version le plus populaire, son usage décline. L’adoption généralisée de Git rend plus facile pour un développeur la démarche de se joindre à un projet sur GitHub, car la méthode pour faire des modifications et pour les communiquer est la même sur tous les projets. Apprendre à contribuer sur un seul des projets vous permet d’acquérir les compétences pour contribuer à des centaines d’autres. Ce n’était pas le cas avant GitHub, où des systèmes de contrôle de versions différents étaient utilisés pour chaque projet.

Enfin, GitHub a créé un espace sociabilité, qui permet de discuter et de tisser des liens au-delà de la stricte collaboration sur du code. La plate-forme est devenue de facto une sorte de communauté pour les développeurs, qui l’utilisent pour communiquer ensemble et exposer leur travail. Ils peuvent y démontrer leur influence et présenter un portfolio de leur travail comme jamais auparavant.

Les usages de GitHub sont un reflet de son ascension vertigineuse. En 2011 il n’y avait que 2 millions de dépôts (« repository »). Aujourd’hui, GitHub a 14 millions d’utilisateurs et plus de 35 millions de dépôts (ce qui inclut aussi les dépôts forkés, le compte des dépôts uniques est plutôt aux environs de 17 millions.) Brian Doll, de chez GitHub, a noté qu’il a fallu 4 ans pour atteindre le million de dépôts, mais que passer de neuf millions à dix millions n’a pris que 48 jours.

En comparaison, SourceForge, la plate-forme qui était la plus populaire pour héberger du code open source avant l’apparition de GitHub, avait 150 000 projets en 2008. Environ 18 000 projets étaient actifs.

Stack Overflow, un espace standard pour s’entraider sur du code

L’une des autres plate-formes importantes de l’open source est Stack Overflow, un site de question/réponse populaire parmi les développeurs, créé en 2008 par Jeff Atwood (développeur déjà mentionné précédemment) et par le blogueur Joel Spolsky. En Avril 2014, Stack Overflow avait plus de 4 millions d’utilisateurs enregistrés et plus de 11 millions de questions résolues (à noter qu’il n’est pas nécessaire de s’enregistrer pour voir les questions ou leurs réponses).

Stack Overflow est devenu de facto une plate-forme d’entraide pour les développeurs, qui peuvent poser des questions de programmation, trouver des réponses à des problèmes de code spécifiques, ou juste échanger des conseils sur la meilleure façon de créer un aspect précis d’un logiciel. On pourrait définir la plate-forme comme un « support client » participatif pour les développeurs à travers le monde. Même si Stack Overflow n’est pas un endroit où l’on écrit directement du code, c’est un outil de collaboration essentiel pour les développeurs individuels, qui facilite grandement la résolution de problèmes et permet de coder plus efficacement. Cela signifie qu’un développeur individuel est capable de produire plus, en moins de temps, ce qui améliore le rendement global. Stack Overflow a également permis à certains utilisateurs d’apprendre de nouveaux concepts de développement (ou même de s’initier au code tout court), et a rendu le codage plus facile et plus accessible à tous.

Tendances macro dans un paysage en mutation constante

La popularité hors-normes de l’open source a amené à des changements significatifs dans la manière dont les développeurs d’aujourd’hui parlent, pensent et collaborent sur des logiciels.

Premièrement, les attentes et exigences en termes de licences ont changé, reflétant un monde qui considère désormais l’open source comme une norme, et pas l’exception : un triomphe sur l’univers propriétaire des années 1980. Les politiques de GitHub et de Stack Overflow reflètent toutes deux cette réalité.

Dès le départ, Stack Overflow a choisi d’utiliser une licence Creative Commons appelée CC-BY-SA pour tous les contenus postés sur son site. La licence était cependant limitante, car elle requérait des utilisateurs qu’ils mentionnent l’auteur de chaque morceau de code qu’ils utilisaient, et qu’ils placent leurs propres contributions sous la même licence.

Beaucoup d’utilisateurs choisissaient d’ignorer la licence ou n’étaient même pas au courant de ses restrictions, mais pour les développeurs travaillant avec des contraintes plus strictes (par exemple dans le cadre d’une entreprise), elle rendait Stack Overflow compliqué à utiliser. S’ils postaient une question demandant de l’aide sur leur code, et qu’une personne extérieure réglait le problème, alors légalement, ils devaient attribuer le code à cette personne.

En conséquence, les dirigeants de Stack Overflow ont annoncé leur volonté de déplacer toutes les nouvelles contributions de code sous la Licence MIT, qui est une licence open source comportant moins de restrictions. En Avril 2016, ils débattent encore activement et sollicitent des retours de leur communauté pour déterminer le meilleur moyen de mettre en œuvre un système plus permissif. Cette démarche est un encouragement à la fois pour la popularité de Stack Overflow et pour la prolifération de l’open source en général. Qu’un développeur travaillant dans une grosse entreprise de logiciel puisse légalement inclure le code d’une personne complètement extérieure dans un produit pour lequel il est rémunéré est en effet un accomplissement pour l’open source.

A l’inverse, GitHub fit initialement le choix de ne pas attribuer de licence par défaut aux projets postés sur sa plateforme, peut-être par crainte que cela ne freine son adoption par les utilisateurs et sa croissance. Ainsi, les projets postés sur GitHub accordent le droit de consulter et de forker le projet, mais sont à part ça sous copyright, sauf si le développeur spécifie qu’il s’agit d’une licence open source.

En 2013, GitHub décida enfin de prendre davantage position sur la question des licences, avec notamment la création et la promotion d’un micro-site, choosealicense.com (« choisissez-une-licence »), pour aider les utilisateurs à choisir une licence pour leur projet. Ils encouragent aussi désormais leurs utilisateurs à choisir une licence parmi une liste d’options au moment de créer un nouveau « repository » (dépôt).

Ce qui est intéressant, cependant, c’est que la plupart des développeurs ne se préoccupaient pas de la question des licences : soit ignoraient que leurs projets « open source » n’étaient pas légalement protégés, soit ils s’en fichaient. Une étude informelle réalisée en 2013 par le Software Freedom Law Center (Centre du Droit de la Liberté des Logiciels) sur un échantillon de 1,6 million de dépôts GitHub révéla que seuls 15% d’entre eux avaient spécifié une licence. Aussi, les entretiens avec des développeurs réalisés pour ce rapport suggèrent que beaucoup se fichent de spécifier une licence, ou se disent que si quelqu’un demande, ils pourront toujours en ajouter une plus tard.

Ce manque d’intérêt pour les licences a amené James Governor, cofondateur de la firme d’analyse de développeurs Red Monk, à constater en 2012 que « les jeunes dévs aujourd’hui font du POSS – Post open source software. Envoie chier les licences et la gestion, contribue juste à GitHub » [en anglais « commit to GitHub » signifie littéralement « s’engager dans GitHub » mais fait également référence à la commande « commit » qui permet de valider les modifications apportées à un projet, NdT.]. En d’autres termes, faire de l’information ouverte par défaut est devenu une telle évidence culturelle aujourd’hui que les développeurs ne s’imaginent plus faire les choses autrement – un contexte bien différent de celui des rebelles politisés du logiciel libre des années 1980. Ce retournement des valeurs, quoi qu’inspirant au niveau global, peut cependant amener à des complications légales pour les individus quand leurs projets gagnent en popularité ou sont utilisés à des fins commerciales.

Mais, en rendant le travail collaboratif sur le code aussi facile et standardisé, l’open source se retrouve aux prises avec une série d’externalités perverses.

L’open source a rendu le codage plus facile et plus accessible au monde. Cette accessibilité accrue, à son tour, a engendré une nouvelle catégorie de développeurs, moins expérimentés, mais qui savent comment utiliser les composants préfabriqués par d’autres pour construire ce dont ils ont besoin.

En 2012, Jeff Atwood, cofondateur de Stack Overflow, rédigea un article de blog intitulé ironiquement « Pitié n’apprenez pas à coder », où il se plaint de la mode des stages et des écoles de code. Tout en se félicitant du désir des personnes non-techniciennes de comprendre le code d’un point de vue conceptuel, Atwood met en garde contre l’idée qu’« introduire parmi la main-d’œuvre ces codeurs naïfs, novices, voire même-pas-vraiment-sûrs-d’aimer-ce-truc-de-programmeur, ait vraiment des effets positifs pour le monde ».

Dans ces circonstances, le modèle de développement de l’open source change de visage. Avant l’ascension de GitHub, il y avait moins de projets open source. Les développeurs étaient donc un groupe plus petit, mais en moyenne plus expérimenté : ceux qui utilisaient du code partagé par d’autres étaient susceptibles d’être également ceux qui contribuent en retour.

Aujourd’hui, l’intense développement de l’éducation au code implique que de nombreux développeurs inexpérimentés inondent le marché. Cette dernière génération de développeurs novices emprunte du code libre pour écrire ce dont elle a besoin, mais elle est rarement capable, en retour, d’apporter des contributions substantielles aux projets. Beaucoup sont également habitués à se considérer comme des « utilisateurs » de projets open source, davantage que comme les membres d’une communauté. Les outils open source étant désormais plus standardisés et faciles à utiliser, il est bien plus simple aujourd’hui pour un néophyte de débarquer sur un forum GitHub et d’y faire un commentaire désobligeant ou une requête exigeante – ce qui épuise et exaspère les mainteneurs.

Cette évolution démographique a aussi conduit à un réseau de logiciels bien plus fragmenté, avec de nombreux développeurs qui publient de nouveaux projets et qui créent un réseau embrouillé d’interdépendances. Se qualifiant lui-même de « développeur-pie en rémission » [« pie » est un surnom pour les développeurs-opportunistes, d’après le nom de l’oiseau, la pie réputée voleuse, NdT], Drew Hamlett a écrit en janvier 2016 un post de blog devenu très populaire intitulé « Le triste état du développement web ». L’article traite de l’évolution du développement web, se référant spécifiquement à l’écosystème Node.js :

« Les gens qui sont restés dans la communauté Node ont sans aucun doute créé l’écosystème le plus techniquement compliqué [sic] qui ait jamais existé. Personne n’arrive à y créer une bibliothèque qui fasse quoi que ce soit. Chaque projet qui émerge est encore plus ambitieux que le précédent… mais personne ne construit rien qui fonctionne concrètement. Je ne comprends vraiment pas. La seule explication que j’ai trouvée, c’est que les gens sont juste continuellement en train d’écrire et de réécrire en boucle des applis Node.js. »

Aujourd’hui, il y a tellement de projets qui s’élaborent et se publient qu’il est tout simplement impossible pour chacun d’eux de développer une communauté suffisamment importante et viable, avec des contributeurs réguliers qui discuteraient avec passion des modifications à apporter lors de débats approfondis sur des listes courriels. Au lieu de cela, beaucoup de projets sont maintenus par une ou deux personnes seulement, alors même que la demande des utilisateurs pour ces projets peut excéder le travail nécessaire à leur simple maintenance.

GitHub a rendu simples la création et la contribution à de nouveaux projets. Cela a été une bénédiction pour l’écosystème open source, car les projets se développent plus rapidement. Mais cela peut aussi parfois tourner à la malédiction pour les mainteneurs de projets, car davantage de personnes peuvent facilement signaler des problèmes ou réclamer de nouvelles fonctionnalités, sans pour autant contribuer elles-mêmes en retour. Ces interactions superficielles ne font qu’alourdir la charge de travail des mainteneurs, dont on attend qu’ils répondent à une quantité croissante de requêtes.

Il ne serait pas déraisonnable d’affirmer qu’un monde « post-open source » implique une réflexion non seulement autour des licences, ainsi que James Governor l’exprimait dans son commentaire originel, mais aussi autour du processus de développement lui-même.

Noah Kantrowitz, développeur Python de longue date et membre de la Python Software Foundation, a résumé ce changement dans un post de blog souvent cité :

« Dans les débuts du mouvement open source, il y avait assez peu de projets, et en général, la plupart des gens qui utilisaient un projet y contribuaient en retour d’une façon ou d’une autre. Ces deux choses ont changé à un point difficilement mesurable.
[…] Alors même que nous allons de plus en plus vers des outils de niche, il devient difficile de justifier l’investissement en temps requis pour devenir contributeur. « Combler son propre besoin » est toujours une excellente motivation, mais il est difficile de construire un écosystème là-dessus.
L’autre problème est le déséquilibre de plus en plus important entre producteurs et consommateurs. Avant, cela s’équilibrait à peu près. Tout le monde investissait du temps et des efforts dans les Communs et tout le monde en récoltait les bénéfices. Ces temps-ci, très peu de personnes font cet effort et la grande majorité ne fait que bénéficier du travail de ceux qui s’impliquent.
Ce déséquilibre s’est tellement enraciné qu’il est presque impensable pour une entreprise de rendre (en temps ou en argent) ne serait-ce qu’une petite fraction de la valeur qu’elle dérive des Communs. »

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de grands projets open source avec des communautés de contributeurs fortes (Node.js, dont on parlera plus tard dans ce rapport, est un exemple de projet qui est parvenu à ce statut.) Cela signifie qu’à côté de ces réussites, il y a une nouvelle catégorie de projets qui est défavorisée par les normes et les attentes actuelles de l’open source, et que le comportement qui dérive de ces nouvelles normes affecte même des projets plus gros et plus anciens.

Hynek Schlawack, Fellow de la Python Software Foundation et contributeur sur des projets d’infrastructure Python, exprime ses craintes au sujet d’un futur où il y aurait une demande plus forte, mais seulement une poignée de contributeurs solides :

« Ce qui me frustre le plus, c’est que nous n’avons jamais eu autant de développeurs Python et aussi peu de contributions de haute qualité. […] Dès que des développeurs clefs comme Armin Ronacher ralentissent leur travail, la communauté toute entière le ressent aussitôt. Le jour où Paul Kehrer arrête de travailler sur PyCA, on est très mal. Si Hawkowl arrête son travail de portage, Twisted ne sera jamais sur Python 3 et Git.
La communauté est en train de se faire saigner par des personnes qui créent plus de travail qu’elles n’en fournissent. […] En ce moment, tout le monde bénéficie de ce qui a été construit mais la situation se détériore à cause du manque de financements et de contributions. Ça m’inquiète, parce Python est peut-être très populaire en ce moment mais une fois que les conséquences se feront sentir, les opportunistes partiront aussi vite qu’ils étaient arrivés. »

Pour la plupart des développeurs, il n’y a guère que 5 ans peut-être que l’open source est devenu populaire. La large communauté des concepteurs de logiciel débat rarement de la pérennité à long terme de l’open source, et n’a parfois même pas conscience du problème. Avec l’explosion du nombre de nouveaux développeurs qui utilisent du code partagé sans contribuer en retour, nous construisons des palaces sur une infrastructure en ruines.




Des routes et des ponts (9) – l’argent et l’open source

Nadia Eghbal a déjà évoqué plusieurs fois les liens entre l’argent et l’open source (si vous avez manqué des épisodes). Elle y revient dans ce chapitre, en insistant sur les questions fondamentales que pose l’argent aux communautés open source ainsi qu’à leurs membres.

Question de nature quasi-philosophique : l’open source peut-il perdre son âme à cause de l’argent ? Question de gouvernance : qui va décider de l’utilisation des fonds ? Et pour finir question éthique et politique : jusqu’à où peut-on, doit-on accepter les requêtes des financeurs ?

La relation compliquée de l’open source avec l’argent

Traduction Framalang : goudron, Penguin, serici, goofy, Rozmador, xi, Lumibd, teromene, xi, Diane, et 3 anonymes

eye-banknote

L’argent est un sujet tabou dans les projets open source, et ce depuis les premiers jours du mouvement du logiciel libre qui émergea en réponse directe aux pratiques commerciales des logiciels propriétaires. Dans le contexte du mouvement du logiciel libre, l’aversion pour l’argent est tout à fait compréhensible. L’argent est ce qui permettait de commercialiser les logiciels dans les années 1980 et il a fallu des décennies pour revenir sur cet état d’esprit et promouvoir les avantages liés à l’élaboration de logiciels qui soient libres d’utilisation, de distribution et de modification. Même si de nos jours, nous prenons les logiciels libres pour acquis, dans les années 1980, c’était une véritable contre-culture, un état d’esprit révolutionnaire.

Au sein même des communautés open source, il existe une croyance répandue selon laquelle l’argent est de nature à corrompre l’open source. Et en effet, le nombre de projets nés d’un « travail-passion » est assez incroyable. Aujourd’hui, le développement de logiciel est considéré comme un domaine lucratif, dont les écoles de programmation appâtent leurs futurs étudiants avec des promesses de premiers salaires en dollars à six chiffres. Par contraste, il y a quelque chose de pur et d’admirable dans le fait de créer un logiciel simplement pour le plaisir.

D’un point de vue plus pratique, les projets open source se créent traditionnellement autour d’un besoin réel et identifiable. Quelqu’un estime qu’un projet pourrait être mieux fait, décide de le forker, effectue des améliorations, puis les diffuse pour qu’on en fasse usage. Le pragmatisme est au cœur de la culture open source, comme le prouve sa scission stratégique avec le mouvement du logiciel libre à la fin des années 1990. Certains contributeurs open source craignent, peut-être avec raison, que l’argent n’introduise un développement « artificiel » du système, avec des développeurs qui lancent de nouveaux projets simplement pour acquérir des financements, plutôt que pour répondre à un besoin réel.

David Heinemeier Hansson (aussi connu sous le pseudo de DHH), qui a créé le framework populaire Ruby on Rails, mettait en garde en 2013 contre les mélanges entre open source et argent :

Si l’open source est une incroyable force pour la qualité et pour la communauté, c’est précisément parce qu’elle n’a pas été définie en termes de marché. Dans le cadre du marché, la plupart des projets open source n’auraient jamais eu leur chance.

Prenez Ruby on Rails. […] C’est une réalisation colossale pour l’humanité ! Des milliers de gens, collaborant pendant une décennie entière pour produire une structure et un écosystème incroyablement aboutis, disponibles pour tous gratuitement. Prenez une seconde pour méditer sur l’ampleur de cette réussite. Pas seulement pour Rails, évidemment, mais pour de nombreux autres projets open source, encore plus grands, avec une filiation plus longue et encore plus de succès.

C’est en considérant ce fantastique succès, dû aux règles de vie d’une communauté, que nous devrions être extraordinairement prudents avant de laisser les lois du marché corrompre l’écosystème.

Structurellement, le meilleur atout de l’open source : son penchant pour la démocratie, est aussi sa faiblesse. Beaucoup de projets open source ne sont rien de plus qu’un dépôt numérique public où est stocké du code auquel un groupe de gens contribue régulièrement : l’équivalent d’une association officieuse sur un campus universitaire. Il n’y a pas de structure légale et il n’y a pas de propriétaire ou de chef clairement défini. Les  « mainteneurs » ou les contributeurs principaux émergent souvent de facto, en fonction de qui a créé le projet, ou de qui y a investi beaucoup de temps ou d’efforts. Cependant, même dans ces cas-là, dans certains projets on répugne à introduire une hiérarchie favorisant clairement un contributeur par rapport à un autre.

En avril 2008, Jeff Atwood, un développeur .NET bien connu et dont nous avons déjà parlé, a annoncé qu’il donnait 5 000 $ au projet open source : ScrewTurn Wiki. ScrewTurn Wiki est un projet de wiki développé par Dario Solara, un autre développeur .NET, et maintenu par des volontaires. Atwood a dit à Dario que le don était « sans condition » : Solara pouvait utiliser l’argent de la manière qu’il jugerait la plus utile au projet.
Plusieurs mois plus tard, Atwood demanda à Solara comment il avait décidé de dépenser l’argent. Solara lui répondit que l’argent de la donation était « encore intact. Ce n’est pas facile de l’utiliser… Que suggères-tu ? » Atwood a écrit que cette réponse l’avait « terriblement déçu ».

La nature décentralisée du monde open source en a fait ce qu’il est : des logiciels produits de façon participative, que n’importe qui peut élaborer, partager, et améliorer. Mais quand vient le moment de discuter des besoins organisationnels, ou de la viabilité, il peut être difficile de prendre des décisions faisant autorité.

Ces transitions vers une viabilité à long terme peuvent êtres interminables et douloureuses. Un des exemples les plus connus est le noyau Linux, un projet open source utilisé dans de nombreux systèmes d’exploitation à travers le monde, parmi lesquels Android et Chrome OS. Il a été créé en 1991 par Linus Torvalds, un étudiant en informatique .
Au fur et à mesure que le noyau Linux gagnait en popularité, Linus rechignait à discuter de l’organisation du développement du projet, préférant tout gérer tout seul.  L’inquiétude et aussi la colère à l’égard de Torvalds grandirent chez les développeurs du projet, déclenchant de « vraies grosses disputes » selon Torvalds. Le conflit a atteint son apogée en 2002, on évoqua même un possible schisme.

Torvalds attribua ces conflits internes à un manque d’organisation, plutôt qu’à un quelconque problème technique :

Nous avons eu de vraies grosses disputes aux alentours de 2002, quand j’appliquais des correctifs à droite à gauche, et que les choses ne fonctionnaient vraiment pas. C’était très douloureux pour tout le monde, et également beaucoup pour moi. Personne n’aime vraiment les critiques, et il y avait beaucoup de critiques virulentes, et comme ce n’était pas un problème strictement technique, on ne pouvait pas juste montrer un correctif et dire :  « Hé, regardez, ce patch améliore les performances de 15% » ou quoique ce soit de ce genre. Il n’y avait pas de solution technique. La solution a été d’utiliser de meilleurs outils, et d’avoir une organisation du travail qui nous permette de mieux distribuer les tâches.

La Fondation Linux a été créée en 2007 pour aider à protéger et à maintenir Linux et ses projets associés. Torvalds ne pilote pas la Fondation Linux lui-même, il a préféré recevoir un salaire régulier en tant que « Compagnon Linux », et travailler sur ses projets en tant qu’ingénieur.

Malgré le fait que le logiciel open source soit admirablement ancré dans une culture du volontariat et de la collaboration relativement peu touchée par des motivations extérieures, la réalité est que notre économie et notre société, depuis les sociétés multimillionnaires jusqu’aux sites web gouvernementaux, dépendent de l’open source.

Dans l’ensemble, c’est probablement une évolution positive pour la société. Cela signifie que les logiciels ne sont plus limités à un développement privé et propriétaire, comme cela a été le cas pendant des dizaines d’années. Le fait que le gouvernement des États-Unis, ou un réseau social possédant des milliards d’utilisateurs, intègrent des logiciels construits par une communauté, annonce un futur optimiste pour la démocratie.

De plus, de nombreux projets fonctionnent très bien de manière communautaire lorsqu’ils sont d’une des deux tailles extrêmes possibles, c’est-à-dire soit des petits projets qui ne demandent pas de maintenance significative (comme dans l’exemple de Arash Payan et Appirater), soit de très gros projets qui reçoivent un soutien important de la part d’entreprises (comme Linux).

Cependant, beaucoup de projets sont coincés quelque part entre les deux : assez grands pour avoir besoin d’une maintenance significative, mais pas d’une taille suffisante pour que des entreprises déclarent leur offrir un soutien. Ces projets sont ceux dont l’histoire passe inaperçue, ceux dont on ne parle pas. Des deux côtés, on dit aux développeurs de ces projets « moyens » qu’ils sont le problème : du côté des « petits projets », on pense qu’ils devraient simplement mieux s’organiser et du côté des « gros projets », on pense que si leur projet était « assez bon », il aurait déjà reçu l’attention des soutiens institutionnels.

Il existe aussi des intérêts politiques autour de la question du soutien financier qui rendent encore plus difficile la prospection d’une source de financement fiable. On peut imaginer qu’une entreprise seule ne souhaite pas sponsoriser le développement d’un travail qui pourrait également bénéficier à son concurrent, qui lui n’aurait rien payé. Un mécène privé peut exiger des privilèges spécifiques qui menacent la neutralité d’un projet. Par exemple, dans les projets en lien avec la sécurité, le fait d’exiger d’être le seul à qui sont révélées les potentielles failles (c’est-à-dire payer pour être le seul à connaître les failles de sécurité plutôt que de les rendre publiques) est un type de requête controversé. Des gouvernements peuvent également avoir des raisons politiques pour financer le développement d’un projet en particulier, ou pour demander des faveurs spéciales comme une « backdoor » (une porte dérobée, c’est-à-dire un accès secret qui permet d’outrepasser les authentifications de sécurité), même si le projet est utilisé dans le monde entier.

Les récents démêlés légaux entre le FBI et Apple sont un bon révélateur des tensions qui existent entre technologie et gouvernement, au-delà même des projets open source.
Le FBI a, de manière répétée, et à l’aide d’assignations en justice, demandé l’aide d’Apple pour déverrouiller des téléphones afin d’aider à résoudre des enquêtes criminelles. Apple a toujours refusé ces requêtes. En février 2016, le FBI a demandé l’aide d’Apple pour déverrouiller le téléphone d’un des tireurs d’une attaque terroriste récente à San Bernardino, en Californie. Apple a également refusé de les aider, et a publié une lettre sur son site, déclarant :

Tout en croyant que les intentions du FBI sont bonnes, nous pensons qu’il serait mauvais pour le gouvernement de nous forcer à ajouter une « backdoor » dans nos produits. Et finalement, nous avons peur que cette demande mette en danger les libertés que notre gouvernement est censé protéger.

 

En mars 2016, le FBI a trouvé une tierce partie pour l’aider à déverrouiller l’iPhone et a laissé tomber l’affaire.

Une des plus grandes forces de l’open source est que le code est considéré comme un bien public, et beaucoup de projets prennent la gestion de ces projets au sérieux.  Il est important à titre personnel, pour beaucoup de développeurs de projets, que personne ne puisse prendre seul le contrôle d’une chose que le public utilise et dont il bénéficie. Toutefois, cet engagement à rester neutre a un prix, puisque beaucoup de ressources disponibles pour les développeurs de nos jours (comme les capitaux-risques ou les donations d’entreprises) attendent en contrepartie d’influer sur le projet ou des retours sur investissement.

Le logiciel open source est créé et utilisé de nos jours à une vitesse jamais vue auparavant. Beaucoup de projets open source sont en train d’expérimenter la difficile transition d’une création désintéressée à une infrastructure publique essentielle.
Ces dépendances toujours plus nombreuses signifient que nous avons pour responsabilité partagée de garantir à ces projets le soutien dont ils ont besoin.

eye-larger-banknote
Crédits pour les 2 images Eelke (CC BY 2.0)




À qui iront les clés de la ://Surveillance ?

Parmi les interrogations nombreuses et inquiètes qui ont accompagné l’élection du nouveau président des USA, nous retenons aujourd’hui la question de la maîtrise des armes les plus dangereuses dont va disposer l’exécutif. On pense bien sûr à l’arme nucléaire et au danger de son usage inconsidéré, mais une actualité tout aussi préoccupante nous invite à nous demander avec Cory Doctorow quelles conséquences la machine industrielle de la surveillance étatique peut avoir sur nos libertés, si elle tombe aux mains de… [mettre ici le nom de toute personnalité politique dont on peut redouter l’autoritarisme].

Cory Doctorow, qui est Canadien, réagit ici à la situation nord-américaine, mais la surveillance étatique est planétaire et nous sommes en France assez lourdement pourvus en outils de surveillance générale pour éprouver quelques inquiétudes : que deviendront par exemple le fichier TES (voir ce billet de Korben) et l’état d’urgence indéfiniment prolongé que veut imposer M. Cazeneuve si un gouvernement autoritaire accède au pouvoir bientôt ?

Au risque réel Doctorow répond par la nécessité de lutter avec nos armes, celles d’Internet. Cela suffira-t-il ?

On a donné à un cinglé les clés de la surveillance d’État

par Cory Doctorow

Article original A madman has been given the keys to the surveillance state

Traduction Framalang : Goofy, Framasky, Diane

Cory Doctorow CC-BY-SA J onathan Worth
Cory Doctorow par Jonathan Worth (CC-BY-SA)

Quand le Patriot Act a été promulgué aux USA le 26 octobre 2001, il a fait disparaître un grand nombre des contrepouvoirs vitaux qui s’interposaient entre le peuple américain et son gouvernement. Alors que les partisans de Bush applaudissaient le pouvoir sans précédent que leurs représentants à Washington détenaient désormais, les militants des libertés civiles les avertissaient : « Votre président vient de créer une arme qui sera utilisée par tous ceux qui le suivront ».

Lorsque les démocrates ont pris la Maison-Blanche en 2008, les Américains de droite ont tardé à se rendre compte qu’une nouvelle administration qui ne s’appuyait pas sur eux pour exercer son pouvoir avait la possibilité de surveiller tous leurs mouvements, pouvait pister toutes leurs communications, pouvait les soumettre à une détention sans mandat dans des « zones frontalières » qui couvraient la majeure partie de la population américaine, pouvaient saisir leurs biens sans les accuser d’aucun crime, et ils ont commencé à s’inquiéter sérieusement.

Lorsque l’administration Obama a doublé le programme Bush de surveillance de masse, en lui ajoutant de lois secrètes et une liste d’Américains et d’étrangers qui pourraient être carrément assassinés en toute impunité n’importe où dans le monde, ses partisans démocrates n’ont pas accepté d’entendre la moindre critique. Obama était un politicien expérimenté, le père tranquille de l’Amérique, un type avec tant d’équanimité qu’il avait besoin d’un interprète pour traduire sa colère. Il n’allait pas abuser de cette autorité.

Les sept années de G.W. Bush après le 11 Septembre nous ont donné les bases d’un État de surveillance auquel il manquait un fou dangereux pour devenir totalitaire. Ensuite, huit ans après la mise en œuvre concrète de cet État de surveillance, Obama a indiqué aux administrateurs compétents et aux divers intervenants — police locale, partenaires internationaux, entrepreneurs militaires et industriels avec de gros budgets de lobbying — que cette surveillance doit se maintenir indéfiniment.

Aujourd’hui, c’est à un cinglé qu’on a donné le contrôle d’un arsenal de surveillance qui inclut l’autorité légale pour nous espionner tous, tout le temps ; des offres commerciales des monopoles des télécoms qui transforment les dépenses d’un gouvernement impopulaire en affaires rentables avec de l’argent comptant qui servira au lobbying pour élargir leur clientèle ; et un stock de vulnérabilités technologiques mortelles dans les outils dont nous dépendons, que l’Amérique a transformés en armes pour attaquer ses ennemis, même si cela implique de laisser les Américains sans défense contre les criminels, les harceleurs nihilistes, l’espionnage d’États étrangers et l’espionnage industriel.

050-056c026d-1c66-4d42-9fae-a8e96df290c5-1020x1209
image : http://www.trumpshair.com/

Le Royaume-Uni est sur le point d’adopter une loi de surveillance qui éclipse tous les pouvoirs de surveillance de Bush et Obama. Le cyber-arsenal que Theresa May veut déchaîner sur le monde ne permettra pas seulement de vous pister en temps réel avec un degré d’intrusion qui ne peut pas être surestimé, il va également amasser des stocks énormes de données de ce suivi qui seront inévitablement fuitées, à la fois publiquement — pensez au piratage de Sony — et en privé, ce que nous découvrirons seulement des années après les faits, quand nous verrons que des escrocs minables ont exploité nos moments de chagrin et de détresse les plus privés pour en faire leur profit.

Le dernier gouvernement canadien a adopté un projet de loi de surveillance qu’on pourrait facilement qualifier de fanfiction du Patriot Act. Le gouvernement actuel — dirigé par un homme charismatique auquel beaucoup font confiance pour prendre les bonnes décisions — a voté pour elle, parce que ses membres ne voulaient pas être considérés comme « mous sur le terrorisme » à la veille de l’élection, mais ils ont promis de régler la question plus tard. Jusqu’à présent, ils n’ont strictement rien fait du tout, et ils n’ont pas de feuille de route pour faire quoi que ce soit qui pourrait transformer cette épée en un soc de charrue(1). Ce qui est particulier avec les pouvoirs que donne la surveillance, c’est qu’ils sont terriblement jouissifs. Une fois que vous en disposez, ils sont si pratiques qu’il est très difficile de les jeter dans les poubelles de l’Histoire.

Le gouvernement allemand de Mme Merkel — elle-même est hantée par ses souvenirs personnels d’enfance sous la surveillance intrusive des espions de la Stasi — a été scandalisé d’apprendre que le gouvernement des USA enregistrait les conversations téléphoniques de la Chancelière elle-même. Mais en fin de compte, Merkel a conclu un accord entre ses espions et leurs homologues américains et elle a officialisé le complexe industriel de surveillance. L’Allemagne est maintenant à deux doigts d’un gouvernement néo-nazi d’extrême-droite qui pourrait s’installer au milieu de la toile que Merkel a permis à ses services secrets de tisser dans tous les coins de son pays.

Après les terribles attaques de Paris, François Hollande a renié sa promesse de démantèlement de la surveillance française. Il l’a plutôt radicalement étendue, créant une arme immortelle et pluripotente pour espionner et contrôler le peuple français. Hollande est sur le point de perdre le contrôle du gouvernement français au bénéfice des néofascistes de Marine Le Pen, cheffe héréditaire d’une tribu de racistes vicieux et autoritaires.

Les mouvements politiques vont et viennent, mais les autorités institutionnelles demeurent. Les militants des partis ont offert une couverture politique à leurs leaders pendant qu’ils créaient tranquillement les conditions du fascisme clé en mains. Maintenant nous sommes à un clic du totalitarisme.

Il n’est pas trop tard.

Démanteler la surveillance d’État ne sera pas facile mais les choses importantes le sont rarement. Des organisations comme l’EFF (USA), Openmedia (Canada), la Quadrature du Net (France) et l’Open Rights Group ont mené cette bataille depuis des années, longtemps avant que la plupart d’entre nous ne prenne conscience du danger. Leur temps est maintenant : le moment où le danger est visible mais que le mal n’est pas irréversible. C’est le moment où jamais.

Les quatre ans à venir apporteront des batailles bien plus urgentes que l’avenir d’Internet : des batailles sur le droit des femmes à disposer de leur corps ; sur les meurtres racistes de la police et l’incarcération de masse, sur les déportations de masse et les camps de concentration ; sur la discrimination selon le genre et l’homophobie ; sur l’accès aux premières nécessités, depuis l’alimentation jusqu’au logement, en passant par la couverture maladie.

Chacune de ces batailles sera gagnée ou perdue en utilisant Internet.

Nous manquons de munitions, de forces vives, nous sommes trop peu nombreux et n’avons pas de plan, mais nous pouvons tout de même gagner. Internet donne l’avantage à la guerre asymétrique, là où le pouvoir brut et l’argent peuvent être contrés par des tactiques novatrices et une opposition agile.

capture-du-2016-11-10-22-27-31
Tor, Signal,l’identification à 2 facteurs, un VPN… des armes pour s’opposer à Trump ?

 

S’il nous faut remporter la victoire dans la lutte pour les droits humains et la dignité humaine, nous devons avoir pour arme un Internet libre, ouvert et équitable. Ça commence maintenant. Ça commence avec la prise de conscience suivante : nous ne pouvons pas nous permettre de créer des armes et des pouvoirs juste pour « notre camp » en croyant que l’autre camp, celui des « méchants », ne voudra pas s’en emparer. Nous avons chargé un fusil et l’avons mis entre les mains d’un cinglé. Engageons-nous à ne plus jamais le faire.

Nous continuons le combat.

 

À lire aussi sur le même sujet :

 

Note

(1) Dans la Bible, « De leurs glaives ils forgeront des houes, Et de leurs lances des serpes … » (Ésaïe 2:4). L’idée est bien sûr de convertir les armes de la guerre en outils pour la paix.