Khrys’presso du lundi 23 août 2021

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

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Brave New World

Spécial France

Spécial média et pouvoir

  • Sur CNews, la grand-messe est dite (telerama.fr)

    La chaîne d’info a consacré son antenne du dimanche 15 août à une couverture inédite du pèlerinage catholique de Lourdes pour la fête de l’Assomption. Un choix qui confirme le virage éditorial du groupe Canal.

Spécial Pass Sanitaire et TousAntiCovid

Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

Pour rire (pour l’instant)

  • Les députés valident l’obligation du pass sanitaire pour accéder aux manifestations contre le pass sanitaire (legorafi.fr)

    Les opposants au pass sanitaire devront désormais présenter un certificat de vaccination ou un test PCR de moins de 48 heures pour accéder aux rassemblements contre le pass sanitaire.[…] « Compte tenu de l’aggravation de la courbe des contaminations, chaque personne voulant accéder aux manifestations devra s’exiger à elle-même la présentation d’un pass sanitaire sans quoi elle devra rentrer chez elle pour se placer à l’isolement pendant cent vingt jours » […] des contrôles inopinés pourront être menés en complément par des CRS spécialement formés à l’utilisation de matraques dernier cri équipées de lecteurs de QR codes.

Spécial GAFAM et cie

Les autres lectures de la semaine

Les BDs/graphiques/photos de la semaine

Les vidéos/podcasts de la semaine

Les autres trucs chouettes de la semaine

Deux personnages prennent le café. Le personnage de gauche dit : Toujours aussi corsé, le 'presso ! - la personne de droite répond : Yep, il faut bien ça pour commencer la journée !
Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (7/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le septième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle des alternatives sont envisagées et des pistes proposées pour tenter d’échapper à la fâcheuse tendance au militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Que faire à la place de la déconnance ?

On a déjà pu apercevoir dans les points précédents qu’on se mettait à avoir des pratiques déconnantes non pas parce qu’on est persuadé que ce sont de bonnes pratiques, mais davantage malgré nous, parce que nos propres besoins sont sapés (par exemple faute d’avoir son autonomie comblée, on tente de contrôler l’autre, ce qui nous donne une satisfaction ponctuelle de notre besoin de compétence), parce que c’est le modèle de fonctionnement majoritaire dans nos environnements sociaux, parce qu’on manque d’informations, qu’on est surmené, etc.

Viser les besoins fondamentaux et vivre sa motivation intrinsèque

La solution est donc pour casser ce cercle vicieux est de commencer à nourrir les besoins fondamentaux à travers nos activités (tous les conseils dans les cadres jaunes des schémas précédents), tant les nôtres que ceux des autres en même temps. S’ensuivront des motivations de plus haute qualité pour l’activité, et celles-ci vont aussi nourrir en retour nos besoins en un cercle cette fois-ci vertueux. Et quand on aime profondément une activité, on cherche à en décupler le plaisir, donc on tente de la partager, les personnes aimant partager des émotions plaisantes écoutent et sont à leur tour entraînées dans une motivation à cette activité. Le truc serait juste de vivre et de communiquer pleinement sa motivation intrinsèque pour telle activité.

Cette transmission de la joie et du vécu positif pour une activité qu’on a avec une motivation intrinsèque (comme peuvent l’être tous les loisirs actifs, les disciplines qui ont pu passionner des personnes dans le monde) peut se faire dès qu’on lève toute crainte quant au jugement de celles et ceux qui pourraient observer ce vécu joyeux, crainte qui peut potentiellement s’effacer lorsqu’on est concentré dans l’activité elle-même. Généralement les gens perçoivent la passion, ressentent les émotions positives sincères lorsqu’elles sont explicitement vécues, de façon authentique (par exemple, on ne se forcerait pas à transmettre la joie de faire ceci, on serait juste effectivement joyeux de faire cela)1. La plus grande difficulté de ce partage de motivation intrinsèque réside dans la crainte des atteintes à la proximité sociale : être authentique, c’est être à nu, donc s’exposer potentiellement au jugement d’autrui, à son mépris, à son indifférence, à sa future ostracisation. On peut donc avoir des réticences à s’exposer sincèrement, tout particulièrement lorsqu’on a déjà vécu des situations de forte indifférence ou de mépris alors qu’on était pleinement authentique et bienveillant. Cela demande alors un même type de courage qu’un saut du plongeoir, on ne peut que se jeter à l’eau, s’immerger (ici dans le sujet, en vivant totalement avec lui), et nager jusqu’à l’atteinte du but. La crainte du regard d’autrui, son jugement potentiel est mis de côté, on se concentre sur son rapport authentique à sa passion. Vivre pleinement sa motivation intrinsèque et l’exposer n’est pas tant un effort, un travail, mais plutôt une immersion de l’attention qui est telle que les craintes liées au sapage de la proximité sociale sont pour le moment comme hors sujet.

Viser les motivations extrinsèques intégrées

Cependant, on sait aussi tous que la vie n’est pas forcément composée d’activité attractive. Changer la litière du chat, descendre les poubelles, suivre le Code de la route… Je ne connais personne qui ait de motivation intrinsèque pour ces activités, et c’est tout à fait normal parce que celles-ci peuvent avoir intrinsèquement des stimuli aversifs (l’odeur de la litière, des poubelles), demander des actions ennuyeuses qui n’apportent rien (attendre au stop n’est en rien une expérience qui nous apprend quelque chose), etc. De même, sans motivation intrinsèque, certaines activités militantes peuvent être tout aussi répulsives en premier lieu.

Toutefois on peut avoir des motivations extrinsèques intégrées pour ces actions répulsives, et celles-ci sont puissantes, durables sur le long terme et rendant l’acte moins pénible ou coûteux en efforts. On change alors la litière pour maintenir un foyer plus agréable pour ses habitants (y compris pour le chat qui vous remerciera en cessant de vous faire découvrir au petit matin de petites surprises puantes sur le sol du salon), on suit le Code de la route parce qu’on ne veut pas causer d’accident, on trie ses poubelles correctement pour faciliter le travail des éboueurs et de tous ceux qui travaillent sur le traitement des déchets.

Et comme c’est particulièrement intégré en nous, ça ne nous coûte rien de le faire, on ne rechigne pas, on n’a plus besoin d’y penser, on n’a pas de crainte d’être jugé, on ne sent pas de menaces, on n’agit pas par injonction.

L’autre avantage de cette motivation à régulation intégrée, c’est la résistance aux tentatives de manipulation/d’influence néfaste : par exemple, une personne à motivation intégrée pour le tri triera non seulement tout le temps sans que personne n’ait à lui ordonner quoique ce soit, sans qu’il y ait une seule pression, mais plus encore elle ne sera pas influencée par les arguments tentant de la convaincre que c’est pathétique de trier, et elle continuera son comportement. On a donc là une motivation très puissante, potentiellement préventive face aux menaces et aux tentatives d’influence.

Mais comment transmettre ça à un autre, sans être injonctif, saoulant, culpabilisant ?

Une expérience de la théorie de l’autodétermination est assez éloquente à ce sujet :

ℹ ⇢ Koestner et coll. (1984). Au travers d’une expérience sur la peinture avec des enfants, il a été testé différentes façons de présenter une règle consistant à respecter la propreté du matériel. Pour soutenir l’autonomie malgré une imposition de règles, il a été vu qu’il fallait présenter les choses ainsi :

  • Minimiser l’usage d’un langage contrôlant (« tu dois » « il faut »…),
  • Reconnaître le sentiment des enfants à ne pas vouloir être soigneux avec les outils,
  • Fournir aux enfants une justification de cette limite/règle (c’est-à-dire expliquer pourquoi on a voulu que les outils restent propres).

En présentant ainsi les limites de façon non contrôlante, la motivation intrinsèque des enfants pour la peinture était préservée et beaucoup plus haute que dans un cadre contrôlant (c’est-à-dire avec juste l’ordre de ne pas salir les outils, sans justification ni reconnaissance du sentiment de l’enfant).

Si on transpose cela à l’acte militant, vous avez plus de chances de réussir à transmettre un changement d’habitude, une nouvelle pratique qui supplante une ancienne, une alternative, en n’étant pas contrôlant dans son langage : on supprime l’impératif, « il faut » « tu dois ». À la place, on peut mettre « on peut », « il est possible de » ; je trouve que le conditionnel est aussi très doux pour montrer des possibilités. Et un discours non injonctif qui connote l’ouverture à des possibilités est un discours qui permettra d’éviter des comportements réactants.

Reconnaître les émotions d’autrui, c’est soit se mettre en empathie cognitive avec l’autre (par exemple, imaginer ce que peut ressentir un militant antivax), soit essayer de comprendre ses émotions en l’écoutant activement, sans jugement.

Le thread suivant explique formidablement bien comment on peut communiquer avec « l’adversaire » à sa cause d’une façon qui respecte son autonomie, ses besoins (ici c’est la personne antivax, mais ça pourrait concerner un autre sujet, la méthode d’écoute des émotions et besoins serait tout aussi pertinente).

[Thread] Comment parler à une personne Antivax ? – (le) Deuxième Humain – @DeuxiemeHumain

❭ J’ai vu plein de gens parler de leurs proches qui veulent pas se faire vacciner / ont peur des vaccins / pensent qu’il faut pas faire confiance à la médecine, (4:24 PM · 21 mai 2021 · Twitter)

❭ et qui aimeraient bien les faire changer d’avis ou les pousser à se faire vacciner (pour rester en vie), donc voici quelques astuces pour y arriver :

❭ Précision : tout ce dont je vais parler ici concerne les proches / personnes qu’on connait plutôt bien.

❭ Malheureusement faire changer d’avis un·e inconnu·e sur twitter, surtout un sujet aussi chargé émotionnellement, ce n’est souvent pas un objectif réaliste. Mais si tu as de la patience et du temps, tu peux toujours essayer 🙂

❭ Le plus important c’est de ne pas prendre les personnes antivax pour des idiotes. C’est pas parce qu’on est antivax qu’on est plut bête qu’un·e autre.

❭ Et même si c’était le cas : se faire prendre de haut ça n’a jamais fait évoluer personne. Et ça n’a jamais n’a définitivement jamais fait évoluer personne de façon saine.

❭ Ne monopolisez pas la parole : c’est important d’avoir une vraie discussion où vous écoutez sincèrement la personne en face, sinon elle ne va pas avoir envie de vous écouter en retour et vous risquez de parler dans le vide.

❭ Il faut essayer d’avoir un véritable échange, ne placez pas uniquement les sources avec les faits ou statistiques sur les vaccins qui montrent que c’est mieux de se faire vacciner comme si vous étiez en train de jouer aux échecs.

❭ Écoutez. Écoutez. Écoutez. Personne ne « naît » antivax. Il y a toujours une raison derrière.

❭ Ça peut être une histoire personnelle, une peur des « élites », une peur ou une incompréhension de la science derrière les vaccins, une perte de confiance envers la médecine, des positions politiques ou religieuses…

❭ Et si la personne en face ne rentre pas dans les détails, posez des questions. Intéressez-vous sincèrement à la personne face à vous et aux raisons qui ont poussé à être contre les vaccins.

❭ Ça vous aidera à mieux l’aider à comprendre ce sujet et aussi à mieux la comprendre de manière générale dans la vie (et c’est toujours cool d’être plus proche de ses proches).

❭ Tant que vous y êtes : parlez de vous aussi. Pourquoi est-ce que vous êtes d’accord-vax ? (Je viens d’inventer ce mot, j’en suis très fier)

❭ Est-ce que vous avez eu des doutes à certains moments ? Comment avez-vous fait pour vous renseigner ? Qu’est-ce qui vous a fait vous décider ? Pourquoi vous faites-vous vacciner ?

❭ Je passe beaucoup de temps dessus, parce que c’est très important d’avoir une vraie discussion et de ne pas venir avec son Powerpoint, balancer plein de chiffres ou de noms qui font sérieux puis repartir direct.

❭ Et la deuxième étape, après avoir pris le temps d’écouter et de parler posément avec la personne antivax, c’est d’apporter des réponses ou des solutions à ses problèmes.

❭ La personne que vous souhaitez convaincre ne fait pas confiance aux positions du gouvernement parce que, honnêtement, c’est des positions qui changent toutes les 2 semaines c’est chelou ?

❭ Parlez-lui des recommandations de l’OMS-qui ont d’ailleurs plusieurs fois été gentiment ignorées par le gouvernement.

❭ Vous êtes face à quelqu’un qui a peur des effets secondaires potentiels ? Regardez ensemble quels sont les effets secondaires potentiels des vaccins et les effets primaires du Covid (Spoiler : le Covid a l’air franchement plus violent).

❭ Et vous pouvez aussi regarder la liste d’effets secondaires de médicaments courants ou qu’elle prends, pour lui montrer que ça n’est pas si différent et qu’il s’agit de cas rares. Ils existent, mais sont rares.

❭ Quelqu’un ne veut pas se faire vacciner parce que « c’est chiant je sais pas comment faire avec internet et tout » ? Vous pouvez l’aider à prendre rendez-vous, le faire pour elui voire même l’accompagner si vous êtes disponible !

❭ Rien que proposer de prendre des rendez-vous au même moment ça peut motiver certaines personnes qui n’étaient pas sûres : avec l’effet de groupe on se dit « allez, tant qu’on y est ! » et c’est toujours plus rassurant d’y aller à plusieurs, surtout avec des proches.

❭ Storytime : Quelqu’un dans ma famille (anonymysé·e pour des raisons d’anonymat) vient d’un pays où il y a littéralement eu des tests de vaccins et médocs faits sur la population « pour voir si ça fonctionne bien avant de les envoyer dans les pays riches ».

❭ Allez savoir pourquoi, cette personne n’a pas super méga confiance en la vaccination contre le Covid du coup. Et bah on va se faire vacciner avant elui, comme ça iel pourra voir si on va bien et aller se faire vacciner en ayant confiance.

❭ Le plus important c’est d’écouter les besoins ou peurs des personnes et les aider à les surmonter -et ça, quels que soient ces problèmes et ces peurs, même si elles nous paraissent ridicules : un peu de compassion punaise !

❭ Félicitations, vous êtes arrivé·es à la fin de ce thread ! Pour fêter ça vous pouvez le RT où l’envoyer à des gens que ça pourrait aider. Et pour me soutenir vous pouvez aller sur https://utip.io/vivreavec , ça nous soutient Matthieu et moi !

Source Twitter.

⚒ Concernant la justification rationnelle à apporter sur « pourquoi » selon le militant il faudrait changer de comportement (ne plus employer tel mot, tel logiciel ; porter le masque, se faire vacciner, ne pas croire ceci, etc.), des méta-analyses révèlent celles les plus convaincantes :

ℹ ⇢ Steingut, Patall et Trimble (2017) ont fait une méta-analyse de 23 expériences portant sur le soutien à l’autonomie qui fournissait une explication ou une justification rationnelle sur la tâche à faire. Ils ont découvert que cette explication augmente la valeur perçue de la tâche, mais peut parfois générer un effet négatif sur le sentiment d’être compétent. En effet, toutes les explications n’ont pas la même valeur autodéterminante, et peuvent être classées en 3 types :

  • contrôlantes : le comportement est dit important pour des raisons externes, tel que « cela vous rapportera de l’argent, une promotion », ou concernant l’apparence physique ou canalisant le sentiment de culpabilité ;
  • autonomes : le comportement est dit important pour soi, ses valeurs personnelles, son développement personnel « cela améliorera votre mémoire/votre indépendance/votre esprit critique… » ;
  • prosociales : le comportement est dit important pour autrui, « cela va apporter du confort et du bien-être à vos proches/aux personnes présentes ».

C’est lorsque l’explication ou la justification est prosociale que le comportement est ensuite le plus efficace, avec une meilleure motivation autonome, un meilleur engagement.

Autrement dit, l’humain étant un animal social, il est davantage motivé de suivre un comportement qui va clairement montrer que ça aide un autre humain ; ça le motive plus que les récompenses, l’argent, l’évitement de la culpabilité, ou la croissance de ces capacités ou compétences personnelles. À mon avis, cette justification prosociale, pour être transmise efficacement, pourrait être formulée au plus concret et proximal possible : dire que le tri des déchets va sauver l’humanité ne sera pas une justification qui motivera le locuteur à changer son comportement, par contre dire que ça facilite le travail de l’éboueur qu’on peut croiser de temps en temps dans sa rue sera bien plus efficace. Parce que la réussite « sauver le monde » est à la fois un défi trop important, quand bien même il serait réussi, il n’y aurait pas de feedback de réussite direct (« ah vous êtes le type qui avait eu une pratique écologique parfaite et depuis nous n’avons plus de pollution, merci beaucoup ! ») ; alors que voir les éboueurs de bonne humeur dans la rue parce qu’il n’y a pas de problème avec les poubelles et les déchets tels que les gens en ont pris soin, est un feedback directement visible, appréciable, concret.

Soutenir l’autonomie (en n’étant pas contrôlant, en donnant des explications rationnelles et prosociales) est stratégiquement le plus approprié si on souhaite transmettre à la personne l’adoption d’un comportement à long terme, qui peut potentiellement « déborder » (Spill Over effect), c’est-à-dire entraîner un comportement analogue (par exemple on apprend un comportement écologique de tri, la personne va faire déborder ce comportement par elle-même en commençant à faire attention à sa production de déchets).

ℹ ⇢ Dolan et Galizzi (2015) ont constaté que cet effet de débordement est au plus fort lorsque les interventions visent la motivation intrinsèque ; et inversement, les interventions basées sur l’augmentation de la culpabilité ont les effets les plus négatifs.

La motivation intrinsèque + la motivation intégrée sont le carburant des résistants et génèrent, selon les situations, un courage, une créativité rebelle et une puissance exceptionnelle, qu’eux-mêmes ne comprennent pas quand elles adviennent2. En cela, il me semble que ce sont les motivations qu’on pourrait davantage tenter de nourrir lorsqu’on est militant ou engagé, puisqu’une seule personne avec une telle motivation peut transformer toute une situation concernant des centaines d’autres.

Un militantisme autodéterminateur plutôt que contrôlant

La théorie de l’autodétermination donne des outils vraiment très accessibles, testables, qui ont déjà démontré une forte efficacité. Mais avant de trop nous emballer, il y a malheureusement à se rappeler que même la militance la plus efficace ne pourra réparer immédiatement tout le mal que des décennies d’environnements sociaux déconnants ont pu générer, ni même réussir à combler les besoins d’individus qui sont encore aux prises d’environnements sociaux sapants. Un oncle peut arriver à rendre joyeux et libre son neveu, mais si l’enfant est battu par ses parents dès qu’il les retrouve, tout le travail de nourrissement des besoins par l’oncle est réduit en miettes. Parfois la meilleure aide à apporter à autrui est de l’aider à fuir des environnements sociaux destructifs, que ce soit la famille maltraitante, le travail où il y a harcèlement, ce village où il n’y a que surveillance, mépris et solitude, etc. Cet exemple peut apparaître éloigné des situations de militance, mais pas tant que ça : lorsqu’on discute, qu’on tente de comprendre l’adversaire ou le spectateur voulant rester dans sa routine et ne rien changer, ceux-ci nous décrivent rapidement des environnements sociaux dans lesquels ils sont sous emprise, parfois de manière très complexe, et dont on peut difficilement les aider à s’extirper pour de meilleurs environnements sociaux (par conséquent, le changement de comportement qu’on propose peut apparaître à la personne comme un effort trop grand, ou ridicule par rapport à la souffrance vécue).

Cependant, pour reprendre cette métaphore familiale, cet oncle qui aura rendu heureux cet enfant maltraité, quand bien même il n’a pas réussi pour le moment à trouver une solution pour libérer cet enfant, lui a tout de même offert un modèle d’environnement social sain, lui aura montré que les choses peuvent fonctionner d’une bien meilleure façon. Cet acte n’est absolument pas anodin, au contraire, il permet d’aider l’enfant à ne pas intérioriser le modèle maltraitant comme étant la bonne chose à reproduire (puisque le modèle concurrent est producteur de bonheur), et ça c’est extrêmement important pour le futur, pour son développement.

Voilà pourquoi ça vaut le coup d’essayer de nourrir les besoins fondamentaux des personnes, surtout dans un travail engagé/militant, quand bien même on n’arrive pas dans l’immédiat à résoudre les grands problèmes, ni à changer aucun comportement ou à convaincre. Il ne s’agit pas de placer un arbre de force, mais de distiller quelques graines ci et là. Si on a nourri un peu les besoins de la personne par notre écoute, c’est déjà beaucoup, parce que c’est montrer concrètement qu’un environnement social peut être nourrissant. Pour donner un exemple concret, des discussions sympas peuvent amener un adversaire à abandonner une idéologie qui le ravageait et se transformer : un incel3 raconte comment le fait d’avoir des discussions banales avec des féministes et autres personnes non-incel lui a apporté quelque chose de libérateur. Le fait de rencontrer d’autres environnements sociaux ne fonctionnant pas de la même manière peut constituer une expérience paradigmatique qui les transforment :

« Quand j’étais un incel je ne sortais jamais. Je n’avais jamais mis un pied dans un bar, un club, je ne connaissais rien de ce style de vie. Du coup, c’était facile de croire tout ce qui se racontait en ligne sur les bars, les clubs, les femmes, parce que je n’avais aucun élément de comparaison issu de la réalité qui m’aurait permis de séparer le vrai du faux.

La première fois que j’ai été dans un bar, j’ai vu un mec faisant bien 10 centimètres de moins que moi et le double de mon poids, installé dans le carré VIP avec plein de femmes sexy gravitant de son côté. Voir ça, ça a anéanti ma vision du monde. Parce que si on en croit la communauté des incels, ce que faisait ce mec, là, c’était littéralement impossible.

En gros, j’ai remplacé ce que j’ai appris des incels par des connaissances tirées d’expériences réelles. » (tiré de reddit.com, traduit par Madmoizelle.com)4.

Voilà ci-dessous tout ce que la théorie de l’autodétermination conseille pour nourrir les besoins et tout ce qui pourrait aider la personne à s’autodéterminer ; il y a aussi tout ce qu’il y a à ne pas faire car cela sape l’autodétermination, envoie les individus vers des motivations de basses qualités. Cependant, si vous êtes autoritaire et si vous visez le contrôle des individus afin d’en faire des pions, que vous avez d’énormes moyens afin de développer ce mode de contrôle (par exemple installer une surveillance massive de tout instant, embaucher de nombreux militants injonctiveurs tels que des chefs, sous-chefs, surveillants, contremaître, black hat trolls5, etc.), évidemment il serait incohérent de suivre les conseils autodéterminateurs puisque cela irait contre vos buts. À noter que ce ne sont pas des conseils juste lancés comme ça, tout a été testé par des expériences et études répliquées.

Recommandations de la SDT pour viser l’autodétermination (= motivation intrinsèque + motivation intégrée + besoins fondamentaux comblés + orientation autonome)
Ce qui aide à l’autodétermination et au bien-être des individus dans les environnements sociaux. (Environnements autodéterminants) Ce qui empêche l’autodétermination, contribue au mal-être, et pousse les individus à être pion dans les environnements sociaux (Environnements contrôlants)
• Viser le bien-être
• Viser le comblement des besoins
• Chercher à ce que les individus soient autodéterminé, puissent s’émanciper grâce à nos apports ou être libres dans la structure (viser la préservation, le developpement, le maintien de la motivation intrinsèque, la régulation identifiée/intégrée, l’orientation autonome, l’amotivation pour les activités/comporte-ments sapant les besoins des autres/de soi)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations intrinsèques, montrer les possibilités de la situation
• Viser le mal-être
• Viser la frustration des besoins pour mieux déterminer son comportement/ses idées…
• Chercher à déterminer totalement les individus, a avoir un contrôle total sur eux (orientation contrôlée/impersonnelle, pas de motivation intrinsèque, introjection, régulation externe, amotivation pour les activi-tés/comportements nourrissant ses ou les besoins des autres)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations extrinsèques, éliminer/nier buts intrinsèques, montrer les impossibilités et les contrôles de la situation
Concevoir un environnement favorisant l’autonomie Concevoir un environnement contrôlant
• transmission autonome de limites (pas de langage contrôlant ; reconnaissance des sentiments négatifs ; justification rationnelle et prosociale de la limite)
• proposition et soutien de vrais choix, pas simplement des options interchangeables
• fournir des explications claires et rationnelles
• permettre à la personne de changer la structure, le cadre, les habitudes si cela est un bienfait pour tous
• ne pas condamner les prises d’initiatives
• modèle horizontal, autogouverné, en appuyant sur le pouvoir constructif de chacun
• punitions
• transmission contrôlée des limites (langage contrôlant, déni des émotions, absence de justification)
• récompenses (conditionné à la performance, conditionnelles)
• mise en compétition menaçant l’ego
• surveillance
• notes / évaluations menaçant l’ego
• objectifs imposés/temps limité induisant une pression
• appuyer sur la comparaison sociale
• évaluation menaçant l’ego
• modèle de pouvoir hiérarchique, en insistant fortement sur son pouvoir dominant
Concevoir un environnement favorisant la proximité sociale Concevoir un environnement niant le besoin de proximité sociale ou uniquement de façon conditionnelle
• faire confiance
• se préoccuper sincèrement des soucis ou problèmes de l’autre
• dispenser de l’attention et du soin
• exprimer son affection, sa compréhension
• partager du temps ensemble
• savoir s’effacer lorsque la personne n’a pas besoin de nous
• écouter
• ne jamais faire confiance
• être condescendant, exprimer du dédain envers les personnes
• terrifier les personnes
• montrer de l’indifférence pour les autres
• instrumentaliser les relations
• empêcher les liens entre les personnes de se faire
• comparaison sociale
• appuyer sur les mécanismes d’inflation de l’ego (l’orgueil, la fierté d’avoir dépassé les autres)
Concevoir un environnement favorisant la compétence Concevoir un environnement défavorisant la compétence ou n’orientant que la compétence via la performance
• être clair sur les procédures, la structure, les attentes
• laisser à disposition des défis/tâches optimales, adaptables à chacun
• donner des trucs et astuces pour progresser
• permettre l’autoévaluation
• si besoin, proposer des récompenses « surprises » et congruentes (sans condition)
• donner des feed-back informatif, positif ou négatif, mais sans implication de l’ego.
• ne pas communiquer d’attentes claires, ni donner de structures ou procédures concernant les choses à faire
• donner des taches et défis inadaptés aux compétences des personnes voire impossible.
• Évaluer selon la performance
• donner des feedback menaçant l’ego de la personne (humiliation, comparaison sociale)
• donner des feedback flous sans informations
• traduire les réussites et échecs en terme interne allégeant.
• feed-back positif pour quelque chose de trop facile
• valoriser les signes extérieurs superficiels de réussite


  1. Les recherches sur l’autodétermination démontrent que généralement les gens détectent et jugent très positivement les personnes à motivation intrinséque, passionnées, et souhaitant empuissanter autrui. Leur propre motivation intrinsèque augmente aussi via l’exposition à ces profils (que ce soit la ou le conjoint·e, les professeur·es, les coachs, les superviseurs, etc.). Cependant, s’ils sont contrôlants, sapent l’autonomie, cela ne marche pas du tout et fait l’effet inverse. Cf Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981) ; Ryan et Grolnick (1986) ; Deci et Ryan (2017).
  2. Dans Un si fragile vernis d’humanité, banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko rapporte comment un routier, voyant une situation où un groupe de Juifs allait se faire expulser ou incarcérer en camp, s’est d’un coup fait passer pour un diplomate auprès des nazis et a pu interdire aux autorités de nuire à ce groupe. Il a fait ça sans l’avoir prémédité. On trouve quantité d’actes non prémédités d’altruisme hautement stratégique et très efficace également dans « Altruistic personnality » des Oliner (dont on a traduit des morceaux ici ; globalement, cela semble dû à un altruisme à motivation intégrée, ou à une amotivation autodéterminée à faire du mal qui a été forgée dans le passé, notamment grâce au fait que les désobéissants aient eu au moins un proche ou un ami nourrissant leurs besoins fondamentaux et présentant concrètement des actes altruistes.
  3. Idéologie anti-femme / anti-couples qui considère (entre autres) que seuls certains hommes exceptionnellement beaux ou riches attireront les femmes, donc qu’ils seront célibataires à jamais. Il y a aussi chez eux un rejet des femmes non-blanches et/ou non-blondes, un rejet des femmes ne suivant pas un modèle traditionnel (par exemple, si elles travaillent, si elles ont fait des études), un rejet du fait qu’elles puissent être des personnes (l’incel considére que s’il rend service à une femme, elle doit coucher avec lui ; il y a une infériorisation de la femme et une objectivation). Ils disent haïr les femmes tout en disant crever d’envie d’être en couple avec elles. Les incels ont commis des tueries de masse à l’encontre des couples et des femmes, cf. le listing sur Wikipédia (il est malheureusement régulièrement mis à jour).
  4. Ici aussi : Jack Peterson, Why i’m leaving incel (Youtube) ; Nina Pareja, « un incel repenti regrette le manque d’ironie du mouvement masculiniste », Slate.fr, 2018 ; et un article du Guardian.
  5. Ou « farfadet de la dialectique à chapeau noir ». Ceci n’est pas un terme de l’Académie française pour troll, mais une proposition d’un internaute qui a répertorié d’autres propositions ici.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Khrys’presso du lundi 16 août 2021

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

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Spécial France

Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

  • Quand Macron met la démocratie sous secret-défense (humanite.fr)

    en annonçant la généralisation du passe sanitaire, le président de la République a relancé […] sa réforme des retraites ainsi que celle sur l’assurance-chômage. C’est bien là la signification de ces conseils de défense désormais banalisés, illustrant cette nouvelle ère d’une démocratie formelle, expéditive, dans laquelle le Parlement n’a plus que le rôle d’avaliser des décisions auxquelles il n’a pas participé

  • À propos du Pass (lundi.am)

    Constatant qu’il est possible de vivre sans les multiples activités que permet le Pass, nous serons interrogés en nous-même à chaque fois que nous voudrons nous livrer à l’une de ces activités, désignées par l’état comme sacrées, séparés qu’elles sont des autres actions par l’établissement d’un contrôle. Il s’agira sans doute d’inventer une manière de ne plus participer. […] À Moscou, où le régime de Poutine a au moins laissé la possibilité des terrasses aux non-titulaires du Pass, la population à déserté l’intérieur au point que la mesure a dû être annulée. En France en 2021 même l’air du dehors est confisqué par décret, pourtant pour quelque temps encore on continuera d’appeler cela une démocratie.

  • Passe sanitaire: «En matière de libertés, l’exception a une tendance inquiétante à devenir la règle» (lefigaro.fr)

    Quatorze mois auront suffi pour passer d’une simple application de suivi de l’épidémie, facultative et basée sur le volontariat, à un passe sanitaire obligatoire et nécessaire à l’exercice de plusieurs de nos libertés fondamentales (liberté d’aller et venir, liberté du travail, liberté du commerce et de l’industrie, liberté d’association).

  • Passe sanitaire : doit-on craindre sa pérennisation ? (humanite.fr)

    les dispositifs d’état d’urgence ou de situation de crise ont toujours connu des prolongements dans le droit commun.

  • Le passe sanitaire étendu, Cédric O évoque la liste noire mise en place en cas d’abus (nextinpact.com)
  • Reporter touché à la tête par une grenade lacrymogène à Nantes : que sait-on de cette scène ? (liberation.fr)

    Une plainte contre X a été déposée par son avocat Arié Alimi, pour «violences volontaires commises en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique et avec usage d’une arme».il tournait le dos à la BAC […] la grenade lacrymogène qui a blessé le vidéaste a bien été jetée en cloche, alors que les forces de l’ordre doivent normalement les faire rouler au sol.

  • Smartphones : l’arme précieuse de la police (nantes-revoltee.com)

    La règle : PAS de portables en manif.

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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Khrys’presso du lundi 9 août 2021

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

Tous les liens listés ci-dessous sont a priori accessibles librement. Si ce n’est pas le cas, pensez à activer votre bloqueur de javascript favori ou à passer en “mode lecture” (Firefox) 😉

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Spécial on gère comme des pieds (et à la néolibérale)

Spécial État policier, violences policières, montée de l’extrême-droite…

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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (5/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le cinquième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine les différentes facettes de la motivation et comment le militantisme déconnant les dégrade.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant causant une motivation de piètre qualité

Ce sapage des besoins fondamentaux (tant du militant déconnant dans son passé, que chez la cible qu’il vise) va ensuite générer chez celui qui en est cible une motivation de piètre qualité, que sont les régulations introjectées, externes ou une amotivation non autodéterminée.

Les différentes motivations
En jaune les motivations qui naissent de situations répétées où nos besoins ont été comblés (ou non sapés) et en mauve les motivations issues des situations répétées où nos besoins ont été sapés (ou non nourris).

La motivation intrinsèque, détruite par le militantisme contrôlant

La motivation intrinsèque est la motivation la plus puissante qu’on puisse avoir pour quelque chose : c’est la passion, cette activité qu’on fait pour elle-même, qui nous ravit, nous comble, pour laquelle on rêverait de faire carrière. De façon moins épique, toutes les activités qu’on fait pour elles-mêmes et non pour ses résultats sont généralement réalisées par motivation intrinsèque (jouer aux jeux vidéo, regarder des séries, lire, se balader… bref tout ce qu’on peut aimer faire en soi). C’est puissant, parce que l’élan l’est, qu’il n’y a besoin de rien de plus pour nous motiver à la faire.

Or, nos environnements sociaux, s’ils ont un modèle contrôlant sapant les besoins fondamentaux, ont tendance à détruire nos motivations intrinsèques.

ℹ ⇢ Dans une expérience de Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981), 36 professeurs ont été étudiés durant l’été, avant la rentrée scolaire. Il a été testé leur orientation de causalité1 (qui était soit autonome soit contrôlée), les actions qu’ils envisageaient pour le contrôle des élèves (punir, récompenser) ou les actions de soutien (écoute du problème, guide pour le résoudre). À 2 mois de l’année scolaire entamée puis à 8 mois, leurs élèves ont complété des enquêtes évaluant leur motivation et leur perception de soi. Ceux qui avaient eu les professeurs les plus contrôlants avaient une motivation intrinsèque en chute, une estime de soi en baisse et leurs compétences cognitives avaient également chuté. Ces élèves avaient moins de curiosité quant au travail scolaire, ils préféraient les tâches faciles plutôt que difficiles, faisaient preuve de moins d’initiatives scolaires. Ils ont renouvelé cette étude dans un autre district scolaire. Ils ont sélectionné des professeurs soit hautement contrôlants soit soutenant l’autonomie. La motivation intrinsèque des élèves a été testée durant la 2e semaine d’école puis deux mois plus tard. Avec les enseignants soutenant l’autonomie, la motivation intrinsèque a augmenté, ainsi que la compétence perçue. C’était le contraire avec les professeurs contrôlants.

Plus précisément, les façons de faire contrôlantes nous dégoûtent de ce qu’on aimait naturellement faire, puisque la motivation intrinsèque chute lorsqu’on est surveillé2, menacé de punition3, qu’on a un objectif et un temps d’exécution limités4, qu’on est mis en compétition5, évalué avec des feedbacks négatifs6, qu’il y a la présence de personnes totalement indifférentes à notre activité7, qu’on est récompensé⋅e selon une performance donnée8 (par exemple, avoir son salaire/son cadeau/un compliment uniquement si on atteint une performance demandée par le superviseur ; le salaire ne sape pas la motivation intrinsèque s’il est prévu en amont, qu’importent les performances).

À l’inverse, lorsqu’on vise la préservation de la motivation intrinsèque avec sa transmission (par exemple, un militant qui montre tout le fun qu’il y a à une pratique écolo), alors la personne a tendance à s’engager et il y a un effet de débordement9 (ici, elle se mettrait d’elle-même à chercher d’autres pratiques écolos qui pourraient être tout aussi fun). C’est plaisant pour tout le monde, efficace en termes de militance, pas plus coûteux que d’injonctiver.

Pourtant, le militant aux pratiques déconnantes va plutôt reproduire le modèle de contrôle (et pas celui de la transmission de la motivation intrinsèque), quand bien même ce modèle a détruit certaines de ces plus belles motivations par le passé10. Pourquoi ? Eh bien parce qu’en plus de détruire notre motivation intrinsèque, ce vécu sous modèle contrôlant peut nous plonger dans des motivations contrôlées de l’extérieur, par exemple la motivation introjectée : l’enfant dans la classe au professeur contrôlant perd non seulement sa motivation intrinsèque, mais cherchant à réussir les objectifs pour ne pas être ostracisé, humilié, il fait alors tout pour éviter la honte, la culpabilité, etc. C’est pourquoi l’estime de soi chute : les résultats scolaires « mauvais » sont sans doute accompagnés des remarques négatives et de la dévalorisation de la part du professeur. Tout jugement militant puriste peut voir des effets similaires sur une personne visée.

La motivation à régulation introjectée, celle du militant déconnant ?

À force d’être dans des environnements qui tentent de contrôler notre comportement, notre comportement général est complètement guidé par le potentiel jugement de l’extérieur, sans même qu’une autorité soit présente : on fait alors les choses prioritairement pour éviter d’avoir honte, de se sentir coupable, d’être pointé du doigt, de perdre encore de la valeur auprès des autres, d’être marginalisé, ridiculisé, etc. La motivation introjectée est la plus répandue chez les personnes, pour à peu près n’importe quelle activité.

Le militant déconnant peut provoquer une motivation introjectée chez autrui en étant contrôlant : « je vais éviter de faire des fautes, sinon les grammar nazis vont encore me tomber dessus », il n’y a aucune motivation intrinsèque qui guide ce comportement (telle que « je ressens de la satisfaction à écrire sans fautes ») ni intégrée (« je vais tenter d’écrire sans fautes pour que les autres comprennent bien mon message »). S’il n’y avait pas de grammar nazi, alors cette personne à motivation introjectée cesserait de faire attention, ce qui signifie que la valeur intrinsèque à l’orthographe n’était absolument pas transmise. Mais on voit bien là-dedans que les militants déconnants vont interpréter ce constat comme une justification de leur contrôle : « si on ne les juge/surveille/injonctive pas, alors les gens font n’importe quoi », or ce n’est pas cela le problème. Le problème c’est que ces grammar nazis n’ont pas transmis l’orthographe d’une façon qui soit perçue comme agréable, fun, socialement utile, connectante, donc pourquoi les gens suivraient-ils leurs recommandations de manière autonome ?

Le militant déconnant peut lui-même être en motivation introjectée pour la cause qu’il défend, donc il est contrôlant envers autrui parce qu’il n’a lui-même aucune motivation intrinsèque ou intégrée pour la cause (comment dès lors transmettre quelque chose dont il ne connaît pas la dynamique et les conséquences positives ?). Par exemple, le grammar nazi a peut-être appris l’orthographe à coup d’humiliation, donc humilie autrui à son tour pensant lui faire « bien » apprendre. Il peut même avoir un authentique élan altruiste à contrôler autrui tel que « il faut que je lui montre comment être parfait sinon il va se faire humilier encore plus » ; cependant quand bien même ce n’est pas méchant ou égoïste, c’est néanmoins la perpétuation d’une pratique qui cause un mal-être, et le légitime. La seule voie de sortie de ce cercle vicieux contrôle ➝ introjection ➝ contrôle ➝ introjection ➝, etc. est de procéder différemment face à un contrôle initial ou de décortiquer ces introjections pour les comprendre, puis décider ce que l’on souhaite vraiment en faire.

La motivation compartimentée : ou comment la militance peut devenir violente

La motivation introjectée n’est pas la « pire » pour autant, puisqu’elle n’est généralement pas liée à une violence envers les autres. Si on est militant à motivation introjectée ou qu’on provoque de l’introjection chez les autres par nos introjections, on ne va pas pour autant se transformer ou transformer les autres en combattants violents. On alimentera juste une saoulance générale, et les motivations pour la cause ne seront pas de très bonne qualité11 (tant chez les militants que chez les spectateurs, alliés ou toute cible de cette saoulance).

Par contre d’autres configurations complexes de la motivation amènent à soutenir une violence envers des personnes, voire à l’être soi-même ; c’est le cas de la motivation à identification compartimentée (ou dite fermée, défensive), dont les tenants et aboutissants sont complexes à démêler.

Rassurez-vous, dans les cas cités en introduction, je ne crois pas qu’un seul des exemples déconnants cités n’ait été conduit par ce type de motivation, encore moins il me semble chez les libristes (du moins je n’en ai pas vécu personnellement). Généralement on repère ces motivations malsaines lorsque c’est la haine qui conduit l’activité, qu’il y a un « nous contre eux » ethnocentrique (voir définition dans le cadre ci-dessous) : le groupe zététicien que j’ai évoqué, dont une des activités était de passer des soirées à se foutre d’un autre zététicien, de se gargariser à le haïr tous ensemble, avait tout de même un côté « motivation identifiée compartimentée », puisque l’identification au groupe passait uniquement par le fait de haïr un « ennemi » désigné, sans rien créer. Cependant, je peux difficilement analyser cette dynamique et comprendre son origine, parce qu’on a quitté le groupe dès qu’on a vu ces signaux malsains, et je ne connaissais pas du tout l’histoire personnelle de ses membres.

Ethnocentrisme
Je pense qu’on pourrait ajouter qu’il y a aussi ethnocentrisme lorsque l’endogroupe veut dominer (et qu’il ne domine pas forcément objectivement un environnement social) ou subordonner un autre groupe (qu’un tiers pourrait ne même pas voir comme différent tant ils semblent proches à de nombreux titres). Les militants ethnocentriques ne vont donc plus chercher à diminuer une domination, ne vont pas remettre en cause la hiérarchie, mais au contraire vont se conformer aux modèles habituels, les reproduire à leur propre niveau, causant de la souffrance. Ils font sans doute cela parce que c’est un moyen d’obtenir enfin de la valeur auprès d’autrui ou pensent que cela va combler les besoins fondamentaux (spoiler : non, c’est cette mécanique qui génère des sapages, qu’importe qui est placé dans cette hiérarchie illusoire).

Dire qu’il y a ethnocentrisme ou identification compartimentée n’explique pas vraiment pourquoi il y a cet élan d’attaque : certes, ces mécaniques se font souvent en groupe, sont animées par une dynamique de groupe, type « bouc-émissaire », certains militants comparent ce genre de situation au harcèlement scolaire12. Mais ce n’est pas parce que c’est répandu que c’est « inévitable », que ce serait sans raison ou que cela s’expliquerait par une prétendue « nature humaine ». Quand on creuse, on trouve des réponses : chez les ados par exemple, l’identité est en pleine construction et c’est pour cela que des individus vont parfois se rassembler pour attaquer les élèves perçus comme marginaux. Cela leur permet de construire/légitimer leur identité à moindres frais, et de compenser le mal-être général lié à l’adolescence elle-même. Autrement dit, on voit poindre des solutions lorsqu’on comprend mieux la cause première : soutenir les ados, créer des climats qui ne soient pas menaçants, leur montrer des voies de constructions personnelles qui ne passent pas par la destruction d’autres personnes13.

ℹ ⇢ L’identification compartimentée peut être totalement connectée à des stéréotypes ancrés dans la société :

Weinstein et al. (2012) ont postulé que lorsque des individus grandissent dans des environnements menaçant l’autonomie, ils peuvent être empêchés d’explorer et d’intégrer certaines valeurs ou identités potentielles, et en conséquence être plus enclins à compartimenter certaines expériences qui sont perçues comme inacceptables.

Comme l’homosexualité est stigmatisée, l’hypothèse des chercheurs a été que les personnes qui ont grandi dans des environnements sapant ou frustrant leur autonomie pourraient être plus enclins à compartimenter leur attirance pour le même sexe autant pour les autres que pour eux-mêmes, ce qui conduit à des processus défensifs. Les quatre études des chercheurs ont consisté à voir le soutien parental de l’autonomie des personnes, prendre note de leur identification sexuelle, puis mesurer leur orientation sexuelle implicite grâce des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les résultats aux tests d’association implicite montrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même sexe. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité qu’ils annonçaient alors qu’ils avaient pourtant des désirs homosexuels. En plus, pour protéger cette identification compartimentée, ces individus préconisaient plus d’agression envers les homosexuels.

Autrement dit, cette identification « hétérosexuelle » était fortement ancrée dans ce qu’ils annonçaient mais elle était fermée et défensive, parce que l’individu avait des désirs, des besoins sexuels homosexuels plus forts que ce qu’ils annonçaient. Ce qui entraînait des processus défensifs, c’est-à-dire qu’il défendait l’identification hétérosexuelle en préconisant l’agression des homosexuels : on voit là comme une projection sur la société de leur lutte interne contre leurs propres désirs et envies.

Attention, afin d’éviter un malentendu que l’on peut lire ci ou là14 quand on évoque les études portant sur l’homophobie en psycho, précisons que ce type d’études ne consiste pas à dépolitiser le problème, à tout plaquer sur l’individu. C’est même l’exact opposé puisque les études montrent les conséquences de l’environnement culturel, politique et social sur le développement de la personne ; de plus, étudier les facteurs qui poussent un individu à une agressivité homophobe ne consiste pas à l’excuser, à lui trouver des circonstances atténuantes : les sciences humaines et sociales, telles que la socio ou la psycho, consistent à comprendre, non à excuser (n’en déplaise à Monsieur Valls). Et lorsqu’on comprend dans le détail, on peut ajuster ces stratégies militantes, les optimiser, voire tenter de nouvelles actions en fonction de ces nouvelles informations issues de la recherche.

Cela peut apparaître comme assez contre-intuitif, et très complexe à démêler/deviner chez autrui puisque dans ces identifications compartimentées se niche une histoire secrète de l’individu qui se confronte à des pressions environnementales, puis endosse ces pressions de la société comme « bonnes » quand bien même son corps et des parties de lui-même lui signifient que non, qu’au contraire, elles sont sources de mal-être. Quand on étudie la déshumanisation15, on peut tomber aussi sur ce genre de mécanismes très contre-intuitifs où ce n’est pas parce que la personne déshumanise une autre personne qu’elle va recommander de la violence contre lui, mais plutôt parce qu’elle doit être violente contre lui qu’elle va le déshumaniser. Il y a un besoin qui commande la violence contre un autre, alors advient ensuite la déshumanisation qui permet de supprimer toute empathie pour la personne visée. La grande question est alors : quel est ce besoin ? La réponse varie évidemment selon la situation et des influences distales : par exemple, si un autoritaire influent interprète une crise économique comme étant de la faute d’un groupe ethnique particulier qui s’accaparerait richesses et emplois, alors les gens, par besoin matériel, peuvent s’accrocher à cette interprétation et s’attaquer à ce groupe, même si l’interprétation ne tient pas debout. C’est pour cela qu’en temps de crise on assiste à une plus grande crédulité quant à ce type d’interprétation discriminante, car fondamentalement les besoins de la population ayant été sapés ou étant menacés de l’être, l’interprétation donnant la plus grande promesse de « défense » à moindre coût recueillera bien plus d’adhésion.

Il y a donc d’abord toujours un besoin chez l’individu, parfois détourné, parfois extrêmement caché, et donc très difficile à deviner pour le tiers.

Il se peut aussi que l’individu qui recommande de la violence contre un autre veuille parfois supprimer quelque chose chez l’autre, parce que c’est précisément ce quelque chose qu’il veut supprimer en lui ; la vidéo de Contrapoints sur le Cringe est assez éloquente à ce sujet.

Non seulement les pratiques déconnantes sont donc le reflet d’un mal-être (besoins sapés, besoins frustrés que la personne ne s’avoue pas, motivations de piètre qualité), mais mettent aussi ceux qui les reçoivent dans un mal-être, et sont du même coup inefficaces pour l’avancée de la cause qui est décrédibilisée par la déconnance. De plus, un mouvement militant veut généralement une transformation des comportements sur le long terme, et non juste ponctuellement sous la pression d’un ordre (motivation externe) ou sous la pression sociale (utiliser Firefox un seul jour pour être perçu comme quelqu’un de bien parce qu’il y a des libristes chez soi), or c’est précisément ce que génère la militance déconnante. La militance déconnante, par son comportement, endosse aussi un modèle de contrôle extrêmement conformiste, conservateur : ce faisant, le militant déconnant démontre à autrui qu’il ne veut rien changer de structurel, si ce n’est tenter simplement d’avoir sa part de domination en prenant le contrôle sur autrui. C’est une dynamique cohérente lorsqu’on soutient une idéologie autoritaire, mais c’est incohérent si on vise un changement de paradigme progressiste et ouvert, puisqu’on répète alors un vieux paradigme autoritaire. Être « pur » dans ses pratiques ne compense pas le fait que les autres verront dans l’injonction, l’attaque, la répétition d’un vieux paradigme contrôlant, et donc n’y trouveront rien de bien séduisant.


  1. Les individus en orientation contrôlée ont tendance à contrôler autrui, à ne voir que les contrôles dans une situation ; les personnes en orientation autonome ont tendance à voir les possibilités, les potentiels d’une situation, les espaces de liberté/de créativité possible et ont tendance à nourrir l’autonomie, la liberté des autres. L’orientation d’une personne dépend de comment la situation actuelle et passée est nourrissante ou sapante des besoins (quand bien même on peut être très autonome, on peut être en orientation contrôlée dans une situation autoritaire par exemple, parce qu’il n’y a aucune place laissée à l’initiative. Inversement, on peut être en orientation contrôlée dans une situation pourtant très libre, non contrôlante)
  2. Pittman, Davey, Alafat, Wetherill, et Kramer (1980) ; Lepper & Greene (1975) ; Plant & Ryan (1985) ; Ryan et al. (1991) ; Enzle et Anderson (1993).
  3. Deci et Cascio (1972).
  4. Amabile, DeJong, et Lepper (1976) ; Reader and Dollinger (1982).
  5. Deci, Betley, Kahle, Abrams, and Porac (1981).
  6. Anderson et Rodin (1989) ; Baumeister and Tice (1985).
  7. Anderson, Mancogian, Reznick (1976)
  8. Deci (1975) ; Lepper, Greene et Nisbett Ross (1975).
  9. Dolan et Galizzi (2015).
  10. Quantité d’études (Deci et Ryan 2017) montrent que l’école, le travail, ou d’autres situations sociales ont tendance, majoritairement, à détruire nos motivations intrinsèques. On a donc tous probablement connu un nombre plus ou moins grand de sapages de nos motivations intrinsèques.
  11. La motivation introjectée est liée à une baisse de vitalité, une augmentation de l’anxiété, plus de sentiments de honte, de culpabilité, parfois à la dépression, à la somatisation et à une faiblesse face à la manipulation Vallerand et Carducci (1996) Koestner, Houlfort, Paquet et Knight (2001) Ryan et al. (1993) Assor et al. (2004) Moller, Roth, Niemiec, Kanat-Maymon et Deci, (2018).
  12. Pauline Grand d’Esnon, « Pureté militante, culture du ’callout’ : quand les activistes s’entre-déchirent », Neonmag, 13/02/2021.
  13. ça peut passer par la pratique d’un sport, l’apprentissage des compétences socio-émotionnelles, une éducation systémique sur la façon de créer son bien-être, comprendre son mal-être (psychologie, sociologie), une éducation basée sur la coopération et le soutien entre personnes, un enseignement des sciences humaines et sociales dès le collège, etc.
  14. Comme ici : Maëlle Le Corre, « Pourquoi il faut en finir avec le cliché du « mec homophobe qui est en réalité un gay refoulé », Madmoizelle.com, 30/03/2021.
  15. Cf Semelin (1994 ; 1983 ; 2005 ; 1998) ; Straub (2003) ; Hatzfeld (2003) ; Terestchenko (2005).

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Khrys’presso du lundi 2 août 2021

Comme chaque lundi, un coup d’œil dans le rétroviseur pour découvrir les informations que vous avez peut-être ratées la semaine dernière.

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  • Un appartement sur Uranus, de Paul B. Preciado – voir par exemple cette présentation (franceculture.fr)

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Retrouvez les revues de web précédentes dans la catégorie Libre Veille du Framablog.

Les articles, commentaires et autres images qui composent ces « Khrys’presso » n’engagent que moi (Khrys).




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (4/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le quatrième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine ce qui est au cœur du militantisme déconnant : la destruction des besoins fondamentaux que sont l’autonomie, la compétence et la proximité sociale.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant, un sapage des besoins fondamentaux ?

On pourrait encore arguer que même si tout ceci ressemble à un sabotage de l’OSS, il n’en reste pas moins que les cibles finissent par adopter les bons mots, par faire attention à leurs comportements, sont plus « pures » dans leurs pratiques. Il y a plus de perfection, plus de conscienciosité, un tri dans les membres les plus capables de conscienciosité vertueuse, le combat ne comporte plus ces zones grises portées par ses membres les plus faillibles. On aurait en quelque sorte une « éducation » parfaite où seuls les meilleurs resteraient en course et obtiendraient leur diplôme de « militant méritant sa place », une élite de chevaliers blancs à l’alignement « loyal bon », qui serait ensuite la plus à même de partir en croisade en ne laissant rien passer.

Horreur des croisades
Les croisades étaient hautement « impures », c’était un bain de sang et une multitude d’horreurs que je n’oserais même pas rapporter tant c’est insupportable… Dans The psychology of genocide, massacre, and extreme violence : why normal people come to commit atrocities, Donald D. Dutton a donné tous les détails de ces horreurs si cela vous intéresse ; mais à choisir (et pour éviter la dissociation, les traumatismes) je vous conseille la biblio de Semelin qui explique de façon moins traumatique les mécanismes de haute violence, génocidaire.

Cependant, ces techniques, en plus de saboter l’efficacité d’un mouvement, sapent aussi les besoins psychologiques fondamentaux de ceux qui en sont cibles (spectateurs, alliés, adversaires). Ces techniques, notamment lorsqu’elles sont employées par des militants ne voulant pas saboter (mais le faisant néanmoins malgré eux, avec une justification de pureté) sont aussi révélatrices que leurs besoins psychologiques fondamentaux sont peut-être sapés, et que c’est pour cela qu’ils adoptent ces techniques dysfonctionnelles.

La théorie de l’autodétermination1, issue de la psychologie sociale de la motivation, a sélectionné trois besoins psychologiques fondamentaux chez l’humain qui, lorsqu’ils sont comblés par un environnement social, vont l’aider à se développer de façon autodéterminée (et aucunement selon un modèle préétabli par des normes). La personne autodéterminée évolue, développe des motivations puissantes, dans un bien-être qui a un impact positif sur la société (les autodéterminés vont chercher à susciter l’autodétermination et le bien-être chez les autres, ils sont très motivants, prosociaux, altruistes et n’ont pas peur de s’exposer à des adversaires très effrayants).

La théorie de l’autodétermination
La théorie de l’autodétermination

Autrement dit, un militant autodéterminé serait bienfaiteur dans un mouvement parce qu’il va transmettre sa motivation, soutenir les alliés, comprendre comment informer les spectateurs sans les démotiver, avoir assez de courage pour prendre le risque de se confronter à l’adversaire/l’adversité.

Mais pour espérer développer son autodétermination, il est nécessaire que quelques environnements sociaux nourrissent ces trois besoins fondamentaux, que sont l’autonomie, la compétence, la proximité sociale. Est-ce que le militantisme puritain2 y répond ?

L’autonomie

☸ C’est pour l’individu être à l’origine de ses actions, pouvoir choisir, pouvoir décider, ne pas être contrôlé tel un pion. Cela ne veut pas dire être indépendant, vivre seul : on peut être dépendant d’autrui tout en étant autonome ; par exemple, on peut être dépendant d’autrui pour se nourrir (c’est-à-dire ne pas cultiver sa propre nourriture, et devoir aller en acheter) tout en étant autonome (on choisit ces lieux de vente de nourriture selon ses valeurs, on décide de consommer ceci et pas cela, etc.). C’est différent aussi du fait de vivre une situation de liberté : on peut vivre objectivement une situation où toutes nos fantaisies seraient possibles, où personne ne nous contraint à quoi que ce soit et nous laisse décider, mais pour une raison ou une autre, on ne parvient pas à faire ce qu’on voudrait faire, on n’arrive pas à décider quoi faire, etc.

Lorsqu’un individu nous injonctive « tu dois/tu ne dois pas ; il faut/il ne faut pas ! » le besoin d’autonomie est sapé parce qu’on se sent sous contrôle de l’autre. Même si on refuse cette injonction, on sent qu’on réagit automatiquement, et non selon notre propre décision ; pensez à l’ado à qui on interdit de regarder tel film et qui, dès qu’il le pourra, ne saura résister à l’envie de le visionner, aurait-il eu envie de voir ce film si on ne le lui avait pas interdit en premier lieu ? Moi-même je n’ai jamais eu autant envie de sortir que lorsque le premier confinement a été mis en place.

C’est ce qu’on nomme la Réactance.

La réactance
La réactance. Hacking Social. Sur Peertube, sur Youtube, sur Vimeo

On réagit automatiquement à l’interdit, au censuré, à l’inaccessible, en voulant y accéder encore plus parce que l’injonction est un sapage de notre besoin d’autonomie. On veut pouvoir décider, choisir, être libre, maintenir ouvertes des possibilités, donc dès lors qu’un environnement social coupe un pan de possibilités, surtout sur le ton de l’injonction, automatiquement on peut vouloir faire l’exact inverse. Le militantisme puritain déconnant va donc probablement nous pousser à faire l’inverse de ce qu’il recommande, à cause de la réactance. Par exemple, si un créateur sur la toile ne cesse de recevoir des injonctions militantes l’incitant à rejoindre telle plateforme libre, cette insistance catégorique fera office de repoussoir : le créateur associera ces injonctions déplaisantes à la plateforme vantée et s’en détournera définitivement alors qu’il était pourtant à la base pleinement ouvert à l’idée de s’y installer. Donc sa stratégie est totalement contre-productive et sabote la croisade du militant puritain, sauf s’il visait secrètement à énerver tout le monde.

L’injonction faite à autrui, lorsqu’il ne demande pas à être évalué, guidé, est une tentative de contrôle de son comportement et, que le militant le conscientise ou non, ça va saper la personne visée. Par conséquent, l’injonctivé va soit réagir d’une façon réactante, ou à terme voir l’injonctiveur et les valeurs qu’il porte en ennemi (qui aime les grammar nazis et leur « combat » ?) ; soit l’injonctivé va obéir, mais avec du mal-être (cette sensation déplaisante dans le ventre, cette gêne qui nous donne l’impression d’avancer à reculons, ce sentiment contradictoire où on accepte à la fois de se lancer dans un projet tout en espérant secrètement pouvoir emprunter dès que possible la première porte de sortie). Il va alors se sentir pion, s’inférioriser, culpabiliser, avoir honte, puis autocontrôler son comportement avec un stress et une pression qu’il aura intériorisés. C’est ce qu’on appelle une introjection (qu’on expliquera plus tard en détail) et qui génère une motivation très médiocre pour le combat, peu efficace, créant plus de mal-être chez les personnes, n’étant pas durable dans le temps et peu efficace.

Mais l’autonomie n’est pas uniquement sapée par les injonctions : toutes les manœuvres autoritaires qui vont tenter de contrôler l’individu, qui sont perçues comme des contrôles, vont le saper et en conséquence provoquer soit une obéissance « introjectée » soit une réactance, mais certainement pas une motivation de haute qualité (par exemple, devenir si fan d’orthographe que corriger des erreurs générerait un plaisir et une efficacité aussi intenses que si on jouait à un jeu vidéo).

Parfois, selon le niveau de violence de la tentative de contrôle, de sapage de l’autonomie de l’autre, cela peut conduire l’individu à une amotivation totale, et détruire tout élan. Je me rappelle un informaticien avec qui j’avais échangé par mail, passionné par le domaine, avec ce genre de passion qui éveille une vocation et guide votre vie. Il avait perdu toute motivation après avoir connu une entreprise extrêmement pressante, injonctive, harcelante. De même dans l’enseignement, Gull me rapportait avoir entendu de nombreux collègues qui avaient le cœur à l’ouvrage à leur entrée dans la profession, des projets plein les yeux, une motivation inébranlable… et qui, à force de contrôles sur leur travail, de nouvelles procédures à respecter, de surveillance et d’évaluation, de refus ou de complication de la part de la hiérarchie et des parents qui semblaient savoir mieux qu’eux comment faire cours, avait perdu toute motivation, ne proposaient plus aucun projet, parfois quittaient l’enseignement ou attendaient impatiemment, pour les plus anciens, la retraite. L’autoritarisme, le contrôle, détruisent l’élan des personnes qui étaient les plus susceptibles d’être extrêmement performantes si on les avait laissées tranquilles.

L’injonction ne fonctionne que pour se faire obéir sur le court terme, mais reste néanmoins utile dans une situation de haut danger : quand un pompier vous hurle de vous éloigner de ce trottoir parce qu’il y a un feu à proximité, il y a tout intérêt à ne pas être réactant. Et c’est exactement pour cette raison aussi que je pense que les militants n’ont pas nécessairement une volonté malsaine de contrôle des autres, et qu’ils ne cherchent pas à dominer lorsqu’ils ordonnent : pour eux, il y a un feu que personne ne voit et ils endossent le rôle de pompier. Ils peuvent être comme ça pour des raisons de surmenage, de climat social menaçant3, ou comble du comble, parce que leur propre besoin d’autonomie est sapé… Effectivement, tenter de contrôler l’autre, c’est décider, faire un choix, agir : le militant puritain peut se sentir ponctuellement comme restauré dans son autonomie, dans son besoin de compétence quand il contrôle l’autre. Cependant comme cela ne mène généralement à rien, il va recommencer sans cesse pour sentir à nouveau cette petite dose de satisfaction, le plongeant dans un cercle infini ou rien ne se règle, ni ses besoins, ni les besoins d’autrui, ni les buts de la militance. C’est assez proche d’une mécanique d’addiction au final : le militant a trouvé un moyen de satisfaire un besoin, sauf que la solution n’est qu’illusoire (comme le shoot d’une drogue qui finira par disparaître), que le besoin n’est jamais comblé, donc la personne insiste encore plus fort dans sa stratégie illusoire, ça ne donne rien, il continue plus fort, etc. C’est un cercle vicieux qui ne prendra fin que lorsqu’une voie totalement différente sera envisagée.

L’autre raison de ces tentatives de contrôle d’autrui chez les militants puritains sapant l’autonomie des personnes (et frustrant leurs propres besoins) s’explique tout simplement parce que quasi tous nos environnements sociaux fonctionnent de la sorte : école, travail, champ politique, champ culturel, messages médiatiques… Tous injonctivent, ordonnent des comportements, y compris hautement contradictoires4, alors on pense que c’est la chose à faire pour changer les comportements des autres afin qu’ils soient plus vertueux. On valorise le « bon » comportement en le rehaussant dans une espèce de hiérarchie sociale, voire en le récompensant, et le mauvais est infériorisé et puni. On reproduit ce modèle de contrôle par crainte d’être en bas de cette pyramide ou pour rester en haut, garder une valeur, ne pas être ostracisé, parce qu’il n’y a que très peu d’environnements où les choses fonctionnent différemment. En cela, la militance déconnante reproduit les logiques dominantes, et pourrait perdre son titre de déconnante ou de puritaine pour celle de conformiste.

Voici un petit schéma qui résume le besoin d’autonomie avec ce qui le menace ou le soutient :

Autonomie
Par supervision, on peut entendre toute personne qui va tenter d’avoir une influence sur le comportement de l’autre. On peut menacer l’autonomie en étant contrôlant (cadre mauve à gauche), mais même si je n’en parle pas dans cet article, on peut aussi la saper en étant manipulateur (cadre marron en bas). En militance déconnante, ça pourrait être perçu par la cible comme de la manipulation. Par exemple, une injonction enrobée dans des étiquetages positifs « toi qui es si engagé, tu devrais être exclusivement sur PeerTube », que ça soit volontairement manipulateur ou non, pourra être perçu par la cible comme une tentative de sapage de son autonomie, un contrôle manipulateur sur elle.

La proximité sociale

▚ C’est pour l’individu le besoin d’être connecté à d’autres humains, de résonner dans la société humaine, de recevoir de l’attention et des soins par autrui, de se sentir appartenir à un groupe, à une communauté par son propre apport significatif et reconnu comme tel ; à l’inverse, une proximité sociale est sapée par l’exclusion, l’ostracisation, les humiliations, les dévalorisations, l’indifférence, les insultes, le mépris, l’absence d’écoute, etc. Elle peut être frustrée par le manque de contacts sociaux signifiants/ résonnants (par exemple, une interaction d’achat n’est généralement pas très résonnante ni comblante ; un moment avec des proches qui ne réagiraient à rien de ce qu’on dit ou qui n’écouteraient même pas serait très frustrante). Le fait d’avoir un profil particulier concernant les rapports sociaux (par exemple introverti VS extraverti) n’a aucun impact sur le fait d’avoir plus ou moins besoin de proximité sociale : c’est simplement que l’extraverti ou l’introverti n’auront pas les mêmes modes relationnels préférés pour combler ce besoin (par exemple, l’extraverti peut préférer échanger avec un groupe, l’introverti échanger avec une seule personne à la fois). Mais tout le monde a besoin d’une connexion positive avec d’autres5 humains, qu’importe son logiciel de base et les modalités sociales préférées pour y accéder.

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de revenir sur les exemples déjà évoqués pour montrer en quoi l’injonction ou d’autres pratiques déconnantes (les soirées foutage de gueule d’un collègue…), surtout quand elle advient dans un contexte particulier (rappelez-vous l’exemple des condoléances, de la femme violentée cherchant de l’aide, etc.), sont un énorme sapage de proximité sociale, puisque l’échange social est rendu impossible, tout du moins fort déplaisant.

Dans les cas où la proximité sociale est nourrie, on a un schéma de communication qui ressemble à ceci :

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles, Paris, Dunod, 2009. « la dynamique interpersonnelle du partage social des émotions d’après Rimé (2009)

Or, dans un militantisme déconnant, tout ceci s’arrête à la première étape et à la place « Batman corrige/critique/injonctive/, etc. Aquaman6 » : l’émotion d’Aquaman est niée ou non prise en compte, il n’y a aucun mécanisme d’empathie à son égard. Or, si à chaque fois qu’une personne veut partager une émotion (y compris positive, par exemple un intérêt pour un sujet scientifique), et qu’elle est rembarrée parce qu’elle a fait une faute, alors je parie qu’elle va se mettre à déprimer. Et si Batman ne cherche qu’à partager, exprimer son émotion en répliquant à l’expression d’Aquaman, par injonction ou remarques hors sujet, alors il n’y aura jamais la suite positive de ce schéma puisque soit Aquaman déprime/se tait, soit il se met en colère contre lui. Tout le monde est sapé dans sa proximité sociale. Batman et Aquaman ne rejoindront jamais la Justice League.

Mais ça peut être aussi exactement pour cette raison que des militants de certaines mouvances peuvent déconner et avoir des attitudes contrôlantes/autoritaires : ils savent que ça va faire taire les Aquaman qui cherchent à partager leurs émotions et c’est le but (par exemple, les militants d’extrême-droite n’hésitent pas à être très sapants parce qu’ils veulent vraiment détruire l’autre). Et si Aquaman s’énerve, ce militant peut voir cela comme une victoire car l’énervement d’Aquaman met en lumière le propos et la cause de Batman, captant potentiellement l’audimat d’Aquaman. Cela peut devenir une tactique pour gagner en visibilité, mais parfois aussi c’est une réponse désespérée à des sapages passés : mieux vaut vivre une guerre avec les autres qu’être fantôme auprès d’eux. C’est aussi pour cette raison qu’une des premières règles d’Internet a été don’t feed the troll, cela permettait de ponctuellement casser le cercle vicieux : cependant ce n’est pas une stratégie pérenne ni adaptée à toutes les situations (faire comme si de rien n’était face à un harcèlement massif est tout aussi sapant, puisqu’on dénie soi-même sa souffrance).

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions (corrigé)
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles… version corrigée

Tout ceci est un sacré cercle vicieux tant que Batman persiste à ne s’exprimer qu’en s’appuyant sur l’expression d’Aquaman (et non en s’appuyant sur lui-même, via son sujet partagé), mais le problème c’est que lorsqu’on est en posture A, il n’y a parfois aucune écoute, ce qui peut nous amener nous-mêmes à devenir un B déconnant. Une solution serait tout simplement d’être un Batman écoutant jusqu’au bout (parce que la relation sera plus sympa, enrichissante, qu’on construit une amitié, un respect mutuel) ou un Aquaman partageant d’une façon nouvelle pour laquelle des patterns n’ont pas été encore automatisés chez les militants déconnants. Et cela a pour conséquences de prendre soin des spectateurs, des alliés voire des adversaires qui verront peut-être que ce membre d’un mouvement adverse nourrit sa proximité sociale plutôt qu’il ne la sape, et donc peut être que ce mouvement est profitable. C’est une action qui serait alors de l’ordre d’une construction.

La proximité sociale
La proximité sociale

La compétence

⚒ C’est pour l’individu, se sentir efficace dans son action, exercer ses capacités, maîtriser les défis, se sentir compétent. Ce besoin est très connecté à l’autonomie : si l’individu est sous contrôle de l’environnement, il ne peut pas pleinement exercer ses compétences, parce qu’il a besoin lui-même d’avoir du contrôle sur ses actions. Et il peut se sentir autonome ou chercher plus d’autonomie par besoin d’exprimer ses compétences.

Typiquement, plus un environnement social contrôle le moindre geste/mot d’un individu – par exemple, comme peuvent l’être des environnements de travail qui imposent des scripts pour parler aux clients – plus le besoin de compétence est sapé, puisqu’on ne peut pas développer ses propres manières de faire, son art singulier, son expérience de la compétence, sa créativité. Et dans ces environnements très sapants, l’une des voies rapides pour restaurer ce besoin de compétence est… de dominer l’autre, de le contrôler. Nous voici encore face à un cercle vicieux : on va tenter de contrôler l’activité de l’autre parce que nous-mêmes avons été contrôlés et qu’exercer ce contrôle satisfait un peu notre besoin de compétence et d’autonomie qu’on nous a préalablement refusé.

Je prends un exemple : sur un Discord, j’ai vu une personne qui accusait de volonté de domination un diagnostic très précis de neuro’ et y voyait là un risque énorme d’emprise. Là, j’ai senti en moi comme une pulsion de correction, mes mains se sont approchées du clavier instantanément, l’argumentaire galopait dans ma tête, prêt à sortir pour le « corriger ». J’allais entrer dans le débat pour lui dire que c’était totalement faux, qu’il n’avait rien compris à ce diagnostic et j’allais lui balancer à la tête des tas de sources de neuropsycho. Vraiment de la pure militance déconnante, conformiste, puritaine, alors que je ne suis même pas neuropsy, ni militante dans une association défendant la vérité vraie. Finalement, je ne l’ai pas fait parce que je savais d’expérience que ça ne servait absolument à rien ni à moi, ni aux autres, et ça aurait été juste un moment pénible pour tout le monde. Mais pourquoi cette pulsion ? Eh bien, si je remonte à la source de mon apprentissage sommaire de la neuro en fac de psycho’, il y a des professeurs formidables qui étaient vraiment extrêmement intéressants en cours magistral. Mais ceux-ci faisaient aussi officiellement des partiels visant à éliminer le maximum d’entre nous (ils prévenaient que le barème serait volontairement très dur, voire injuste, parce qu’on était trop nombreux), ainsi aucune minuscule erreur n’était tolérée : sur plus d’une centaine d’étudiants, les meilleures notes en neuro étaient des 10. Mais cela n’avait même pas une « vraie » valeur académique, puisque j’ai vu des collègues continuer en cursus neuropsy avec des moyennes de 3 à cette matière, l’institution ne prenait en compte que la moyenne générale.

Mon cerveau a bien enregistré le message menaçant qu’était « faute minime = sanction lourde et injuste », et je peux reproduire ce schéma sans m’en rendre compte. Non pas que j’adhère au fait de juger durement les personnes, mais aussi parce qu’au fond je souhaite protéger autrui des punitions lourdes associées à cette faute. Tout comme on corrige le collègue de travail de ses fautes pour lui éviter la sanction du chef qu’on sait encore plus intolérant et violent dans son jugement.

Autrement dit, on peut avoir tendance à corriger autrui parce qu’on a soi-même parfois été corrigé de façon encore plus menaçante pour des fautes encore moins lourdes. On s’en est généralement sorti et on a réussi à faire avec, alors croyant protéger autrui et l’aider à réussir, on reproduit l’évaluation, le jugement pour lui apprendre à mieux faire les choses, lui éviter les menaces. Et là encore, vous voyez le cercle vicieux : on maintient un même système en le reproduisant soi-même.

La compétence
La compétence


  1. Deci et Ryan, 2017 (revue du champ de la recherche sur l’autodétermination, mais cela a commencé en 1985 et de nombreux autres chercheurs s’y sont joints)
  2. « Personne qui montre une pureté morale scrupuleuse, un respect rigoureux des principes » selon le Petit Robert. La militance déconnante a pour particularité de viser cette pureté morale chez autrui (pas forcément chez elle), en le corrigeant, lui reprochant le moindre détail impur, etc.
  3. Et nous vivons tous depuis un an dans un climat social hautement susceptible d’être perçu comme menaçant, que ce soit d’un point de vue sanitaire, économique, écologique, politique ou autre.
  4. Pensez à l’époque pas si lointaine où l’on nous disait qu’il ne fallait absolument pas porter de masque puis ensuite qu’il fallait absolument porter le masque.
  5. Le besoin de proximité sociale est aussi universel (cf Chen et al. (2015)).
  6. J’ai mis des noms suivant ces lettres, parce que sinon se représenter un « a » ou un « b » me semble peu chaleureux. Je préfère imaginer pour ma part une confrontation ou une interaction positive entre Batman et Aquaman. Libre à vous de remplacer les lettres par d’autres personnages, tels que Bilbo et Aragorn ou Bigard et Astier.

(à suivre…)

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