#FREEBASSEL Lettre de soutien au syrien Bassel Khartabil

Depuis plus de trois mois, nous sommes sans nouvelles du syrien Bassel Khartabil, arrêté à Damas dans des conditions qui semblent sommaires et arbitraires.

Acteur reconnu de la communauté open source, cette dernière se mobilise pour obtenir sa libération ou tout du moins des informations sur les causes et les conditions de sa détention.

Nous avons traduit la lettre de soutien que vous pouvez signer sur cette page.

Joi Ito - CC by

#FREEBASSEL

URL d’origine du document

Juin 2012 – FreeBassel.org
(Traduction Framalang : Goofy et Ju)


Le 15 mars 2012, Bassel Khartabil a été incarcéré suite à une vague d’arrestations dans le quartier de Mazzeh à Damas (Syrie). Depuis cette date, sa famille n’a reçu aucune explication sur sa détention ni aucune information sur les conditions de sa captivité. Toutefois, sa famille vient d’apprendre par un détenu libéré qu’il est incarcéré dans la section de haute-sécurité de Kafer Sousa à Damas.

Bassel Khartabil, un Syrien de 31 ans né en Palestine, est un ingénieur en informatique reconnu pour ses compétences dans le développement de logiciels open source qui contribuent à l’élaboration d’Internet. Il a commencé sa carrière il y a dix ans en Syrie comme directeur technique d’un certain nombre d’entreprises locales en travaillant sur des projets culturels tels que la réhabilitation du site archéologique de Palmyre et le magazine Forward Syria.

Depuis, Bassel s’est fait connaître dans le monde entier par son engagement résolu en faveur du Web ouvert, sa capacité à enseigner aux autres les technologies de l’information, et l’aide bénévole qu’il apporte à chaque occasion. Bassel est le responsable principal d’un projet open source pour le Web appelé Aiki Framework. Il est bien connu au sein des communautés techniques en ligne au titre de contributeur bénévole pour des projets aussi importants pour Internet que Creative Commons, Mozilla Firefox, Wikipedia, Open Clip Art Library, Fabricatorz, et Sharism.

Depuis son arrestation, le précieux travail de Bassel comme contributeur bénévole, que ce soit en Syrie ou dans le monde entier, s’est interrompu. Son absence a été durement ressentie pour les communautés qui dépendent de lui. En outre, sa famille et sa fiancée (qu’il devait épouser en avril dernier) ne vivent plus que dans une attente angoissante.

Bassel Khartabil est incarcéré injustement depuis bientôt quatre mois sans aucun procès et sans qu’aucun motif d’inculpation n’ait été retenu contre lui.

Nous, signataires de la campagne #FREEBASSEL, exigeons immédiatement des informations sur ses conditions de détention, sa santé et son état psychologique.

Nous demandons instamment au gouvernement syrien de remettre en liberté immédiatement Bassel Khartabi, membre de la communauté globale open source, qui pour les siens est un fils et un époux, et qui pour la communauté est un ingénieur informatique de renommée mondiale.

-> Signer cette lettre de soutien

Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)




En forme de lettre ouverte au nouveau ministre de l’Éducation

L’article ci-dessous de Jean-Pierre Archambault évoque avec brio les enjeux éducatifs du libre et des standards ouverts.

Antérieur à sa nomination, il n’a pas été rédigé en direction de Vincent Peillon. Nous avons néanmoins choisi de l’interpeller en modifiant son titre tant il nous semble important de ne plus perdre de temps et de faire enfin des choix clairs et assumés en la matière[1].

S’il n’y avait qu’un document à lire sur l’éducation, ce serait peut-être celui-là…

One Laptop per Child - CC by

Enjeux éducatifs du libre et des standards ouverts

Jean-Pierre Archambault – janvier 2012 – EPI


La connaissance est universelle. Son développement, sa diffusion et son appropriation supposent de pouvoir réfléchir, étudier, produire, travailler ensemble, aisément et dans l’harmonie. Il faut pour cela des règles communes, des normes et standards.

Ouvert/fermé ?

Mais il y a standard (ouvert) et standard (fermé). « On entend par standard ouvert tout protocole de communication, d’interconnexion ou d’échange et tout format de données inter-opérables et dont les spécifications techniques sont publiques et sans restriction d’accès ni de mise en oeuvre »[2]. Cette définition « rend obligatoire l’indépendance des protocoles et des formats de données vis-à-vis des éditeurs, des fabricants et des utilisateurs de logiciels ou de systèmes d’exploitation ainsi que la mise à disposition de spécifications techniques documentées et non soumises à des royalties en cas de brevet. Mais elle permet que la mise à disposition sans restriction d’accès des spécifications, ou leur mise en oeuvre soit payante contre un paiement forfaitaire raisonnable (destiné par exemple à couvrir les frais relatifs à cette publication ou à la maintenance administrative des normes par leur éditeur) ».

Il y a de plus en plus d’immatériel et de connaissance dans les richesses créées et les processus de leur création. Conséquence, depuis des années, des processus de marchandisation sont en cours touchant des domaines d’activité qui relevaient prioritairement de l’action publique[3]. Cela vaut pour l’informatique en général et les TICE en particulier, mais aussi pour toute la connaissance scientifique, les semences, les médicaments et la santé, les savoirs ancestraux, l’eau, l’énergie, le vivant, la création artistique, les données publiques… et les ressources pédagogiques et l’éducation. Pédagogie et économie se trouvent ainsi étroitement mêlées. La pédagogie se situe pleinement au coeur des enjeux économiques, sociaux, culturels du monde actuel.

Les questions de l’accès et de la mise en oeuvre étant primordiales, normes et standards s’interpénètrent fortement avec les questions de propriété intellectuelle, ce qui amenait Michael Oborne, responsable du programme de prospective de l’OCDE, à dire, en 2002, que « la propriété intellectuelle deviendra un thème majeur du conflit Nord-Sud »[4]. On pourrait ajouter Nord-Nord.

D’abord à la demande du gouvernement américain, puis de la plupart des pays industrialisés, la protection des droits de propriété intellectuelle est devenue partie intégrante des négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). C’est ainsi qu’a été négocié puis adopté l’accord sur les ADPIC (Accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce). Des normes sont imposées dans le cadre du commerce international. Des accords bilatéraux ou régionaux les renforcent. Ainsi ceux qui interdisent aux agences nationales du médicament de s’appuyer sur les résultats d’essais cliniques attestant de l’efficacité et de l’innocuité de molécules déjà commercialisées pour autoriser la mise sur le marché de génériques[5].

Imposer son standard, fermé, c’est acquérir une position dominante sur un marché, voire de monopole. Avec un format de fichier fermé, on verrouille un marché. L’informatique était libre à ses débuts. Son développement grand public a signifié la suprématie d’une informatique propriétaire avec ses formats et ses standards fermés. L’informatique libre s’est constituée en réaction à cette situation. Et ses partisans ne cessent de souligner qu’informatique libre et standards ouverts sont les deux faces d’un même combat. « L’approche des logiciels libres est intrinsèquement une réponse majeure aux impératifs de compatibilité, d’interopérabilité et d’échange puisque, le code source étant donné, “on sait tout”. Les spécifications sont publiques et il n’y a pas de restriction d’accès ni de mise en oeuvre »[6]. Nous présenterons donc les logiciels et les ressources libres, leurs licences notamment, leurs enjeux sociétaux et éducatifs. Ils sont à la fois des réponses concrètes à des questions de fabrication d’un bien informatique et outil conceptuel pour penser les problématiques de l’immatériel et de la connaissance.

La tendance au monopole de l’informatique grand public

Dans l’économie de l’immatériel en général, les coûts marginaux, correspondant à la production et la diffusion d’un exemplaire supplémentaire, tendent vers zéro. Les coûts fixes sont importants et les dépenses afférentes sont engagées avant que le premier exemplaire ne soit vendu. Les acteurs dominants sont donc en position de force.

Les externalités de réseau jouent également en leur faveur. En amont, un fabricant de composants, des développeurs de logiciels choisiront la plate-forme la plus répandue qui, de ce fait, le sera encore plus. En aval, les consommateurs se tournent prioritairement vers les grands éditeurs de logiciels, y voyant un gage de pérennité (confondant en la circonstance entreprise et produit, que l’on pense aux versions successives accélérées d’une même application sans que leur compatibilité soit assurée), un réseau dense d’assistance, de la compétence. Et un directeur informatique minimise ses risques face à sa hiérarchie, en cas de problèmes, en choisissant l’acteur dominant.

Enfin, l’acteur dominant propriétaire verrouille le marché, s’étant rendu incontournable avec ses standards et formats fermés. Par exemple, les utilisateurs de son traitement texte ne peuvent pas lire les fichiers réalisés par les usagers du traitement de texte d’un nouvel entrant sur le marché qui, eux, ne peuvent pas lire les fichiers des utilisateurs, beaucoup plus nombreux, du traitement de texte de l’acteur dominant. Or, quand on écrit un texte, c’est souvent pour que d’autres le lisent… Ces pratiques de verrouillage qui empêchent la communication, dissuadent l’adoption d’un nouveau produit concurrent et sont des entraves à la diversité et au pluralisme. La non-compatibilité est sciemment organisée pour des raisons commerciales qui vont à l’encontre des intérêts des utilisateurs.

Ce genre de situations se retrouve avec d’autres logiciels, ainsi ceux des TNI quand ils ne permettent pas de transférer un scénario pédagogique d’un environnement à un autre. Il en va autrement avec les standards et formats ouverts et avec les logiciels libres dont les auteurs font en sorte que leurs utilisateurs lisent et produisent des fichiers aux formats des logiciels propriétaires correspondants (en général une quasi compatibilité).

Les logiciels libres

Les logiciels libres s’opposent aux logiciels propriétaires, ou privatifs. Quand on achète ces derniers, en fait on achète le droit de les utiliser dans des conditions données, très restrictives. Pour cela, seul le code exécutable, code objet, est fourni.

En revanche, avec les logiciels libres, on bénéficie des quatre libertés suivantes. On peut :

  • les utiliser, pour quelque usage que ce soit,
  • en étudier le fonctionnement et l’adapter à ses propres besoins (l’accès au code source est une condition nécessaire),
  • en redistribuer des copies sans limitation aucune,
  • les modifier, les améliorer et diffuser les versions dérivées au public, de façon à ce que tous en tirent avantage (l’accès au code source est encore une condition nécessaire).

Ces libertés ne sont accordées qu’à la condition d’en faire bénéficier les autres, afin que la chaîne de la « vertu » ne soit pas interrompue, comme cela est le cas avec un logiciel du domaine public quand il donne lieu à une appropriation privée.

La licence GNU-GPL (General Public License), la plus répandue, traduit au plan juridique cette approche originale qui concilie le droit des auteurs et la diffusion à tous de la connaissance. Elle constitue une modalité particulière de mise à disposition d’une richesse créée. La licence GNU-GPL correspond bien à la nature du bien informatique, à la façon dont il se crée, dans des processus cumulatifs de correction des erreurs et d’amélioration du produit par les pairs, les développeurs et les utilisateurs. Elle est pertinente, contrairement au brevet qui signifie procès en contrefaçons à n’en plus finir et donc frein à l’innovation, à la création. Elle n’interdit aucunement des activités commerciales, de service essentiellement. Elle s’inscrit dans une philosophie de libre accès à la connaissance et de son appropriation par tous.

Pour lever certaines incertitudes, liées à la diffusion de logiciels libres sous licence de source américaine, le CEA, le CNRS et l’INRIA ont élaboré CeCILL, la première licence qui définit les principes d’utilisation et de diffusion des logiciels libres en conformité avec le droit français, reprenant les principes de la GNU-GPL[7]. La vocation de cette licence est d’être utilisée en particulier par les sociétés, les organismes de recherche et établissements publics français et, plus généralement, par toute entité ou individu désirant diffuser ses résultats sous licence de logiciel libre, en toute sécurité juridique.

La notion de logiciel libre n’est pas synonyme de gratuité, même si les tarifs pratiqués sont sans commune mesure avec ceux de l’informatique commerciale traditionnelle[8]. Il y a toujours la possibilité de se procurer un logiciel libre sans bourse délier. Les logiciels libres jouent un rôle de premier plan dans la régulation de l’industrie informatique. Ils facilitent l’entrée de nouveaux arrivants, favorisent la diversité, le pluralisme et la concurrence. Il peut arriver que la problématique de la gratuité brouille le débat. Elle n’est pas le problème. Les produits du travail humain ont un coût, la question étant de savoir qui paye, quoi et comment. La production d’un logiciel, qu’il soit propriétaire ou libre, nécessite une activité humaine. Elle peut s’inscrire dans un cadre de loisir personnel ou associatif, écrire un programme étant un hobby comme il en existe tant. Elle n’appelle alors pas une rémunération, la motivation des hackers (développeurs de logiciels dans des communautés) pouvant résider dans la quête d’une reconnaissance par les pairs. En revanche, si la réalisation se place dans un contexte professionnel, elle est un travail qui, toute peine méritant salaire, signifie nécessairement rémunération. Le logiciel ainsi produit ne saurait être gratuit, car il lui correspond des coûts. Mais, même quand un logiciel n’est pas gratuit, il doit le devenir lorsqu’il a été payé (par exemple, les collectivités ne doivent pas payer cent fois le même produit en agissant en ordre dispersé). C’est le cas quand il est sous licence libre. Autre chose est de rémunérer des activités de service sur un logiciel devenu gratuit (installation, adaptation, évolution, maintenance…). Même si, ne versons pas dans l’angélisme, la tentation existe de ne pas développer telle ou telle fonctionnalité pour se ménager des activités de service ultérieures.

Le paradigme de la recherche scientifique

L’approche du logiciel libre relève du paradigme de la recherche scientifique, ce qui a sa cohérence puisque l’informatique est une science ! À l’information, préoccupation structurelle majeure de la recherche correspond la publication du code source des logiciels. À la validation par les pairs correspond le débogage par des centaines, des milliers de programmeurs disséminés sur toute la planète. Comme on est plus intelligents à plusieurs que tout seuls, la qualité est (souvent) au rendez-vous. Et il y a les libertés de critiquer, d’amender, d’approfondir…

Les mathématiques sont libres depuis 25 siècles, depuis le temps où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer théorèmes et démonstrations. Or, à ses débuts, d’une manière qui était donc quelque peu paradoxale, l’approche du logiciel libre était perçue comme « nouvelle ». Alors que c’est le logiciel propriétaire qui l’est, depuis une trentaine d’années avec l’émergence d’un marché grand public. Il est vrai aussi que la « république des sciences » n’est plus ce qu’elle était, que le principal fil conducteur de la recherche scientifique devient la création de monopoles privés au détriment de la production de connaissances. Jean-Claude Guédon plaide pour l’accès libre aux résultats de la recherche afin de rétablir la « grande conversation ». Cette dérive de la science est notamment « justifiée » par le fait qu’il faut bien évidemment rémunérer les chercheurs. Le statut public de l’enseignant-chercheur a gardé toute sa pertinence : rémunération pour des activités pédagogiques (cours…) et résultats de la recherche, partie intégrante du patrimoine de l’humanité, mis à la disposition de tous. Point n’est donc besoin de multiplier les brevets. De plus, le partage valorise le chercheur, permet l’accès du Sud (et du Nord !) à la connaissance et le développement d’applications au bénéfice de tous.

Des modèles économiques

Donner un logiciel ? Il y a encore quelques années régnait un certain scepticisme. La réalité est passée par là. La majorité des serveurs Web de par le monde sont développés avec le logiciel libre Apache. Tous les constructeurs informatiques ont une politique, et des budgets, en matière de libre. Idem pour les entreprises en général. Linux est désormais un acteur à part entière du marché des systèmes d’exploitation et des serveurs (c’est le cas pour la quasi-totalité des environnements informatiques de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale et des rectorats)… Les administrations et les collectivités locales se tournent effectivement vers le libre car l’argent public ne doit servir qu’une fois et, dès lors qu’il a été payé, un logiciel est gratuit.

Il y avait pourtant des antécédents célèbres. Au début des années 80, la DGT (Direction générale des télécommunications, le « France Télécom » de l’époque) a mis à disposition gratuitement le Minitel, un terminal qui coûtait cher, 4 ou 5 000 F. Coup de génie. Des millions d’utilisateurs, un Internet avant la lettre (en Grande Bretagne, échec retentissant car il fallait acheter le terminal). Et toute une économie de services qui s’est développée. Et beaucoup de communications téléphoniques. La démarche est fondamentalement la même avec les appareils photos bon marché qui génèrent plein de photos que l’on fait développer. Ou avec ces imprimantes très peu chères, et ces cartouches qui le sont davantage. Sans parler de Rockfeller qui distribuait des lampes à pétrole… La démarche gagne encore en pertinence dans le domaine de l’immatériel, dans le domaine des logiciels qu’il faut installer, personnaliser, modifier, maintenir… Choisir le libre pour une collectivité c’est aussi contribuer à substituer à une politique d’achat de licences des activités de service favorisant le développement de l’emploi local.

Au-delà des programmeurs, tous concernés

Une analogie avec la comptabilité nationale qui est publique. Tout le monde peut la consulter. Certes très peu le font. Pourtant c’est très important que l’on puisse le faire. C’est pareil avec les logiciels. Que fait exactement le système d’exploitation propriétaire d’un ordinateur quand une application dialogue avec votre machine alors que vous êtes connecté sur Internet ? Vous ne le savez pas. Peut-être communique-t-il à autrui le contenu de votre disque dur ? Gênant pour un individu. Et pour un État qui a confié son informatique, et ses secrets, au logiciel propriétaire d’une société étrangère. Et tout cela n’est pas que de la fiction. Cela existe dans la réalité. Ce simple exemple montre donc que tout le monde, informaticien ou non, est concerné par le fait que le code source d’un logiciel soit accessible.

Le libre est une réalité économique. Certains parlent alors d‘Open Source et de ses qualités : commodité, rentabilité, efficacité, fiabilité. Libre/Open source ? Il faut distinguer Open Source et logiciel libre. Pour Richard Stallman, fondateur du logiciel libre, à l’origine du projet GNU et de la GPL, le libre est une philosophie, une conception de la société à ne pas confondre avec l‘Open Source. Il a l’habitude dans ses conférences sur l’histoire du logiciel libre (en France en tout cas), de faire une référence appuyée à la devise « Liberté-Egalité-Fraternité ». Il s’agit de promouvoir un changement social par une action technique. L’enjeu est la liberté de l’utilisateur, le contrôle de son informatique.

Au-delà de l’informatique, les ressources pédagogiques

Le paysage de l’édition scolaire s’est profondément transformé de par l’irruption de l’informatique et des réseaux. Et du libre dont on pu rapidement constater une transférabilité à la production d’autres ressources immatérielles, tant du point de vue des méthodes de travail que de celui des réponses apportées en termes de droit d’auteur. C’est le cas des ressources pédagogiques et tout le monde a en tête les réalisations remarquables de l’association Sésamath. Cette association est synonyme d’excellence en matière de production pédagogique et de communauté d’enseignants-auteurs-utilisateurs. Sésamath a reçu une mention d’honneur pour le prix 2007 Unesco-Roi Hamad Bin Isa Al-Khalifa sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans l’éducation. L’Unesco a décidé d’attribuer une mention spéciale au projet de manuel libre « pour la qualité de ses supports pédagogiques et pour sa capacité démontrée à toucher un large public d’apprenants et d’enseignants ». L’association a également été récompensée aux Lutèce d’Or (Paris capitale du libre).

D’évidence, il existe des auteurs par milliers, des acteurs multiples (enseignants, associations, institutions, collectivités territoriales) qui mettent en place des coopérations souples et diverses. Certes, de tout temps les enseignants ont réalisé des documents en préparant leurs cours. Mais, avant la banalisation des outils numériques de production des contenus (traitement de texte, présentation, publication) et le développement d’Internet qui donne à l’auteur un vaste public potentiel qui peut aisément reproduire les documents qu’il a récupérés, qui en bénéficiait ? Les élèves du professeur. Des collègues de son lycée. Des élaborations collectives de sujets existaient pour des contrôles communs. Mais, rappelons-nous qu’à cette époque les photocopieuses étaient rarissimes et l’usage de la machine à alcool avait un côté pour le moins fastidieux. Au-delà de ces premiers cercles proches, les choses se compliquaient encore davantage. Il fallait mettre en forme le manuscrit et la machine à écrire manquait de souplesse. Et en cas de projet de manuel, l’éditeur constituait le passage obligé, et tout le monde n’était pas élu. On lui accordait d’autant plus facilement des droits sur la production des oeuvres que l’on ne pouvait pas le faire soi-même. Les conditions de cet exercice délicat de production de ressources pédagogiques ont radicalement changé. La conséquence en est la profusion de ressources éducatives sur Internet. Ce nouveau paysage constitue pour les enseignants et le service public d’éducation, une opportunité et, pour les éditeurs traditionnels, une obligation de se repositionner. Les technologies de l’information et de la communication contribuent à modifier les équilibres et les positions anciennement installés. Leur « enfant chéri », le manuel scolaire, est entré dans une période de turbulences avec le manuel numérique.

Le pourquoi de la propriété intellectuelle

À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler le pourquoi du droit d’auteur et des brevets afin de ne pas se laisser enfermer dans des arguties de convenance. L’objectif fondamental est de favoriser la création des richesses, au nom de l’intérêt général, et pour cela il faut concilier incitation à l’innovation et diffusion technologique, dépasser le dilemme entre performance individuelle et efficacité collective, inciter les entreprises individuelles à l’innovation en leur garantissant une situation de monopole temporaire dans l’exploitation des droits. Et, plus encore que par le passé, l’incitation à l’innovation n’a de sens que si la technologie se diffuse et irrigue l’ensemble de la structure dont elle participe ainsi à l’amélioration de l’efficience collective. Les limitations à la libre circulation de l’information et de la connaissance ne se justifient en dernière instance que par l’objectif d’encourager et de valoriser le travail intellectuel quand il est au service de tous. Le risque existe de justifier dans une dialectique un peu spécieuse des pratiques commerciales par une prééminence d’un droit qui serait immuable, ou de déclarer illégitime une réflexion sous le prétexte qu’elle serait iconoclaste au regard d’une législation en vigueur.

En son temps, Victor Hugo disait que « le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous »[9].

Rendons hommage à Boris Vian pour sa vision prémonitoire de certains « débats » qui nous occupent aujourd’hui. Auteur-compositeur-interprète, musicien de jazz, écrivain… et centralien, dans En avant la zizique[10], il pointait une relation conflictuelle, en observant l’attitude du commerçant qui intime à l’artiste de « se contenter de son talent et de lui laisser l’argent » et qui s’ingénie souvent « à brimer ce qu’il a fait naître en oubliant qu’au départ de son commerce il y a la création ». Boris Vian remarquait que « le commercial se montrait également agressif par rapport au bureau d’études qui s’apprêtait à lui porter un coup dont il ne se relèverait pas, à savoir l’automation de ses fonctions ». Et de lui conseiller d’en profiter car cela ne durerait pas éternellement !

Les licences Creative Commons

La numérisation des oeuvres et de la connaissance en général, et leur diffusion sur Internet posent avec une acuité sans pareille le problème de l’usage que l’on peut en faire. Des millions d’utilisateurs ont accès à des millions d’oeuvres, grandes ou petites. Difficile d’imaginer que leur utilisation puisse passer par une demande d’autorisation. De ce point de vue, le copyright est un non-sens sur Internet. La loi doit pouvoir être applicable. D’où la pertinence de la démarche de Creative Commons dans laquelle l’auteur, en mettant à disposition sa création sur la Toile, indique ce que les internautes peuvent en faire.

La démarche est issue de la licence GPL qui, bien adaptée aux logiciels, n’en a pas moins une portée plus large. Mais il serait absurde de vouloir transposer tel quel ce modèle aux créations de l’esprit, d’une manière indifférenciée. Les modalités juridiques doivent tenir compte de la spécificité d’un bien. Un morceau de musique, par exemple, n’est ni une oeuvre littéraire, ni une documentation informatique ou une ressource pédagogique. On peut, également, souhaiter la diffusion d’un article sans pour autant permettre des modifications successives, au terme desquelles on ne reconnaîtrait plus l’original. Une chose est sa diffusion et sa libre circulation sans contraintes, pour que l’on puisse réagir, approfondir, critiquer… autre chose est son éventuelle dénaturation ou disparition de fait. Dans pareil cas, on parlera plutôt de « ressource à diffusion libre ». Par ailleurs, la légalité se doit d’être morale. Les médecins, qui importent illégalement des copies de médicaments sous brevet pour soigner des malades, se moquent éperdument de savoir si leur geste est légal ou non : il est vital tout simplement. La légalité est aussi une notion relative. Ainsi, le laboratoire indien Cipla, qui produit des traitements antirétroviraux contre le sida en copiant des molécules des firmes pharmaceutiques occidentales, protégées par des brevets, est-il un « pirate » ? Non, car la législation indienne ne reconnaît pas les brevets sur les médicaments. Cipla est donc une entreprise parfaitement légale, au regard de la loi de son pays[11].

L’objectif général, clairement exprimé, est de favoriser la diffusion et l’accès pour tous des oeuvres de l’esprit, la production collaborative, en conciliant les droits légitimes des auteurs et des usagers. Il reste à en définir les modalités juridiques permettant une circulation fluide des documents et, si nécessaire, leur modification. Le projet Creative Commons s’y emploie. Il a vu le jour à l’université de Standford, au sein du Standford Law School Center for Internet et Society, à l’initiative notamment de Lawrence Lessing. Il s’agit d’adapter le droit des auteurs à Internet et de fournir un cadre juridique au partage sur la Toile des oeuvres de l’esprit. L’économie de l’édition ne peut plus se confondre avec celle du support des oeuvres, maintenant qu’elles ne sont plus attachées à un support unique, le livre par exemple. Il faut redéfinir les utilités sociales, les raisons d’être.

Creative Commons renverse le principe de l’autorisation obligatoire. Il permet à l’auteur d’autoriser par avance, et non au coup par coup, certains usages et d’en informer le public. Il est ainsi autorisé d’autoriser ! Métalicence, Creative Commons permet aux auteurs de se fabriquer des licences, dans une espèce de jeu de LEGO simple, constitué de seulement quatre briques. Première brique, Attribution : l’utilisateur, qui souhaite diffuser une oeuvre, doit mentionner l’auteur. Deuxième brique, Commercialisation : l’auteur indique si son travail peut faire l’objet ou pas d’une utilisation commerciale. Troisième brique, non-dérivation : un travail, s’il est diffusé, ne doit pas être modifié. Quatrième brique, Partage à l’identique : si l’auteur accepte que des modifications soient apportées à son travail, il impose que leur diffusion se fasse dans les mêmes termes que l’original, c’est-à-dire sous la même licence. La possibilité donnée à l’auteur de choisir parmi ces quatre composantes donne lieu à onze combinaisons de licences. Grâce à un moteur de licence proposé par le site de Creative Commons, l’auteur obtient automatiquement un code HTML à insérer sur son site qui renvoie directement vers le contrat adapté à ses désirs.

« Localisation » des ressources

Si chacun a vocation à produire ses propres ressources, la coopération internationale et des formes de solidarité numérique c’est aussi l’adaptation de celles réalisées par l’autre[12]. Avec le libre, chaque communauté peut prendre en main la localisation/culturisation qui la concerne, connaissant ses propres besoins et ses propres codes culturels mieux que quiconque. Il y a donc, outre une plus grande liberté et un moindre impact des retours économiques, une plus grande efficacité dans le processus, en jouant sur la flexibilité naturelle des créations immatérielles pour les adapter à ses besoins et à son génie propre. C’est aussi plus généralement ce que permettent les « contenus libres », c’est-à-dire les ressources intellectuelles – artistiques, éducatives, techniques ou scientifiques – laissées par leurs créateurs en usage libre pour tous. Logiciels et contenus libres promeuvent, dans un cadre naturel de coopération entre égaux, l’indépendance et la diversité culturelle, l’intégration sans l’aliénation.

L’exception pédagogique

La réalité montre que numérique, droit d’auteur et pédagogie entretiennent des liens étroits. Les enseignants utilisent leurs propres documents ainsi que les productions de l’édition scolaire, dont la raison d’être est de réaliser des ressources pour l’éducation, et qui bien évidemment doit en vivre. Ils utilisent également des ressources qui n’ont pas été réalisées explicitement pour des usages scolaires. Cela est vrai pour toutes les disciplines, mais particulièrement dans certaines d’entre d’elles comme l’histoire-géographie, les sciences économiques et sociales ou la musique : récitation d’un poème, lecture à haute voix d’un ouvrage, consultation d’un site Web… Ces utilisations en classe ne sont pas assimilables à l’usage privé. Elles sont soumises au monopole de l’auteur dans le cadre du principe de respect absolu de la propriété intellectuelle. Cela peut devenir mission impossible, tellement la contrainte et la complexité des droits se font fortes. Ainsi pour les photographies : droits du photographe, de l’agence, droit à l’image des personnes qui apparaissent sur la photo ou droit des propriétaires dont on aperçoit les bâtiments… Difficile d’imaginer les enseignants n’exerçant leur métier qu’avec le concours de leur avocat ! Mais nous avons vu les licences Creative Commons qui contribuent, en tout cas sont un puissant levier, à développer un domaine public élargi de la connaissance. Et la GNU-GPL et le CeCILL qui permettent aux élèves et aux enseignants de retrouver, dans la légalité, leurs environnements de travail sans frais supplémentaires, ce qui est un facteur d’égalité et de démocratisation.

L’exception pédagogique, c’est-à-dire l’exonération des droits d’auteurs sur les oeuvres utilisées dans le cadre des activités d’enseignement et de recherche, et des bibliothèques, concerne potentiellement des productions qui n’ont pas été réalisées à des fins éducatives. Elle reste posée avec une acuité accrue dans le contexte du numérique. L’activité d’enseignement est désintéressée et toute la société en bénéficie. L’enjeu est de légaliser un « usage loyal » de ressources culturelles au bénéfice des élèves, dans le cadre de l’exercice de leur métier7.

L’immatériel et la connaissance

Dans les colonnes du Monde diplomatique, en décembre 2002, John Sulston, prix Nobel de médecine, évoquant les risques de privatisation du génome humain, indique que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l’instar du modèle de l’open source pour les logiciels ». Ce propos illustre la question de savoir si le modèle du libre préfigure des évolutions en termes de modèles économiques et de propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevets).

Il y a relativement de plus en plus de biens immatériels. Et de plus en plus d’immatériel et de connaissance dans les biens matériels et dans les processus de création de la richesse. La dialectique coopération-espaces publics/concurrence-enclosures est universelle[13]. Quel est le terme de la contradiction qui est le plus efficace pour produire des richesses à l’heure de l’entrée dans l’économie du savoir dans laquelle l’immatériel et la connaissance jouent un rôle de plus en plus décisif ? On sait que la connaissance fuit la clôture. Et l’approche du libre a montré concrètement sa pertinence pour produire des biens de connaissance de qualité, des biens communs informatiques mondiaux. Alors…

Jean-Pierre Archambault
Président de l’EPI
(Enseignement Public et Informatique)

Paru initialement dans la revue Frantice.net n° 4, Normes et standards éducatifs : état, enjeux et perspectives, janvier 2012, p. 77-85.

Notes

[1] Crédit photo : One Laptop per Child (Creative Commons By)

[2] Voir, dans la loi française nº 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, cette définition d’un standard ouvert (Titre Ier, De la liberté de communication en ligne, Chapitre 1er, La communication au public en ligne, article 4).

[3] « L’école et les TIC : marchandisation/pédagogie », Jean-Pierre Archambault, Revue de l’EPI n° 101, mars 2001, p. 35-45.

[4] Dossier Le vivant, nouveau carburant de l’économie, Le Monde Économie du mardi 10 septembre 2002.

[5] Libres savoirs – Les biens communs de la connaissance, ouvrage coordonné par l’association Vecam.

[6] Tout logiciel est écrit par un programmeur dans un langage « évolué », et comporte des instructions qui en constituent le « code source » ; ce code est ensuite compilé en « code objet », c’est-à-dire transformé en une suite quasi incompréhensible de 0 et de 1, de manière à être exécuté par l’ordinateur. Par exemple, l’instruction conditionnelle suivante est écrite dans un langage évolué : « si x=5 alors x=x+4 » ; cette ligne de code source est parfaitement compréhensible (on effectue un test sur le contenu de la variable informatique x, puis, selon le résultat, on procède ou non à l’affectation d’une nouvelle valeur à la variable x) ; compilée, il lui correspond un code objet (011101000…), interprétable par la machine, mais effectivement incompréhensible pour un humain.

[7] « Numérique, droit d’auteur et pédagogie », Jean-Pierre Archambault, Terminal n° 102, Automne-Hiver 2008-2009, édition l’Harmattan, p. 143-155.

[8] « Gratuité et prix de l’immatériel », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 72, décembre 2009, p. 40-43.

[9] Discours d’ouverture du Congrès littéraire international, Victor Hugo, 17 juin 1878, in Jan Baetens, Le combat du droit d’auteur, Les impressions nouvelles, Paris 2001, p. 158.

[10] 1958, édition Le livre contemporain.

[11] Il reste à s’assurer que le contexte est toujours exactement le même et si des « accords » dans le cadre OMC ne sont malheureusement pas passés par là.

[12] « Solidarité numérique avec des logiciels et des ressources libres », Jean-Pierre Archambault, EpiNet n° 111, janvier 2009.

[13] « Coopération ou concurrence ? », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 48, décembre 2003, p. 40-43.




Ce que le libre apporte à la plus ancienne religion du livre

Croire ou être de telle ou telle religion c’est d’abord s’inscrire dans son histoire et sa tradition. C’est aussi évidemment la vivre et l’éprouver au sein de sa communauté dans le temps présent de son propre chemin personnel et spirituel. On puise dans le passé, dont subsistent ici avant tout des traces écrites, pour s’y forger individuellement et collectivement hic et nunc sa propre connaissance et expérience des choses.

Ce double mouvement peut être favorisé ou au contraire freiné par le contexte social et culturel d’une époque.

C’est ici que le Libre peut éventuellement trouver sa place, comme en témoigne cet entretien avec Aharon Varady, à l’initiative d’un projet original et probant autour du judaïsme[1].

Josh Evnin - CC by-sa

Le potentiel et les promesses du judaïsme open source

The Potential and Promise of Open-Source Judaism

Alan Jacob – 12 juin 2012 – The Atlantic
(Traduction Framalang : Goofy, Lamessen, Isammoc, pbegou, Hikou, Aa)

L’effort pionnier d’une communauté pour rendre ses matériaux de culte plus largement disponibles et adaptables.

Les nouvelles technologies sont naturellement et généralement controversées, mais sans doute nulle part autant qu’au sein des communautés religieuses. Pour de nombreux chefs religieux (et leurs disciples), les nouvelles technologies de l’information sont des produits corrosifs pour la vie en communauté : les méthodes traditionnelles sont sûrement meilleures. Pour d’autres, les nouvelles technologies offrent la possibilité d’étendre l’influence des institutions religieuses, d’attirer davantage de gens dans leur communauté.

On pourrait penser qu’une religion hautement traditionnelle comme le judaïsme – où les pratiques principales sont si anciennes et patinées par la coutume – resterait suspicieuse face à la technologie. Mais Aharon Varady ne le voit pas de cet oeil : pour lui, les technologies numériques peuvent venir soutenir les pratiques traditionnelles. Varady est un homme aux dons multiples qui, entre autres, dirige le projet Open Siddur. Un siddour est un livre de prière juif qui contient les prières quotidiennes, et le projet Open Siddur travaille à créer la première base de donnée complète de liturgie juive et d’oeuvres en lien avec la liturgie – et à fournir une plateforme en ligne pour que chacun puisse ajouter son propre siddour. De cette façon Varady espère « libérer le contenu créatif des pratiques spirituelles juives afin d’en faire une ressource commune destinée à être adoptée, adaptée, et redistributée par les particuliers et les groupes ». Pour lui, l’ouverture est la clef du succès du projet.

Je vois le projet Open Siddur comme une manière profondément réfléchie et innovante d’essayer de faire en sorte que les nouvelles technologies et la vie religieuse moderne se renforcent mutuellement, plutôt que d’être hostiles ou à contre-courant. J’ai donc proposé à Aharon de répondre à quelques questions sur les idées soutenant son travail, et il a accepté volontiers. Voici notre conversation.

Vous décrivez Open Siddur comme un projet sur la « religion open source » Que voulez-vous dire par là ?

Varady : Il y a quelques années, après avoir fondé le projet Open Siddur, j’ai pensé que je devrais écrire une déclaration sur mon site internet à propos de ce que je faisais. Pendant les six années précédentes j’avais travaillé en tant qu’urbaniste, donc quelques annonces devaient être écrites pour définir un contexte professionnel et permettre à d’anciens amis de me retrouver sur Google. Je voulais placer mon travail dans un contexte laïc plus large, parce que c’était indéniablement un projet juif et religieux. En même temps c’était un projet à rapprocher des « digital humanities », un projet de transcription collaborative, une concrétisation au XXIème siècle des idées posées au XIXème par William Morris, un projet de culture libre et de logiciel open source. J’ai donc écrit que je « faisais des recherches sur la religion open source en général, et en particulier, comment le mouvement de la culture libre peut aider à établir des passerelles entre la créativité et recherche de sens individuelles et la tradition et la pertinence culturelle ».

J’étais au courant de la façon dont Douglas Rushkoff et d’autres parlaient de la religion open source et je pensais que cela ne menait nulle part. (Un bon article existe sur Wikipedia qui résume leurs efforts). Je n’étais pas intéressé par la théorisation et la théologisation de nouvelles religions inspirées par l’esprit du mouvement open source. J’étais plutôt intéressé par la façon dont la culture libre et les stratégies des licences libres pourraient améliorer l’accessibilité et la participation au contenu créatif que j’ai hérité de mes ancêtres dans cette ère de transition d’un format analogique imprimé à un format digital indexé. Il me semblait à la fois évident et nécessaire de poursuivre la numérisation des oeuvres existantes dans le domaine public, et d’élargir le réseau d’étudiants, de chercheurs, de praticiens, et des communautés qui déjà adoptaient, adaptaient et distribuaient leur inspiration créative et leur savoir… mais qui le faisaient seulement par le canal très restrictif d’oeuvres sous copyright.

La problématique essentielle est de savoir comment garder un projet collaboratif comme le judaïsme culturellement vivant, à une époque où le travail créatif des participants du projet – prières, traductions, chants etc. – sont immédiatement restreints dans leur réutilisation créative par un « tous droits réservés ». Le fait est que l’engagement profond dans les projets collaboratifs n’est pas seulement limité par des problèmes technologiques : ceux-ci peuvent et ont été surmontés. Il est limité par une conception juridique qui fait l’hypothèse que les créateurs seraient intéressés avant tout par la propriété de leurs oeuvres.

En utilisant la culture libre et les licences libres, n’importe qui souhaitant participer au judaïsme (ou à n’importe quelle religion) comme à une culture vivante, collaborative et créative, peut le faire. Il existe des licences spécifiques exploitant le copyright pour assurer aux artistes, aux auteurs, aux traducteurs etc, que leur travail leur sera attribué et restera partagé jusqu’à son entrée dans le domaine public. Cela parce qu’aux États-Unis et dans de nombreux autres pays, la fin du copyright se situe à la mort du créateur, plus 70 ans. Pour les travaux destinés à être utilisés par une culture, adaptés à différents contextes, c’est trop long. Le résultat est que beaucoup d’œuvres éphémères, imprimées ou numériques, ne sont pas partagées, ont une distribution très limitée et entrent dans le domaine public dans une complète obscurité, inconnues et oubliées.

Y a-t-il des formes contrastées de, si l’on peut dire, la religion propriétaire, comme pour le code propriétaire ?

Varady : Je le pense, mais dans ma réflexion la question de savoir si une religion réfléchit sur ses propres contenus intellectuels et créatifs comme à une propriété me fait vraiment me demander si c’est une religion ou une sorte de culte d’entreprise. Si vous croyez vraiment que vous avez une sagesse éclairée et une pratique pour la suivre, ne voudriez-vous pas chercher les moyens les plus larges pour partager cette connaissance et par cela changer le monde ? Il y a des groupes dont le business model consiste à soumettre leurs adhérents à une sorte de redevance progressive pour être initiés à leurs connaissances qu’il est interdit de divulguer, Mais il y a d’autres groupes qui souhaitent avant tout ce que ces connaissances puissent être ensuite redistribuées ou partagées.

Pour moi, le problème est que sous le régime du copyright, c’est la situation où tous les gens qui participent à des projets collaboratifs se trouvent. Ils créent une œuvre et par défaut elle n’est pas disponible pour que d’autres la réutilisent à des fins créatives. Donc ce qui aurait pu être une collaboration devient une activité onéreuse de recherche et de négociation. À moins que nous n’ayons un professeur particulièrement éclairé, nous n’avons probablement jamais appris comment utiliser le copyright pour mieux partager nos idées. De bien des manières on nous enseigne que nos idées créatives sont des marchandises et c’est corrosif pour nos projets collaboratifs et leurs cultures. Je peux constater cette attitude même à l’intérieur des maisons d’éditions d’hétérodoxes établis. Là où j’aurais pu m’attendre à un empressement à fournir des moyens pour que le public adopte, adapte, remixe et diffuse ses idées, ils se voient eux-mêmes comme les intendants responsables de leur propriété intellectuelle. Les communautés religieuses sont-elles synonymes de places de marché passives peuplées de consommateurs dont l’expérience religieuse est déconnectée et aliénée de leur esprit créatif initial, ou peuvent-elles engager créativement leurs membres dans un mouvement visionnaire ? Cela engage vraiment la façon dont la religion est vue : est-ce un projet collaboratif ou une sorte de performance artistique passive à observer ?

Les cultures doivent respirer la créativité, comme nous respirons de l’oxygène, et pour que chaque culture reste en vie, ses membres doivent être autorisés à faire preuve de créativité, non pas comme des artistes solitaires, mais comme des penseurs engagés fabriquant la pensée avec les outils de création dont ils ont hérités et qui leur ont été partagés.

Les modèles open-source que vous avez développés sont ils spécifiquement importants pour la pratique du judaïsme ? Est-ce qu’une religion comme le judaïsme qui est si profondément connectée à sa propre histoire de textes bénéficie par des voies particulières des ressources que vous avez développées ?

Varady : Nous ne développons pas de nouveaux modèles. Nous utilisons plutôt les moyens légaux existants pour partager un travail créatif selon les modalités de copyright introduites par la culture libre et le mouvement open source. La loi juive a été aux prises avec les problèmes liés à la propriété intellectuelle depuis que les technologies de reproduction textuelle contribuent à marchandiser ce qui était autrefois une tradition orale qui s’appuyait sur l’attribution et le soutien de la communauté aux chercheurs d’élite et aux érudits. Je dirais que notre projet met en avant un modèle de collaboration à l’époque numérique, où le coût de reproduction peut être réduit à zéro, et où le coût de distribution est limité seulement par notre désir et nos intentions de partager.

Chaque projet – qu’il soit initié par une petite organisation à but non-lucratif ou par une civilisation vieille de 3500 ans – bénéficierait de la numérisation de ses archives. Ces archives sont vastes et en grande partie dans le domaine public, mais seulement une fraction a été transcrite, et une partie encore plus réduite a vue ses données sémantiques formatées dans un standard ouvert compatible avec d’autres projets de « digital humanities » . C’est sur cela que nous travaillons pour la littérature informée et inspirée par la pratique spirituelle juive. Cela ne diminue pas l’importance de l’art d’interprétation, de la forme des polices de caractères, ni des pièces principales de l’art littéraire – J’adorerais que notre projet puisse aider à réhabiliter toutes ces oeuvres.

Y a-t-il d’autres éléments de la foi et de la pratique juive qui font de votre projet un bon point pour elle ?

Varady : Tefillah – et les formes diverses de la pratique spirituelle juive – sont de parfaits éléments de mon point de vue. D’une part, la pratique elle-même se situe à l’intersection entre la tradition reçue, la diversité des coutumes locales ayant évolué à travers l’histoire juive, et l’intimité de l’expérience et des pensées découvertes de manière personnelle. Ce sont des textes et de l’art : les liturgies, les commentaires, et les traductions sont les contenus créatifs dont nous avons hérités. La pratique régulière du tefillah, ainsi que de toute autre pratique intégrale, suppose que dans la structure prévue, les pratiquants développent une relation profonde et durable avec une partie d’eux-même qui suggère l’acquisition d’une connaissance plus large.

Permettre aux pratiquants de fabriquer leurs propres outils personnalisés pour développer cette relation, respecte à la fois la tradition dont ils ont hérités et la rigueur que leur propre chemin demande. En donnant les ingrédients aux gens pour fabriquer leur propre livre de prière, pour maintenir et peut-être partager via une base de données en ligne de prières, j’espère qu’ils seront capables de s’engager dans leur pratique d’une façon qui respecte honnêtement l’intégrité de la voix profondément enfouie en eux, tout en respectant l’authenticité des nombreuses autres voix qui leur parlent à travers la vaste histoire et la culture profondément créative dans laquelle ils sont immergés. Il est parfois difficile de percevoir cette dimension de l’histoire et de la créativité en regardant une page d’un livre de prières en noir et blanc. La voir, cependant, est une libération, et aide à amener les gens à un stade de compréhension qui je l’espère révèlera mieux la tradition orale à travers la tradition écrite.

Est-ce que la foi juive et sa pratique posent des challenges particuliers pour ce type d’outils collaboratifs en ligne que vous développez ? Je pense à tous les défis depuis les problèmes techniques – des navigateurs internet qui ne peuvent pas lire les textes hébreux, par exemple – jusqu’aux problèmes qui découlent des pratiques particulières des communautés juives et de leurs besoins.

Varady : Quand j’ai commencé à rêver de ce projet en 2000, j’étais un programmeur open source en Perl à Philadelphie qui voulait son siddour personnalisé et j’ai pensé que ça serait plus facile de faire ce travail si je trouvais d’autres personnes pour collaborer avec moi. Et j’ai trouvé des gens, rapidement. Ce que nous avons découvert, c’est qu’indépendamment de notre passion pour le projet, il n’existait pas encore d’encodage standard pour les voyelles en hébreu, pour la cantillation, ni les marques de ponctuation. Nous avons dû attendre jusqu’en 2006, lorsque le projet Unicode a encodé et fixé tous ces signes diacritiques. Il y avait eu quelques années auparavant une fonte numérique développée et partagée sous licence libre qui soutenait le nouvel encodage unicode et qui avait correctement positionné toutes ces marques diacritiques (Ezra SIL SR). Il s’est encore passé quelques années avant qu’un éditeur de texte hors-ligne open source puisse traiter l’écriture de droite à gauche avec un positionnement correct des diacritiques (Libre Office). Avec certaines avancées dans les navigateurs internet il devint possible d’utiliser n’importe quelle police dans un navigateur. Les libres Mozilla Firefox et Chromium (Google Chrome) ont été les premiers navigateurs à intégrer les polices en hébreu avec un positionnement correct des diacritiques. Je maintiens un site internet où nous repérons quels navigateurs restent en échec sur ce sujet.

Et ce n’est que l’hébreu. Notre projet a l’intention de soutenir la localisation dans tous les langages où des oeuvres liturgiques et para-liturgiques juives ont été créées. Cela inclut d’autres langues qui s’écrivent de droite à gauche, comme l’arabe, le persan et l’amharique. Ce que nous aimerions particulièrement avoir est un outil d’OCR open source qui peut scanner et transcrire le texte hébreu et ses diacritiques avec une très grande précision. Sinon, nous aimerions avoir un outil qui peut appliquer des diacritiques hébraïques fondées sur un ensemble de règles et un glossaire d’exceptions.

À ce jour, nos défis ont été complètement technologiques (k’ayn ayin hara), et dans une moindre mesure nous avons rencontré tous les problèmes typiques d’une start-up open source : attirer et cultiver une communauté de bénévoles passionnés avec des niveaux d’expérience et d’expertise différents. Je suis vraiment intéressé par le soutien que ce projet a reçu de la part de la communauté juive. Bien sûr, je voudrais voir un soutien plus clairement affirmé à la culture libre et aux stratégies open source de la part de consultants dans le monde de l’éducation juive, ainsi que davantage de demandes de la part de philanthropes pour que les dollars qu’ils dépensent pour financer des projets culturels ou communautaires soient conditionnés à ce que les sources des projets soient partagées avec des licences libres. C’est logique pour moi, mais les financiers ne comprennent pas pour l’instant que des sommes importantes sont gaspillées par des projets culturels qui ont dépensé de l’argent pour du travail que d’autres bailleurs de fonds ont déjà payé mais qui n’ont pas été explicitement partagés ou diffusés avec des licences libres.

Notre projet est sans doute l’avocat le plus visible pour la culture libre et les licences libres et je suis heureux de voir d’autres projets techniques éducatifs juifs qui ont déjà compris et utilisent l’open source (voyez l’application PocketTorah, et le projet Sefaria en développement). Ce n’est pas un raz de marée, mais c’est un démarrage important. Les projets les plus faciles pour collaborer sont d’autres projets libres comme la Wikisource en hébreu. Il n’y a pas de compétition lorsque nous sommes tous en train de collaborer.

À la demande d’Aharon, cette interview est publiée sous licence Creative Commons BY 3.0.

Notes

[1] Crédit photo : Josh Evnin (Creative Commons By-Sa)




Le Népal, le numérique et les logiciels libres

Le Népal n’est pas forcément en avance dans le développement numérique du pays[1].

Raison de plus pour adopter d’emblée le logiciel libre…

Drnan Tu - CC by-sa

L’impact de l’open source au Népal

Nepal and the impact of open source

Carolyn Fox – 8 mai 2012 – OpenSource.com
(Traduction framalang : Slystone, Cédric Corazza, Goofy et Kabaka)

Le Népal est l’un des pays les plus pauvres au monde. Il fait face à de nombreux problèmes liés à l’inégalité entre les sexes, à l’éducation, ou au retard des technologies numériques. Et pourtant le Népal se transforme peu à peu grâce à l’open source et aux technologies numériques. Mais à mesure que le Népal cherche à intégrer ses citoyens dans l’économie mondiale numérique, de nombreux obstacles se dressent en travers de son chemin : instabilité politique, difficulté d’accès physique, infrastructures déficientes et pauvreté rurale. En avril 2012, le Forum Economique Mondial a publié un rapport qui a caractérisé le Népal comme l’un des pays les moins connectés au monde, tout en bas du classement mondial.

L’accès à l’éducation secondaire continue d’être un gros problème au Népal, particulièrement pour les filles. Environ la moitié des enfants du pays souffre de malnutrition chronique. Un enfant sur trois travaille et on estime qu’ils sont 2,6 millions à travailler entre cinq et quatorze ans.

La situation des jeunes Népalaises est plus que difficile. Le taux d’alphabétisation pour les filles va ainsi de 28 à 42%, comparé au 65 à 87% pour les garçons. La plupart des filles sont humiliées, opprimées et exploitées dans leur vie quotidienne. Les écoles publiques népalaises requièrent des frais de scolarité et beaucoup de parents ne peuvent se permettre d’y envoyer leurs filles ; on attend souvent des filles qu’elles abandonnent leurs études pour aller travailler.

L’impact direct des logiciels libres et des technologies numériques peut sembler à des années-lumières pour beaucoup, mais le gouvernement népalais et les organisations non gouvernementales (ONG) commencent à apporter un peu de changements dans la vie quotidienne des enfants ruraux et pauvres, et particulièrement des filles. Le Plan pour l’éducation du gouvernement népalais, le Plan de réforme du secteur scolaire, l’Open Learning Exchange (OLE) Népal, le projet One Laptop Per Child (OLPC) et d’autres initiatives font de grands progrès pour résorber la fracture numérique — en dépit du récent rapport du Forum économique mondial. Le gouvernement népalais, OLE Népal et d’autres organisations aident à réduire la fracture numérique en mettant à disposition des technologies numériques et des supports open source qui sont absolument nécessaires au Népal pour accomplir un progrès significatif, ce que le Sommet mondial pour la société de l’information (SMSI) a souligné.

Depuis 2009, OLE Népal a distribué plus de 2500 ordinateurs portables dans 26 écoles népalaises et a œuvré à créer des supports libres pour éduquer et encourager les enfants népalais, particulièrement les filles. Les objectifs principaux de OLE Népal sont d’améliorer l’éducation publique et de réduire la disparité de l’accès à l’éducation. La distribution d’équipements n’était pas suffisante pour résoudre le sous-équipement numérique du pays selon OLE Népal. La création de supports éducatifs libres, avec l’aide des développeurs et programmeurs népalais locaux, a été la clé de voûte de la résolution du problème numérique du pays. En 2011, OLE Népal a collaboré avec le British Council pour créer « Learn English Kids », un programme ayant pour but d’enseigner gratuitement les fondamentaux de l’anglais aux enfants et adultes népalais . Environ 3400 étudiants dans 34 écoles à travers le pays ont utilisé l’application Learn English Kids. Auparavant, les possibilités et supports nécessaires pour apprendre l’anglais étaient rares.

Des initiatives comme celles de OLE Népal et de OLPC donnent aux filles rurales pauvres, en particulier, une chance d’accéder aux études et d’échapper à une vie de pauvreté. Le rôle des femmes népalaises et l’utilisation des technologies sont les clés du potentiel et de l’avenir du pays. OLE Népal s’est rendu compte de la nécessité d’une bibliothèque numérique libre et fondée sur un objectif d’éducation pour aider les citoyens à franchir la fracture numérique et à améliorer la qualité et l’accès à l’éducation. E-Pustakayla peut être installé à l’école ou dans un centre communautaire sans accès à Internet, offrant ainsi à tous une source d’informations et d’éducation ouverte et gratuite.

Ces initiatives ont contribué à augmenter le taux d’alphabétisation et ont encouragé la création de communautés numériques au Népal. Sambad par exemple, est un projet de recherche sur la façon dont la technologie peut bénéficier aux analphabètes et illettrés du Népal. Une des possibilités consiste à créer des communautés numériques basées sur des communications audio ou visuelles, plutôt que sur du texte. Ces initiatives permettent aux Népalais de participer pleinement à la société numérique et sont une source d’émancipation et de changement social.

ALISON montre comment le monde du libre a un impact direct sur la vie des gens ordinaires au Népal. ALISON est une ressource en ligne gratuite pour l’apprentissage des bases et fondamentaux du monde du travail, proposant des cours numériques, des certificats ou des diplômes gratuitement aux citoyens népalais. Ce projet a le soutien du gouvernement népalais.

Le gouvernement du Népal est conscient de l’importance de l’alphabétisation numérique et du pouvoir du e-learning dans l’amélioration de la vie de ses citoyens. Celui-ci considère ALISON et d’autres programmes comme un moyen d’émancipation pour les Népalais et une source d’espoir en un développement durable avec l’aide du monde du libre et des technologies numériques.

Notes

[1] Crédit photo : Drnan Tu (Creative Commons By-Sa)




Dans les souterrains de Paris des hackers veillent au patrimoine culturel

Connaissiez-vous l’existence, l’histoire et les agissements de ce réseau clandestin parisien appelé Urban eXperiment ou UX ? Peut-être bien que non et pour cause car ses membres cultivent à juste titre le secret et la discrétion[1].

Mais ils cultivent également autre chose qui les rapproche avant l’heure d’un activiste d’Anonymous, d’un développeur de logiciel libre ou d’un contributeur de Wikipédia.

Difficile de ne pas y voir une sorte de parabole de l’Internet actuel…

DavidPC - CC by-nc-sa

Dans les souterrains de Paris, des hackers veillent au patrimoine artistique

The French Hacker-Artist Underground

Jon Lackman – 20 janvier 2012 – Wired.com
(Traduction Framalang : Slystone, Goofy, Antoine, kabaka, Cédric)

Il y a trente ans, au cœur de la nuit, un groupe de six adolescents parisiens réussissait ce qui allait se révéler être un vol fatidique. Ils s’étaient rencontrés dans un petit café près de la tour Eiffel pour réviser leurs plans une dernière fois avant de se mettre en chemin dans le noir. En soulevant une grille dans la rue, ils descendirent par une échelle dans un tunnel, un passage en béton ténébreux pourvu d’un câble qui se perdait dans l’inconnu. Ils suivirent le câble jusqu’à sa source, le sous-sol du ministère des télécommunications. Des barreaux horizontaux leur barraient le passage, mais les adolescents élancés réussirent tous à se glisser au travers et à grimper jusqu’au rez-de-chaussée du bâtiment. Là ils trouvèrent trois trousseaux de clés dans le bureau de la sécurité et un journal qui indiquait que les gardes étaient en train de faire leur ronde.

Mais les gardes n’étaient visibles nulle part. Les six intrus passèrent le bâtiment au peigne fin pendant des heures sans rencontrer qui que ce soit, jusqu’à trouver ce qu’ils recherchaient au fond d’un tiroir de bureau : les plans du ministère pour le réseau de tunnels souterrains. Ils firent une copie de chaque document, puis ramenèrent les clés au bureau de la sécurité. En poussant péniblement la grande porte du ministère pour l’entrebâiller, ils risquèrent un œil dehors : pas de police, pas de passant, pas de problème. Ils sortirent par l’Avenue de Ségur qui était déserte, et rentrèrent à pied alors que le soleil était en train de se lever. La mission avait été si facile qu’une des jeunes, Natacha, se demanda sérieusement si elle n’avait pas rêvé. Non, conclut-elle : « Dans un rêve, cela aurait été plus compliqué. »

Cette entreprise furtive n’était pas un cambriolage ou un acte d’espionnage, mais plutôt une étape fondatrice pour ce qui allait devenir une association appelée UX, ou « Urban eXperiment ». UX s’apparente plus ou moins à un collectif d’artistes, mais loin d’être d’avant-garde et d’affronter le public en repoussant les limites de la nouveauté, ils sont eux-mêmes leur seul public. Plus surprenant encore, leur travail est généralement très conservateur, avec une dévotion immodérée pour l’ancien. Grâce à un travail méticuleux d’infiltration, les membres d’UX ont réussi des opérations audacieuses pour préserver et remettre en état le patrimoine culturel, avec comme philosophie de « restaurer ces parties invisibles de notre patrimoine que le gouvernement a abandonnées ou n’a plus les moyens d’entretenir ». Le groupe revendique avoir mené à bien 15 opérations de restauration secrète, souvent dans des quartiers vieux de plusieurs siècles partout dans Paris.

Ce qui a rendu la plupart de ce travail possible, c’est la maîtrise de UX (commencée il y a 30 ans et améliorée depuis) sur le réseau de passages souterrains de la ville, des centaines de kilomètres de réseaux interconnectés de télécom, d’électricité, de tunnels d’eau, d’égouts, de catacombes, de métros, et de carrières vieilles de plusieurs centaines d’années. À la manière des hackers qui piratent les réseaux numériques et prennent subrepticement le contrôle des serveurs, les membres d’UX se lancent dans des missions clandestines en parcourant les tunnels souterrains de Paris censés être interdits. Le groupe utilise couramment les tunnels pour accéder par exemple aux lieux de restauration, au cœur de bâtiments gouvernementaux inoccupés.

L’action la plus spectaculaire du groupe UX (du moins celle qu’on peut révéler aujourd’hui) a été effectuée en 2006. Une équipe a passé des mois à s’infiltrer dans le Panthéon, l’énorme bâtiment parisien qui offre une dernière demeure aux citoyens français les plus vénérés. Huit restaurateurs ont bâti leur atelier clandestin dans un débarras, ils y ont installé l’électricité et un accès Internet, ils l’ont aménagé avec des fauteuils, des tabourets, un réfrigérateur et une plaque chauffante. Au cours de l’année ils ont soigneusement restauré l’horloge du Panthéon, qui date du XIXe siècle et n’avait pas sonné depuis les années 1960. Les habitants du quartier ont dû être assez étonnés d’entendre retentir cette cloche pour la première fois depuis des décennies : chaque heure, chaque demi-heure et même chaque quart d’heure.

Il y a huit ans, le gouvernement français ignorait jusqu’à l’existence du groupe UX. Quand ses exploits ont commencé à être diffusés dans la presse, ses membres furent alors considérés par certains comme de dangereux hors-la-loi, des voleurs, de possibles sources d’inspiration pour des terroristes. Il n’en demeure pas moins que certains représentants de l’institution ne peuvent cacher leur admiration. Parlez de UX à Sylvie Gautron par exemple, qui fait partie de la police parisienne — elle est spécialement chargée de la surveillance des carrières et catacombes — et elle fera un grand sourire. À une époque où les GPS sont omniprésents, où une cartographie ultra précise menace de dévoiler tous les mystères des grandes villes du monde, UX semble connaître, et en fait posséder une strate entière et invisible de Paris. Ils prétendent étendre leur emprise sur la ville toute entière, en surface et en sous-sol ; leurs membres disent pouvoir accéder à chaque bâtiment administratif, chaque tunnel étroit pour les télécoms. Est-ce que Gautron le croit ? « C’est possible », dit-elle. « Tout ce qu’ils font est très intense. »

Ce n’est en rien compliqué de voler un Picasso, me confie Lazar Kunstmann, un des premiers membres d’UX ainsi que son porte-parole officiel. Ce nom est presque certainement un pseudonyme d’après sa connotation de super-héros inférée par son sens germanique : « Art-man ». Kunstmann a la quarantaine, est chauve, habillé tout en noir, et c’est une personne chaleureuse et spirituelle. Nous sommes assis dans l’arrière-salle d’un café fréquenté par les étudiants, occupés à boire des expressos et à discuter du vol spectaculaire de peintures commis au musée d’art moderne de la ville de Paris en mai 2010 pour une valeur de 100 millions d’euros. Il conteste l’affirmation d’un porte-parole de la police qui évoquait une opération sophistiquée. Selon un article paru dans le journal « Le Monde », une seule personne a dévissé le cadre d’une fenêtre à 3h30 du matin, scié un cadenas à une porte, et déambulé dans les galeries en emportant une œuvre de chacun de ces artistes : Léger, Braque, Matisse, Modigliani et Picasso. « Le voleur était parfaitement au courant » dit l’officier au journal. S’il n’avait pas su que la fenêtre avait un détecteur de vibrations, il l’aurait juste cassée. S’il n’avait pas su que le système d’alarme ainsi que le système de sécurité étaient en partie hors-service, il ne serait pas promené dans tout le musée. S’il n’avait pas connu l’heure de chaque ronde de nuit, il ne serait pas arrivé au milieu de la plus longue période de calme.

Impressionnant, n’est-ce pas ? Non, dit Kunstmann. « Il a établi que rien ne fonctionnait ». Kunstmann soupire, pleinement conscient de l’état lamentable de la sécurité du musée en question. Il poursuit : « à l’extérieur on voit plein de graffeurs, de sans-abris et de drogués ». Cela aurait grandement aidé le voleur à se fondre dans la masse pour y regarder discrètement par les fenêtres, la nuit, comment les gardes circulaient.

Un voleur sérieux, selon Kunstmann, aurait adopté une approche complétement différente. Dans le même bâtiment, on trouve une vieille structure large et magnifique appelée le Palais de Tokyo, avec un restaurant qui reste ouvert jusqu’à minuit. Un voleur intelligent passerait commande pour un café là-bas, puis se promènerait à travers le bâtiment entier. « Beaucoup de choses ont des alarmes » continue Kunstmann. « Mais vous essayez de les déclencher, et elles ne font pas de bruit ! Pourquoi ? Parce qu’elles ne sont pas activées avant 2h du matin » (le musée prétend que les alarmes fonctionnent 24h/24). En outre, il y a des larges portions de mur où tout ce qui sépare le musée du reste du bâtiment est juste une mince cloison de placoplâtre. « Vous avez juste à…» (Kunstmann mime un coup de poing avec sa main). « Si le type avait vraiment été un professionnel, c’est ce qu’il aurait fait ».

UX a fait une étude pratique de la sécurité des musées, en étant préoccupé par la vulnérabilité des trésors de Paris, un souci qui n’est pas toujours partagé par les plus grandes institutions culturelles de la ville. Un jour, alors qu’un membre de UX avait découvert des failles de sécurité désastreuses dans un grand musée, ils écrivirent une note en détaillant tout, et la laissèrent au milieu de la nuit sur le bureau du directeur de la sécurité. Au lieu de régler les problèmes, celui-ci se rendit directement à la police en portant plainte contre leurs auteurs (la police refusa, mais elle demanda toutefois à UX de se calmer un peu). Kunstmann pense être sûr que rien n’a changé depuis le cambriolage au Musée d’art moderne. La sécurité reste aussi superficielle que jamais nous dit-il.

Kunstmann a une vision assez peu réjouissante de la civilisation contemporaine, et à ses yeux cette affaire met en évidence beaucoup de ses défauts : son fatalisme, sa complaisance, son ignorance, son étroitesse d’esprit, et sa négligence. Les autorités françaises, nous dit-il, se soucient de protéger et restaurer le patrimoine adoré par des millions de personnes (le Louvre par exemple). Mais d’autres sites moins connus sont négligés, et s’il apparaît qu’ils sont invisibles au public (souterrains par exemples), ils se désagrègent totalement, quand bien même leur restauration ne nécessiterait qu’une centaine d’euros. UX prend soin du vilain petit canard : celui qui est étrange, mal-aimé, les objets oubliés de la civilisation française.

Il est difficile toutefois de prendre la mesure exacte de tous ces efforts et de tout cet amour. Le groupe cultive le secret, et ses succès connus ont été révélés seulement par inadvertance. Le public n’a pris connaissance de leur cinéma souterrain après qu’une ex-compagne d’un membre l’ait dénoncé à la police. Les journalistes ont eu vent de l’action au Panthéon parce que les membres d’UX ont commis l’erreur de croire qu’ils pouvaient inviter le directeur de l’institution à entretenir l’horloge qui venait d’être réparée (plus de détails à venir).

En général, l’UX voit la communication avec des personnes extérieures comme dangereuse et stérile. Kunstmann me raconte une histoire sur un de leurs récents projets, mais même celle-ci est entourée d’un voile de mystère. Plusieurs membres venaient d’infiltrer un bâtiment public quand ils ont aperçu des enfants qui jouaient sur les échafaudages de l’immeuble d’en face, qui passaient par les fenêtres et gesticulaient sur le toit. Prétendant être un voisin, un des membres a appelé le chef de chantier pour l’alerter mais a été déçu par sa réponse. Au lieu de dire, « Merci, la prochaine fois je fermerai la fenêtre », la personne a répondu : « Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? »

Une personne extérieure pourrait se poser la question de savoir si les adolescents qui ont fondé UX étaient vraiment si différents de ces casse-cous que l’on voit dans la rue aujourd’hui. Renieraient-ils leur propre passé ? Mais lorsque les membres de l’UX risquent de se faire arrêter, ils le font mais de manière rigoureuse, presque scientifique vis-à-vis des différentes œuvres qu’ils essaient de préserver et de développer. Ils essaient d’explorer et d’expérimenter un peu partout dans la ville. Selon les intérêts de chacun, l’UX a développé une structure cellulaire, avec des sous-groupes qui se spécialisent dans la cartographie, l’infiltration, la mise au point de tunnels, la maçonnerie, la communication interne, l’archivage, la restauration et la programmation culturelle. La centaine de membres originaux est libre de changer de rôle à tout moment et a accès à tous les outils dont dispose le groupe. Il n’y a pas de manifeste, pas de charte, pas de règles (excepté le fait que chaque membre doit garder le secret). Devenir membre se fait seulement par invitation ; quand le groupe se rend compte que des personnes extérieures ont déjà des activités similaires à celles de l’UX, un échange se crée afin d’unir les forces. Même s’il n’y a pas de frais d’adhésion, les membres contribuent selon leurs ressources.

Je ne peux pas m’empêcher de demander : est-ce que UX a volé les peintures du musée d’art moderne ? Est-ce que ce ne serait pas la manière la plus efficace d’alerter les Français sur la façon lamentable dont le gouvernement protège les trésors nationaux ? Kustmann répond avec un ton tranchant assez convaincant. « Ce n’est pas notre style », nous confie-t-il.

La première expérience d’UX, en septembre 1981, était accidentelle. Un collégien parisien nommé Andrei voulait impressionner deux camarades de classe plus âgés, en se vantant qu’avec son ami Peter ils se glissaient souvent dans certains endroits et qu’ils étaient sur le point de s’attaquer au Panthéon, une église énorme qui domine les toits du cinquième arrondissement de Paris. Andrei s’engagea si loin avec son pari que pour sauver la face il dut aller jusqu’au bout, avec ses nouveaux amis pour l’escorter. Ils se cachèrent dans le bâtiment jusqu’à sa fermeture. Leur occupation nocturne s’avéra être d’une aisance choquante, ils ne rencontrèrent aucun garde ni aucune alarme, et l’expérience leur donna de l’énergie. Ils pensèrent : que pouvons-nous faire d’autre ?

Kunstmann, un camarade de classe de Andrei et Pierre, rejoignit le groupe dès le début. Ils se mirent vite à autre chose que la simple infiltration. En récupérant les cartes des tunnels du ministère des télécommunications ainsi que d’autres sources, ils purent gagner beaucoup d’autres accès. Beaucoup de bâtiments parisiens se connectent à ces passages à travers leurs souterrains, qui sont aussi médiocrement sécurisés que les tunnels eux-mêmes. Dans leur grande majorité les autorités, me confie Kunstmann, agissent comme si elles croyaient en ce principe absurde : l’accès aux tunnels est interdit, donc les gens n’y vont pas. Ceci, ajoute-t-il de manière sardonique, est une conclusion infaillible, mais aussi une conclusion très pratique, car si les gens n’y vont pas, alors il est inutile de faire plus que juste condamner les entrées.

Ce n’est pas avant d’être descendu moi-même dans les tunnels (ce qui est illégal et condamnable par une amende pouvant atteindre 60 euros, bien que peu d’explorateurs se fassent attraper), que je compris pourquoi les autorités françaises sont aussi complaisantes. Trouver une entrée qui ne soit pas obstruée me prit 45 minutes de marche depuis la station de métro la plus proche. UX a accès à des tunnels étroits et spacieux, mais le plus accessible que j’empruntais ce jour-là était petit et à moitié inondé. Le temps que je revienne sur mes pas, j’étais épuisé, sale, et contusionné de partout.

À certains endroits, UX a pu mettre en place des connexions abritées entre différents réseaux, en utilisant (parmi d’autres astuces), une invention qu’ils appellent le bassin roulant. C’est un passage au bas d’un tunnel qui apparaît être une grille avec de l’eau en dessous. En fait cette grille et cette eau font partie d’un plateau se déplaçant sur des rouleaux. Et voilà, une porte d’accès vers un autre tunnel d’un réseau différent ! Kunstmann me dit que UX a un certain penchant pour de tels outils, mais ils n’auront jamais assez de temps et d’argent pour les construire de manière aussi complète qu’ils le souhaiteraient. « Si demain tout le monde dans UX devenait milliardaire, nous fixerions la cotisation à un milliard d’euros » rigole t-il (mais il ajoute qu’ils ne seront jamais milliardaires, car ils travaillent aussi peu que possible pour passer autant de temps que possible sur UX).

Donc que fait ce groupe avec tous ces accès ? Entre autres choses, ils ont monté de nombreuses scènes de théâtre clandestins et des festivals de films. Un été, le groupe a monté un festival de films consacré au thème des déserts urbains, les espaces oubliés et sous-utilisés dans les villes. Lieu idéal pour ce faire, ils choisirent une pièce située en dessous du Palais de Chaillot qu’ils connaissaient depuis longtemps et dont ils jouissaient de l’accès illimité. Le bâtiment était alors la résidence de la fameuse Cinémathèque française de Paris ! Ils installèrent un bar, une salle à manger, un ensemble de salons, et une petite salle de cinéma qui pouvait accueillir 20 spectateurs, et ils animèrent des festivals là-bas tous les étés pendant des années. « Chaque cinéma de quartier devrait ressembler à cela » me dit Kunstmann.

La restauration de l’horloge du Panthéon fut effectuée par un sous-groupe d’UX appelé Untergunther, dont les membres avaient tous une spécialité en restauration. Le Panthéon n’a pas été un choix anodin puisque que c’est là que UX avait commencé, et que le groupe y avait subrepticement projeté des films, exposé des œuvres d’art, et monté des pièces de théâtre. Au cours d’un de ces événements en 2005, le cofondateur d’UX, Jean-Baptiste Viot (l’un des seuls membres qui utilise son vrai nom) étudia de près l’horloge du bâtiment, une horloge Wagner hors d’état de marche, un chef-d’œuvre d’ingénierie du XIXe siècle qui remplaçait un système précédent (les archives indiquent que l’église possédait déjà une horloge en 1790).

Viot avait admiré ce travail de Wagner dès la première fois qu’il avait visité le bâtiment. Il était entre-temps devenu horloger professionnel travaillant pour la prestigieuse marque Breguet. En ce mois de septembre, Viot avait persuadé sept autres membres d’UX de le rejoindre pour réparer l’horloge. Ils avaient envisagé ce projet pendant des années, mais il y avait désormais urgence. L’oxydation avait abîmé les rouages à un tel point qu’il serait vite devenu impossible de les réparer sans devoir remplacer chaque pièce. « Cela n’eut plus été alors une horloge remise en état, mais un fac-similé » précise Kunstmann. Quand le projet se mit en branle, il prit une dimension presque mystique pour l’équipe. Paris tel qu’ils le voyaient était au centre de la France, et avait été une fois au centre de la civilisation. Le Quartier latin était le centre intellectuel de Paris. Le Panthéon se situe au milieu du Quartier latin et est consacré aux grands hommes de l’histoire française. Et à l’intérieur se trouve une horloge qui battait comme un cœur, jusqu’à ce que le silence s’installe. Untergunther voulait refaire vivre le cœur du monde. Les huit personnes consacrèrent tout leur temps libre à ce projet.

Ils commencèrent par installer un atelier tout en haut du bâtiment, juste sous le dôme, à un endroit où personne (y compris les gardes) ne venait plus (Kunstmann décrit la pièce comme « une sorte d’espace flottant » ponctué ici et là par des fentes étroites pour les fenêtres. « On pouvait regarder en bas sur tout Paris, d’une hauteur d’une quinzaine d’étages. De l’extérieur il ressemblait à une espèce de soucoupe volante, de l’intérieur à un bunker. L’atelier était équipé avec des fauteuils rembourrés, une table, des étagères, un mini bar, et des rideaux rouges pour tempérer la chaleur ambiante. Chaque élément avait été conçu pour pouvoir se glisser dans des caisses en bois, comme celles que l’on voit à travers tout le bâtiment » nous confie Kunstmann. Au cœur de la nuit, ils avaient monté des escaliers sans fin, en hissant du bois, des forets, des scies, du matériel de réparation, et tout ce dont ils avaient besoin. Ils améliorèrent l’équipement électrique qui laissait à désirer pour l’atelier. Ils dépensèrent ainsi en tout 4 000 euros de matériel tirés de leurs propres deniers. Sur la terrasse dehors ils plantèrent un potager.

Tout comme au musée d’Art moderne, où un voleur s’était enfui avec des œuvres valant plusieurs millions d’euros, la sécurité au Panthéon était médiocre. « personne, que ce soit la police ou les passants, ne s’inquiétait de voir des gens entrer et sortir du Panthéon par la grande porte » me dit Kunstmann. Néanmoins, les huit membres s’équipèrent de badges ressemblant à ceux des officiels. Chacun avait une photographie, une puce, un hologramme du monument, et un code barre qui était « totalement inutile mais impressionnant » me confie Kunstmann. Les policiers de passage ne posaient que très rarement des questions. Dans les cas extrêmes, cela se passait ainsi :

— « Vous travaillez de nuit ? On peut voir vos badges ? »

— « Les voici. »

— « Ok, merci. »

Une fois que l’atelier fut prêt et nettoyé à fond, l’équipe des huit se mit au travail. La première étape fut de comprendre comment et pourquoi l’horloge s’était autant dégradée (« une sorte d’autopsie » selon Kunstmann). Ce qu’ils découvrirent ressemblait à du sabotage. Il apparut que quelqu’un, probablement un employé du Panthéon fatigué de remonter l’horloge une fois par semaine, avait donné un coup sur la roue d’échappement avec ce qui s’apparentait à une barre de fer.

Ils apportèrent les rouages de l’horloge à l’atelier et Viot forma le groupe dédié à la réparation. Tout d’abord ils les nettoyèrent avec ce qu’on appelle le bain de l’horloger. Cela commença avec 3 litres d’eau transportés depuis les toilettes publiques du rez-de-chaussée. À cela furent ajoutés 500 grammes de savon doux et soluble, 25 centilitres d’ammoniac, et une cuillère à café d’acide oxalique (le tout mélangé à une température de plus de 135 degrés). Avec cette solution, l’équipe récura et polit chaque surface. Puis ils réparèrent la vitrine qui abrite le mécanisme, remplacèrent les poulies cassées et les courroies, et recréèrent à partir de zéro la roue d’échappement qui avait été sabotée (une roue dentée qui assure la rotation de l’horloge), ainsi que des pièces manquantes telles que le poids de la pendule.

Dès que ce fut fini, à la fin de l’été 2006, UX communiqua au Panthéon le succès de l’opération. Ils se disaient que l’administration serait contente de s’attribuer le mérite de la restauration, et que l’équipe prendrait le relais pour entretenir l’horloge. Ils informèrent son directeur par téléphone, et proposèrent de donner plus de détails sur place. Quatre d’entre eux s’y rendirent, deux hommes et deux femmes, dont Kunstmann lui-même, et le chef du groupe, une femme dans la quarantaine qui est photographe. Ils furent surpris de constater qu’il refusait de croire à leur histoire. Mais il fut passablement ébranlé lorsqu’ils décidèrent de lui montrer l’atelier (« je crois que j’ai besoin de m’asseoir » murmura-t-il). L’administration décida plus tard de poursuivre UX en justice, en allant même jusqu’à demander un an d’emprisonnement et une amende de 48 300 euros de dédommagement. Le directeur adjoint de cette époque, qui est maintenant le directeur du Panthéon, alla jusqu’à employer un horloger professionnel pour reconditionner l’horloge dans son état originel en la sabotant de nouveau. Mais l’horloger refusa de faire plus que d’enlever une pièce, la roue d’échappement, la partie même qui avait été sabotée la première fois. UX s’infiltra peu de temps après pour reprendre la roue en leur possession, afin de la mettre en lieu sûr, dans l’espoir qu’un jour une administration plus éclairée saluerait son retour.

Dans l’intervalle, le gouvernement perdit son procès. Il y en eut un autre, perdu également. Il n’y a pas de loi en France, apparemment, contre l’amélioration des horloges. Au tribunal, un juge qualifia les charges de son propre gouvernement contre Untergunther de « stupides ». Mais l’horloge est toujours à l’arrêt aujourd’hui, ses aiguilles sont restées suspendues à 10h51.

Les membres d’UX ne sont pas rebelles, ni des agents subversifs, des guérilleros ou des combattants de la liberté, et encore moins des terroristes. Ils n’ont pas réparé l’horloge pour faire honte à l’état, et ne font pas le rêve insensé de le renverser. Tout ce qu’ils font n’a comme but que leur propre plaisir dans l’action. En fait, s’ils peuvent être accusés d’une chose, c’est de narcissisme. Le groupe est en partie responsable du fait qu’ils soient mal compris. Les membres reconnaissent que la majorité de leurs communications extérieures ont pour objectif de générer de fausses pistes, c’est une manière de dissuader les autorités publiques ou d’autres personnes de se mêler de leurs actions. Ils essaient de se fondre dans la plus grande masse possible de Parisiens qui s’aventurent dans les recoins de la ville en tant que fêtards ou touristes.

Pourquoi se préoccupent-ils de ces lieux ? Kunstmann répond à cette question avec ses propres questions. « Avez-vous des plantes dans votre logement ? » demande-t-il avec impatience. Les arrosez-vous tous les jours ? Pourquoi les arroser ? Parce que sinon ce sont de petites choses moches et mortes ». C’est pour ça que ces icônes culturelles oubliées sont importantes — parce que nous y avons accès, nous les voyons ». Leur but, dit-il, n’est pas forcément de les faire fonctionner encore une fois. « Si nous restaurons un abri antiaérien, nous n’espérerons certainement pas un nouveau bombardement pour que les gens puissent encore venir l’utiliser. Si nous restaurons une station de métro du début du XXe siècle, nous n’imaginons pas qu’Électricité de France nous demandera de transformer du 200 000 volts en 20 000. Non, nous voulons juste nous approcher le plus possible de son état de fonctionnement. »

UX a une raison simple de garder les sites secrets même après avoir fini de les restaurer : le même anonymat qui les a initialement privés de restauration… « c’est paradoxalement ce qui va finalement les protéger » des pilleurs, des graffitis, dit Kunstmann. Ils savent qu’ils n’auront jamais accès à la grande majorité des sites intéressants qui ont besoin de restauration. Pourtant, « malgré tout ça, savoir que certains d’entre eux, peut-être une infime partie, ne disparaîtront pas car nous avons été capables de les restaurer est une immense satisfaction ».

Je lui ai demandé de me donner des détails sur les choix de leurs projets. « On ne peut dire que très peu de choses », a-t-il répondu, « car en décrivant ne serait-ce qu’un peu les sites, cela peut aider à les localiser ». Il a bien voulu cependant me parler d’un site est en sous-sol, au sud de Paris, pas très loin d’ici qui a été découvert assez récemment mais suscite un grand intérêt. Il contredit entièrement l’histoire du bâtiment au-dessus. En examinant son sous-sol, on remarque qu’il ne correspond pas aux informations que l’on peut avoir sur l’histoire du site. C’est de l’histoire en sens inverse, en quelque sorte.

En marchant seul à travers le Quartier latin par une douce soirée, j’essayais de deviner l’endroit que Kunstmann décrivait, et la ville se transformait devant mes yeux et sous mes pieds. Est-ce qu’autrefois les faussaires ont opéré à partir des sous-sols de la Monnaie de Paris ? Est-ce que l’église du Saint-Sulpice est construite sur un temple païen souterrain ? C’est tout Paris qui d’un coup se remplit de possibles : chaque trou de serrure est un judas, chaque tunnel un passage, chaque bâtiment sombre un théâtre.

Mais comme on se souvient d’un premier amour le Panthéon aura toujours une place à part pour UX. Alors que notre reportage se terminait, une collègue eut besoin de joindre Kunstmann pour avoir des précisions. Kunstmann lui avait dit de l’appeler à « n’importe quelle heure » sur son portable alors même qu’il était 1 heure du matin à Paris. Elle appela. Quand il décrocha le téléphone, il était essoufflé (en raison du déplacement d’un canapé dit-il). Elle lui posa sa question : quand l’horloge a cessé de sonner après la réparation, quelle heure est restée figée sur son cadran ? « Ne quittez pas, je regarde » a-t-il répondu.

Jon Lackman (jonlackman.com) est journaliste et historien de l’art.

Notes

[1] Crédit photo : DavidPC (Creative Commons By-Nc-Sa)




Le compilateur libre GCC a 25 ans et il continue de bénéficier à tous

On a parfois tendance à l’oublier, mais le logiciel libre est là depuis un certain temps déjà. D’ailleurs si son histoire de l’intérieur vous intéresse nous vous suggérons l’excellente et enrichissante lecture de notre biographie de Richard Stallman.

L’intérêt de cette traduction est de venir nous le rappeler à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du célèbre compilateur GCC du projet GNU, en soulignant le fait qu’il est toujours utilisé de nos jours et qu’il ne faudrait pas oublier d’où il vient[1].

L’occasion aussi de constater comment l‘open source est évoqué dans la grande presse nationale, en l’occurrence australienne.

Renuka Prasad - CC by

Les bénéfices de l’open source

The benefits of open source

George Wright – 25 mars 2012 – The Sydney Morning Herald
(Traduction Framalang : Céline, Lamessen, Amine Brikci-N, Evpok, Goofy et Barbidule)

Les logiciels libres et open source ont un impact sur nos vies, qu’on le sache ou non. Souvent mal compris et éveillant la méfiance, de nombreuses sociétés profitent de leurs avantages sans reconnaître la communauté qui en est à l’origine. Avant d’aller plus loin, le logiciel libre n’est pas une question de prix, mais plutôt une idéologie qui prône qu’un logiciel est plus utile lorsqu’il est permis de l’utiliser, de l’améliorer et d’en étudier le code source librement.


Cette année marque le 25ème anniversaire de la naissance du compilateur C de GNU (abrégé en GCC). En 1987, un certain Richard M. Stallman bien plus jeune mais probablement déjà sacrément barbu sort ce qui est probablement l’une des plus importantes contributions à la culture informatique moderne – un compilateur C libre (autant en coût qu’en liberté). Pour faire simple, les compilateurs sont des logiciels qui traitent un ensemble d’instructions écrites dans un langage structuré humainement lisible (comme ici, le langage C) et le compilent en instructions qu’un ordinateur peut comprendre (appelé code machine). La sortie du compilateur est un assemblage de logiciels exécutables appelés bibliothèques, exécutables ou binaires.


Richard Stallman, souvent simplement surnommé RMS sur le Net, a fondé le projet GNU de façon à créer un système d’exploitation proche d’Unix complètement libre et ouvert. GNU signifie GNU’s not Unix. On retrouve souvent ce style d’acronymes récursifs dans le monde de l’informatique, qui en est malheureusement friand. À l’époque, Unix était un système fortement propriétaire et seulement utilisé par les grands centres de recherche, les entreprises, le gouvernement ou les installations militaires. Au début des années 80, Unix, alors qu’il constituait une technologie fermement établie, faisait l’objet de poursuites dans des affaires antitrust entre le Département de Justice américain et Bell Systems. AT&T tenta de commercialiser Unix System V mais cela représenta une menace pour l’entraide entre les chercheurs en informatique.


Un système similaire à Unix, créé avec pour principes la protection des libertés fondamentales des programmeurs et des utilisateurs que ce soit pour l’exécution, l’étude, la modification ou la distribution des logiciels sans avoir à craindre que votre travail soit contrôlé par d’autres, semblait souhaitable. Unix étant déjà une plateforme de recherche informatique importante (sur laquelle beaucoup de fonctionnalités que nous tenons pour acquises de nos jours étaient développées et expérimentées), les soucis légaux, la mauvaise gestion d’entreprise et les contrôles propriétaires menaçaient de ralentir sérieusement l’innovation.


Il n’est pas difficile de voir que sortir un système d’exploitation du laboratoire et former une communauté autour est essentiel pour que l’informatique bénéficie des rapides progrès qui ont été obtenus durant les trente dernières années. Au cœur de cette communauté se trouvait la chaîne d’outils de GNU et le joyau qu’est le compilateur du projet GNU.


Bon anniversaire GCC et merci à tous les chercheurs, les développeurs et les défenseurs de la liberté qui ont rendu cela possible au cours de ces 25 dernières années !


Assez parlé du passé. La communauté des logiciels libres est bien en vie et continue de contribuer à de nombreuses technologies et innovations qui peuvent être partagées par tous.


Pendant cette semaine, je parlais à un gros distributeur de logiciels en faisant une évaluation de l’une de leurs plateformes. La plateforme était excellente et dépassait mes attentes et alors que nous creusions plus profondément dans les sous-composants, j’ai demandé quels étaient les outils qu’ils utilisaient pour effectuer certaines fonctions de manipulation d’images. Presque embarrassés, ils m’ont répondu ImageMagick, une bibliothèque open source d’édition d’images développée par ImageMagick Studio. Il m’a semblé étrange de voir qu’il y ait encore une honte à admettre que les vendeurs de logiciels utilisent des logiciels open source dans le cadre de leurs offres.


Pourquoi une telle honte ?


Les systèmes sont plus que la somme de leurs composants. Si l’utilisation d’une bibiliothèque libre vous permet d’obtenir une fonctionnalité dont vous avez besoin et tant que vous vous conformez aux termes de la licence, c’est du bon sens. Pourquoi réinventer la roue et passer aux oubliettes ce qui est parfois un travail de plusieurs années de développement et de tests effectués par la communauté ?


Ce n’est pas une raison pour utiliser les logiciels libres à tort et à travers. Chaque activité commerciale se doit d’évaluer les avantages et les inconvénients de chaque bibliothèque ou sous-système selon ses besoins. Mais rejeter ces solutions potentielles à cause de préjugés sur les logiciels libres/open source, c’est de l’ignorance. Il y a des implications légales, si vous décidez par exemple de développer des extensions de ces bibliothèques, mais c’est loin d’être aussi problématique que cela est souvent affirmé.


Je ne vous demande pas de distribuer votre produit sous une licence open source. Si vous êtes dans le secteur du développement logiciel, souvent vos développeurs connaitront ces bibliothèques et outils. Ayez une discussion franche et ouverte avec eux sur le potentiel que peut apporter l’exploitation de ces bibliothèques. Dites quelles sont les bibliothèques libres que vous utilisez et quelle est votre politique concernant la contribution à apporter à la communauté par les améliorations réalisées ou même le parrainage des améliorations.


Finalement, si votre société utilise des plateformes et des bibliothèques développées par la communauté, fêtez-le. Vous êtes en bonne compagnie.

Initialement publié sur smh.com.au IT Pro.

Notes

[1] Crédit photo : Renuka Prasad (Creative Commons By)




« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies » Bernard Stiegler

Le philosophe Bernard Stiegler fait l’objet d’un tag dédié sur le Framablog.

En découvrant le titre de l’article qui lui était consacré dans le journal belge Le Soir du 30 novembre dernier, on comprend bien pourquoi 🙂

Remarque : Demain 3 mars à 14h au Théâtre de La Colline aura lieu une rencontre Ars Industrialis autour du récent ouvrage L’école, le numérique et la société qui vient co-signé entre autres par Bernard Stiegler.

Bernard Stiegler - Le Soir

« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies »

URL d’origine du document

Quentin Noirfalisse – 30 novembre 2011 – Le Soir

Bernard Stiegler, un philosophe en lutte. Dans sa ligne de mire : un capitalisme addictif qui aspire le sens de nos existences. Son remède : une économie de la contribution.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme « autodestructeur » et la soumission totale aux « impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises » et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu « addictif » et « pulsionnel ») confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. « Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque », explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Le règne de l’incurie

« Au 20e siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19e : le consumérisme, qu’on assimile au fordisme et qui a cimenté l’opposition entre producteur et consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation. »

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin. « Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé. »

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultralibéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une « économie de l’incurie » dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de « déresponsabilisation » couplé à une démotivation rampante.

Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organisait une exposition au Centre Pompidou, « Les mémoires du futur », où il montra que « le 21e siècle serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles. »

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre[1]. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le « libre », l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et à la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

« Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers[2] s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing. »

De la même manière, une « infrastructure contributive » se développe, depuis deux décennies, sur un internet qui « repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs ». Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur-producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des « milieux associés » où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un « pharmakon », terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, « dont il faut prendre soin ». Objectif : « lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais », peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : « Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution. »

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. « Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web. » En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversité des denrées à produire. « Dans l’univers médical, poursuit Stiegler, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du sida. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes. »

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : « une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement. » Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. « La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements. »

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (« il y en a partout ») face à un « néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement ».

www.arsindustrialis.org

Interview de Bernard Stiegler

URL d’origine du document

Entretien : Quentin Noirfalisse – Vidéo: Adrien Kaempf et Maximilien Charlier
Geek PoliticsDancing Dog Productions

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] Selon la définition consacrée, un logiciel est libre lorsque les utilisateurs ont le droit « d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel ». Quelques exemples, parmi les plus connus : Firefox, OpenOffice ou le système d’exploitation Ubuntu.

[2] Le hacker, grand artisan de l’internet tel qu’on le connaît, n’est pas un pirate informatique, mais plutôt un « détourneur », qui va utiliser des systèmes ou des objets (technologiques ou non) dans un but que leurs créateurs n’imaginaient pas.




Regarde le capitalisme tomber à l’ère de la production Open Source

« Le logiciel libre, l’innovation partagée et la production collaborative menacent le capitalisme tel que nous le connaissons. » C’est ainsi que Michel Bauwens résume son propos dans les colonnes du site d’Aljazeera.

Le menace vient du fait qu’à l’aide d’Internet nous créons beaucoup plus de valeur d’usage (qui répond à nos besoins) que de valeur d’échange (qui se monétise facilement[1]).

Menace pour les uns, opportunité et espoir pour les autres…

Nick Ares - CC by-sa

La question à 100 milliards de dollars de Facebook : Le capitalisme survivra-t-il à « l’abondance de valeur » ?

The $100bn Facebook question: Will capitalism survive ‘value abundance’?

Michel Bauwens – 29 février 2012 – Aljazeera

(Traduction Framalang/Twitter/Fhimt.com : Lambda, vg, goofy, fcharton, btreguier, HgO, Martin, bu, pvincent, bousty, pvincent, deor, cdddm, C4lin, Lamessen et 2 anonymous)

Le logiciel libre, l’innovation partagée et la production collaborative menacent le capitalisme tel que nous le connaissons.

Facebook exploite-t-il ses utilisateurs ? Et d’où vient la valeur estimée à 100 milliards de dollars de la société ?

Ce débat n’est pas nouveau. Il ressurgit régulièrement dans la blogosphère et dans les cercles universitaires, depuis que Tiziana Terranova a inventé le terme de « travail libre/gratuit » (NdT : Free Labour) pour qualifier une nouvelle forme d’exploitation capitaliste du travail non rémunéré – faisant d’abord référence aux téléspectateurs de médias audiovisuels traditionnels et maintenant à une nouvelle génération d’utilisateurs de médias sur des sites comme Facebook. Cet avis peut se résumer très succinctement par le slogan : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ».

Ce terme a été récemment relancé dans un article de Christopher Land et Steffen Böhm, de l’Université de l’Essex, intitulé « Ils nous exploitent ! Pourquoi nous travaillons tous pour Facebook gratuitement ». Dans ce court essai, ils affirment haut et fort que « nous pouvons placer les utilisateurs de Facebook dans la catégorie des travailleurs. Si le travail est considéré comme une activité productive, alors mettre à jour son statut, cliquer sur j’aime en faveur d’un site internet, ou devenir ami avec quelqu’un crée la marchandise de base de Facebook. »

Cette argumentation est toutefois trompeuse, car elle mélange deux types de créations de valeurs qui ont déjà été reconnues différentes par les économistes politiques au XVIIIe siècle. La différence se trouve entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Pendant des milliers d’années, dans le cadre de production non capitalistes, la majorité des travailleurs produisait directement de la « valeur d’usage » – soit pour subvenir à leurs propres besoins, soit sous forme de contributions pour la classe dirigeante du moment. C’est seulement avec l’arrivée du capitalisme que la majorité de la population active a commencé à produire de la « valeur d’échange » en vendant son travail aux entreprises. La différence entre ce que nous sommes payés et ce que les gens payent pour le produit que nous faisons est la « plus-value ».

Mais les utilisateurs de Facebook ne sont pas des travailleurs produisant des marchandises pour un salaire, et Facebook ne revend pas ces marchandises sur le marché pour créer de la plus-value.

Bien sûr, les utilisateurs de Facebook ne créent pas directement une valeur d’échange, mais plutôt une valeur de communication. Ce que fait Facebook, c’est permettre le partage et la collaboration autour de sa plateforme. En autorisant, encadrant et « contrôlant » cette activité, on crée des profils et des centres d’intérêt. Et ce sont ces profils et ces centres d’intérêt qui sont par la suite vendus aux publicitaires, pour un montant estimé de 3,2 milliards de dollars par an (NdT : environ 2,4 milliards d’euros), soit une recette publicitaire par utilisateur d’à peine 3,79 dollars (NdT : 2,85 euros).

En fait Facebook fait beaucoup plus que vendre de votre attention et disponibilité (NdT : temps de cerveau disponible ?). Leur connaissance de notre comportement social, individuel et collectif, a une importance stratégique indiscutable aussi bien pour les politiques que pour les sociétés commerciales. Mais cette plus-value vaut-elle réellement 100 milliards de dollars ? Cela reste un pari spéculatif. Pour le moment, il est probable que le quasi milliard d’utilisateurs de Facebook ne trouve pas les 3,79 dollars de recettes publicitaires très exploitables, d’autant plus qu’ils ne payent pas pour utiliser Facebook, et qu’ils utilisent le site volontairement. Ceci étant dit, il y a un prix à payer à ne pas utiliser Facebook : un certain isolement social par rapport à ceux qui l’utilisent.

Créer de la rareté

Il est néanmoins important de noter que Facebook n’est pas un phénomène isolé, mais fait partie d’une tendance bien plus large et lourde de nos sociétés connectées : l’augmentation exponentielle de la création de valeur utile par des publics productifs, ou « productilisateurs » (NdT « produsers »), comme Axel Bruns aime à les appeler. Il faut en effet bien comprendre que cela crée un problème de taille pour le système capitaliste, mais aussi pour les travailleurs tels qu’on les conçoit traditionnellement. Les marchés sont définis comme des moyens d’attribution de ressources rares, et le capitalisme n’est en fait pas simplement un système « d’attribution » de la rareté mais aussi un système de création de la rareté, qui ne peut accumuler du capital qu’en reproduisant et développant les conditions de cette rareté.

Sans tension entre l’offre et la demande, il ne peut y avoir de marché ni d’accumulation de capital. Or ce que font actuellement ces « productilisateurs », c’est créer des choses, avant tout immatérielles comme de la connaissance, des logiciels ou du design, aboutissant à une abondance d’information facile à reproduire et à exploiter

Cela ne peut se traduire directement en valeur marchande, car ce n’est pas du tout rare ; c’est au contraire surabondant. De plus, cette activité est exercée par des travailleurs du savoir (NdT knowledge workers) dont le nombre augmente régulièrement. Cette offre surabondante risque de précariser l’emploi des travailleurs du savoir. Il en découle un exode accru des capacités de production en dehors du système monétaire. Par le passé, à chaque fois qu’un tel exode s’est produit, les esclaves dans l’Empire Romain en déclin, ou les serfs à la fin du Moyen Age, cela a coïncidé avec l’avènement de conditions pour des changements économiques et sociétaux majeurs.

En effet, sans le support essentiel du capital, des biens et du travail, il est difficile d’imaginer la perpétuation du système capitaliste sous sa forme actuelle.

Le problème est là : la collaboration via Internet permet une création massive de la valeur d’usage qui contourne radicalement le fonctionnement normal de notre système économique. D’habitude, les gains de productivité sont en quelque sorte récompensés et permettent aux consommateurs d’en tirer un revenu et d’acheter d’autres produits.

Mais ce n’est plus le cas désormais. Les utilisateurs de Facebook et Google créent de la valeur commerciale pour ces plateformes, mais de façon très indirecte, et surtout ils ne sont pas du tout récompensés pour leur propre création de valeur. Leur création n’étant pas rémunérée sur le marché, ces créateurs de valeur n’en tirent aucun revenu. Les médias sociaux sont en train de révéler un important défaut dans notre système économique.

Nous devons relier cette économie sociale émergente, basée sur le partage de la création, avec les plus authentiques expressions de la production collaborative orientée vers le bien commun, comme en témoignent déjà l’économie de l’Open Source et de l’usage équitable des contenus libres (dont la contribution est estimée à un sixième du PIB américain). Il ne fait pas de doute sur le fait qu’un des facteurs clés du succès actuel de la Chine réside en une savante combinaison de l’Open Source, tel que l’exemple de l’économie locale à Shanzaï, avec une politique d’exclusion des brevets imposée aux investisseurs étrangers. Cela a offert à l’industrie chinoise une innovation ouverte et partagée en boostant son économie.

Même si l’économie de l’Open Source devient le mode privilégié de création des logiciels, et même si elle permet de créer des entreprises qui génèrent des chiffres d’affaires de plus d’un milliard d’euros, comme Red Hat, la conséquence globale est plutôt la déflation. Il a en effet été estimé que l’économie du libre réduisait annuellement de quelque 60 milliards de dollars le volume d’affaires dans le secteur des logiciels propriétaires.

Ainsi, l’économie de l’Open Source détruit plus de valeur dans le secteur propriétaire qu’elle n’en crée. Même si elle engendre une explosion de la valeur d’usage, sa valeur d’échange, monétaire et financière décroît.

La fabrication Open Source

Les mêmes effets surviennent quand le partage de l’innovation est utilisé dans la production physique, où il combine à la fois l’approche Open Source des moyens de distribution et l’affectation de capitaux (en utilisant des techniques comme la production communautaire, ou crowdfunding, et des plateformes dédiées comme Kickstarter).

Par exemple, la Wikispeed SGT01, une voiture qui a reçu cinq étoiles en matière de sécurité et peut atteindre 42,5 km/litre (ou 100 miles par gallon), a été developpée par une équipe de bénévoles en seulement trois mois. La voiture se vend au prix de 29.000 dollars, environ un quart du prix que pratiquerait l’indutrie automobile traditionnelle, et pour laquelle il aurait fallu cinq années de R&D ainsi que des millards de dollars.

Local Motors, une entreprise automobile ayant fait le choix du crowdsourcing et connaissant une croissance rapide, annonce qu’elle produit des automobiles 5 fois plus rapidement que Detroit, avec 100 fois moins de capitaux, et Wikispeed a réussi à mettre en place des temps de design et de production encore plus rapides. En ayant fait le pari de l’intelligence distribuée, la voiture Wikispeed a été pensée pour être modulaire, en utilisant des techniques de programmation logicielle efficaces et sophistiquées (telles que la méthode agile, Scrum et Extreme Programming), un design ouvert ainsi qu’une production effectuée par des PME locales.

Et Arduino, un simple petit circuit imprimé de prototypage electronique Open Source, fonctionnant sur le même principe que Wikispeed, provoque une baisse des prix dans son secteur et une extraordinaire effervescence dans les toujours plus nombreux fab labs (NdT : cf l’histoire d’Arduino). Si le projet de Marcin Jakubowsky Open Source Ecology rencontre le succès alors nous aurons à disposition de tous 40 différents types de machines agricoles bon marché rendant un village auto-suffisant. Dans tous les domaines où l’alternative de la production Open Source se developpe – et je prédis que cela affectera tous les domaines – il y aura un effet similaire sur les prix et les bénéfices des modèles économiques traditionnels.

« Consommation collaborative »

Une autre expression de l’économie du partage est la consommation collaborative, ce que Rachel Botsman et Lisa Gansky ont démontré dans leurs récents livres respectifs What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption et The Mesh: Why The Future of Business is Sharing. Il se développe rapidement une économie du partage autour du secteur des services affectant même les places de marché et les modes de vie des gens.

Par exemple, il a été estimé qu’il y a environ 460 millions d’appartements dans le monde développé, et que chaque foyer possédait, en moyenne, une valeur de 3000 dollars disponibles en biens inutilisés. Il y aurait un intérêt économique manifeste à utiliser ces ressources qui dorment. Pour la plus grande part d’ailleurs, elles ne seront pas rentabilisées, mais échangées ou troquées gratuitement. Le modèle même du partage payant aura un effet de dépression sur la consommation de produits neufs.

De tels développements sont bénéfiques pour la planète et bons pour l’humanité, mais globalement sont-ils bons pour le capitalisme ?

Qu’arrivera-t-il à ce dernier à l’heure du développement croissant des échanges via les médias sociaux, de la production et de la consommation collaborative des logiciels et des biens ?

Qu’arrivera-t-il si notre temps est de plus en plus dédié à la production de valeur d’usage (une fraction de ce qui crée la valeur monétaire) sans bénéfices substantiels pour les producteurs de valeur d’usage ?

La crise financière commencée en 2008, loin de diminuer l’enthousiasme pour le partage et la production par les pairs, est en fait un facteur d’accélération de ces pratiques. Ce n’est plus seulement un problème pour des masses laborieuses de plus en plus précarisées, mais également pour le capitalisme lui-même, qui voit ainsi s’évaporer des opportunités d’accumulation et d’expansion.

Non seulement le monde doit faire face à une crise globale des ressources, mais il fait également face à une crise de croissance, car les créateurs de valeur ont de moins en moins de pouvoir d’achat. L’économie de la connaissance se révèle être un miroir aux alouettes, car ce qui n’est pas rare mais abondant ne peut pas soutenir la dynamique des marchés. Nous nous retrouvons donc face à un développement exponentiel de la création de valeur qui ne s’accompagne que d’un développement linéaire de la création monétaire. Si les travailleurs ont de moins en moins de revenus, qui pourra acheter les biens qui sont vendus par les sociétés ? C’est, pour simplifier, la crise de la valeur à laquelle l’Humanité doit faire face. C’est un challenge aussi important que le changement climatique ou l’accroissement des inégalités sociales.

La débâcle de 2008 était un avant-goût de cette crise. Depuis l’avènement du néolibéralisme, les salaires ont stagné, le pouvoir d’achat a été maintenu artificiellement par une diffusion irraisonnée du crédit dans la société. C’était la première phase de l’économie du savoir, au cours de laquelle seul le capital avait accès aux réseaux qu’il utilisait pour créer de gigantesques multinationales.

Avec la croissance continue de cette économie du savoir, une masse de plus en plus importante des valeurs échangées est constituée de biens intangibles et non plus physiques (NdT : cf capital immatériel). Le marché des changes néolibéral et ses excès spéculatifs peut être vu comme un moyen de tenter d’évaluer la part de valeur intangible, virtuelle, qui est ajoutée à la valeur réelle par la coopération. Il fallait que cette bulle explose.

Nous nous trouvons dans la seconde phase de l’économie du savoir, au cours de laquelle les réseaux sont en train d’être étendus à toute la société, et qui permet à tout un chacun de s’engager dans une production collaborative. Ce qui crée de nouveaux problèmes et engendre de nouveaux défis. Ajoutons à cela la stagnation des revenus, la diminution de la masse du travail salarié que cette production collaborative de valeur entraîne, et il évident que tout ceci ne peut être résolu dans le paradigme actuel. Y a-t-il dès lors une solution ?

Il y en a une mais elle sera pour le prochain cycle : elle implique, en effet, une adaptation de l’économie à la production collaborative, ouvrant par là-même les portes à un dépassement du capitalisme.

Michel Bauwens est théoricien, écrivain ainsi qu’un des fondateurs de la P2P (Peer-to-Peer) Foundation.

Notes

[1] Crédit photo : Nick Ares (Creative Commons By-Sa)