Le 11-11-11 ou le début du Siècle du Logiciel Libre

Chris McClanahan - CC by-saLe 11 novembre nous est une date bien connue parce qu’elle marque la fin de la Première Guerre mondiale.

Mais cette année, dans un format de date à 6 chiffres, elle s’écrira… 11-11-11, à savoir une magnifique et parfaite date binaire[1] !

Sans avoir beaucoup plus d’informations sur l’initiative, des internautes hispanophones libristes se proposent malicieusement de marquer le coup comme il se doit (à 11h11 si possible).

Nous leur avons emboîté le pas en traduisant l’appel glané sur le Web grâce à notre petite mais active section espagnole de Framalang (merci à Thibz et TV).

« Un autre logiciel est possible et il se trouve être Libre »

À propos du 11-11-11

Sobre el 11-11-11

Bonjour à toutes et à tous de la communauté du Logiciel Libre.

Un groupe de personnes et d’organisations de différents pays est en train de se former pour organiser une célébration le vendredi 11 novembre 2011.

En effet la date de ce jour (11/11/11) sera la dernière date binaire qu’il y aura avant longtemps, la prochaine date du même genre sera le 01/01/00 (ou 010100) en 2100.

Pour faire honneur à cette date clin d’œil du calendrier, nous avons décidé de nous réunir ce jour-là, non pas pour célébrer cette « dernière » date binaire, mais bien au contraire pour profiter de cette excuse numérique afin de célébrer « le début du siècle du Logiciel Libre ».

S’il s’agit bien d’une célébration symbolique, nous ne pouvons manquer cette occasion de partager ce moment sans doute unique dans nos vies. Un moment que l’on pourrait mettre à profit pour dynamiser le mouvement du Libre et chercher des points communs et d’appui entre les différentes communautés pour stimuler et développer les initiatives, diffuser les progrès et joindre nos efforts autour du Logiciel Libre, expression d’une culture solidaire, libératrice et engagée dans la défense des valeurs éthiques et des libertés fondamentales de la technologie, comme par exemple le droit pour toutes et tous à l’accès au savoir, la solidarité sociale et le principe fondamental de pouvoir partager.

Ce jour-là nous nous réunirons en groupes de personnes de différentes communautés dans différentes parties du monde pour célébrer le début du siècle du Logiciel Libre. Aujourd’hui (et depuis un certain temps déjà) on peut utiliser des distributions GNU/Linux sans composants privatifs pour nos tâches informatiques quotidiennes (à quelques exceptions près). Et avec l’aide de toutes et tous nous arriverons un jour à éliminer de notre société les systèmes de dépendance et de domination dont elle n’a pas besoin, et à créer des modèles novateurs de développement, de créativité et des opportunités pour stimuler les talents aux quatre coins de la planète.

Ce jour sera également l’occasion de persuader et convaincre beaucoup plus de personnes et de gouvernements de s’engager à adopter les technologies de l’information libres, et à offrir un plus grand soutien aux activistes, aux développeurs, aux associations, aux organisations et aux communautés du Logiciel Libre dans le monde, parce que « un autre logiciel est possible et il se trouve être Libre ».

Il y a plusieurs collectifs qui œuvrent pour le 11-11-11. Nous espérons être nombreux à accompagner cette célébration de forme libre et créative dans les réseaux sociaux, canaux IRC, listes de diffusion, radios et moyens alternatifs et communautaires, blogs et toute forme de communication.

Le 111111, vive la liberté d’être, de créer, connaître et partager… Ne manquez pas le rendez-vous… On vous attend !

Notes

[1] Crédit photo : Chris McClanahan (Creative Commons By-Sa)




Le produit « Don » vaut vingt mille euros sur la boutique EnVenteLibre !

Don à Framasoft - EnVenteLibreInitiée par Framasoft en partenariat avec Ubuntu-fr, la boutique en ligne EnVenteLibre vole désormais de ses propres ailes et poursuit tranquillement son bonhomme de chemin (en accueillant depuis peu des articles de l’April et de La Mouette).

Entre les CD, clés, tee-shirts, peluches, livres et autres affiches, il existe un produit un peu particulier qui s’appelle « Don à Framasoft » ou « Don à Ubuntu-fr ».

Concrètement lorsque le visiteur fait ses achats dans la boutique, il peut, comme n’importe quel autre article, ajouter dans son panier le produit « Don », en fixant le montant de la donation qui par défaut est à un euro.

Rien n’oblige le client à acheter ce drôle de produit fantoche. Il se trouve pourtant que depuis l’ouverture de la boutique un client sur quatre en fait l’acquisition pour un don moyen d’un peu moins de dix euros. Et c’est ainsi que près de vingt mille euros ont déjà été distribués aux associations Framasoft et Ubuntu-fr.

Nous tenions à pointer ici l’originalité du procédé et à témoigner de la générosité de ces étranges clients qui, contrairement à toute bonne logique marchande, acceptent ici de payer plus pour le même service 🙂




Librologie 9 : Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Un grand bonjour à vous, en cette belle journée d’automne sur le Framablog !

Voici, avec un peu de retard, une nouvelle Librologie en écho au précédent portrait, et dans laquelle il sera question de rêves et de visions, de copyleft, de frames HTML, de Marx, de nettoyage industriel, de coiffure pour hommes, d’experts-miami et même de comic sans ms… Ah, et puis de Antoine Moreau, aussi.

Après l’épisode d’aujourd’hui, les Librologies prendront une pause de mi-saison et vous retrouveront en février 2012, même endroit, même jour de la semaine. D’ici là je reste à votre disposition dans les commentaires… et sur mon site personnel.

Bonne lecture, et que cette fin d’année vous soit propice !

Valentin Villenave.

Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Antoine Moreau est artiste peut-être.

Ainsi se présente-t-il, d’une façon, nous le verrons, presque obsessionnelle. « Artiste peut-être », le mot peut amuser ou déconcerter, mais intéressera tout particulièrement le Librologue assidu qui ne manque pas, nous l’avons vu, de raisons pour critiquer le mot artiste, si souvent employé pour (dé)limiter et désamorcer une certaine catérorie sociale. Antoine Moreau, qui aime à parler par citations, se réfère d’ailleurs à cette apostrophe de Gombrowicz : « Rejetez une fois pour toute le mot `art’ et le mot `artiste’, [qui] vous culculise et vous cause tant de soucis. Ne peut-on pas penser que chacun est plus ou moins artiste ? »

Symptôme autant que pétition de principe, cette citation n’est pourtant qu’un reflet infidèle de la démarche de Moreau : s’il est attentif au langage et à la terminologie employée (particulièrement à l’étymologie des mots, comme nous le verrons), pour lui les mots sont « légers » plutôt que lourds de sens. Ainsi se refuse-t-il à exclure certains mots de son vocabulaire, comme le fait Richard Stallman. S’interdire des mots, ce serait s’interdire la poésie ; ce serait succomber à une croyance (« croire en le langage qu’on parle, alors qu’on est parlé par le langage ») ; ce serait se soumettre, enfin, à une passion de pouvoir, violente et totalitaire. Partant, Moreau décrit le Libre non comme un discours ou une idéologie, mais comme une réalité profonde des « rêves et des visions ».

Cette « réalité », donc, c’est celle de l’art Libre et du mouvement Copyleft Attitude dont Antoine Moreau est l’initiateur et le commissaire informel, et autour duquel une poignée de personnes se réunit chaque mois auprès d’une table de bistrot à Paris. Cette démarche artistique a été formalisée à travers la Licence Art Libre, rédigée en 2000 et qui prédate donc les célèbres licences Creative Commons. Il s’agit là d’un mouvement dont je me sens moi-même proche, et qu’il m’arrive de fréquenter ; il m’est donc d’autant moins facile de porter un regard critique sur Antoine Moreau, envers qui je dois reconnaître un lien d’estime et d’affection.

Rappelons ici, à toutes fins utiles, le principe du copyleft (jeu de mot avec copyright, et improprement traduit par « gauche d’auteur »). Le droit d’auteur traditionnel, celui qui s’applique par défaut, dispose que sur toute œuvre de l’esprit rien n’est autorisé, sauf exception : on ne peut ni la voir, ni la reproduire, ni s’en inspirer pour réaliser une autre œuvre. Le copyleft, au contraire, est un moyen pour l’auteur d’accorder d’office ces autorisations à tout un chacun… à la condition que toute copie de l’œuvre, ou toute œuvre dérivée, soit à son tour placée sous « copyleft » et bénéficie ainsi des mêmes permissions. Si le copyleft est donc, à l’origine, de nature purement juridique, l’on comprend bien que ce choix n’est pas anodin : c’est sans doute ce que veut ici souligner le terme d’« attitude » — même s’il sonne comme un gimmick malheureux. Publier une œuvre Libre serait donc davantage qu’une simple modalité : ce serait un choix pleinement intégré à la démarche artistique, que celle-ci soit de création, de re-création ou même… de décréation, terme que Moreau emprunte fréquemment à Simone Weil.

Antoine Moreau est dé-créateur, peut-être.

Et son parcours, « peut-être » artistique, se joue depuis une trentaine d’années — soit bien avant la formalisation du copyleft — le long de cette incertitude, oscillant entre création et invention (au sens latin de « découverte »), questionnant la figure traditionnelle de l’auteur et son autorité — là encore, au sens latin : « ce qui fait que l’auteur est auteur ». Il théorisera très tôt cette insatisfaction, comme en témoigne cet entretien de 1987 : « J’essayais de peindre. Cela ne me satisfaisait pas. Plus j’allais, plus j’allais vers la destruction de la toile et des moyens de peindre. Je ne voulais cependant pas non plus nier ni la peinture ni l’image. […] Il est très important pour moi d’éviter le nihilisme avant-gardiste. […] Je n’ai nullement l’intention d’assumer les positions de l’artiste romantique. Il ne s’agit en effet pour moi ni d’exprimer mon `moi’ profond ni de délivrer je ne sais quel message. Le message passe à travers moi. »

Antoine Moreau en 1986
© 1986, Benoît Delhomme.

Dès 1981, cette idée se concrétisera avec ses Vitagraphies, qui consistent à déposer une toile blanche sur le sol, en un lieu public, pour y recueillir la trace des passants :

Tout comme photographie signifie « trace de lumière », Vitagraphie veut dire « trace de vie ». C’est une image acheiropoïète, c’est-à-dire non faite de main d’homme, qui recueille ce qui se passe dans le temps et lieu de sa pose, avec le vivant qui déambule à la surface. Parmi les images non faites de main d’homme, la plus connue est sûrement le Suaire de Turin. […]

Concrètement, une vitagraphie est une toile spécialement préparée que je pose sur le sol d’un lieu, pendant une durée déterminée de 1 jour, 3 jours, 3 semaines ou 9 semaines, suivant la nature du lieu. Le passage des gens sur la toile fait apparaître le graphisme du sol, grâce à la matière poussière. C’est une trace du vivant pendant un temps et dans un espace donné.

Une fois le temps de pose réalisé, la vitagraphie est vernie, tendue sur châssis comme peinture. C’est une image qui se situe dans la tradition des Beaux-Arts, mais c’est une peinture sans peinture. Sans doute, une peinture d’après sa fin, une fin sans fin y compris sans peinture.

Vitagraphie in-situ
réalisée à Madrid. © A. Moreau, 1989.

« Vitagraphie » est une marque déposée [à l’INPI en 1983, 1993 et 2010]. Il s’agissait, dans le cadre d’une exploitation commerciale, d’utiliser la vitagraphie comme « test de détection de la saleté » à l’usage de sociétés de nettoyage. Un article paru dans « Service 2000, le magazine du nettoyage industriel » en mars 1984 fait état de l’initiative prise en ce sens. […] L’intention était d’articuler l’art avec une fonction annexe utile et inversement, poser une fonction utilitaire et un art en conséquence.

Le terme vitagraphie avait déjà été employé pour désigner le cinéma lorsqu’il fut inventé, et a été également utilisé dans d’autres contextes, parfois similaires. Ce qui n’empêche pas Moreau de le reprendre à son compte et d’en faire, dans tous les sens du terme, une marque déposée — astuce lexicologique qu’il semble toutefois avoir cessé de mettre en avant ces dernières années : peut-être depuis que quelqu’un lui a joué un tour en déposant le mot copyleft ?

Du nettoyage industriel en tant que démarche artistique : ainsi retrouvons-nous cette question de l’utilité que nous avions déjà évoquée, et à laquelle Moreau propose ici une réponse inattendue. Certes, l’aspect final d’une Vitagraphie est, en général (c’est-à-dire à moins d’un accident providentiel), prévisible quoique non dénué d’élégance : une empreinte du sol, de couleur grisâtre. Mais l’essentiel, et nous verrons que c’est une constante dans l’œuvre de Moreau, réside probablement moins dans son incarnation effective que dans l’idée qui y a présidé : en l’occurrence, celle qui, renversant les rôles, fait du passant un peintre, et du peintre le simple « révélateur » du piétinement passager, soudain devenu geste artistique. L’idée prime sur la réalisation : même s’il ne se décrit pas ainsi, Antoine Moreau est un artiste conceptuel.

Enfin, peut-être.

Antoine Moreau en 1991
image extraite du reportage « Une journée au Louvre » © Label Video, 1991.

De ces Vitagraphies, il dira également (dans cet entretien de 1987 déjà cité) : « C’est toujours comme un miracle. Je crois qu’il me serait impossible de ne pas réussir une toile. Plus elle est piétinée, plus elle est saccagée, plus elle sera réussie. » Ce mot de saccage, Moreau ne l’emploiera plus guère, et pourtant j’imagine qu’il ne lui déplairait pas, comme à son habitude, d’en distinguer deux sens possibles : celui de « bouleversement et dégradation », mais aussi de « pillage des richesses créées par autrui ». C’est en effet une constante chez Antoine Moreau que de chercher à révéler (comme l’on révèle une photographie) l’œuvre d’autrui — de préférence le premier venu. Ainsi, une de ses activités consiste à parcourir les brocantes pour y collecter, selon ses dires, des « croûtes » (de vieux tableaux pompiers sans intérêt historique ou artistique), puis à les « saccager » méthodiquement, leur donner par exemple les séquelles du temps, et constater combien ils en gagnent de force et de beauté. « C’est parce que je les ruine, dit-il, que je les sauve de la ruine. »

Plus radicales et surprenantes encore, ses Peintures recouvertes, telle cette toile qu’il recouvre entièrement, 365 fois par an. Ou encore « sa » Peinture de peintres : à partir de 1985, Moreau invite plusieurs artistes-peintres successifs (une trentaine au dernier recensement, dont certains ont pignon sur rue) à peindre une nouvelle œuvre, successivement, toujours sur une même toile. Seule une photographie témoignera de cette œuvre, avant qu’elle soit recouverte par la suivante.

Au contraire de la figure traditionnelle de l’Artiste, la démarche d’Antoine Moreau est donc d’attirer l’attention sur la valeur — potentiellement — artistique de (tout ?) ce qui n’est pas produit par lui. Un autre projet, initié en 1982, en témoigne : les « feuilles à dessiner » que Moreau distribue à tout un chacun, en proposant d’y dessiner ou d’y inscrire ce que l’on voudra — quand il ne les abandonne pas, simplement, dans un lieu quelconque. C’est l’aboutissement de ce renouveau de la pensée de l’art qu’évoquait plus haut Gombrowicz, dans une société où, de fait, tout le monde est artiste — au moins « peut-être ». Cette initiative se prolongera à la fin des années 1990 avec ses Expositions Mode d’Emploi, puis prendra un nouvel essor au XXIe siècle, lorsque ces feuilles à dessiner distribuées par Moreau deviendront également autant d’invitations à penser et concrétiser la notion de copyleft.

Dès le début des années 1980, Moreau a donc posé clairement les thématiques et concepts autour desquels se construira son œuvre, dans une filiation que l’on pourrait faire remonter aux prémisses de l’art dit « contemporain » et par exemple à Marcel Duchamp. Au motif du « saccage » que nous évoquions plus haut, s’ajoute celui de l’abandon (Moreau ne manquerait pas de remarquer que, par coïncidence, dans « abandonner » il y a « donner ») : selon ses dires, Moreau se plait à cacher des peintures un peu partout, en pleine nature ou chez des connaissances ; il se raconte même — je ne saurais en attester — qu’il aurait jeté quelques œuvres à la Seine, le jour même de leur vernissage… À partir de 1993, alors que le mot interactivité ne fait pas encore fureur, qu’Antoine Moreau entreprend ses premières sculptures confiées. « Je confie une sculpture à quelqu’un en lui demandant de la confier également à quelqu’un d’autre, qui la confiera aussi etc. Je demande aussi à ce qu’on m’écrive pour recueillir les informations concernant la circulation de l’objet. »

Dans ce contexte de libre circulation et de transfert, pourrait-on dire, de pair à pair, l’émergence du Web et du courrier électronique viendra à point nommé. C’est en 1995 que Moreau plonge dans le réseau Internet ; il ouvrira bientôt son site personnel, intitulé d’abord
',',',',',',',Antoine Moreau peut-être un artiste,',',',',',',',',',
puis, plus tard, simplement « Antoine Moreau peut-être ». De 1996 à 1998, y tient « à brûle-pourpoint » un journal d’humeur, blog avant la lettre qui ressemble peu à ce que l’on connaît aujourd’hui de lui :

Le jeudi 16 Novembre 1998
Les projets artistiques comme les projets politiques sont voués à l’échec. Il n’y a pas de politique de l’art qui vaille. La politique tout court déjà ne vaut pas grand chose dans ses desseins. Son trait est lourd et sanglant. L’art n’est pas un projet, c’est un fait accompli et qui s’épanouit sans perspective. Son trait est léger et amoureux
Aujourd’hui, ce qui fait monde, c’est l’organique du monde, une seconde nature.

Le dimanche 08 Novembre 1998
Après l’illusion de la perspective, nous nous laissons séduire par l’ilusion [sic] sans aucune perspective que celle de notre propre illusion, notre propre captation dans un cul de sac qui nous met la tête dans le cul, dans le guidon, dans le sac à puces.
Nous allons vivre dans cette représentation de nos rêves d’ailleurs et ce sera un cauchemard [sic] d’ici bas, une réalité tronquée, un réel enfermement.
L’Internet est en train de devenir une vaste prison animée par des matons marchands qui font le marché mondial et la marche forcée vers la techno-surveillance punitive, la techno-performance dopée, la techno des crétins fachos, toujours ce même mouvement de masse hystérique, ce même coup de massue dans le visage.

Le samedi 07 Novembre 1998
Quand on fait la promotion d’un produit c’est qu’il est déjà vendu, dévalorisé, corrompu par sa publicité, son spectacle. Sur le trottoir qu’il est, à côté, juste à côté de la poubelle.

Il y convie aussi son public à le contacter, par exemple pour l’informer du devenir de ses « sculptures confiées », lui commander des sculptures ou même remplir l’équivalent virtuel de ses « feuilles à dessiner » — on n’ose imaginer ce qu’il aurait pensé, à l’époque, en découvrant ceci, ceci ou ceci (pour ne rien dire de nombreux autres… et qui sait ce que nous réserve l’avenir). De plus, Moreau ne tardera pas à s’emparer du HTML comme outil créatif, et se livrera à de nombreuses expériences artistiques ou facétieuses — quoique parfois, hélas, très datées : texte noir sur fond noir ou à double lecture, jeux de survol, littérature potentielle, et autres curiosités telles cet alphabet défilant ou encore ce Labywikirinthe… Un exemple de cette démarche est On se comprend, réalisée en 1996 (à l’invitation du Centre International de Création Vidéo) et faite de huit frames (compatible Netscape® 2.0), qui donnera lieu à quelques gloses ou paralégomènes et œuvres dérivées.

Antoine Moreau en 2000
© Thierry Théolier, 2000.

Cette appétence pour les techniques modernes ne se démentira pas par la suite : on trouvera ainsi dans l’œuvre de Moreau, au début des années 2000, cet autre wiki, ce carré magique, ce prisme multicolore ou ce dialogue interactif, puis plus tard, des code-barres en deux dimensions, et de nombreuses vidéos sur dailymotion ou vimeo (reposant souvent sur des procédés de juxtaposition ou dérivation). À l’intitulé « Antoine Moreau peut-être », son site actuel a substitué le doux nom de Nagbvar Zbernh crhg-êger ; Moreau y exprime, de façon répétée, son goût pour l’indéchiffrable, ainsi que sur son microblog où il poste, de loin en loin, des messages cryptiques toujours inattendus. Existe-t-il autant de messages cachés derrière ces cryptolectes ? Je ne saurais le dire ; mon instinct serait plutôt d’y voir une mystification dans la veine du Manuscrit de Voynich, une supercherie facétieuse qui témoigne aussi du regard que porte Moreau sur l’Internet : là où beaucoup ont voulu y voir un espoir de facilitation d’accès à l’information, de clarification du monde connu, Antoine Moreau semble insister — non sans justesse — sur le regain de bruit et de flou qui s’est ouvert en ce nouvel espace, qu’il prend tout entier, nous le verrons, comme terrain pour un jeu de piste imaginaire. Au « gazouillis » (tweet) ininterrompu du Net, Moreau oppose une éructation compulsive et absconse. Nagbvar Zbernh crhg-êger !

C’est au-delà de son site Web, cependant, que se jouera la réalisation primordiale des « rêves et visions » d’Antoine Moreau : plus spécifiquement, sur Usenet où se crée en 1996 le groupe fr.rec.arts.plastiques, qui s’accompagnera d’une flopée de listes de discussion. Les frapistes, ainsi qu’il convient de les appeler, sont alors à la pointe de la réflexion en matière de progrès informatique, de nouveauté artistique… et d’éthique du droit d’auteur : on mentionnera notamment Le Lièvre de Mars, dont l’œuvre polygraphe est variée, abondante et souvent même plus intéressante, à mon sens, que les travaux de Moreau dont je regrette parfois la démarche systématique et conceptuelle, l’aspect froid et le manque de souffle lyrique — mais sans doute touché-je ici à mes propres limites bourgeoises. (Pour ne rien dire d’autres critiques dans le milieu de l’art contemporain légitimé, qui voient depuis trente ans Moreau comme un imposteur-agitateur dont la démarche se résume à une pure provocation sans profondeur ni sincérité. À toutes ces personnes, je recommande de lire la thèse d’Antoine, dont nous reparlerons plus bas.)

Cette période est également celle où éclosent en France de nombreux mouvements embryonnaires autour du logiciel Libre et de la citoyenneté sur Internet : April, Parinux, BabelWeb, Freescape… Effervescence dont Antoine Moreau fréquente précisément, à l’université de Saint-Denis, un des épicentres, et dont il se liera bientôt avec quelques acteurs majeurs (Frédéric Couchet, Charlie Nestel, Tanguy Morlier ou Jérémie Zimmermann pour ne citer qu’eux), avant de découvrir Richard Stallman lui-même lors d’une conférence en 1999. La convergence entre le logiciel Libre et la « quête d’auteurs » d’Antoine Moreau est presque une évidence, comme il le montrera à cette époque en traduisant le célèbre texte de Eric S. Raymond How To Become A Hacker, devenu pour l’occasion Comment devenir artiste. C’est également de cette convergence que naîtra, fin 1999, la liste Copyleft Attitude, très tôt hébergée par April, et où se joueront les travaux de formalisation aboutissant rapidement à la Licence Art Libre que nous évoquions ci-dessus. Cette liste est encore aujourd’hui — le groupe frap ayant perdu de sa vivacité — le principal lieu d’existence de ce que l’on pourrait appeler la « communauté Art Libre ».

Autant le dire : la Licence Art Libre est sans aucun doute l’une des plus grandes réussites du mouvement Libre à ce jour. Aisément applicable à toutes sortes d’œuvres de l’esprit et dans tous pays, elle fait intervenir quelques trouvailles originales : ainsi, seules les copies de l’œuvre sont licenciées, ce qui peut surprendre dans un contexte purement immatériel mais non dans le domaine des arts graphiques physiques. Concise, claire, cohérente, élégante, elle a tous les avantages qui manqueront cruellement aux licences Creative Commons rédigées peu de temps après aux États-Unis, dans un hasardeux mélange de Libre et non-libre, copyleft et non-copyleft, d’ambigüités juridiques et de mauvais goût intellectuel. Ce sont pourtant ces dernières qui se feront connaître, venant à point nommé dans un contexte mondial largement américano-centré, et disposant d’une infrastructure centralisée jusqu’à l’impérialisme (la Creative Commons Foundation, dont le budget annuel se chiffre en dizaines de millions de dollars), avec l’appui de grandes entreprises et un sens évident du marketing. La Licence Art Libre, toutefois, a très tôt acquis une intégrité et une légitimité indiscutables : elle est même recommandée par le projet GNU.

À partir de 1999, l’activité d’Antoine Moreau prend donc la forme d’une « défense et illustration » du copyleft. Ses écrits en témoignent, à commencer par ses contributions aux listes de discussion : après des débuts modestes, il ne tarde pas à trouver un ton — beaucoup plus lisse que dans ses « brûle-pourpoints » cités plus haut, et sur lequel nous allons revenir — et une place à part entière, trolls compris. Sur son site, il théorise également — non sans humour — l’avènement d’un art virtuel et de son commerce. À ces premières ébauches s’ajouteront vite d’autres textes plus sérieux, souvent rédigés pour des colloques ou revues, et dont nous ne citerons ici que quelques titres :

  • De la distinction entre l’objet d’art et l’objet de l’art, du net-art et de l’art du net. (Pour une pratique du réseau en intelligence avec ses acteurs. Rien n’a lieu que le lieu et je est un autre.)
  • Copyleft Attitude : une communauté inavouable ?
  • La création artistique ne vaut rien.
  • La mise en place d’une mythologie de l’immatériel ou l’art de fictionner.
  • L’activité opératoire, du Livre à l’internet. Une livraison.
  • Il n’y a que faille qui vaille.
  • L’art de rien mine de tout.
  • Le copyleft, la topie tournante de l’auteur.
  • L’autre de l’auteur.
  • Rendu à discrétion. Ce que fait le copyleft à l’autorité tonitruante de l’auteur.

Antoine Moreau en 2002
© Timothée Rolin, 2002.

À ce stade, le lecteur attentif (en espérant qu’il le soit encore) commencera peut-être à percevoir une constante stylistique et esthétique chez Antoine Moreau : sa jonglerie incessante et vertigineuse avec les mots. Des mots dont nous avons vu que Moreau revendique la légèreté, comme une impérieuse nécessité de trouver de la poésie en toute chose, en toute phrase — phrase qui, justement, devient dans le discours d’Antoine Moreau l’unité structurelle, non pas de sens, mais d’accomplissement formel. Le mot se fait jeu, la phrase se fait formule : Antoine Moreau parle par aphorismes.

« Le poétique et le politique sont les deux jambes d’un même corps. »

« Il faut dévoiler le Rien du Tout. »

« Une œuvre est œuvre parce qu’elle est à l’œuvre. »

« L’art Libre est d’abord libre de sa preuve. »

« De même que le silence est d’or, il se peut que le public soit d’art. »

« Il faut entendre le possible comme l’Un-possible, l’impossible unique possible. »

« L’art Libre est une opération d’hacker ouvert. »

« L’art est ce qui n’en a pas l’air. »

« Parlant, nous sommes parlés. Croyant faire, nous sommes faits. »

« Le copyleft n’est par pur  ; le copyleft est pour. »

« Libre n’est pas gratuit : Libre est gracieux. »

Ces deux derniers exemples, en particulier, mettent en évidence une construction classique mais efficace : exposer d’abord un terme, puis lui substituer un autre en fin de phrase, créant ainsi le jeu de mot ou plus exactement la chute. On est alors moins dans la phrase déclarative que dans le slogan, et il n’est peut-être pas anodin de noter que le gagne-pain d’Antoine Moreau a souvent été de travailler dans les milieux publicitaires.

Ce type d’aphorisme court et percutant est ce que l’on nomme, en anglais, un one-liner ; très apprécié des scénaristes hollywoodiens, le procédé est entré au panthéon des memes au début du XXIe siècle… panthéon où je ne peux que souhaiter à Moreau de recevoir un jour la place qui lui revient de droit.

 

Certes, Antoine Moreau n’est pas le premier (ni le dernier) à se livrer à ce type d’exercice (je note ainsi, dans une conférence de l’excellent Bernard Stiegler : « une vie sans savoir… [mettez vos ray-ban] … c’est une vie sans saveur » — yeeaaaaah). Cependant je suis toujours frappé de voir combien chez Moreau le goût de la formule en vient à contaminer la totalité du discours, transformant le raisonnement même en un tourbillon verbal étourdissant, envoûtant… ou incroyablement frustrant. Ses écrits, ainsi imbibés de ce style très particulier, sont des objets déroutants, souvent poétiques, parfois beaux et attachants, et quelquefois, avouons-le, assez hermétiques. Son mémoire de DEA, daté de 2005, en est peut-être l’exemple le plus parlant : près de 200 pages de formules, d’astuces verbales et de citations souvent fort longues, dont l’intérêt n’est parfois guère qu’anecdotique.

Antoine Moreau en 2003 – © Isabelle Vodjdani, 2003. LAL

On ne saurait, fort heureusement, en dire autant de sa thèse de doctorat récemment parue, et qui lui a valu en juin 2011 une mention très honorable et les félicitations du jury, toutes deux largement méritées. Objet certes déroutant, qui évolue — de façon peu clairement définie, à tel point qu’elle a probablement nécessité une souplesse peu commune de la part des instances universitaires — entre la philosophie de l’art et la « science informatique », cette somme de 800 pages (prochainement disponible chez Framabook) restera très certainement comme un ouvrage de référence. Pour le dire plus clairement : il faut lire la thèse d’Antoine Moreau ; c’est un ouvrage remarquablement complet et approfondi, parfaitement lisible et intelligible, exigeant et intelligent, d’une élégance certaine et d’une intégrité intellectuelle sans faille.

Non pas que je partage en tout point les analyses et rapprochements présentés dans cet ouvrage. À commencer par son érudition même, à laquelle je ne saurais prétendre et qui le conduit parfois à des juxtapositions inattendues quoique rarement contestables. La divergence la plus profonde, peut-être, concerne ce que je qualifierai d’idéologie de la transcendance ou du « transpercement », terme plus fréquemment employé. Cette thématique sous-tend le raisonnement de Moreau — j’irai même jusque à dire, sa foi : s’il se décrit comme « incroyant », il se réfère fréquemment à une mythologie chrétienne (la légende de Sainte-Véronique que nous citions plus haut) et surtout à des auteurs déistes, anciens (Denys l’Aréopagite, La Boétie, Pascal) ou modernes (Simone Weil, Michel Henry, Michel de Certeau) ; de là à décrire le Libre comme religion, il n’y a qu’un pas que, pour ma part, je me refuse à franchir.

Autre dissension de fond, la critique que Moreau fait de Stallman (que nous évoquions en début d’article) et en particulier de sa volonté de régir le langage, que Moreau juge « totalitaire ». Il pourrait bien ne s’agir ici que d’une question de forme : comme je l’ai expliqué, l’intransigeance de rms sur les questions terminologiques est autant à mettre au compte de la rugosité de son caractère que de l’inculture notoire et navrante d’une large part de son public ; si Stallman savait pouvoir compter sur l’intelligence des geeks Libristes pour utiliser les mots avec discernement, je doute qu’il persisterait à vouloir les bannir. Cependant cette divergence est aussi l’indice d’un désaccord de fond, puisque Moreau se refuse à considérer le mouvement Libre comme une idéologie — concept qu’il juge « mortifère », préférant voir dans le copyleft une « réalité » profonde qui transcende, nous y revoilà, les personnes et les époques.

Cette position donne lieu chez lui à un refus jésuitique de la confrontation idéologique, voire de l’affrontement quel qu’il soit ; bien plus, Moreau peut faire montre d’une propension exaspérante à désamorcer les positions idéologiques du mouvement Libre, par exemple en matière d’anti-capitalisme (il s’emploie ainsi à réhabiliter des mots tels que « commerce » ou « consommateur »). Cette posture de neutralité bienveillante sera d’autant plus agaçante pour le militant Libriste que le copyleft dont se revendique Moreau a, dès son origine, été pensé comme une arme dans un contexte de lutte pour la liberté des citoyens, utilisateurs et développeurs. Au-delà du mouvement Libre, et comme l’a justement remarqué rms, les champs de combat pour les droits de l’Homme ou les valeurs citoyennes ne manquent pas autour de nous — rédigeant cet article tout juste cinquante ans après un massacre raciste perpétré au nom de l’État français, je ne peux m’empêcher de me sentir mal à l’aise lorsqu’il est question de jeter quoi que ce soit dans la Seine… Étant artiste peut-être, mais surtout détenteur d’une parole publique, il me semble impossible (ou en tout cas malvenu) de se dérober à cette responsabilité partagée à laquelle l’on est, pour reprendre le mot de Sartre, condamné. Ainsi, je ne saurais être plus en désaccord avec Moreau que lorsqu’il m’explique que « [sa] pratique de l’art [lui] interdit de tenir un discours politique : ce ne serait qu’obéir à la pression sociale »… et je ne peux qu’avouer mon incompréhension lorsqu’il exprime sa confiance (sa foi ?) en l’art : « Il faut affirmer le fait d’art, et son incidence sur la société. L’art est la politique de la politique. »

La lecture qu’il fait de Marx, à ce titre, est profondément différente de tous les courants « marxistes », « marxiens » ou « post-marxistes », dont on connaît pourtant la grande diversité (sinon parfois l’incohérence). Il rejette notamment Guy Debord, mais aussi Pierre Bourdieu qu’il voit comme… un « dévoiement » de la pensée de Marx ! S’inspirant de Michel Henry mais également de Max Stirner et Louis Althusser, il considère que « la révolution de Marx n’a pas été accomplie par Lénine ; elle l’a été par Duchamp. Le grand échec des révolutions `marxistes’ , a été de manquer d’art. » Pour lui, la seule révolution digne de ce nom ne peut donc venir que par l’art, aujourd’hui soutenu par le dispositif symbolique alliant l’Internet au copyleft. Ce qui le conduit à de longs développements, parfois assez datés, sur le P2P, à l’encontre des lois « dadvsi » ou « hadopi » — posture dont nous avons vu qu’elle est en quelque sorte le degré zéro de la culture politique chez les geeks — et en faveur de modèles tels que le « mécénat global » ou le « revenu d’existence », objets éminemment mythologiques sur lesquels nous reviendrons dans un prochain épisode. Cet ersatz de discours politique a de quoi surprendre : Moreau aurait-il, à son tour, senti le poids de la « pression sociale » ?

Que l’on partage ou non ces points de vue, il faut bien reconnaître à Antoine Moreau une culture et une qualité de réflexion indéniables, que je ne puis prétendre atteindre moi-même. Sa pensée semble d’une cohérence presque hiératique et marmoréenne… et il n’en est que plus amusant de noter qu’il est néanmoins capable d’une certaine hargne, pas toujours justifiée : par exemple envers le nihilisme post-moderne, les situationnistes… ou encore les partisans des licences Creative Commons — alors même que, dans ce dernier cas, la Creative Commons Foundation semble aujourd’hui œuvrer pour une meilleure reconnaissance de l’éthique Libre. À ces fixations « en négatif » de Moreau, il convient toutefois d’en ajouter d’autres en positif : « pour moi, me disait-il récemment, la Vérité existe. » — c’est-à-dire en tant que valeur absolue et universelle, là où tant de discours actuels veulent y voir un concept très relatif et personnel. De même sur le langage : même s’il revendique de ne s’interdire aucun mot, je relève dans sa thèse une critique lucide et saine de mots tels que « artiste », « création », « contenu », « technologie », « culture »… Enfin, sa prétendue absence de discours politique revendiqué comme tel ne l’empêche pas, à l’occasion, de dénoncer la « volonté de détruire la Loi [sous couvert de `modernité’], volonté entreprise, notamment par le matérialisme historique en ses révolutions, mais aussi par les dictatures de toutes sortes via la tabula rasa ou, plus insidieusement, par l’hégémonie mondiale culturo-industrielle du capitalisme libéral-libertaire. » On ne saurait mieux dire.

On remarquera la longueur de la phrase que je viens de citer : nous sommes ici loin du one-liner, sur lequel il me semble intéressant de revenir à ce stade. C’est que le « mot d’esprit », comme l’étudie Freud, fait l’objet d’une véritable économie : mettre en balance ce que l’on dit, ce que l’on veut signifier, et peser soigneusement chaque mot. Pour séduisants qu’ils soient, les aphorismes d’Antoine Moreau sont intéressants pour ce qu’ils lui évitent de dire — rappelons que le terme séduire signifie à l’origine détourner, en l’occurrence détourner l’attention.

Antoine Moreau en 2010 © Renata Sapey, 2010

J’ai souvent constaté qu’Antoine Moreau a tendance a redoubler de jeux de mots lorsqu’il est mis en difficulté ou en accusation. Sans aller jusqu’à citer une correspondance privée, je me souviens d’un message où, étant convenus de nous rencontrer à trois avec une personne contre qui j’étais en désaccord, je lui reprochais de s’être arrangé avec ladite personne pour que le rendez-vous ait lieu précisément le jour de la semaine où il savait que j’étais indisponible ; mes termes exacts étaient « si j’entends bien votre pas de deux, notre débat à trois n’aura pas lieu puisque vous vous orientez vers un jeudi ». La réponse d’Antoine fut… un modèle de noyage de poisson, à base de « jeudi je dis mais je est un autre (tu dis ?) » et de « pas de pas de deux pas deux deux pas de pas de pas de deux — donc quatre fois deux = huit, le grand huit ! pffuit ! »… Euh… Comment dire…

Parfois, Antoine Moreau est pénible. Peut-être.

Autre exemple, ce long commentaire sur le site Framasoft, où, à des commentateurs qui lui reprochent notamment l’hermétisme d’un de ses textes, Moreau commence par répondre :

Je suis heureux (mais oui !) des problèmes que pose mon texte et qu’il résiste à la lecture au pied de la lettre. Je suis heureux de la lecture inter-dite (ah ah ! jeu de mot, jeu de rot, jeu de mot-rot) qui est faite par ceux qui le comprennent « entre les dits ». Qui en saisissent finalement l’essentiel, ce qui n’est pas même écrit.

Mon sentiment (peut-être infondé) est que les mots d’Antoine Moreau lui servent à se dissimuler. Nous retrouverions ainsi le motif de la dissimulation déjà évoqué plus haut, mais sous une autre forme : si autrefois l’espace géographique urbain lui servait à cacher des peintures, si ses sculptures renfermaient toutes à l’origine une feuille de papier supposée contenir un message secret, et si son site et son microblog actuels fourmillent de cryptogrammes, il ne s’agit plus ici de cacher des « messages » (à l’existence même incertaine) mais de se cacher.

En effet, de la vie d’Antoine Moreau, remarquablement peu de détails sont accessibles en ligne, et lui-même en parle peu. Ses billets d’humeur ont depuis longtemps disparu de son site, ainsi que ses quelques bannières, du reste assez consensuelles ; on trouvera à peine quelques traces de son activité artistique à Pantin (93). Sa notice Wikipédia, d’une brièveté étique, a fini par renoncer (euh, allô ?) à indiquer ses lieu et date de naissance (la date du 1er avril 1970, que lui-même propose sur son site, me semble hautement suspecte). Ce n’est qu’à travers quelques bribes que je situe sa naissance à Angers, où il passera son enfance et son adolescence dans les années 1970 (amateur de rock-punk, il côtoiera notamment le futur groupe des Thugs originaire de son lycée) ; et ce n’est que par une indiscrétion que j’apprends de qui il est le petit-fils. Moreau lui-même s’est ingénié à se rendre le plus introuvable possible — il est d’ailleurs l’un des premiers artisans du contre-googleage au début des années 2000 —, notamment en jouant sur ses nombreux homonymes. Sur son ancien site Web, une rubrique entière est ainsi consacrée à la biographie… d’Antoine Moreau, jeune ingénieur physicien, amateur de jeux de rôle, cultivé et sympathique.

Antoine Moreau est Antoine Moreau peut-être.

Peut-être devrions-nous y voir une invitation à postuler que la seule façon possible d’appréhender ce « peut-être artiste », serait d’ordre socratique : connaître Antoine Moreau, c’est se rendre compte qu’on le connaît, finalement, bien peu. Ou bien, n’y voir qu’un jeu de plus : jeu de piste, jeu de mots. Ou plutôt jeu de masques : ce jeu est un autre.

En ce sens, le présent article, fruit de plusieurs semaines de recherches, de réflexion et d’efforts, n’est-il peut-être, somme toute, qu’une œuvre d’Antoine Moreau, de ces œuvres que la Licence Art Libre nomme « conséquentes ».

Et j’ai bien dit : peut-être.




Victime de son succès Framapad en appelle à la communauté

En pleine crise de croissance, le projet Framapad recherche des ressources humaines, techniques et financières.

Ethan Hien - CC by-sa

Il y a 7 mois, nous lancions le projet Framapad, notre éditeur de texte collaboratif en ligne (propulsé par Etherpad), permettant à tout un chacun de créer facilement un « pad » ou d’y participer, grâce à notre propre hébergement, l’adaptation française du logiciel et la rédaction d’une documentation complète.

Depuis lors, vous avez été très nombreux à l’utiliser quotidiennement pour, par exemple,rédiger à plusieurs mains, traduire, organiser des évènements ou l’utiliser en classe.

Chiffres en croissance continue, Framapad totalise aujourd’hui mensuellement environ 80 000 visites pour plus de 220 000 pages vues, des chiffres qui sont en croissance continue (en outre près de 3 000 comptes ont été créés, permettant à leurs utilisateurs de gérer plusieurs « pad » dans un même espace d’administration et de disposer de « pad » privés).

Nous sommes ravis (et fiers) de ce résultat qui témoigne de la pertinence et de la validité de ce nouveau libre service proposé par le réseau Framasoft.

Malheureusement ce succès met à mal l’unique serveur hébergeant aujourd’hui le site framapad.org, qui subit régulièrement des pics d’activité pouvant provoquer des blocages et coupures momentanés et nuire alors fortement à la qualité d’utilisation des « pad ». Afin d’éviter la rupture et la fermeture du site, nous avons ainsi été obligés de faire des compromis en désactivant totalement les fonctions pourtant souvent utiles d’import et d’export, et en limitant à 12 le nombre d’utilisateurs simultanés par « pad »[1].

Tout ceci est frustrant et non satisfaisant. D’autant plus frustrant que nous sommes à attachés à montrer qu’on peut nous aussi proposer un service en ligne de qualité, basé sur des technologies libres et géré par une association à but non lucratif.

Nous ne pourrons clairement pas atteindre les 100 000 visiteurs par mois dans ces conditions.

La solution passe par un hébergement sur une machine plus puissante[2] mais cela n’est pas pour nous sans conséquences financières et humaines.

Financières car un serveur plus puissant, permettant à Framapad de fonctionner correctement, coûterait environ (au moins, en hypothèse basse) 600 euros par an. Soit 3 fois plus qu’actuellement. Ce besoin peut être assuré par des dons à Framasoft, mais aussi par la mise à disposition d’une machine suffisamment puissante pour nos besoins. Il n’est pas exclu que vous, lecteur du Framablog, soyez impliqué dans une association, institution ou entreprise qui dispose des ressources nécessaires et serait prête à nous accueillir gracieusement sur ses serveurs.

Humaines ensuite. En effet, l’installation et la maintenance d’Etherpad est relativement chronophage et demande d’assez solides compétences techniques[3]. Le noyau dur de Framasoft étant déjà largement occupé par aileurs sur d’autres tâches et projets, nous lançons donc également un appel à nous rejoindre, un appel aux bonnes volontés bénévoles ayant les compétences et la disponibilité nécessaires à la migration et l’administration d’un tel service.

Si vous pensez pouvoir nous aider et proposer des solutions matérielles, financières ou humaines, n’hésitez pas à relayer l’information et laisser un commentaire à la suite de ce billet ou à utiliser le formulaire de contact du Framablog.

Merci pour votre reconnaissance et votre éventuel soutien.

Mise à jour : quelques heures après la publication de cet article, nous avons déjà reçu un certain nombre de propositions d’aide, mais malheureusement pas toujours en relation directe avec notre besoin. Ainsi, si vous souhaitez proposer de l’hébergement, celui-ci devra être sans publicité, et sur une machine totalement dédiée (et non un bout de serveur virtualisé/mutualisé). Côté technique, la machine devra disposer d’au moins de 4Go de RAM, et disposer d’un CPU suffisamment puissant (on évitera donc les processeurs Nano). Enfin, si vous souhaitez proposer votre aide pour la migration/administration, nous ne vous demanderons évidemment pas de signer avec sang (il s’agit d’une administration bénévole) mais les “candidatures” de personnes ayant une implication significative pour des projets libres ainsi que des compétences en administration d’Etherpad (ou au moins de serveur Scala/Comet) seront bien évidemment privilégiées.

Notes

[1] Crédit photo : Ethan Hien (Creative Commons By). On vous rassure, Framapad ne tourne pas sous Windows + IIS 😉

[2] Une autre solution d’avenir serait d’utiliser le logiciel Etherpad Lite, qui est prévu pour être une version se basant sur des technologies plus modernes que l’actuel Etherpad. Il a le double avantage de consommer bien moins de ressources et de pouvoir s’installer plus facilement, permettant à presque tout le monde d’installer sa propre instance. Malheureusement, cette version est encore bien trop instable et le développement trop peu avancé pour remplacer à court terme, et dans une certaine urgence, le site actuel.

[3] Etherpad repose sur MySQL, Javascript, et Scala/Comet. Voir https://wiki.ubuntu.com/Etherpad ou http://wiki.framasoft.org/Etherpad/Etherpad




Le projet Replicant ou Android totalement libre présenté par PaulK

Replicant Logo« Android représente une étape majeure vers un téléphone portable libre qui soit contrôlé par l’utilisateur, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Les hackers travaillent sur Replicant, mais c’est un gros travail de rendre un nouveau modèle compatible, et il reste encore le problème du micrologiciel. Même si les téléphones Android d’aujourd’hui sont considérablement moins mauvais que les smartphones d’Apple ou de Windows, on ne peut pas dire qu’ils respectent vos libertés. »

Ainsi se termine l’article de Richard Stallman consacré à Android et la liberté des utilisateurs. On y évoque donc le projet Replicant qui vise à produire un dérivé entièrement libre du système d’exploitation de Google.

Or il se trouve que nous avons la chance d’avoir l’un des développeurs du projet parmi les membres traducteurs de Framalang. Il eut été alors dommage de ne pas en profiter pour en savoir plus et comprendre la difficulté qu’il y a à tenter de libérer totalement un téléphone portable.

On notera que ce développeur est encore lycéen, ce qui fournit au passage un excellent témoignage d’une jeunesse qui, ayant découvert le logiciel libre, n’a plus forcément envie de passer tout son temps sur Facebook 🙂

Le projet Replicant, présenté par le développeur PaulK

Présentation de PaulK, un des deux développeurs du projet Replicant

Je m’appelle Paul et me présente souvent sous le pseudo « PaulK ». Je suis actuellement lycéen (en filière scientifique) et utilise du logiciel libre depuis 2008.

J’ai commencé avec l’utilisation de Ubuntu 8.04, en dual boot avec Windows à l’époque. En décembre 2009, j’ai décidé de passer sur Fedora, qui respectait mieux ma vision de l’informatique libre (en mettant en avant la liberté et non le seul caractère « Open Source »). Déjà à l’époque, j’étais un fervent lecteur du framablog et enthousiaste des projets de Framasoft. J’ai progressivement commencé à appendre la programmation (en C) et me suis finalement débarrassé de mes partitions Windows. J’ai aussi commencé à contribuer à certains projets proches du monde du logiciel libre, comme OpenStreetMap.

Début 2010, j’ai commencé à m’intéresser aux différentes solutions des plus libres dans le domaine de la téléphonie mobile. Je suis finalement tombé sur le site web du projet Replicant et suis allé jeter un œil sur le canal irc du projet (#replicant sur irc.freenode.net) : j’y ai trouvé le développeur principal du projet, qui, connaissant très bien la question m’a exposé les différentes solutions existantes. J’ai opté pour le Neo FreeRunner, le téléphone « le plus libre » (100% de logiciel libre tournant sur le CPU) avec à la fois une communauté francophone et internationale dédiée au projet. Je l’ai utilisé comme téléphone principal mais l’ai endommagé (avec mon fer à souder) par mégarde , après de nombreux mois d’utilisation. Pour trouver un successeur, je suis revenu sur le salon IRC du projet Replicant pour finalement choisir un HTC Dream, sur lequel j’ai installé Replicant. J’ai ensuite commencé à vouloir aider au développement du projet, après avoir compilé mes premières images du système.

En effet, depuis que j’ai commencé à utiliser GNU/Linux, mon intérêt pour la programmation n’a cessé de croitre et j’ai finalement manipulé un certain nombre de languages : C, Perl, Javascript, Lua… Contribuer au projet Replicant m’a, entre autres, permis d’apprendre les bases de Git, de comprendre et modifier des drivers du noyau, de mettre en application très concrète mes connaissances en C…

Depuis plusieurs mois, je concentre mon attention sur le support du Nexus S, le dernier téléphone de Google/Samsung.

Présentation du projet Replicant

Le projet Replicant vise à produire un dérivé entièrement libre d’Android, le système d’exploitation destiné au matériel embarqué (et originellement aux téléphones) produit par l’« Android Open Source Project » (désigné par AOSP) , dirigé par l’« Open Handset Alliance », qui est menée par Google. La version d’Android telle que produite par l’AOSP contient du code provenant de divers horizons et distribué sous diverses licences : du code sous GNU GPL, du code sous BSD et par exemple pour ce qui a été écrit par l’AOSP, du code sous licence Apache 2. A l’exception de quelques micro-logiciels (firmwares), le code d’Android tel que fourni par l’AOSP est libre.

On peut donc télécharger ce code source, éventuellement retirer ces firmwares et le compiler afin d’obtenir un système totalement libre. Le problème principal ici est qu’une telle version d’Android serait absolument inutilisables sur un téléphone. Seul l’émulateur Android (celui présent dans le « SDK ») fonctionnerait sans poser de soucis.

En effet, la grande majorité des téléphones fonctionnant sous Android nécessitent, à un moment ou à un autre, des librairies, programmes ou firmwares non-libres. La quasi-totalité de ces composants non-libres touchent directement à la communication avec le matériel : du traitement des données en provenance des accéléromètres jusqu’au composant en charge de dialoguer avec le modem (ce qui gère toutes les fonctions liées à la téléphonie, à l’envoi des messages, à la connexion 3G, etc).

Le projet Replicant a donc deux objectifs :

  • fournir un système basé sur Android entièrement libre
  • écrire des remplacements aux composants non-libres afin de pouvoir utiliser le téléphone avec Replicant « pour de vrai ».

Chaque appareil ayant ses particularités, son propre matériel, il faut un noyau particulier par appareil, une image du système avec les librairies et les configurations adaptées par appareil, ce qui demande de faire le travail séparément pour chaque appareil : il n’y a pas de remplacement miracle qui marcherait avec tous les appareils Android d’un coup lorsqu’il s’agit de fonctions bas-niveau touchant au matériel. Ceci rend donc le travail très long et demande aussi au développeur de posséder chaque téléphone sur lequel il travaille.

L’état actuel du projet

Pour l’instant, le nombre de téléphones supportés par le projet Replicant est relativement réduit : en effet, seuls deux développeurs font partie du projet, mêmes si des aides extérieures sont souvent là pour participer au développement. A l’heure actuelle (fin 2011), les modèle suivants sont utilisables : HTC Dream, HTC Magic, Google Nexus One (nécessite des firmwares non-libres pour que l’audio fonctionne) et le Google Nexus S n’est pas encore prêt dans le sens où les fonctions liées à la téléphonie n’ont pas encore été libérées (mais le travail est en cours).

La liste plus détaillée des fonctionnalités présentes avec Replicant pour chaque téléphone est disponible sur cette page.

De plus, le projet dispose d’un site web, où sont postées les dernières nouvelles du projet, d’une liste de diffusion et d’un canal IRC.

Petit historique du projet

Replicant n’est pas un projet très ancien : démarré à l’été 2010 afin de rassembler plusieurs initiatives isolées visant à produire une version entièrement libre dérivée d’Android pour le premier « Google phone », le HTC Dream, le projet a vite abouti à l’écriture de code pour remplacer les parties non-libres : le premier composant non-libre à avoir été remplacé a permis à l’audio de fonctionner sans composants non-libres. L’idée de créer un dépôt libre d’applications, s’accompagnant d’un logiciel client pour Android (et donc Replicant) a également été envisagé assez rapidement, mais cette première tentative n’a pas abouti. Plus tard, le projet Fdroid viendra combler ce manque, fournissant un dépôt d’applications libres faisant directement office de remplacement à l’« Android market ». La partie gérant la communication avec le modem (dite « RIL ») a ensuite été remplacée par du code libre, rendant ainsi le téléphone utilisable. Une librairie pour le GPS a aussi été adaptée à partir de code libre destiné à un autre téléphone. L’horizon du projet s’est également élargie avec le début du port de Replicant sur le Nexus One, qui a d’ailleurs été offert au développeur principal par Google, preuve de leur intérêt ou curiosité pour le projet Replicant. Maintenant, c’est le Google Nexus S qui est en train d’être porté sur Replicant (mais aussi sur GNU/Linux, au sein du projet SHR).

Le problème des firmwares malveillants, ou le problème principal auquel Replicant ne peut pas apporter de solutions

Si nous nous efforçons de produire des remplacements libres pour la plupart des composants non-libres présents les version d’Android distribuées avec les téléphones, il y a certains composants qu’il nous est (pour l’instant) impossible de remplacer. C’est en effet particulièrement le cas de certains firmwares, tels que le logiciel (non-libre) qui est exécuté sur le modem. Aucun des développeurs du projet n’a les compétences techniques pour réaliser une alternative libre à ce composant et de toute façon, il ne serait pas légal d’exécuter un tel logiciel sur les réseaux des opérateurs. En effet, ceux-ci ne seraient pas certifiés. Le seul projet de remplacement libre du logiciel contenu dans le modem se nomme OsmocomBB et devrait fonctionner sur un nombre très réduit de téléphones, incluant le Neo FreeRunner (qui n’a par défaut pas de logiciel libre sur le modem mais bien un logiciel propriétaire). Pour plus de détails, reportez-vous à la page présentant les aspects légaux du projet.

Si le logiciel exécuté sur le modem est forcément non-libre, alors tout ce qui est connecté directement au modem est nécessairement compromis : si le GPS est attaché au modem et non au processeur principal, le GPS est contrôlé par un logiciel non-libre qui, s’il gère par exemple également la connexion de données (3G), ce qui est le cas pour un modem, pourra éventuellement recevoir ou envoyer des informations obtenues du GPS, telles que la position très précise de l’utilisateur, à tout moment et sans aucun contrôle possible de la part de l’utilisateur. Ainsi, si le matériel est fait d’une telle sorte, utiliser Replicant sur le processeur n’aidera pas à solutionner ce genre de problème.

Un des freins majeurs au développement de Replicant : l’incapacité d’installer une image non-officielle d’Android sur beaucoup de téléphones

En effet, un nombre très important (pour ne pas dire la majorité) des téléphones Android n’offrent aucun moyen à l’utilisateur d’installer un système non-officiel sur son téléphone. Comme s’il était interdit et impossible de changer le système d’exploitation de son ordinateur. Toutefois, sur certains téléphones, il est possible, d’une manière ou d’une autre, de permettre à l’utilisateur de replacer son système actuel par une autre version, pas nécessairement officielle, d’Android. Cette pratique s’appelle le « rooting » du téléphone. Il s’agit généralement d’exploiter une faille de sécurité présente sur le système Android afin d’obtenir les droits root et ainsi de pouvoir écrire un petit logiciel qui permettra par la suite de remplacer le système d’exploitation du téléphone. D’autres méthodes de « rooting » du téléphone consistent à modifier le chargeur de démarrage (dit « bootloader ») du téléphone afin que celui-ci propose l’installation de nouvelles images (il s’agit des fichiers contenant le système Android, le noyau, etc). Alors que la première technique est souvent sans danger, même si elle va dans la plupart des cas rompre la garantie, la seconde technique peut rendre le téléphone inutilisable : si le chargeur de démarrage est altéré au point de ne plus pouvoir fonctionner, le téléphone ne démarrera plus. Ceci n’est, dans la plupart des cas, pas irréversible mais demandera un matériel adapté et une connaissance spécifique pour remettre le téléphone en état.

Toutefois, la plupart des constructeurs réalisent maintenant qu’il est dans leur intérêt de proposer des chargeurs de démarrage permettant d’installer d’autres systèmes d’exploitation, et encouragent parfois le développement de tels systèmes. Le projet CyanongeMod[1], dérivé d’Android et sur lequel Replicant se base en est un bon exemple : plusieurs constructeurs tels que Samsung ou Sony Ericsson sont en effet très favorables au développement de CyanogenMod pour leurs téléphones (même s’il ne s’agit pas encore de vendre des téléphones avec CyanogenMod pré-installé).

De plus, les « Google phones », le T-Mobile G1, le Nexus One et le Nexus S sont eux-aussi munis d’un chargeur de démarrage permettant l’installation de systèmes non-officiels.

Notes

[1] CyanogenMod est un fork d’Android : des modifications sont apportées aux sources d’Android telles que mises à disposition par l’AOSP ainsi que le support pour tous les téléphones qui ne sont pas des « Google phones » (le code de l’AOSP ne couvre que les Google phones). Replicant est lui-même un fork de CyanogenMod et profite ainsi des améliorations apportées par ce projet.




Lao Tseu l’a dit : il faut trouver la libre voie

Après avoir été longtemps réticent (crainte du burnout oblige), j’ai enfin activé mon compte Twitter/Identica personnel, il y a un mois de cela.

Je dois reconnaître que c’est un univers intéressant, même si l’on se prend un peu trop vite au jeu (au jeu de go, au jeu de l’ego) et que c’est nécessairement du temps pris sur autre chose, autre chose de plus collectif par exemple.

Toujours est-il que j’ai fait un test de tradaction éclair hier soir en plein milieu de la nuit et que j’ai été passablement étonné que tout soit bouclé quelques 20 minutes plus tard !

Comme quoi on peut facilement retrouver du collectif en faisant un petit détour individuel… (et merci à mes oiseaux de nuit !)

Vous me direz que l’article à traduire n’était pas bien long et vous aurez raison. Quant à savoir s’il était intéressant, je vous laisse seul(e) juge 🙂

Il s’agit en l’occurrence d’une sorte de profession de foi du site OpenSource.com[1].

Christina Hardison - CC by-sa

La voie de l’open source

The open source way

(Traduction Framalang : Valentin, Frédéric, Kamui57 et Fs)

Nous avons ouvert le site opensource.com parce que nous croyons que la voie de l’open source peut changer notre monde de même qu’elle a changé la production de logiciels. La voie de l’open source est définie par plusieurs principes, sur lesquels se fonde opensource.com :

1. Nous croyons en un échange libre.

Nous apprenons beaucoup plus les uns des autres lorsque l’information est ouverte. Il est crucial d’échanger librement ses idées pour créer un environnement dans lequel les gens peuvent apprendre et s’emparer d’informations existantes pour créer de nouvelles idées.

2. Nous croyons en la puissance de la participation.

C’est lorsque nous sommes libre de collaborer que nous créons. Nous pouvons résoudre des problèmes que personne ne serait capable de résoudre par lui-même.

3. Nous croyons en la mise en pratique rapide.

Mettre rapidement un prototype en pratique peut conduire à des échecs tout aussi rapides, mais c’est ainsi que l’on trouve de meilleures solutions plus rapidement. Lorsque l’on est libre d’expérimenter, on peut regarder les problèmes sous d’autres angles et chercher des réponses dans d’autres domaines. On peut apprendre en pratiquant.

4. Nous croyons en la méritocratie.

Dans une méritocratie, les meilleures idées l’emportent. Dans une méritocratie, tout le monde a accès à la même information. Seul un travail de qualité permettra à certains projets de décoller et de rassembler les efforts de la communauté.

5. Nous croyons en la communauté.

Les communautés se forment autour d’un objectif commun. Elles assemblent des idées diverses et mettent le travail en commun. Unie, une communauté globale peut produire davantage qu’un individu unique quel qu’il soit. Elle démultiplie l’effort et met en commun le travail. Ensemble, nous pouvons accomplir davantage.

Notes

[1] Crédit photo : Christina Hardison (Creative Commons By-Sa)




Levons le tabou du stress, surmenage et burnout au sein des communautés

Perry McKenna - CC byVoici un sujet dont on parle trop peu parce que ceux qui en sont victimes pratiquent souvent le déni et n’aiment pas apparaître vulnérables aux yeux de leurs pairs.

Quitte à ce que cela craque complètement un jour et qu’il n’y ait plus d’autre issue que de disparaître momentanément (ou pire définitivement) de la circulation.

Il s’agit du phénomène de burnout que Wikipédia traduit par syndrome d’épuisement professionnel[1].

Il touche également les associations et l’activité bénévole car c’est avant tout d’un trop plein de travail et de responsabilités dont il est question. Et tous ceux qui me connaissent d’un peu près savent que j’en suis parfois passé par là au sein de Framasoft.

Parce que, oui, le Libre n’est pas épargné. Il serait même, à parcourir la traduction ci-dessous, parmi les plus durement touchés, à cause des ses spécificités mais aussi parce qu’Internet, aussi pratique soit-il, peut parfois manquer de patience, d’attention et de bienveillance.

Un article qui cherche à mieux comprendre pour mieux prévenir.

Et n’hésitez pas à laisser votre témoignage dans les commentaires, histoire de libérer aussi la parole et aider ceux qui sont susceptibles de tomber dans ce piège que l’on se fabrique presque toujours tout seul.

Remarque : Nous avons choisi de traduire systématiquement ci dessous « burnout » par « surmenage », même si le mot anglais commence à se diffuser chez les francophones et évoque mieux le processus d’aller au bout de ses forces en épuisant ponctuellement ou durablement toute son énergie.

Linus Torvalds et d’autres à propos du surmenage dans les communautés

Des développeurs open source parlent du stress des codeurs dans le monde de Linux.

Linus Torvalds and Others on Community Burnout

Bruce Byfield – 30 août 2011 – Datamation
(Traduction Framalang : Yonnel, Deadalnix, Mammig2, Martin, Raphaelh, Penguin)

Traînez autant de temps que vous le voudrez dans la communauté du libre et de l’open source, et vous ne manquerez pas de rencontrer des exemples de surmenage. Un collègue prend trop de choses à sa charge, et d’un coup il ne travaille plus, avec de moins bons résultats.

Il a du mal à se concentrer sur son travail. Il néglige sa vie privée. Face aux contestations, il est sur la défensive et devient étrangement agressif. Et pour finir il s’en va, pour souvent ne jamais revenir.

Le surmenage n’est pas l’apanage de la seule communauté linuxienne, bien entendu. Et pourtant ce problème semble toucher la communauté telle une épidémie, et ses membres semblent réticents à en parler en public.

Selon le « community manager » d’Ubuntu Jono Bacon et la journaliste et contributrice d’Ubuntu Amber Graner, qui donnent des conférences adaptées de « The Burnout Cycle » d’Herbert Freudenberger et Gail North, les gens les contactent par la suite en privé pour parler de leur propre expérience de surmenage.

Et de même, la contributrice au noyau Linux et co-fondatrice d’Ada Initiative, Valerie Aurora, se rappelle d’une discussion avec une douzaine de femmes activistes dans les nouvelles technologies, où elles ont découvert que toutes étaient soit en surmenage, soit en train de s’en remettre, soit l’avaient été.

Personne ne semble être à l’abri, pas même Linus Torvalds. Bien qu’il commence par dire « je n’ai jamais vraiment été victime de surmenage », il en vient ensuite à parler d’une situation qui a tout des premiers stades du surmenage :

« Nous avions de très grosses disputes vers 2002 (cf « Linus ne sait pas ce qu’il demande »), je posais des patches à droite et à gauche, et ça ne marchait pas vraiment. C’était pénible pour tout le monde, à commencer par moi.

Personne n’aime la critique, et il y avait beaucoup de descentes en flèche. Et comme ce n’était pas un problème strictement technique, on ne pouvait pas identifier un patch et dire « hé, regardez, ce patch améliore de 15 % la vitesse » ou autre chose du genre : il n’y avait donc pas de solution purement technique. À la fin, la solution était de meilleurs outils et une charge de travail mieux répartie ».

Quelle est la cause du surmenage, en particulier dans la communauté du libre ? Que faire pour l’éviter, à la fois individuellement et au niveau de la communauté ? Ces questions, de plus en plus de leaders du logiciel libre ont du mal à y répondre. Le surmenage commence seulement à être reconnu comme un problème sur lequel se pencher.

Les origines du surmenage

L’organisation dans le libre rend les membres de la communauté particulièrement exposés au stress. Selon Bacon, les contributeurs étant répartis autour de la planète et certains étant volontaires, chacun doit alors gérer lui-même sa charge de travail.

Mais lorsque quelqu’un peut travailler n’importe où sur un projet à n’importe quelle heure, fixer des limites devient alors ardu. Comme pour un jeu de simulation en temps réel, il n’y a pas de moment idéal pour arrêter. En réalité, à cause des réponses instantanées qui sont la norme sur Internet, certains peuvent s’agacer de ne pas voir les autres immédiatement disponibles.

Le stress peut augmenter car la première génération des membres de communautés sont maintenant largement d’âge mûr, et certains commencent à avoir des difficultés à travailler aux heures auxquelles ils étaient habitués, que ce soit dû à la fatigue ou aux obligations familiales.

D’autre part, selon Graner, certains membres de communautés ajoutent une couche à leur stress en prenant davantage de travail pour se prouver quelque chose à eux-mêmes. Elle observe, par exemple, que chez Ubuntu, ceux qui ne font pas de développement peuvent se sentir moins impliqués dans le projet que les développeurs, ou prennent davantage de responsabilités dans l’espoir que leurs sacrifices soient payants et qu’ils puissent accompagner les développeurs à l’Ubuntu Developer Summit.

« Ils pensent que s’ils n’en font pas toujours davantage et ne deviennent pas cette super personne de la communauté, alors les gens penseront qu’ils n’en font pas assez », affirme Graner.

Pourtant, comme le fait remarquer Torvalds, le surmenage n’est pas uniquement lié au stress. « Personnellement les grosses engueulades ponctuelles ont tendance à me plaire et à me gonfler à bloc », affirme-t-il. « Cela peut être stressant, mais ça peut être aussi revigorant, et je pense même que, sans ces éruptions occasionnelles, votre projet a tendance à s’endormir, ou alors c’est que vous n’y croyez plus assez. »

Cependant il ajoute: « mais le stress continuel peut aussi être vraiment usant. Pour moi, ça a toujours été plus ou moins un problème de gestion du flux de travail. Le stress vient du manque d’énergie suffisante (ou du nombre d’heures dans une journée) pour faire ce que je dois faire. C’est donc pour ça, au niveau du noyau Linux, que je pense que les gros moments de stress ont toujours tourné autour de problèmes d’organisation du flux de travail. »

Bacon perçoit le surmenage de manière similaire, en le définissant ainsi : « vous cumulez le stress des jours précédents, et cela augmente jusqu’à ce que vous ne puissiez plus le surmonter. »

À l’opposé, l’ancien leader de la communauté Fedora Paul Frields voit l’origine du surmenage dans les interactions dans un groupe :

« Les gens n’ont pas tous les mêmes attentes. Celle par exemple d’aspirer à ce que les autres membres de l’équipe aient le même degré d’implication que vous, sans tenir compte des capacités, du temps disponible ou des situations personnelles des autres. Ou peut également souhaiter, consciemment ou non, que tout le monde adore et adopte votre nouveau concept original et radical là, maintenant, tout de suite. Si ces attentes ne se concrétisent pas, et que vous continuez à ruminer longtemps là-dessus, il y a de très fortes chances pour que vous soyez bientôt en surmenage. »

Une autre source possible de surmenage pour les femmes en particulier est leur sous-représentation dans la communauté. Selon le projet, les femmes représentent en général de un à cinq pour cent de la communauté. Non seulement doivent-elles subir les remarques sexistes, les présentations pornographiques, voire une hostilité pure et simple, mais elles ont le sentiment de se retrouver tout de suite en situation de faire leurs preuves – tout autant par rapport aux femmes déjà présentes que par rapport à la majorité masculine.

« C’est un peu comme à l’armée », dit Graner, qui a participé à la première guerre du Golfe. « Vous devez en faire dix pour cent de plus que n’importe qui d’autre pour être perçue comme aussi bonne qu’eux. »

Pour celles qui essaient vraiment de changer cette culture, le stress est encore plus intense. « Il y a tout simplement trop peu de femmes dans l’open source pour assumer tout le travail à faire de ce côté-là », constate Aurora. « Un seul pour cent au sein d’une communauté et c’est déjà mathématiquement le surmenage assuré. Vous êtes en situation précaire, vous recevez plein de messages disant que vous n’êtes pas à votre place, Vos heures et vos heures de temps libre pour ce militantisme n’y changeront rien. Vous vous en voulez de ne pas faire du code, et d’avoir des doutes tout court. »

De plus il n’y souvent qu’une seule figure de proue du féminisme à la fois. « Vous devenez une cible de choix pour les critiques et les menaces », explique Aurora. « Vous en payez sacrément le prix. À chaque fois que quelqu’un devient la représentante de la cause des femmes dans l’open source, sa carrière en pâtit. »

Pour compliquer encore les choses, tous genres confondus, le surmenage est un mal difficile à diagnostiquer ou à admettre. « On distingue fort bien les symptômes chez les autres sans nous apercevoir que bien souvent c’est notre propre reflet que l’on regarde », dit Graner. « Et comme le mot surmenage a souvent une connotation péjorative cela ne pousse pas à la confidence. »

Un tel déni est surtout fréquent chez les leaders en surmenage, soit parce qu’ils se considèrent essentiels, soit parce qu’ils ont plus l’habitude de venir en aide plutôt que d’avoir besoin qu’on les aide eux-mêmes. Mais dans tous les cas ce déni ne fait qu’aggraver la situation en rendant les gens plus réticents à faire ce qu’il faut pour s’en sortir.

Traiter le surmenage

Torvalds suggère que, pour lui, la clef pour se remettre d’un surmenage est :

« d’apprendre à laisser aller les choses. Si l’on ne le fait pas pour l’ensemble du projet, il faut au moins ne plus essayer de le contrôler entièrement. Avec le noyau Linux, je pourrais être le mainteneur principal, mais je fais simplement confiance aux autres pour faire ce qu’il faut. Il y a toujours des parties du projet que je suis de très près, mais même pour celles-ci, je suis vraiment content quand des personnes à qui je fais confiance font le travail à ma place.

Sinon, abandonnez purement et simplement le projet. C’est ce que j’ai fait pour git (le logiciel de gestion de versions décentralisée) : ça me plaisait vraiment, mais il me semblait aussi ne pas pouvoir prétendre être le mainteneur à plein temps dont le projet avait besoin. Et j’ai vraiment été ravi de trouver un très bon mainteneur (Junio Hamano). Cela restait quelque part mon bébé, mais en même temps, le mieux pour git était que quelqu’un d’autre le gère ».

Bien sûr, comme l’ajoute Torvalds, « les gens semblent parfois avoir du mal à lâcher prise, moi y compris. »

Pour répondre à la résistance naturelle au lâcher prise, Frields suggère: « il vous faut la volonté de faire un examen de conscience, de vérifier votre équilibre et votre capacité à vous engager pleinement pour votre accomplissement. Et plus de la volonté, il vous faut réellement et en toute conscience prendre effectivement le temps de le faire. »

Bacon est encore plus précis. En partant de sa propre expérience de surmenage, qui s’est produite environ un an après avoir rejoint Canonical, il a beaucoup réfléchi à la façon d’organiser une vie équilibrée qui pourrait le rendre, lui et d’autres, plus résistants au surmenage.

Ne pas être célibataire est une des meilleures garanties contre le surmenage, selon Bacon, mais il fait remarquer que même les célibataires peuvent passer une soirée loin de la communauté et prendre du bon temps avec des amis. Il suggère également d’avoir d’autres activités (pour Bacon, c’est de faire de la musique avec son groupe Severed Fifth), de faire du sport régulièrement, de suivre un régime plus sain et moins calorique.

Dans ce régime, il préconise de réduire la dose de caféine, à laquelle de nombreux membres de la communauté sont littéralement accros ; Bacon lui-même décrit le sevrage de ses six canettes de Coca par nuit, avec tous les vomissements et les tremblements que cela a entraîné, comme « une des expériences les plus affreuses de ma vie », et fait figurer la restriction de caféine en haute place parmi les changements mis en place pour réduire les probabilités de surmenage.

Le surmenage peut aussi être régulé à l’intérieur de la communauté, en créant une culture commune qui rencontre l’adhésion de tous. Une culture où, selon les termes de Graner, « si vous n’êtes pas à cent pour cent, alors vous ne nous rendez pas service », et où l’on vous encourage à prendre régulièrement des pauses réparatrices et salvatrices.

Graner suggère également que le travail au sein du logiciel libre « doit être un effort collectif pour qu’aucune personne ne soit responsable de l’ensemble ». En se basant sur son expérience personnelle dans l’armée, elle conseille à chacun d’apprendre, ou tout du moins d’avoir de sérieuses notions, sur la fonction et le rôle des autres participants au projet. Une telle rotation a le mérite de réduire la tendance à se sentir indispensable, et propose une diversité qui peut aider à diminuer toute sensation de surmenage. Cela implique qu’en cas de surmenage d’une personne, les autres membres du projet puissent en reprendre les rênes et les responsabilités avec un minimum d’adaptation.

Graner suggère aussi que les rôles d’un projet soient clairement définis, ce qui arrive rarement dans un projet distribué qui compte un grand nombre de bénévoles. De cette façon, les personnes seront moins susceptibles de prendre de nouvelles responsabilités.

À ces suggestions, Aurora ajoute que le surmenage peut aussi être atténué par « des expressions personnalisées de soutien venant de différentes personnes – envoyer un email qui dit je pense que tu fais un très bon travail, et que tu as raison peut souvent faire la différence ». En fait, Aurora explique que « n’importe quelle forme de reconnaissance » peut aider :

« Cela paraît trivial, mais toute forme de surmenage vient en partie du sentiment que ce que vous faites est insignifiant et n’est pas apprécié à sa juste valeur. Je pense qu’Internet est malheureusement un lieu propice à vous donner l’impression que ce que vous faites n’est pas apprécié. Les personnes critiques, voire mesquines, sont apparemment plus enclines à envoyer des reproches que les gentilles à formuler des remerciements, et l’absence de visages humains ou d’intonations de voix rend les incompréhensions courantes ».

Aurora cite sa propre expérience de mise en place, dans le cadre de son travail, d’une politique anti-harcèlement lors des conférences, entreprise dans un moment de quasi-surmenage, et qui a été accueillie avec tellement d’emails d’encouragement qu’elle aurait pu « en pleurer de joie ». Ce soutien aura été une reconnaissance fondamentale à un moment crucial de sa vie.

Notons enfin le rôle important qu’ont les leaders de communautés pour améliorer les situations. Bacon suggère qu’un dirigeant ayant « un engagement quotidien au sein de sa communauté » est le mieux placé pour remarquer des signes de surmenage.

Bacon suggère également d’engager autour du surmenage une discussion franche et sincère, mais qui apporte également concrètement du soutien, quitte à proposer à certains de prendre un congé ou de réduire les responsabilités. Cette discussion devrait se faire en face à face si possible, au pire par téléphone, mais jamais par email ou chat, car le manque de signaux non-verbaux peut conduire à des incompréhensions, en particulier pour quelqu’un qui se sent déjà inadapté à son travail. Pendant cette conversation, le leader de la communauté doit bien faire comprendre qu’il n’est pas en train de réprimander, mais plutôt de donner impressions et suggestions dans l’intérêt de tous. Si nécessaire, on peut adoucir la perception de cette discussion en encourageant la personne à qui l’on parle à effectuer le même type d’intervention si le leader de communauté venait lui aussi à montrer des signes de surmenage.

Préparer le retour

Tout comme le surmenage n’a pas de cause unique, il n’y a pas de remède rapide, unique et miracle pour l’éviter ou le soigner. Cela signifie qu’il est difficile de prédire si les victimes du surmenage pourront surmonter leurs problèmes et revenir ou si elles vont simplement disparaître de la communauté. D’autant que l’on commence tout juste à accepter d’en parler explicitement et à étudier des stratégies de prévention.

En se rappellant son propre surmenage, Graner raconte : « mon surmenage n’est pas arrivé du jour au lendemain, pas plus que le retour. Il y a eu des moments où je me disais que si je ne revenais pas, si je ne reprenais pas toutes mes activités précédentes, j’aurais échoué. Mais personne ne le pensait sauf moi. J’étais la seule qui me faisait des reproches, à me mettre ainsi la pression. J’ai été obligée de me dire : « non, tu n’es pas en situation d’échec, au contraire tu es désormais plus responsable. »

La bonne nouvelle, c’est que ceux qui reviennent d’un surmenage ont souvent une conscience plus aiguë de ce qui s’est mal passé, et éviteront plus facilement un nouveau surmenage. « Une fois que vous avez subi un surmenage total, vous êtes mieux à même de prévenir le prochain et modifier avant votre comportement en conséquence », explique Graner. Une telle prise de conscience représente sûrement l’une des armes les plus efficaces contre le surmenage, car ces personnes reviennent mettre en pratique et témoigner de ce qu’elles ont appris de cette difficile expérience.

Notes

[1] Crédit photo : Perry McKenna (Creative Commons By)




Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Bonjour tout le monde,

Ceux et celles pour qui ces chroniques Librologiques sont d’une lecture un peu aride (c’est également mon cas, le croiriez-vous), seront peut-être rassurés de savoir que l’épisode d’aujourd’hui termine (provisoirement) l’approche quelque peu théorique entamée avec l’épisode 3, intitulé La Revanche des… Ah non, attendez que je m’y retrouve — j’y suis : User-generated multitude, c’est cela.

Dans l’épisode d’aujourd’hui, donc, je vous propose de revenir sur les pratiques culturelles sous licences Libres, leur utilité et l’adéquation ou non de celles-ci (les licences Libres) pour celles-là (les pratiques culturelles, faut suivre aussi)[1]. Plus que jamais, les commentaires sont là pour recueillir vos réactions, réflexions, témoignages et — ô surprise — vos commentaires.

Bonne lecture !

Valentin Villenave

Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Peut-on appliquer les licences Libres aux œuvres de l’esprit ?

(C’est-à-dire, étendre les modèles de licences alternatives, autorisant la libre diffusion voire la modification des œuvres, au-delà des seuls logiciels Libres ?)

C’est une question récurrente sur les forums et listes électroniques Libristes.

Une question que l’on n’amène en général pas frontalement, mais que l’on va glisser au détour d’une phrase — on la trouvera d’ordinaire introduite par des marqueurs tels que « je ne suis pas sûr que », « reste à savoir si », « il ne me semble pas évident », etc. — quand on n’entre pas directement dans l’attaque peu subtile « vous voulez obliger les artistes à publier sous licences Libres (et donc, à crever de faim) ? C’est du stalinisme pur ! ».

Une question sur laquelle, naturellement, chacun a peu ou prou son opinion pré-établie. Nul besoin d’argumenter, de réfléchir ou de démontrer.

C’est que cette question n’en est, évidemment, pas vraiment une.

C’est un troll.

Paul Scott - CC by-sa

J’ai déjà tenté ailleurs — longuement — de me pencher sur cette question, dans l’espoir de tordre le coup définitivement à ce serpent de mer trolloïde du milieu Libre. Cependant il me semble intéressant de prendre le temps de critiquer le point de vue selon lequel les licences Libres ne devraient convenir qu’aux programmes informatiques, et notamment d’examiner quels idéologèmes le sous-tendent. En effet, Libriste ou non, nul n’est à l’abri de ses propres préjugés, au premier rang desquels cette mythologie déjà évoquée qui consiste à voir en l’œuvre d’art un objet échappant aux contingences ordinaires, et en l’artiste-créateur (pour peu qu’il soit professionnel, bien sûr) un être en marge des exigences sociales.

D’un point de vue légal et pratique, pourtant, bien peu de choses distinguent un programme informatique de tout autre contenu immatériel : un logiciel est une œuvre de l’esprit soumise à la « Propriété Littéraire et Artistique » — encore une distinction arbitraire, au demeurant, qu’il conviendrait de mettre en question. Et un nombre croissant d’artistes s’expriment d’ailleurs au moyen d’outils informatiques qui les amènent parfois à créer de véritables « programmes », au sens strict. (Des pratiques artistiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.)

Pourquoi, dès lors, séparer arbitrairement ces œuvres de l’esprit en, d’un côté, l’art, de l’autre les logiciels ? Certes, il peut arriver que les « œuvres d’art » posent des contraintes inédites aux licences, et nécessitent quelques adaptations juridiques (c’est le propos des licences Creative Commons, dont j’ai parlé ailleurs, et de la licence Art Libre qui, nous le verrons plus bas, est timidement recommandée par le projet GNU). Mais le principe de base reste le même, et il a été établi que les libertés garanties à l’utilisateur de logiciels peuvent se transposer aisément à l’amateur d’art.

Ce qui sous-tend en fait cette dichotomie arbitraire, c’est le « bon sens » ordinaire par lequel tout un chacun délimite sa conception de l’art. Les bouleversements artistiques du XXe siècle semblent avoir quelque peu mis à mal les critères traditionnels d’appréciation du public : peut-on encore dire que « l’art, c’est ce qui plaît » après Picasso ? Que « l’art, c’est ce qui est original » après l’urinoir de Duchamp ou les boîtes de soupe de Warhol ? Peut-on encore définir l’art par la « légitimité » sociale de son auteur, après le Coucher de soleil sur l’Adriatique peint par l’âne Lolo (sic) ?

Boronali - Coucher de Soleil sur l'Adriatique - Wikimedia Commons CC by-sa

Reste un critère auquel se raccrocher (voire se cramponner, d’autant plus fermement que tous les autres sont en déroute) : celui de l’utilité. Une œuvre d’art, nous dit le bon sens ordinaire, n’est pas quelque chose dont on se sert pour accomplir telle ou telle tâche. Cette position est également celle de la Loi, qui depuis deux ou trois siècles oppose à l’Art (absolu) les « arts utiles », c’est-à-dire inventions et méthodes de fabrication. Il sera donc communément admis que l’art « noble », digne de respect, se doit d’être inutile : méprisons donc de bon cœur les fanfares ou la musique militaire (fusse-t-elle de Schubert), et les berceuses que l’on chante aux enfants.

Mais cette fois, c’est le reste de la vie qui revient en contrebalance : parmi tous les objets dont nous faisons « usage », combien sont, de facto, indispensables ou simplement, objectivement utiles ? Une large part des logiciels installés sur nos ordinateurs, par exemple, ne sont ni strictement nécessaires ni même utiles (jusqu’à l’absolument inutile). Ainsi, les jeux vidéo sont apparus exactement en même temps que les ordinateurs. Sans même aller jusque là, n’importe quelle interface moderne comporte une majorité d’éléments qui n’ont pour seule raison d’être, que de plaire. Si les logiciels servent à se divertir, et le design à plaire, il n’y a alors plus aucune raison pour considérer l’informatique différemment de, par exemple, la musique : de même que le comte Kayserling commanda à Bach des variations pour clavecin afin de l’aider à dormir la nuit, le citoyen moderne se laissera bercer par les moutons électroniques de son économiseur d’écran.

C’est donc dire, d’une part, que le critère d’« utilité » n’est pas un commutateur binaire, mais plutôt un axe linéaire sur lequel existent une infinité de degrés, et d’autre part que, quand bien même l’on tracerait une barrière nette, l’on serait surpris de voir que ce qui « tombe » d’un côté ou de l’autre n’est pas nécessairement ce à quoi l’on s’attendrait. J’irai même jusqu’à affirmer que le geste du programmeur n’est ni moins technique, ni moins intrinsèquement chargé d’expressivité, ni moins ontologiquement digne d’admiration ou de terreur, que celui de l’« artiste » ; la seule distinction de l’artiste (au sens bourdieusien du terme) est d’ordre social, et nous avons vu combien cette quantification est illusoire.

De même, l’opinion « naturelle » qui consiste à voir en l’Œuvre d’Art un objet achevé, signé et sacré, là où l’objet utilitaire (et tout particulièrement le programme informatique) est un objet transitoire, temporaire, criblé de défauts et dont on s’empressera de se débarrasser pour en obtenir une nouvelle version, plus récente, plus aboutie, en attendant encore la prochaine, cette vision disais-je, est éminemment liée à notre contexte historique : en-dehors de notre société occidentale de ces cinq ou six derniers siècles, les pratiques culturelles et rituelles ne sont pas nécessairement distinctes, et il est bien rare pour un « auteur » d’éprouver le besoin de signer individuellement son œuvre ; en retour, dans notre monde post-industriel (ou pleinement industriel, si l’on suit Bernard Stiegler) où l’artisan n’est plus qu’un souvenir, il est communément admis que tout objet utilitaire est le fruit du travail indistinct d’une légion d’ingénieur anonymes, et l’on se souciera bien peu de savoir si le logiciel que l’on utilise a un ou plusieurs auteurs. Si l’informatique a tout de même produit des noms célèbres, c’est avant tout par ce processus de « mythification » qu’est le star-system : Bill Gates ou Steve Jobs fascinent davantage pour leur success-story que pour leur travail technique, et de son côté le mouvement Libre cherche en ses grands informaticiens des héros (Linus Torvalds) ou, si l’on peut dire, des hérauts (Richard Stallman ou Sir Tim Berners-Lee) — ce que je décrivais précédemment sous le terme de « culte ».

Unicité de l’auteur, singularité sociale de l’artiste, intégrité de l’œuvre : autant de notions historiquement datées — et qui, même d’un point de vue historique, s’avèrent bien illusoires : aussi loin que nous puissions regarder, les artistes ont toujours dû s’adapter aux goûts du public, aux contraintes économiques ou politiques, et partager avec leur contemporains la paternité de leur travail. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder l’exemple des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, s’ils signaient certainement leurs œuvres, ne se privaient pas d’emprunter ici et là — quand ce n’était pas les interprètes eux-même qui ré-arrangeaient ou faisaient réécrire certains passages ! J’ai également tenté d’expliquer que les musiciens d’antan que nous révérons aujourd’hui comme des génies intemporels, n’avaient probablement pas de préoccupations d’une autre hauteur que les faiseurs-de-culture d’aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, le cinéma nous rappelle de façon éclatante combien l’élaboration d’une œuvre est une production, ici au sens industriel du terme — au point que même Fox News en vient à s’alarmer de la prolifération des franchises et autres remakes : nous attendons le prochain James Bond comme la prochaine version de tel jeux vidéo ou système d’exploitation, en espérant qu’il sera encore plus plaisant et nous en donnera davantage pour notre argent. C’est ignorer que trois siècles plus tôt, le public britannique de Händel attendait probablement de la même façon son prochain oratorio !

Signe ultime de cette industrialisation de la culture, que nous avons déjà présenté : les mêmes industriels qui érigent les « créateurs » en figures sacrées, s’empressent dans un même mouvement de réduire leur production à sa simple quantification marchande sour le terme « contenu », qui peut désigner indifféremment des films, des pistes musicales ou des images, en un mot, tout ce que l’on nous peut vendre, littéralement, au poids.

Mouton Mouton - Art Libre

Il y a quelque chose de paradoxal à constater que, même parmi les Libristes les plus endurcis, ceux-là même qui encouragent les informaticiens et chercheurs à publier sous licences Libres le fruit de leur travail, n’ont pas la même attente (voire exigence) de la part des auteurs et artistes. Sur le site gnu.org déjà mentionné, Richard Stallman lui-même indique :

Nous n’adoptons pas le point de vue que les œuvres d’art ou de divertissement doivent être Libres ; cependant si vous souhaitez en libérer une nous recommandons la Licence Art Libre.

Une autre page reprend même à son compte le critère d’utilité que j’évoquais plus haut :

Les œuvres qui expriment l’opinion de quelqu’un — mémoires, chroniques et ainsi de suite — ont une raison d’être fondamentalement différente des œuvres d’utilité pratique telles que les logiciels ou la documentation. Pour cette raison, nous leur demandons des autorisations différentes, qui se limitent à l’autorisation de copier et distribuer l’œuvre telle-quelle.

La licence Creative Commons Attribution-Pas d’œuvres dérivées est utilisée pour les publications de la Free Software Foundation. Nous la recommandons tout particulièrement pour les enregistrements audio et/ou vidéo d’œuvres d’opinion.

Nous avons pourtant vu que Stallman a très tôt compris l’importance potentielle des licences Libres au-delà du code informatique, et se plaît à définir le mouvement Libre comme un mouvement social, politique ou philosophique ; cette soudaine timidité lorsqu’il s’agit de l’art n’en est que plus surprenante — et n’a pas manqué d’être pourfendue par ceux et celles qui aspirent à un mouvement Libre digne de ce nom dans les domaines culturelles.

L’hypothèse que je pourrais formuler, est que rms n’est tout simplement pas intéressé par l’art. La culture « de divertissement » l’intéresse probablement, ainsi que la littérature qu’il nomme « d’opinion » ; cependant, difficile de se défaire de l’impression que ces formes intellectuelles dépourvues « d’utilité pratique » lui semblent, somme toute, subalternes. Si rms a — quoique tardivement — pris conscience des dangers que pose à la démocratie la répression de la libre circulation des œuvres, le point de vue des artistes eux-même lui demeure clairement étranger.

Peut-être est-ce là le plus grand échec du mouvement Libre : de n’avoir pas, de lui-même, dépassé plus tôt les frontières de l’informatique et de cette absurde notion d’utilité. Comme me l’exposait tout récemment Mike Linksvayer lui-même, il est presque honteux qu’aient dû se développer, avec quinze ans de retard, des licences spécialement pensées pour l’art et la culture, au lieu d’une simple évolution de licences logicielles telles que la licence GPL. Ce décalage d’une ou deux décennies vis-à-vis de l’informatique Libre est, encore aujourd’hui, un des (nombreux) handicaps dont souffre le monde culturel Libre.

Paul Downey - CC by

Le milieu des licences Libres est donc encore largement déconnecté des milieux artistiques. Les Libristes eux-mêmes sont en général nettement plus familiers de l’informatique que des pratiques culturelles (particulièrement « classiques », j’y reviens plus bas) ; leurs modes de consommation culturelle sont plus tournés vers la culture de masse — où l’on ignore notoirement toute possibilité de licences alternatives — que vers la création artistique ou la culture classique. Ceux-là même qui veillent à n’installer sur leurs ordinateurs que des logiciels Libres (à quelques éventuels compromis près), sont à même de faire une consommation immodérée de « contenus » propriétaires — la culture geek étant d’ailleurs presque entièrement construite sur un patrimoine non-libre : Le Seigneur des anneaux, Star Trek, La Guerre des étoiles, Le Guide du routard galactique

Pour certains, il y a là une évidence décomplexée : de toute façon, les œuvres d’art n’ont pas à être sous licences Libres, ce n’est pas fait pour cela. Pour d’autres au contraire, c’est un état de fait presque honteux : l’on ne demanderait pas mieux que de pouvoir n’écouter que de la « musique libre », par exemple, mais les œuvres existantes sont tellement peu connues / difficiles d’accès / introuvables / pauvres… Reproches d’ailleurs partiellement mérités (nous y reviendrons) — et qui auraient aussi bien pu, au demeurant, être adressés aux logiciels Libres eux-même il y a une quinzaine d’années.

Peut-être est-ce, au moins en partie, pour expier cette mauvaise conscience que ce même public Libriste se rue sur quelques œuvres ou sites web culturels publiés sous licences alternatives : les films (au demeurant admirables) de la fondation Blender, les dessins de Nina Paley ou encore le site Jamendo (sujets sur lequels nous reviendrons prochainement)… Cependant que d’autres fonds Librement disponibles, nettement plus fournis, restent largement ignorés : je veux parler du patrimoine écrit, notamment dans le domaine public. Nous évoquions récemment le projet Gutenberg, auquel il faudrait ajouter, dans le domaine des livres, Wikisource ou même Gallica, mais également le domaine des partitions musicales (IMSLP.org, mutopiaproject.org, cpdl.org), ou celui des films en noir et blanc (archive.org)… autant de formes culturelles qui ne font pas recette auprès du public Libriste dans son écrasante majorité (lequel public se montre d’ailleurs souvent peu concerné par la défense du domaine public en général).

Si les Libristes sont principalement tournés vers les cultures « de consommation », la grande majorité des artistes et auteurs, inversement, ne connaît guère d’autre modèle que le droit « d’auteur » traditionnel, avec l’inféodation qu’il comporte à tout un système d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs, sociétés de gestion de droits) dont il est presque impossible de sortir, et qui empêche même d’envisager l’existence d’alternatives quelles qu’elles soient. J’ai moi-même eu l’occasion d’évoquer la sensation d’apatride que peut avoir un musicien dans le milieu Libre, et un Libriste dans le milieu musical.

Il n’en faut saluer que davantage la bonne volonté de tous ceux qui, de part et d’autre, s’emploient à lancer des ponts, même de façon parfois maladroite ou mûs par la « mauvaise conscience » que j’évoquais plus haut. La devise du Framablog exprime à merveille ce point de vue :

mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manqués de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code.

On ne peut donc que souhaiter que le public Libriste, d’une part, mette progressivement en question ses propres modes de consommation culturelle, et d’autre part, sache s’abstraire de cette idéologie rampante qui consiste, en célébrant la « sublime inutilité » de l’art, à mettre les artistes hors du monde, dans une case clairement délimitée et quantifiable, et s’assurer qu’ils y restent. La figure sacralisée de l’artiste-créateur (tout comme celle du « professionnel », autant de termes que j’ai déjà démontés) que brandissent les industriels de la culture en toute hypocrisie, ne sert qu’à masquer cette démarche de marginalisation des artistes, de ringardisation organisée de la culture savante, et en dernière analyse, d’une certaine forme de mépris.

Une pensée Libriste digne de ce nom, au contraire, me semble devoir accepter l’idée qu’une œuvre d’art — utile ou non ! — puisse être, tout comme un programme informatique, partagée, retravaillée, voire détournée sous certaines conditions. Le rôle du mouvement Libre est pour moi de remettre l’art en mouvement, et l’auteur à sa place : celle d’un citoyen parmi d’autres, venant à une époque parmi d’autres.