Entretien avec Philippe Scoffoni

Philippe Scoffoni - CC byAu fil de mes lectures sur le Web et de mes heures passées à scruter mes flux RSS pour alimenter en liens le canal identi.ca de Framasoft, un nom est apparu de plus en plus régulièrement dans les billets en français que je sélectionnais.

Il s’agit de Philippe Scoffoni, qui depuis quelque temps anime Philippe.Scoffoni.Net, site d’actualités et de réflexion sur les « Logiciels Libres, l’Open Source et technologies ouvertes », que l’on retrouve également sur le très dynamique Planet Libre.

J’apprécie particulièrement le soin apporté à la rédaction des billets et au choix des sujets, qu’il traite en profondeur, avec méticulosité… et humour.

Philippe a donc accepté ici de se prêter au jeu pas forcément évident de l’interview par mails interposés. Il est d’ailleurs possible que ce billet inaugure une future rubrique, car nous espérons à l’avenir offrir notre tribune à d’autres acteurs du libre, francophones ou non, développeurs et/ou blogueurs.

Si vous ne connaissez pas le site de Philippe, allez y jeter un coup d’œil, ça vaut le coup. Si vous le connaissez, vous apprécierez sans doute d’en savoir un peu plus sur l’auteur[1] de ce jeune site très prometteur.

Petit « framapapotage » au coin du modem, donc…

Let’s talk with : Philippe Scoffoni

Présentation

Don Rico : Pour commencer, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ?

Philippe Scoffoni : Côté état civil, je viens de passer la quarantaine gaillardement, je suis marié, j’ai deux filles, un lapin et deux poissons rouge :-) !

Côté cursus personnel, j’ai une formation d’ingénieur en informatique faite au centre universitaire de Sciences et techniques de Clermont-Ferrand en 1992. Je suis plutôt un généraliste de l’informatique.

J’ai travaillé principalement pour deux sociétés :

  • 8 ans chez un éditeur/intégrateur de logiciels dans le domaine de la GED/GRC/CTI (Gestion Electronique de Documents/Gestion de la relation Clients/Couplage Téléphonie Informatique). C’était une petite structure d’une quarantaine de personnes, j’étais donc plutôt multi-casquette (avant-vente, développement produit, intégration client).
  • Depuis 6 ans je travaille comme Responsable Informatique pour une société de service de 250 personnes dont je gère l’informatique interne.

Quand et comment es-tu venu au libre et à GNU/Linux ?

J’ai commencé à mettre en œuvre des logiciels libres pour mon travail il y a 6 ans. Auparavant j’utilisais exclusivement du logiciel propriétaire.

En cherchant une solution pour mettre en place un intranet, j’ai découvert SPIP, qui fut le premier logiciel libre que j’ai réellement utilisé. Après, ce fut un peu un engrenage, j’ai utilisé des distributions comme la Red Hat 8 puis Debian 3 pour déployer des applications Web et de la messagerie. J’ai suivi l’évolution des distributions, mais en restant plutôt sur la partie serveur et les applications Web développées en PHP/MySQL.

Côté poste de travail, j’ai commencé avec la distribution Fedora 4, puis je suis passé à Ubuntu avec sa version 6.

En résumé, je dirais que je suis venu aux logiciels libres pour des raisons essentiellement pragmatiques, pour les avantages qu’ils peuvent procurer. Bien sûr, depuis j’ai découvert tous les principes et idéaux qui se « cachent » derrière ce concept et pour lesquels j’ai un grand respect.

Mais je reste quand même un pragmatique dans le sens où je privilégierai toujours les choix qui me permettent de répondre aux besoins de mes utilisateurs, même si pour cela je dois utiliser un logiciel propriétaire. Au-delà du logiciel libre il y a aussi les formats et protocoles ouverts qui sont importants.

On te retrouve sur plusieurs Planets. Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans un blog personnel plutôt que participer à un projet déjà existant ?

Pour faire simple, on va dire que je sortais d’une expérience collective qui n’a malheureusement pas très bien fonctionné. Cela n’avait d’ailleursaucun rapport avec le logiciel libre. C’est donc un peu en réaction à cela que j’ai lancé mon site (désolé, mais je n’aime pas le mot blog 😉 ). Mais je n’exclus pas de participer à d’autres sites à l’avenir.

Le libre sur le Web francophone

Tu apportes un grand soin à ton blog, tant sur le fond que sur la forme. La blogosphère francophone tient-elle la route, d’après toi ?

Il y a de tout, des sites de qualité, des rigolos, des mauvais. Se demander si elle tient la route n’a pas forcément grand sens. Internet est un média de masse. On pourra lui reprocher un certain conformisme et des attitudes de mimétisme auquel il est parfois difficile d’échapper.

Je lis beaucoup de sites anglo-saxons, mais c’est plus pour chercher un autre point de vue que ce que l’on peut lire en France. Leur approche du Free Software est différente, plus orientée business qu’en France, où l’on est plus sur des postures idéologiques.

Que penses-tu du traitement de l’actualité GNU/Linux et Open Source sur le Web ?

Je trouve qu’il n’y a pas assez de blogs qui traitent du logiciel libre dans le cadre des entreprises. Je fais abstraction des magazines pros. Je ne parle pas ici de techniques ou de tutoriels, mais plus de réflexion par rapport à l’utilisation des logiciels libres en entreprise, sur leur mise en place, les avantages, les inconvénients, etc… Mais c’est un jugement qui m’est propre, car cela correspond à mes attentes et pas forcément à celles de tout le monde.

Framasoft, qu’est-ce que ça t’évoque ?

Ma jeunesse :-) ! C’est pour moi le site référence pour celui qui veut découvrir la diversité des logiciels libres. C’est par ce site que j’ai découvert et fait mes premiers pas dans l’univers des logiciels libres.

GNU/Linux et le libre

Quels logiciels affectionnes-tu le plus ? As-tu une application fétiche ?

Une ? Non plusieurs : mon navigateur, mon logiciel de messagerie et depuis quelques mois mon client de micro-blogging, soit respectivement Firefox, Thunderbird et Gwibber.

Quel est, à ton sens, la plus belle réussite du libre ?

C’est celle d’avoir offert une alternative au modèle traditionnel des logiciels propriétaires et d’avoir permis quelques belles réussites dans le cadre de l’adoption de formats « ouverts ». Car, au-delà des logiciels, je pense que les formats de données et les protocoles sont la clef de notre liberté de choix.

Selon toi, quel est le projet libre le plus prometteur ?

Difficile de choisir, il y en a tellement. Forcément, il y a le projet Mozilla et Firefox qui a su bousculer une hiérarchie que l’on croyait inébranlable. Firefox est un très bon cheval de Troie pour permettre une bascule de Windows à une distribution Gnu/Linux.

Dans les projets plus récents, j’attends de voir ce que peuvent donner les initiatives de normalisation autour du cloud-computing et notamment celles qui touchent à la définition de formats et de protocoles ouverts pour cette technologie. Mais pour l’instant il y a au moins trois initiatives différentes (Distributed Management Task Force, l’Open Cloud Consortium et l’Open Cloud Manifesto) et j’ai peur que cet éparpillement ne mène hélas pas à grand chose.

Sinon, il y a le GroundOS sur lequel Framablog a attiré mon attention. Mais la sortie de la bêta a été repoussée en juin. Je suis assez impatient de voir de quoi il retourne.

Y a-t-il une personnalité du libre que tu admires particulièrement ?

Pas vraiment, le Logiciel libre est une œuvre collective. Bien sûr, il y a des leaders, des personnes plus charismatiques que d’autres. Personnellement je préfère tirer un coup de chapeau à tous ces inconnus qui font vivre le logiciel libre par leur activité souvent anonyme.

J’essaie d’aller à leur rencontre en proposant des interviews sur mon site. La semaine dernière il s’agissait de deux développeurs français travaillant sur Frugalware.

Ce sont ces gens-là que j’admire.

Si je devais absolument citer un nom je donnerais celui de Chris Anderson l’inventeur de l’expression la Longue traîne encore qu’il ne soit pas lié directement à l’univers du Libre. Il s’intéresse au modèle du « Gratuit ». Je sais que le logiciel libre n’est pas gratuit. Mais j’aime bien mettre en parallèle ses analyses avec ce qui se passe dans le monde de l’Open Source.

Quels sont les principaux problèmes internes au monde du libre qui gênent son expansion au sein du grand public ? À quoi la communauté doit-elle s’attaquer en priorité pour y remédier ?

C’est un sujet de discussion relativement inépuisable tant les avis divergent. Et c’est peut-être cette divergence qui pose problème. Parfois j’ai l’impression qu’il n’y a pas de stratégie globale, que personne ne mène la danse. Bien sûr il y a la FSF et l’OSI qui, d’une certaine manière et chacun à leur façon, donnent le la.

C’est peut-être aussi inhérent à ce fonctionnement non centralisé des logiciels libres qui peut dérouter et donner cette impression. Chacun essaie des solutions dans son coin et lorsqu’il y en a un qui trouve la bonne, tous les autres peuvent en tirer parti. Je trouve ce principe de fonctionnement très intéressant.

On est face à une problématique de changement. Comment le conduire, comment l’accompagner, ce n’est jamais simple. En ce qui me concerne j’aurais plutôt tendance à prôner une approche pas à pas en recherchant de stratégies de conversion. On parlait des navigateurs, c’en est une.

La communauté

Certains redoutent que les nouveaux venus, imprégnés d’automatismes acquis sur Windows, ne dénaturent l’esprit du Libre. Cette crainte te paraît-elle fondée ?

Certes, les utilisateurs de Windows ont été formatés à des pratiques, et celles des logiciels libres sont différentes. Mais en fin de compte ces utilisateurs de Windows cherchent juste des solutions simples et efficaces pour répondre à leurs besoins, et bien entendu des solutions les moins coûteuses possibles, surtout en ce moment.

Le logiciel libre a toutes les caractéristiques pour les séduire. Souvent, lorsqu’une idéologie, un concept est adopté par une grande masse de personnes, elle prend le risque de se voir modifier, altérer. C’est ce qui se passe avec le logiciel libre. Alors j’ai envie de dire, n’utilisons pas ce terme à tort et à travers et réservons-le à un usage précis pour lui conserver toute sa pureté. Je suis persuadé que du logiciel libre au sens de la FSF sortira quelque chose de différent. Par exemple, Ubuntu me semble quelque chose de différent.

Je n’ai donc pas de craintes pour l’esprit du Libre. Il a ses gardiens du temple.

Récemment, tu es revenu sous Debian après quelques années passées sous Ubuntu. Je te sais modéré sur le sujet, mais c’est à la mode de cracher sur Ubuntu, qui pourtant donne une visibilité sans précédent à GNU/Linux. Qu’en penses-tu ?

Je ne cracherai certainement pas sur Ubuntu, bien au contraire. Je suis revenu sur Debian non pas pour des raisons idéologiques mais pragmatiques : Debian est la distribution de mes débuts, j’aime bien son principe de fonctionnement et elle marche sur mon PC. Ubuntu a toujours planté dessus malgré les multiples réinstallations et mises à jour. J’avais le choix entre changer de PC ou changer de distribution. La deuxième solution m’a couté beaucoup moins cher. 😉

Comme je le disais plus haut, Ubuntu, c’est quelque chose de différent. C’est à mon sens la seule distribution qui de par ses choix stratégiques et marketing clairement orientés vers une diffusion de masse peut reproduire ce qui s’est passé avec Firefox : un basculement. Reste à Canonical à trouver le modèle économique qui lui sera associé. Ubuntu One me semble une bonne approche. Mais attention à la façon dont sera traitée la problématique des données et des formats associés. Il faut que tout soit « ouvert ».

Ubuntu a fait des choix techniques, des raccourcis qui ont été pris pour des raisons de pragmatisme et qui de fait ne la rendent pas totalement Libre au sens de La FSF. On peut ne pas être d’accord avec la définition de la FSF et considérer qu’Ubuntu est une distribution libre selon sa propre définition.

C’est là que se situe la zone de « conflit » entre les gardiens du temple et les Ubunteros. C’est dans cette définition du Libre.

Je n’y vois pas d’inconvénient du moment que cela permet de faire entrer plus d’utilisateurs dans un certain monde du logiciel libre qui sera de toute façon toujours bien meilleur que celui de Microsoft. Mais il faut rester vigilant et les gardiens du temple sont indispensables pour nous le rappeler.

Que dirais-tu à ceux qui sont convaincus par le Libre mais qui, par habitude ou frilosité, restent sous Windows ou Mac (on appelle ça le « syndrôme Bayrou », chez nous…)

Je leur dirais seulement : essayez, courage… Les changements sont souvent douloureux, on y laisse toujours une part de confort au début. Mais il y a des gains à la clef.

Souhaites-tu porter un ou des acteurs du Libre francophone à l’attention de nos lecteurs ?

Question piège, si je cite des noms on va m’accuser de copinage ! Si je n’en cite pas je serais une peau de vache 🙂 .

Alors, je vais donner un coup de pouce à un nouveau venu, le site Informatique et liberté qui a ouvert depuis le 7 mai. Son auteur est un étudiant en informatique qui garde l’anonymat mais qui s’appelle Philippe. J’avoue avoir été assez troublé au début, proximité du nom oblige, et dans la mesure où il a écrit un certain nombre d’articles que « j’aurais pu écrire » et que j’ai apprécié en tout cas.

Tu es très actif sur identi.ca, où tu exerces comme moi une veille sur l’actualité Open Source. Cette ville est-elle assez grande pour nous deux, hombre ?

Hola Muchachos, je pense qu’il n’y a pas de soucis, le sujet est tellement vaste et il y a tellement de monde à qui faire découvrir cet univers du logiciel libre !

Vous pouvez retrouver Philippe sur identi.ca et sur Twitter.

Notes

[1] Crédit photo : Philippe Scoffoni (Creative Commons By)