Où est donc passée la culture numérique ?

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Le collectif « Lost in médiation » vous invite cette semaine à découvrir les réflexions de Vincent Bernard. Bonne lecture !

Vincent Bernard est coordinateur de Bornybuzz numérique et juré pour le titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN). Il veille à inscrire dans ses pratiques de médiation numérique l’éducation aux médias, aux écrans et à la culture numérique. À ce titre, il associe régulièrement des travailleurs sociaux et des psychologues à des projets destinés aux adultes et aux jeunes publics. Il participe également à des publications collectives.

Depuis 2018 avec sa stratégie nationale pour un numérique inclusif, l’État promeut une approche opératoire du numérique tendant à reléguer culture et littératie numériques au second plan. Cette restriction de la médiation numérique est problématique au regard des enjeux sociétaux. Petite virée sémantique au pays des synecdoques.

Tatiana T. Illustrations, CC BY-SA 4.0 Le petit Poucet perdu dans la forêt numérique sème des applications pour retrouver son chemin

Médiation numérique

Selon la coopérative des acteurs de la médiation numérique (la MedNum), « la médiation numérique désigne les ingénieries, c’est-à-dire les techniques, permettant la mise en capacité de comprendre et de maîtriser le numérique, ses enjeux et ses usages, c’est-à-dire développer la culture numérique de tous, pour pouvoir agir, et développer son pouvoir d’agir, dans la société numérique »1. A travers cette définition, on comprend que la médiation numérique tend vers deux objectifs : la maîtrise et la compréhension. Il s’agit donc d’une double appropriation technique et culturelle. Cette culture numérique, comme le rappelle le sociologue Dominique Cardon2, est importante. Selon lui, « une invention ne s’explique pas uniquement par la technique. Elle contient aussi la société, la culture et la politique de son époque ».

Cette approche plurielle se retrouve également dans la notion de littératie numérique qui, pour le site québécois HabiloMédias, « est plus qu’un savoir-faire technologique : elle inclut une grande variété de pratiques éthiques, sociales et réflectives qui sont intégrées dans le travail, l’apprentissage, les loisirs et la vie quotidienne ».

Inclusion numérique

Avec la notion d’inclusion numérique, on constate une restriction de la médiation numérique, puisqu’il n’est plus question de compréhension mais seulement de compétences. Ainsi dans les Cahiers de l’inclusion numérique, on peut trouver la définition suivante : « l’inclusion numérique est un processus qui vise à rendre le numérique accessible à chaque individu, principalement la téléphonie et internet, et à leur transmettre les compétences numériques qui leur permettront de faire de ces outils un levier de leur insertion sociale et économique »3. L’approche est ici opératoire et il n’est finalement question que de savoir utiliser des outils. Le numérique est réduit à sa dimension d’interface où l’utilisateur est considéré comme un opérateur qui doit savoir effectuer une requête, remplir un champ et valider un formulaire.

Médiation sociale

Pour le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, « la médiation sociale est un mode efficace de résolution des tensions et de mise en relation des populations des quartiers et des institutions »4. Cette résolution des tensions et mise en relation, selon France Médiation, se décline autour de 5 grands domaines : espace public et habitat collectif ; accès aux droits et aux services ; transports en commun ; milieu scolaire et jeunesse ; participation des habitants5.

En raison de la dématérialisation des services publics, il est désormais difficile d’envisager l’accès aux droits et aux services sans les questions d’inclusion numérique. Pourtant, pour France Médiation, « l’accès aux droits nécessite un accompagnement global, comprenant : l’accueil de la personne, l’analyse de ses besoins, l’information sur ses droits, l’orientation vers les institutions, jusqu’à éventuellement l’aide à l’usage du numérique »6. Éventuellement…

Lost in médiation

En 2019, le Haut Conseil en Travail Social (HCTS) a proposé des articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique7. Si la mission spécifique du médiateur numérique est définie comme « la formation, les actions pédagogiques et la médiation entre la personne et les multiples outils numériques afin de lui permettre de les maîtriser de façon autonome », il partage néanmoins avec le médiateur social la mission de « l’information des personnes sur leurs droits, l’aide à l’instruction des demandes et le travail de veille sociale en partenariat ». Ici aussi, la mission du médiateur numérique est envisagée dans une optique d’inclusion numérique. La culture et la littératie ont disparu au profit d’une dimension exclusivement opératoire et technique. Or le numérique ne doit pas être considéré comme une boîte noire, et l’internaute/citoyen ne peut pas être simplement envisagé comme presse-bouton.

Le rapport Lieux et acteurs de la médiation numérique. Quels impacts des demandes d’aide e-administrative sur l’offre et les pratiques de médiation ? ne dit pas autre chose, lorsqu’il montre comment l’aide aux démarches administratives influe sur le projet des structures de médiation numérique traditionnelles, et aboutit à déposséder les médiateurs numériques de leurs objectifs initiaux, non sans générer de la souffrance professionnelle et de l’inquiétude quant à l’avenir de la profession.

Lost in formation aussi

Il est fréquent d’entendre de futurs conseillers numériques, qui partagent le premier certificat de compétences professionnelles (CCP1) du titre professionnel de Responsable d’Espace de Médiation Numérique (REMN), se plaindre des activités relatives à l’impression 3D, les microcontrôleurs ou la programmation de robots pédagogiques. En effet, ils ne semblent pas comprendre l’intérêt de ces activités. Cette incompréhension se ressent également lors de leur certification où les fiches activités qu’ils présentent sont une succession de tâches à réaliser façon tutoriel, sans contextualisation et sans âme.

Le Référentiel Emploi Activité Compétence du titre professionnel est pourtant clair. La première compétence à valider consiste à « élaborer des programmes d’actions de médiation facilitant l’appropriation des savoirs et des usages numériques ». Cette appropriation des savoirs devrait normalement être comprise comme culture ou comme littératie numérique, mais de toute évidence elle ne l’est pas. Pour un juré, lors de l’entretien technique, il est souvent difficile de déterminer si les lacunes proviennent de l’organisme de formation ou de l’employeur, tant les deux semblent avoir en commun cette méconnaissance de ce que la médiation numérique pourrait être.

Y-a-t-il un médiateur pour sauver le numérique ?

Pourtant une fois sur le terrain, ces jeunes professionnels peuvent être amenés à intervenir sur des thématiques qui excèdent la simple maîtrise d’outils, comme les usages problématiques qu’il s’agisse d’usages excessifs ou de comportements en ligne (ce qui conduit inévitablement à intervenir auprès d’adolescents ou en parentalité) ; ou tout ce qui touche aux dimensions éthiques du numérique : la protection des données personnelles8, l’impact écologique du numérique, les alternatives aux GAFAM, les dark patterns, les algorithmes9 et l’intelligence artificielle, etc.

N’ayant ni les prérequis théoriques ni la posture professionnelle adéquate, ils répondent à une commande institutionnelle confondant bien souvent prévention et éducation. Faute de culture numérique, ils peuvent faire la promotion des usages responsables ou de la sobriété numérique, comme ils peuvent faire le jeu du solutionnisme technologique, du capitalisme de surveillance ou encore participer à la diffusion de paniques morales.

Autrement dit, alors que la médiation numérique se voudrait dans la filiation des pionniers d’Internet, elle risque de devenir le bras armé d’une logique gestionnaire qui vise la rationalisation des conduites humaines plutôt que l’émancipation. Alors que le Conseil national du numérique (CNNum) appelle de ses vœux un numérique au service des savoirs, il serait temps de reconnaître « qu’une culture numérique approfondie, acquise par l’éducation et l’expérience, appuyée sur une réflexion profonde de nos objectifs en tant qu’individus et en tant que société » ne pourra advenir sans professionnels de la médiation numérique formés à cet enjeu.

Un grand merci à Vincent Bernard d’avoir partagé avec nous ses réflexions. Si celles-ci vous font réagir, n’hésitez pas à partager les vôtres en commentaires. On en remet une couche (de réflexion) dès la semaine prochaine…

  1. Qu’est-ce que la médiation numérique ? – La MedNum [en ligne] – Consulté le 16 mars 2022
  2. Cardon, D. (2019). Culture numérique. Presses de science Po.
  3. Inclusion numérique – « Cahiers Connexions Solidaires » n°1, 4e trimestre 2014 – Page 21 [en ligne] – Consulté le 16 mars 2022
  4. Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales – Médiation sociale – [en ligne] – 10 mai 2019 – Consulté le 16 mars 2022
  5. La médiation sociale, de quoi s’agit-il ? – France Médiation – [en ligne] – Consulté le 16 mars 2022
  6. Accès aux droits et services – France Médiation – [en ligne] – Consulté le 16 mars 2022
  7. Quelles articulations entre travail social, médiation sociale et médiation numérique ? – Ministère de la Santé et de la Prévention – [en ligne] – Juin 2018 – Consulté le 16 mars 2022
  8. La quadrature du Net – Négligences à la CAF : 10 000 Dossiers d’allocataires en accès libre – 5 janvier 2023
  9. La quadrature du Net – CAF : Le numérique au service de l’exclusion et du harcèlement des plus précaires – LQDN – 19 octobre 2022

3 Responses

  1. Bosonis

    Bonsoir,

    J’anime un Café Numérique, à la campagne (la grande…) où je m’efforce de faire comprendre les concepts de base, avant même de m’attaquer aux problèmes d’utilisation que rencontre les participants avec leur machine (PC, Tablette, Smartphone…). Il y a, en gros, 2/3 du temps passé à la compréhension et 1/3 à l’assistance. Pour moi, ce n’est que comme ça que cela doit fonctionner.

    Exemple vécu
    Une dame à la retraite m’explique qu’elle ne comprend plus rien avec ses mails… Et pour cause :
    – un compte Gmail qu’elle consulte via le navigateur de son PC
    – ce même compte Gmail qu’elle consulte via l’app. Courrier de Windows sur son PC, elle a l’impression que c’est les mêmes mais pas toujours…
    – un autre compte Gmail sur son smartphone qui marche pas puisqu’elle ne reçoit pas les mails cités plus haut…

    On a donc passé une après-midi, avec tout le monde, pour expliquer comment fonctionne les mails, sans aucune manipulation sur les machines et cela rentre…

    Avant chaque début de séance, je leur fait répéter :
    – qui est votre fournisseur Internet à la maison (de grâce ne me répondez pas Google !)
    – avec quel logiciel vous naviguez sur Internet (Google n’est pas non plus la bonne réponse…) ?
    – qui est votre fournisseur de messagerie (OK, là ça peut être Google…)?
    – comment lisez-vous les mails sur votre ordinateur ? Sur votre Smartphone ?
    Et on répète cela à chaque séance… Et maintenant, ils ont compris la différence entre un navigateur et une app. installée, ils ont compris que l’on pouvait accéder à sa boite mail depuis un navigateur ou depuis une app. et que tout cela est bien synchronisé, ils ont compris qu’il ne faut pas changer son compte Google à chaque fois que l’on change de smartphone comme le dit la postière…

    Et quand il fait beau et que l’on veut se détendre je leur pose des questions bêtes :
    – combien coûte une baguette ?
    – combien coûte un compte Google ?
    – que se serait-il passé si Google avait été russe ?
    Et on rigole bien tout en abordant les concepts de la vie privé et de l’hégémonie des GAFAM !

    J’aime bien mes petits vieux avec leurs machines…

  2. Massaloux

    Troublant de lire cet article alors même qu’il y a quelques semaines, je me retrouvais à intervenir dans une rencontre professionnelle pour évoquer « Les enjeux de demain pour l’inclusion numérique : sobriété et gestion de la donnée ».

    Mon constat est à peu près le même que celui de l’article mais en plus brutal : la médiation numérique historique, telle qu’on l’a connue depuis 20 ans va mourir de sa belle mort.
    Elle a résisté tant bien que mal. Elle s’est bien battue, jusqu’à prendre des codes de la startup nation pour rester dans le coup. Elle a jonglé avec le ROI (Return on invest : retour sur investissement), les anglicismes et appellation bullshit (business developer, product owner de services d’accompagnement de personnes en grandes difficultés sociales), aujourd’hui encore elle est empêtrée dans des KPI (en français : indicateur de performance) … mais c’est bel et bien la fin.

    Enfin, je dis la fin mais il serait plus juste de parler d’une bifurcation, d’une patte d’oie en réalité. Le chemin qui portait jusqu’à présent la médiation ou l’inclusion numérique se sépare désormais en deux.
    Un chemin très opérationnel, productiviste, qui consiste à former le maximum de gens à savoir remplir des formulaires, à répondre à des injonctions (ordres?) où le numérique sert d’intermédiaire. Ubérisant au passage des intermédiaires professionnels qui n’ont plus de raison d’exercer leurs métiers, et reportant l’effort sur l’utilisateur final qui doit apprendre seul (ou temporairement accompagné par les courageux mais éphémères CNFS) à rentrer la bonne réponse au bon endroit.
    Et l’autre chemin, celui de ce que Vincent Barnard appelle dans son article l’apprentissage d’une culture numérique, héritière de la lutte contra la fracture numérique des années 2000, de l’accompagnement au numérique des années 2010 qui décrit le numérique comme un outil au service du pouvoir d’agir des gens (rapport du CNNUM de 2013).

    Je choisis pour ma part de continuer le second chemin et je pense que pour que cette voie ne termine pas en tout petit tout petit sentier inconnu et rempli de broussailles, il va falloir lui donner un petit coup de vert et de rose. Entendez par là prendre en compte les enjeux du changement climatique et les questions de santé mentale. Donc, dans cet horizon bien sombre du secteur, j’entrevois une issue pour que perdure la philosophie des débuts et qu’on continue à aider les gens à mieux vivre avec le numérique.

    Pour que la médiation numérique perdure il faut qu’elle intègre la sobriété numérique dans une définition large telle que celle que je vous la propose :
    La sobriété numérique consiste à repenser notre rapport aux technologies numériques pour les utiliser de manière plus responsable, en minimisant leur impact sur l’environnement, en préservant notre vie privée, et en favorisant une utilisation plus consciente et éthique de ces outils.

    Marianne Massaloux – Médias-Cité