Microsoft, ennemi des droits de l’homme en Russie ?

Délirante Bestiole - CC byQuand la Russie utilise Microsoft pour réprimer la dissidence, tel est le titre d’un stupéfiant article du New York Times, qui a fort justement fait réagir notre ami Glyn Moddy dans un billet traduit ci-dessous.

Il fallait y penser. Pour museler les écologistes qui souhaitent préserver le lac Baïkal[1], vérifions si leurs ordinateurs ne tournent pas avec des versions de Windows piratées ! Et avec l’aide des avocats de Microsoft qui plus est ! Une histoire incroyable mais malheureusement vraie.

Cependant, comme il est dit en conclusion, il est tout aussi incroyable de constater que ces organisations non gouvernementales n’aient pas encore rencontrés le logiciel libre. Ceci obligerait alors les autorités russes à trouver un autre prétexte pour les embarquer.

Microsoft, ennemi des droits de l’homme en Russie ?

Microsoft, Enemy of Human Rights in Russia?

Glyn Moody – 12 septembre 2010 – Open…
(Traduction Framalang : Goofy, Yoann, Barbidule, Pablo et Garburst)

Voici une jolie fable morale.

Le lac Baïkal est une merveille. Hôte de nombreuses espèces uniques, c’est le lac le plus ancien et le plus profond du monde. Mais Vladimir Poutine s’en moque complètement : il est préoccupé par le taux de chômage croissant dans la région, c’est pourquoi il a autorisé la réouverture d’une papeterie qui pendant des années a déversé du mercure, du chlore et des métaux lourds dans cet écosystème exceptionnel.

Jusque-là, c’est déjà assez déprimant.

Mais voici le moment de l’histoire où cela devient intéressant :

C’est par une fin d’après-midi de janvier qu’une escouade d’officiers de police en civil est arrivée au quartier général d’un groupe écologiste de premier plan. Ils sont passés devant l’équipe en leur adressant à peine la parole et se sont aussitôt emparés des ordinateurs pour les emmener. Ils ont ainsi pris des fichiers qui relataient les efforts d’une génération entière pour protéger la nature sauvage sibérienne.

Le groupe « Baikal Environment Wave » organisait des manifestations contre la décision du premier ministre Vladimir Poutine de ré-ouvrir une papeterie qui polluait le lac Baïkal tout proche, une merveille de la nature qui, selon certaines estimations, concentre 20 pour cent des réserves d’eau douce du monde.

Mais le groupe a été victime de l’une des plus récentes tactiques des autorités pour mater les contestataires : la confiscation des ordinateurs sous prétexte d’y chercher des logiciels Microsoft piratés.

À travers toute la Russie, les services de sécurité ont mené ces dernières années des douzaines d’actions coup de poing de ce genre contre des journaux ou des organisations d’opposition. Les officiels des services de sécurité prétendent que ces enquêtes sont justifiées par la lutte contre le piratage logiciel, endémique en Russie. Cependant ils s’attaquent rarement sinon jamais à des organisations ou des journaux qui soutiennent le gouvernement.

À mesure que ce stratagème s’est développé, les autorités ont reçu l’appui décisif d’un partenaire inattendu : l’entreprise Microsoft elle-même. Dans des cas de poursuites comportant un aspect politique, partout en Russie, les avocats engagés par Microsoft ont vigoureusement aidé la police.

Apparemment, la détermination de Microsoft pour aider à réprimer la contestation n’est pas limitée à ce cas de figure :

Compte-tenu des soupçons portant sur le motif politique de leurs investigations, la police et les juges se sont tournés vers Microsoft pour donner du poids à leurs accusations. En Russie du sud-ouest, le ministre de l’Intérieur a déclaré dans un document officiel que l’enquête sur un défenseur des droits de l’Homme, portant sur la piraterie informatique, avait été lancée « sur le fondement d’une requête » d’un avocat de Microsoft.

Dans une autre ville, Samara, la police a saisi les ordinateurs de deux journaux d’opposition, avec le soutien d’un autre avocat de Microsoft. « Sans la participation de Microsoft, ces poursuite criminelles contre des défenseurs des droits de l’Homme n’auraient tout simplement pas eu lieu », a déclaré le directeur de publication de ces deux journaux, Sergey Kurt-Adzhiyev.

Mais le pire dans cette histoire, c’est qu’il ne sert à rien d’avoir des versions légales des logiciels Microsoft :

Les dirigeants de l’association Baïkal Wave ont précisé qu’ils avaient été avertis que les autorités utiliseraient de telles actions pour faire pression sur les groupes de défense de l’environnement, ils s’étaient donc assurés que tous leurs logiciels étaient légaux.

Mais ils ont vite compris à quel point il leur serait difficile de se défendre.

Ils ont déclaré avoir expliqué aux officiers de police qu’ils se trompaient, en leur montrant les factures et l’emballage d’origine de Microsoft pour prouver qu’il ne s’agissait pas de logiciels piratés. La police n’a pas paru en tenir compte. Un officier supérieur a rédigé sur-le-champ un procès-verbal prétendant que des logiciels illégaux avaient été découverts.

Les défenseurs de l’environnement disent qu’avant l’opération coup de poing, les autocollants de Microsoft « Certificat d’authenticité » étaient collés sur les ordinateurs pour attester de la légalité des logiciels. Mais alors que les ordinateurs étaient emmenés, ils remarquèrent une chose étrange : les autocollants avaient disparu.

Naturellement, il existe une solution simple : utiliser des logiciels libres. Ainsi, pas besoin d’autocollants, et impossible pour les autorités de vous reprocher leur utilisation. D’ailleurs, compte-tenu du meilleur niveau de sécurité que procure le logiciel libre, j’ai du mal à comprendre pourquoi les associations qui défendent les droits de l’Homme ne les installent pas de manière systématique. Espérons que ces pénibles expériences les mettront sur la bonne voie et qu’ils passeront bientôt au libre – pour eux, et pour l’avenir du lac Baïkal.

Notes

[1] Crédit photo : Délirante Bestiole (Creative Commons By)




Quand le Café Pédagogique nous révèle que les profs ne respectent pas le droit

Jason Clapp -  CC byPas vu, pas pris !

Au détour d’un article consacré au cahier de texte électronique qui implique le partage de ressources numérisées sur Internet, le Café Pédagogique nous fait cet étonnant aveu : « Les enseignants sont souvent amenés à utiliser en cours des documents dont ils ne possèdent pas les droits. Leur demander de mettre sur des cahiers de textes accessibles en ligne tous les documents de cours risque de les mettre en danger. »

Vous avez bien lu.

On ne s’alarme nullement d’une situation qui voit les enseignants « souvent amenés à utiliser en cours des documents dont ils ne possèdent pas les droits ». On s’inquiète uniquement du fait que la mise en ligne de ces documents « risque de les mettre en danger »  !

Chers parents, vous l’ignoriez sûrement mais vous confiez donc vos enfants à des adultes dont la fonction demande une attitude exemplaire et qui pourtant ici ne respectent pas la législation en vigueur.

Les enseignants ont cependant, si ce n’est une excuse, tout du moins quelques circonstances atténuantes.

En effet si ils choisissent de se mettre ainsi délibérément hors-la-loi c’est parce qu’ils souhaitent donner à leurs élèves le maximum d’informations pertinentes. Et tant pis si il faut « souvent » outrepasser un droit d’auteur pour mieux y arriver. Ils ont de bonne foi beaucoup de mal à concevoir qu’il y puisse y avoir des barrières à la diffusion désintéressée de la connaissance, d’autant que la technique actuelle n’a jamais autant favorisé sa potentielle transmission. Et l’on revisite une fois plus la tension entre un monde marchand et le monde non marchand par excellence qui est censé être celui de l’école[1].

Autre élément à décharge et non des moindres : le détail de cette législation en vigueur. On nous parle hypocritement de « licence globale pour l’éducation » ou « d’exception pédagogique », mais la réalité est tout autre. Les accords entre le ministère et les industries culturelles sont d’une telle complexité que les enseignants sur le terrain n’ont pas d’autre option que la radicale dualité d’un partage impossible ou d’un partage illégal.

Nous avions consacré un article entier au diktat des ayants droits vis-à-vis de leurs « œuvres protégées » à l’école. La situation n’a guère évolué depuis car voici ce que l’on peut lire aujourd’hui sur le très officiel site Educnet, à la page Exceptions au droit d’auteur à des fins pédagogiques ou de recherche.

Ne riez pas. Pour que ces exceptions soit autorisées, il faut, je cite :

  • « une déclaration faite par le chef d’établissement (en ligne ou via un formulaire) des œuvres utilisées ;
  • l’envoi aux ayants-droits d’identifiants pour pénétrer sur l’intranet ou l’extranet à des fins de vérification ; d’éventuelles visites de contrôle d’agents assermentés représentant les ayants-droits ;
  • en respectant les limites de volume, différents suivant les secteurs concernés :
    • pour la musique : un extrait doit être inférieur à 30’’ et en tout état de cause inférieur à 10% de la totalité de l’œuvre (15% si il y plusieurs extraits)
    • pour les livres : un extrait est inférieur à 5 pages consécutives d’un livre, en tout état de cause inférieur à 20% à la pagination totale par travail pédagogique
    • pour les manuels scolaires : un extrait doit être inférieur à 5 pages consécutives, dans la limite de 5% de la pagination totale par travail pédagogique et par an ;
    • pour l’audio-visuel : un extrait doit être inférieur ou égal à 6’, en tout état de cause ne pas excéder 10% du total (15% dans el cas de plusieurs extraits)
    • pour la presse : deux articles d’une même parution sans excéder 10% de la parution
    • pour les arts visuels : pas d’extraits, pas plus de 20 œuvres par travail pédagogique, avec une limite dans la définition de la reproduction ou représentation numérique (72 dpi et 400X400 pixels)
  • en précisant le titre de l’œuvre, le nom de l’auteur ;
  • dans le seul cas où les œuvres ont été acquises légalement. »

La prochaine fois que vous rencontrerez un enseignants, demandez-lui, d’abord si il connaît, puis si il respecte, les conditions d’utilisation des « exceptions au droit d’auteur à des fins pédagogiques ou de recherche ». Vous ne manquerez pas de le mettre mal à l’aise. Rien de tel alors pour casser la gêne que de lui parler de l’alternative que constituent les Ressources Éducatives Libres.

Il faut tout faire pour encourager les professeur à les utiliser. Parce qu’elles permettent de retourner dans la légalité tout en construisant ensemble de nouvelles ressources. Parce qu’elles mettent aussi indirectement la pression sur les industries culturelles pour que ce soit elles qui s’adaptent à l’école et non l’inverse !

Tel est aussi ce que nous avons voulu dire récemment en publiant coup sur coup un billet sur une enseignante d’exception et un billet sur une association d’exception.

D’autant que de tout cela le Café Pédagogique ne vous parlera pas, fâché qu’il est depuis longtemps avec le logiciel libre et sa culture.

Notes

[1] Crédit photo : Jason Clapp (Creative Commons By)




Voyage en Sésamathie

Pink Sherbet Photography - CC bySouvent citée en ces lieux, l’association de professeurs de mathématiques Sésamath est certainement le mariage français le plus réussi entre éducation et logiciels libres.

Tellement réussi qu’il commence assez logiquement à être l’objet d’études.

Voyage en Sésamathie – Une étude sociologique de la coordination au sein d’un projet éditorial en sources ouvertes est le mémoire de Master 2 en Sociologie et anthropologie des sociétés contemporaines (Université Lille 1) rédigé en juin 2010 par Clément Bert-Erboul[1].

Il n’est pas anodin de trouver référence aux « sources ouvertes » à même le titre, parce que sans l’ouverture du réseau, des ressources, des formats et des logiciels, Sésamath ne serait pas devenu ce qu’il est aujourd’hui[2].

Résumé du mémoire

URL d’origine du document (Sesablog)

Clément Bert-Erboul – juin 2010

Cette étude porte sur l’analyse sociologique d’un collectif numérique producteurs de contenus numériques sous licences libres, l’association Sésamath, réunion « numérique » d’enseignants de mathématiques. Par collectifs numériques, on entend des collectifs qui sont nés de l’interaction via l’Internet, et non pas, comme c’est le cas traditionnellement, via l’institutionnel, le professionnel, l’associatif ou le voisinage. Le collectif numérique étudié, l’association Sésamath, qui produit des contenus numériques sous licences libres, dont des manuels scolaires faisant références dans la profession, sur le modèle des logiciels libres, c’est-à-dire des biens numériques librement publiables, utilisables, et modifiables. Ces contenus sont construits en marge du marché dans des domaines où sa logique d’accumulation ne l’avait pas mené (notamment en matière d’innovation et de coordination).

Ces collectifs numériques et leurs productions posent deux grandes questions à la sociologie, qui constitueront les deux grands thèmes du mémoire de M2, la question de l’engagement et celle de la coopération.

À travers l’association Sésamath et de ses projets nous illustrons la construction des motivations des acteurs et les modalités de coopération au sein d’un collectif numérique. L’observation des canaux de communication et la retranscription des discours font apparaître différents modes éditoriaux reposant sur l’échange asynchrone permis par les licences libres. Ces échanges sont d’intensité et de contenus variables. Le réseau relationnel est parfois contracté, parfois dilaté, les discussions sont tantôt productives, tantôt politiques.

Le mémoire en version intégrale (PDF)

Notes

[1] Petit bémol de pinailleur libriste : Il est écrit que « ce document est copyright Clément Bert-Erboul, vous pouvez le copier et le redistribuer, tant qu’il ne subit pas de modification et que sa redistribution ne génère pas de revenu ». La licence Creative Commons By-Nc-Nd eut peut-être été un choix plus judicieux eu égard au sujet traité.

[2] Crédit photo : Pink Sherbet Photography (Creative Commons By)




Quand le hacker se découvre parasite !

Genista - CC by-saPour peu qu’on ne le confonde pas avec le cracker et qu’il ne perde pas en route sa pureté originelle, la figure du hacker a bonne presse actuellement.

Tellement bonne presse que certains n’hésitent pas à en faire une sorte de nouvel héros des temps modernes.

Sauf si l’on rejette en bloc cette modernité.

Attention les yeux, l’article que nous vous proposons reproduit ci-dessous est une très virulente critique d’un livre souvent cité en référence sur ce blog: L’Éthique hacker de Pekka Himanen. Mais précisons d’emblée qu’il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour suivre le propos.

Il émane des courants anti-industriels qui se caractérisent par une critique radicale de toutes les technologies issues des révolutions industrielles de ces deux derniers siècles[1].

Dans ce cadre-là, le problème n’est pas de défendre les libertés menacées d’Internet, le problème c’est Internet lui-même. La posture du hacker est alors au mieux inutile et au pire complice voire idiot utile du système.

Ici notre hacker tombe bruyamment de son piédestal et ne s’en relève pas.

Il va de soi que nous ne partageons pas le point de vue de l’auteur. Mais il nous semble cependant intéressant d’offrir de temps en temps un espace à nos contradicteurs. Ne serait-ce que pour ne pas s’enfermer dans une sorte de discours « librement correct » redondant et ronronnant.

Les hackers et l’esprit du parasitisme

URL d’origine du document

Los Amigos de Ludd – août 2009 – Pièces et Main d’Oeuvre

Nous incluons dans cette livraison un commentaire de l’ouvrage L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, appelé à devenir la profession de foi d’une nouvelle génération de technoconvaincus partageant la certitude que les décennies à venir leur appartiennent. Son auteur, Pekka Himanen, est le nouvel hérétique de cette éthique du travail coopératif et passionné, à mille lieues des éthiques protestantes et catholiques fondées sur le travail esclave et la mortification rétribués dans l’Au-delà.

Notre époque, qui plus que tout autre récompense l’irresponsabilité, favorise l’apparition de doctrines ahurissantes concoctées dans les laboratoires insonorisés des universités et des entreprises d’un monde qui s’écroule de toutes parts. Des volumes considérables de matière grise sont mobilisés pour nous montrer les voies d’accès à la vie radieuse que nous sommes tous invités à embrasser si nous ne voulons pas rater le coche de l’émancipatrice modernité. C’est ainsi qu’il y a quelques années déjà, nous avions eu vent de l’existence de ces hackers qui aujourd’hui brandissent l’étendard de leur nouvelle éthique.

Disons d’emblée que le pastiche du ci-devant Himanen n’aurait pas attiré notre attention une seule seconde, n’était le relatif intérêt qu’il a suscité chez ceux qui appartiennent à ce que nous pourrions nommer pieusement les « milieux radicaux ». Ce qui fait problème ce n’est pas que le livre d’Himanen soit une compilation de banalités et d’envolées lyriques, mais qu’il ait été possible de rêver, ne serait-ce qu’un seul instant, que ce livre puisse être mis en perspective avec la pensée critique. D’où vient ce malentendu ?

Nous ne nous engagerons pas ici, une fois de plus, dans une critique de la société technicisée, une réalité qui, au bout du compte, fournit le seul argument tangible plaidant en faveur du fait que les thèses des hackers ont pu s’imposer dans certains milieux avec autant de force. Néanmoins, nous n’allons pas nous priver de mettre en évidence quelques-unes des incongruités qui nous ont sauté aux yeux à la lecture du livre d’Himanen.

Ce que Pekka Himanen a nommé de manière ambitieuse « éthique hacker » – le seul fait de pousser l’ambition jusqu’à s’auto-décerner une éthique est en soi quelque chose d’assez suspect –, n’est rien d’autre que la sauce idéologique grâce à laquelle les hackers souhaitent donner un certain prestige à leur vie de néocréateurs, de néosavants voire de néoleaders spirituels. Si jamais ces gens-là réussissent à créer un véritable mouvement de masse, et à y tenir leur place, ils seront parvenus une fois de plus à démontrer l’inusable élasticité du système actuel, où l’ambition technique collective n’entre pas nécessairement en conflit avec l’ambition économique privée, les deux s’accordant bien pour diffuser la propagande en faveur du progrès et de ses réseaux technologiques aux quatre coins de la planète. C’est un fait avéré que, dans les années 1980, 1990, se sont développées des technologies qui ont débordé du cadre traditionnel de leur appropriation capitaliste. Dans la société totale des réseaux planétaires, les technologies de l’information passent par-dessus le contrôle des entreprises privées, et l’impératif technique s’est à ce point emparé de la société qu’il requiert à présent la collaboration de tous et de chacun : pour être en mesure de maintenir le contrôle sur tout ce qui se sait, il faut bien que chacun soit informé un minimum de tout ce qui a trait à l’exercice du contrôle. C’est ainsi que la « société en réseau » est devenue un sujet d’orgueil démocratique pour les nouvelles masses, satisfaites de leur collaboration à l’informatisation des peuples et des nations. Littéralement, tout le monde participe, tout le monde y arrive, personne ne reste à la traîne. Les envahis sont les envahisseurs.

La société en réseau est l’exemple le plus évident de la façon dont la société occidentale parachève l’extension planétaire de son mode de vie. D’un côté, la guerre économique et la violence du marché, de l’autre, la propagande d’un monde interconnecté dont tout le monde peut faire usage au même titre. Et, au beau milieu, une mythologie futuriste fondée sur le jeu et le délire collectif qui font entrer en scène les Ulysse de la nouvelle odyssée informatique, ces hackers qui se présentent comme l’élite aventurière des générations futures.

Quand Himanen critique les éthiques chrétiennes et protestantes du travail, il pose les premières pierres de son analyse fragmentaire. Son intention est de présenter le travail du hacker comme une activité fondée sur la créativité et le jeu passionné (bien supérieure aux activés productives de survie ou aux liens sociaux typiques du travail). D’après lui, l’activité du hacker est un jeu, au sens noble du terme. Pour Himanen, le hacker s’est affranchi de tout ce qui relève de la survie, un chapitre vulgaire de sa vie qu’il doit traverser le plus rapidement possible. Ce présupposé admis, il va de soi que tout ce qui adviendra par la suite sera totalement gratuit, puisque, en somme, l’éthique hacker se doit de considérer comme naturellement constitué le monde matériel qui l’entoure. La vie du hacker commence à ce moment précis : il existe une société à l’état brut qui, pour des raisons qui restent mystérieuses, garantit la survie et le fonctionnement des échanges économiques, simples bagatelles auxquelles le hacker, essentiellement absorbé par les échanges symboliques et scientifiques, n’a aucune de ses précieuses minutes à consacrer.

Par ailleurs, le hacker mène son activité librement et inconditionnellement. Sorte de mélange entre le bohémien du XIXe siècle et le penseur oisif de l’Athènes classique, il a besoin de liberté d’action et de temps libre pour s’organiser à son aise.

Himanen écrit :

Un autre élément important dans la façon particulière des hackers d’aborder le travail est leur relation au temps. Linux, Internet et l’ordinateur personnel n’ont pas été conçus pendant les heures de bureau. Quand Torvalds a écrit ses premières versions de Linux, il travaillait tard dans la nuit et se levait en début d’après-midi pour poursuivre sa tâche. Parfois, il abandonnait son code pour jouer avec son ordinateur ou pour faire complètement autre chose. Ce rapport libre au temps est depuis toujours un élément caractéristique des hackers qui apprécient un rythme de vie à leur mesure (p. 37).

Une déclaration spécialement irritante, qui fait irrésistiblement penser à ce que disent les étudiants boursiers récemment débarqués sur les campus lorsqu’ils se targuent de prendre du bon temps tout en se gaussant de la vie bêtement routinière du monde des employés. De telles attitudes sont le propre d’individus chéris de la société, jouissant du privilège de rayonner dans tous les sens et considérant leurs concitoyens comme des bêtes curieuses condamnées à faire des allers et retours dans leur cage. Mais il y a plus. En digne représentant qu’il est de notre époque artificielle, Himanen va jusqu’à négliger les limites du monde naturel où, jusqu’à nouvel ordre, l’activité humaine doit s’inscrire, ne serait-ce que parce qu’elle reste tributaire d’une contrainte énergétique et pratique incontournable : la lumière du jour. Par où l’on voit que le travail des hackers est à ce point séparé du monde de la production, dont ils ne laissent pourtant pas de dépendre pour le moindre de leur geste, qu’ils ont oublié jusqu’à l’existence d’une nature avec ses rythmes à respecter, parce que c’est sur eux que se fonde l’activité des sociétés humaines. Ces vérités de toujours, croulant sous le fardeau de décennies de technicisation, finiront bien par éclater un jour, quand bien même il sera alors trop tard.

Par-delà sa défense et son illustration du mode de vie hacker en tant que style personnel caractérisé par le rejet des éthiques chrétiennes et protestantes, Himanen présente, dirons-nous, trois autres piliers du hackerisme : un modèle de connaissance, un modèle de communication et un modèle de société responsable.

En ce qui concerne le premier, Himanen voit d’un bon oeil la « société en réseau » ou « académie en réseau » en forme de gigantesque communauté scientifique accouchant de nouveaux paradigmes de la connaissance dans une ambiance coopérative et antihiérarchique, l’élève n’étant plus un simple récepteur des savoirs mais un sujet actif impliqué dans leur création. Au passage, Himanen commet l’erreur grossière d’attribuer à la technologie une qualité qui lui est absolument étrangère, celle d’avoir des effets bénéfiques sur la diffusion et le développement des connaissances, alors que l’inverse est notoire : l’augmentation des moyens technologiques s’est en réalité traduite par une chute abyssale du niveau des connaissances, mais aussi par un recul dans leur appropriation réelle et par l’apparition dans la société de pans entiers de gens devenus incapables d’acquérir par eux-mêmes un savoir autonome. La confiance placée dans le progrès technique a été une des causes d’effritement majeure de la confiance en soi et de l’autonomie intellectuelle, et la pensée de ceux qui pensent encore a perdu en vivacité et en capacité de se remettre en question (l’opuscule d’Himanen en est une preuve). On peut toujours parler, effectivement, de développement fantastique du savoir scientifique, de cohésion sans précédent entre les différentes sphères de la connaissance, mais aucun de ceux qui tiennent ce discours ne parlera de ce qu’il y a derrière – ou devant, c’est selon – toutes ces merveilles : l’appui du pouvoir industriel et financier et le profit qu’il en tire. Et tandis que la science se corrompt en se mettant au service de l’exploitation généralisée, tandis que les thèses universitaires, les articles et les communications scientifiques s’entassent dans les banques de données, il devient impossible de trouver au sein de cette masse gigantesque de savoirs et d’opinions la moindre parcelle d’indépendance intellectuelle. Cela, Himanen semble l’ignorer.

Selon lui :

II va sans dire que l’académie était très influente bien avant les hackers du monde informatique. Par exemple, depuis le XIXe siècle chaque technologie industrielle (électricité, téléphone, télévision, etc.) aurait été impensable sans le soutien des théories scientifiques (p. 8l)

Un exemple parfait des tours de passe-passe intellectuels dont notre époque regorge ! Comment ne pas voir que ce qu’Himanen appelle « théorie scientifique » ne s’était pas encore, à cette époque comme c’est le cas aujourd’hui, tout entière mise à la remorque des applications technologiques et industrielles qui lui imposaient leur rythme et leurs demandes ?

Himanen ajoute :

La dernière révolution industrielle a déjà marqué une transition vers une société qui dépend beaucoup des résultats scientifiques. Les hackers rappellent qu’à l’ère de l’information, c’est le modèle académique ouvert qui permet la création de ces résultats plus que les travaux scientifiques individuels.

Cela signifie tout simplement, que loin de se traduire par une montée en puissance du savoir indépendant, cette université ouverte a au contraire apporté dans son sillage la servitude aujourd’hui omniprésente sur tous les campus, dans tous les laboratoires, les bureaux, les colloques et revues scientifiques de la planète. L’« Académie en réseau » d’Himanen est une tour de Babel où tout le monde est tenu de parler la même langue, où tout le monde est d’accord avec tout le monde et où personne ne peut conquérir un espace qui lui soit propre – ce que nombre de chercheurs lucides seraient prêts à reconnaître si leurs voix trouvaient des occasions de se faire entendre au milieu du vacarme des autoroutes de l’information.

Dès l’instant où nous posons la question de la valeur d’usage pour la société du savoir produit sur le réseau, nous devons saisir à la racine le modèle du savoir hacker comme construction collective, et nous demander quelle place il peut bien occuper dans une société qui s’active en vue de son émancipation. Il ne suffit pas, loin de là, de libérer l’information si on ne livre pas simultanément à un examen radical le contenu et les fins de cette information ; l’utopie hacker pourrait bien être en train de faire miroiter un monde merveilleux d’échanges immatériels sur fond d’une société ravagée par l’exploitation et les catastrophes environnementales (ce qui est le cas).

Les arguments auxquels recourt Himanen pour défendre l’usage émancipateur et collectif du réseau touchent des sommets dans l’art de la tergiversation quand il aborde la question du modèle de communication dans une société ouverte. C’est là qu’Himanen ébauche en quelques lignes le synopsis du totalitarisme technologique du monde libre dans son irrésistible marche vers le progrès. Sa pensée peut être ainsi résumée :

  1. La société en réseau est une forme techniquement évoluée de la société ouverte et libérale née il y a plus de deux siècles. C’est dire que la société en réseau intègre les valeurs de défense des droits de l’individu et de ses libertés civiles, pour leur fournir des moyens toujours plus perfectionnés grâce auxquels elles puissent se répandre et se développer.
  2. La preuve la plus récente de l’accroissement des possibilités techniques du processus de civilisation est le rôle joué par les technologies de l’information lors du conflit yougoslave de 1999.

Voici ce qu’Himanen écrit à ce sujet :

Pendant les attaques aériennes de l’Otan destinées à mettre fin aux massacres (c’est nous qui soulignons), les médias traditionnels étaient pratiquement aux mains du gouvernement (p. 109).

À travers l’organisme Witness, qui dénonçait la violence et les agressions, la technologie a servi de relais pour révéler le massacre au grand jour et désobstruer les canaux de la vérité.

Vers la fin du conflit, l’organisation Witness a formé quatre Kosovars pour qu’ils collectent sur support numérique les preuves visuelles de violation des droits de l’homme. Le matériel était ensuite transmis hors du pays via Internet grâce à un ordinateur portable et un téléphone satellite. Ces éléments ont été remis au Tribunal pénal international (p. 99).

Derrière ces paroles on perçoit la silhouette des héros médaillés de la fin de l’histoire. Dans le monde libre où les hackers prennent leurs aises, la vérité est un facteur qui dépend de l’intervention sur les canaux d’information. Et la vérité suffit à elle seule à démasquer le mal. Pour Himanen, la technologie est le seul moyen objectif d’obtenir la transparence pour une société qui ne tolère plus les tyrans cruels du style Milosevic.

Mais pour pouvoir accepter tout cela, il faut au préalable avoir accepté comme bonnes toutes les valeurs de la société de marché planétaire, de ses stratégies de conquête et d’évacuation de zones habitées. Il faut avoir abandonné toute velléité de résistance aux mensonges des groupes tout-puissants qui gèrent la paix, l’ordre et la pauvreté en suivant les caprices de l’économie politique moderne. Il faut avoir déchargé les masses en Occident de toutes leurs responsabilités et compter sur leur acceptation passive d’un mode de vie destructeur. Croire dans ces conditions que la technologie peut être mise au service d’une fin bénéfique signifie qu’on prend pour argent comptant la farce humanitaire qui sert de vitrine aux systèmes en charge de la servitude contemporaine, et les mensonges de leurs leaders élus.

Au fond, cela n’a rien de surprenant venant de la doctrine hacker. Chaque fois qu’il met l’accent sur la confidentialité, sur l’information et la vie privée, Himanen nous donne une preuve de ses origines bourgeoises. Tout cela, ce sont des valeurs qui appartiennent à la société libérale, qui toutes virent le jour pour former le socle de l’économie d’entreprise en cours de formation.

La défense de la vie privée, qui obsède Himanen, est le cheval de bataille des hackers, qui sont cependant très attentifs à maintenir la séparation artificielle d’origine bourgeoise entre la sphère publique et la sphère privée. Les fanatiques de la démocratie formelle sont tout prêts à brandir l’anathème du goulag à la seconde même où la discussion s’aventure sur ce terrain. Comme on le sait, la construction de l’enceinte privée a été la pierre de touche de l’idéologie forgée par la bourgeoisie pour légitimer le nouveau pillage fondé sur l’individualisme et la concurrence effrénée. Ce qui était en jeu, c’était la fameuse liberté négative, socle du droit libéral, autrement dit la liberté de ne pas être dérangé dans ses propres affaires. Jamais maffia ne trouva meilleur moyen de protéger ses affaires, à un moment où elle s’était ostensiblement rendue maîtresse de la quasi-totalité des richesses. Les phraséologies parlementaire, journalistique, légaliste, civique, etc., ont servi aux couches socioprofessionnelles compromises avec cette maffia à rendre crédible la farce d’une société unie. La leçon n’a pas été perdue pour Himanen, qui, en bon progressiste qu’il est, transpose cette phraséologie à la défense des droits individuels et au droit à une information véridique.

Si la doctrine hacker et son combat contre l’ingérence de l’État et des entreprises dans la sphère privée ont pu être assimilés aux pratiques de contre-information si prisées des milieux gauchistes, c’est justement parce que ces derniers en sont graduellement venus à adopter une position purement réactive face au monde de l’information monopolisé par les grandes agences et les grands groupes d’intérêts. La leçon à tirer de tout cela est qu’il faut tenir ferme sur la critique unitaire de ce que produit le monde de la marchandise, seule manière d’éviter la fétichisation galopante des droits formels qui encadrent l’assignation permanente de l’individu dans le monde marchand[2].

Le discours d’Himanen sur la technologie et la guerre ne va pas sans l’acceptation d’un monde chosifié par les techniques et par l’économie politique. Dès l’instant où il sépare le monde de la production à la fois de ses conséquences sur les modes de vie et de l’idéologie technique qui réclame toujours plus de moyens pour renforcer son autarcie, il est normal qu’il fasse preuve de partialité dans son analyse des moyens techniques : voyant en eux des instruments qui peuvent servir à faire tomber les tyrans, il méconnaît qu’ils sont en fait la forme achevée sous laquelle chaque tyrannie économique d’aujourd’hui a besoin de se montrer – en construisant de toutes pièces la vie dépendante de la marchandise hypostasiée.

Pour finir, l’utopie technolibérale d’Himanen verse fatalement dans l’humanitarisme assistanciel. C’est ce que lui-même nomme sans vergogne « la préoccupation responsable ». Se référant à quelques hackers assez connus, il montre qu’ils sont tous au top niveau de l’engagement social :

Par exemple, Mitch Kapor soutient un programme global de protection de l’environnement et de la santé destiné à régler les problèmes sanitaires engendrés par les activités des entreprises. Sandy Lerner, qui a quitté Cisco Systems en compagnie de Léo Bosach avec 170 millions de dollars en actions, a utilisé cet argent pour créer une fondation consacrée à la lutte contre les mauvais traitements infligés aux animaux (p. 132).

Une philanthropie informatique qui mérite sûrement d’être vantée ! Les idées d’Himanen sur la communauté et la solidarité font bien voir quel bonimenteur il est :

Par exemple, je peux annoncer sur le Net les moments de la semaine où je peux donner un coup de main à une personne âgée pour ses tâches domestiques ; je peux annoncer que je mets ma maison à disposition des enfants pour qu’ils puissent venir y jouer après l’école ; je peux dire que je serais enchanté de promener un des chiens du voisinage le week-end. L’efficacité de ce modèle pourrait sans doute être renforcée en lui ajoutant la condition que la personne aidée s’engage à son tour à aider quelqu’un d’autre. Internet peut être utilisé comme un moyen d’organiser des ressources locales. Graduellement, d’autres apporteront leur contribution à la production de grandes idées sociales, et cela en engendrera de plus grandes encore. Il y aurait un effet d’autoalimentation, comme cela se passe avec le modèle hacker au niveau informatique (p. 87).

Ce « modèle social » est l’ébauche parfaite d’une société totalitaire peuplée de voisins aimables et de tondeuses à gazon, tous connectés à Internet pour s’échanger perpétuellement de menus services, pendant que les mégamachines militaires de leurs États, manipulées par les grands groupes industriels, se chargent du pillage de la planète et de ses habitants.

On entend souvent dire que les hackers ont introduit une nouvelle forme de communauté, où les savoirs et les outils sont partagés dans un esprit de coopération entièrement désintéressé.

De notre point de vue, les hackers sont les enfants d’un monde totalement réifié par la technologie et la marchandise, d’un monde qui a fermé toutes les issues aux manières traditionnelles de produire ses moyens de survie. Ce qu’on appelle le web est de ce point de vue la plus fabuleuse des mégamachines jamais rêvée, dans la mesure exacte où il se présente comme une structure intellectuelle superposée au vieux et difficile monde de la production matérielle – déjà si lointain aux yeux des générations actuelles. En outre, le réseau se nourrit de la contribution intelligente de millions d’individus à son perfectionnement, à la différence des anciennes mégamachines dont la conception était le domaine réservé des élites. Le réseau est le point d’aboutissement de deux cents ans de modernisation : c’est le phantasme hyperindustriel des catégories socioprofessionnelles totalement séparées de leurs moyens de production, urbanisées, consommatrices et se consacrant à la gestion de la culture aujourd’hui nécessaire au maintien de la domination. La sphère tout entière de l’économie de production et d’élimination des déchets est masquée par cette fantastique mégamachine qui semble flotter dans le vide et qui a toutes les apparences d’une excroissance intellectuelle et passionnelle à l’état pur.

La critique fugace qu’Himanen fait de la survie rend à elle seule manifeste le peu de consistance du mode de vie proposé par les hackers : l’esprit ludique, altruiste et de coopération est une guigne dont ne se fichent pourtant pas les minorités privilégiées de « l’ère de l’accès ». Au milieu de tout cela… Qui ou quoi assure le fonctionnement du système ?

La croissance de l’idéologie informationaliste va de pair avec le développement à toutva de la société capitaliste industrielle, dont la base matérielle est assurée par la production technicisée de marchandises, par la destruction des économies locales et par une intensification de la prolétarisation de populations entières et de leur environnement. Au bout du compte, l’idéologie informationaliste est le propre d’une caste privilégiée qui veut croire que les limites de la production pour la survie ont été surmontées, et tous les problèmes qu’elle posait avec, sans voir que le prix à payer a été un retour de la planète entière en deçà des limites de la survie. Une chose est sûre : le programme économique libéral, adossé au développement des marchés soutenus par les valeurs informatiques et par leur commercialisation, ne rencontrera pas d’obstacles insurmontables du côté des techniciens de la veine d’Himanen, qui rêvent d’un réseau humanitaire de services et de bonnes oeuvres.

Le combat mené de nos jours au sein du réseau informatique pour maintenir une « coopération volontaire » est emblématique de la résignation du plus grand nombre face à une société entièrement soumise aux ordres de la technologie capitaliste. Voilà pourquoi les entreprises n’ont plus qu’à laisser faire cette coopération collective spontanée et à en tirer tout le profit qu’elles peuvent, soit, comme elles le font déjà, en la capitalisant en partie, soit tout simplement en la laissant se développer, certaines qu’elles sont que chaque création technique finit tôt ou tard par contribuer à la croissance des besoins techniques du système. À l’intérieur du réseau, le seul progrès est l’accroissement de la dépendance envers la société en réseau, que seul un faible d’esprit pourrait identifier avec la totalité sociale et ses besoins.

Le cas du gourou du logiciel libre, Richard Stallman, en dit long sur le cercle vicieux dans lequel s’est enfermée l’économie en réseau (net economy), qui revendique pour le réseau une liberté antimonopolistique et anti-accapareurs au nom d’un monde où seule la marchandise a voix au chapitre, et où jamais la maintenance des supports techniques du système n’est remise en question[3]. Le libre accès aux codes sources, la possibilité d’utiliser et de modifier les programmes sans avoir à se soucier des droits d’auteur, la défense d’une conception libre et collective des logiciels, les échanges désintéressés de savoirs et d’outils, toutes ces émouvantes revendications reflètent le drame collectif d’une génération coincée entre son intelligence pragmatique et ses illusions technologiques, les seules qu’elle a reçues en guise de transmission effective.

L’obsession qu’ont les hackers de supprimer les droits d’auteurs et de propriété sur les programmes, les livres, les oeuvres d’art, etc. est typique de l’obsession productiviste de tous ceux qui sont disposés à cohabiter pour toujours avec l’inflation des informations médiatiques et des savoirs séparés. Les hackers ont peut-être trouvé très subversif d’attaquer la notion d’auteur, mais ils auraient mieux fait de s’interroger en priorité sur le sens et la valeur d’usage des créations d’auteurs, et sur leurs finalités sociales. On ne nous fera pas croire que les logiciels sont de simples intermédiaires entre l’intelligence collective et ses réalisations pratiques. Le software est devenu en lui-même un médium, qui se reproduit à l’infini sans que personne ne se pose plus la question de la nature et de la finalité du médium technique qu’il implique[4].

Étant donné qu’elle n’a cure ni des besoins sociaux et de leur nature exacte, ni de la question de la division du travail et du caractère totalitaire de la technologie en régime capitaliste[5], l’« éthique hacker » ne peut être qu’une éthique du nouvel esprit parasitaire qui s’accroche au monde pour profiter au maximum de l’instant présent, gaspiller toujours plus d’énergie, et bousiller un nombre toujours plus grand de populations et leurs territoires. Par sa méconnaissance totale, au niveau pratique et quotidien, des rudiments de la survie collective, le hacker se transforme en une sorte d’indolent hyperactif. Par leur méconnaissance des problèmes techniques et du pillage de tout ce qui fait vivre la planète, les hackers se révèlent à nous pour ce qu’ils sont : des fanatiques de l’artificialisation dont le projet n’ajoute qu’un maillon de plus à la chaîne des irresponsabilités qui pèse sur la société humaine de tout son poids destructeur.

Pour toutes ces raisons, l’assimilation fréquemment faite entre, d’une part, les luttes contre les droits d’auteur dans le monde du software, et, d’autre part, les luttes contre les brevets sur les semences et sur les organismes vivants en général, ne peut que résulter d’une confusion volontairement entretenue. Les premières cherchent à se mettre à l’abri sous le voile de dignité des secondes[6]. Dans le premier cas, nous avons affaire à une exigence qui se félicite de l’irréversibilité d’un monde technicisé avec lequel il convient même de collaborer, y compris de façon altruiste et désintéressée, tant que la survie dorée de ces collaborateurs – les hackers – peut être assurée par l’existence des structures techniques antisociales et par la circulation sans encombre des marchandises. Dans le second cas, nous avons affaire à un combat contre la technicisation forcée, les privilèges, le monde de la marchandise, la collaboration avec le pouvoir, et qui prône un retour à des schémas traditionnels d’exploitation de la nature dans un cadre collectif. Dans le premier cas, nous avons affaire à la communauté en réseau jaillie du terreau à jamais incritiqué de l’« abondance empoisonnée » de la société du capital ; dans le second cas, au projet d’une communauté dont tous les membres partagent la responsabilité d’une production à échelle humaine et qui se refuse à tirer des chèques en blanc sur l’avenir d’une technique dont les effets s’annoncent si dévastateurs que personne ne pourra en assumer le coût. Dans le premier cas, nous avons des gens hyperadaptés aux formes modernes de séparation ; dans le second des gens qui défendent avec obstination les ultimes vestiges d’un monde faisant place à des formes autonomes de production. Seule une passion immodérée pour la confusion peut conduire à mettre sur un même plan deux combats aussi radicalement opposés dans leurs motivations fondamentales[7].

Aucune éthique du travail libéré grâce aux machines ne peut déboucher sur un combat en faveur d’une activité humaine libérée des chaînes de la dévastation capitaliste. En croissant et en se multipliant allègrement dans l’atmosphère conditionnée de la société technicisée, les hackers ne peuvent que contribuer à la destruction de tout ce qui reste de réalité extérieure à cette société.

Extrait de : « Les amis de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel », tome 2 (titre original : « Los amigos de Ludd. Boletín de información anti-industrial »), numéros cinq et six), publié en 2009 aux éditions La Lenteur (Paris), p. 61-76.

Notes

[1] Crédit photo : Genista (Creative Commons By-Sa)

[2] Milosz écrit très justement : « Ce que l’homme de l’Est dénomme “formalisme inerte de la bourgeoisie” est par ailleurs l’assurance pour un père de famille de retourner chez lui le soir pour dîner et de ne pas partir en voyage dans une région plus propice à accueillir les ours polaires que les êtres humains. » Mais l’objet de la critique est désormais le pouvoir totalitaire d’une modernisation qui est l’héritière aussi bien du socialisme scientifique que du capitalisme démocratique.

[3] Pour en apprendre davantage sur le point de vue réactionnaire de Stallman, on peut lire son détestable article « Qui surveille les surveillants ? » publié au début de l’année 2002 par le tabloïd aujourd’hui disparu Désobéissance globale.

[4] Voilà ce que peut donner une interview de Stallman à propos du Logiciel libre : « - Ce système ne risque-t-il pas selon vous de favoriser une croissance exponentielle des programmes informatiques ? C’est vrai ! C’est un effet collatéral d’importance négligeable comparée aux effets de la promotion de la liberté. »

[5] Le fait que les hackers et les gauchistes soient deux populations qui se recoupent en partie en dit long sur l’incapacité de ces derniers à analyser de manière rigoureuse la technologie.

[6] Cf. l’article de Stallman, « Biopirates ou biocorsaires ? » Archipiélago n°55, où il formule de nouveau cet amalgame pernicieux.

[7] Bien évidemment, il existe au sein des luttes contre les OGM et autres délices de l’industrie moderne des tendances qui profitent de l’occasion pour réaffirmer leur credo citoyenniste et réformiste, et mènent ces luttes à l’impasse à coups de petits calculs arrivistes. Mais cela n’entame pas les présupposés fondamentaux partagés par d’autres tendances, même s’ils sont affirmés de manière partielle.




Appel à projet : L’Hadopi à l’école ? Oui mais en ECJS !

Skippyjon - CC byCela fait partie des mauvaises surprises de son adoption : « La loi Hadopi favorise la diffusion et la protection de la création sur internet et demande à l’éducation nationale de renforcer l’information et la prévention auprès des jeunes qui lui sont confiés », peut-on lire sur le très officiel site Educnet du ministère.

Puis juste en dessous : « Ainsi les élèves reçoivent une information sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur »[1].

Et voici donc l’enseignant que je suis contraint devant ses élèves à se transformer en porte-parole d’une loi qu’il critique dans ses grandes largeurs. Dès lors comment faire lorsque l’on est très loin de considérer que « l’Hadopi favorise la diffusion de la création sur Internet » ? Renier quelques uns de ses principes ou désobéir à son employeur qu’est l’État, tel est le cruel dilemme !

Il y a pourtant une issue, et c’est ce même site Educnet qui nous montre la voie : « L’ensemble de ces démarches d’information doit s’inscrire dans une stratégie globale de l’établissement, de l’école, qui favorise le dialogue avec les élèves, leur appropriation des droits et devoirs des internautes citoyens et responsables qu’ils sont en puissance : rédaction d’une charte des usages d’internet, informations et débats pendant les heures de vie de classe ou d’ECJS, sensibilisation à l’occasion de l’utilisation d’un outil spécifique. »

Informations et débats pendant les heures d’ECJS, voilà l’option retenue par ce billet, en appelant enseignants (en charge ou non de l’ECJS cette année), élèves, parents d’élèves et acteurs de la « bataille » Hadopi de bonne volonté à se joindre au projet, d’autant qu’il est fortement suggéré d’inviter des intervenants extérieurs à entrer dans les classes pour participer.

Parce que, comme nous allons nous en rendre compte ci-après, on peut, en toute légalité et dans le même mouvement, respecter le vœu du législateur et interpeller les élèves sur la genèse, la rédaction et l’application de cette loi.

L’ECJS Késako ?

L’Éducation civique, juridique et sociale, ou ECJS, est un enseignement relativement méconnu parmi la pléthore de matières que compte le lycée. Peut-être parce qu’elle propose un certain nombre d’originalités.

Tout d’abord c’est une discipline jeune puisque créé en 2001. Ensuite, elle ne dispose pas de professeur attitré et est dispensée par n’importe quel autre professeur de l’établissement scolaire (traditionnellement ce sont plutôt les enseignants d’histoire ou de sciences économiques qui s’y collent, mais rien n’empêche un professeur de mathématiques de se porter candidat). Mais c’est surtout une discipline qui, à de rares exceptions près, n’ajoute pas de nouvelles connaissances puisqu’il s’agit avant tout de les réinvestir pour y faire « l’apprentissage de la citoyenneté » dans le cadre du dispositif pédagogique novateur qu’est le « débat argumenté ».

Toutes séries confondues, l’horaire alloué est d’une demi-heure par semaine pour les trois niveaux que sont la Seconde, la Première et la Terminale, que l’on transforme généralement en deux heures une fois par mois ou une heure deux fois par mois. L’ECJS n’est pas incluse dans l’examen final du baccalauréat.

Mais il est génial ce programme d’ECJS !

En gardant l’Hadopi dans un coin de notre tête, prenons le temps de parcourir ensemble le programme officiel d’ECJS. Car comme vous allez vous en rendre compte, c’est une lecture riche d’enseignements.

Je m’excuse par avance de la longueur des extraits ci-dessous. Il s’agit de mieux appréhender ce qui fait la spécificité et la noble ambition de l’ECJS (que de nombreux parents d’élèves ignorent totalement). Il s’agit également de comprendre en quoi un débat argumenté autour de l’Hadopi y aurait toute sa place, en permettant aussi bien d’expliquer cette loi que de la critiquer. Il s’agit enfin de commencer à percevoir qu’au delà d’Hadopi c’est par la porte de l’ECJS que pourrait un jour entrer cette grande absente de l’école qu’est la « culture libre ».

En voici une sélection des Principes généraux.

Concourir à la formation de citoyens est une des missions fondamentales du système éducatif. Au sein du dispositif de rénovation des lycées, la création d’un enseignement d’éducation civique, juridique et sociale (ECJS) constitue une des principales innovations. Le nombre d’heures qui lui est globalement accordé étant modeste, c’est dans ses objectifs et par ses méthodes que cette innovation doit être significative.

Que signifie « éduquer à la citoyenneté » dans un système scolaire ? Deux réponses sont possibles. L’une consiste à faire de la citoyenneté un objet d’étude disciplinaire, au même titre que les mathématiques, la physique, la littérature etc. ; la citoyenneté s’apprendrait à l’école avant de s’exercer dans la vie du citoyen. L’autre réponse part de l’idée que l’on ne naît pas citoyen mais qu’on le devient, qu’il ne s’agit pas d’un état, mais d’une conquête permanente ; le citoyen est celui qui est capable d’intervenir dans la cité : cela suppose formation d’une opinion raisonnée, aptitude à l’exprimer, acceptation du débat public. La citoyenneté est alors la capacité construite à intervenir, ou même simplement à oser intervenir dans la cité. Cette dernière réponse peut être mise en oeuvre au lycée aujourd’hui.

Lorsqu’une pratique éducative consiste à transmettre un savoir sous forme d’une succession d’évidences sanctionnées par les autres, l’élève apprend en outre autre chose que ces contenus : il apprend que le savoir est détenu par des autorités, il a la tentation de ne le recevoir que passivement, il commence par admettre qu’il peut être délégué à « ceux qui savent ». Appliquée à l’ECJS, une telle pratique formerait des citoyens passifs, percevant le savoir comme déconnecté de ses enjeux sociaux, économiques et politiques. Certes, on ne crée pas le savoir, on le reçoit ; il est énoncé et validé par quelqu’un qui fait autorité. Mais le savoir n’est pas seulement quelque chose de transmis ; on doit aussi se l’approprier. L’élève pourra exercer sa citoyenneté grâce au savoir, mais un savoir reconstruit par lui, dans une recherche à la fois personnelle et collective.

L’éducation civique, juridique et sociale doit être abordée comme un apprentissage, c’est à dire l’acquisition de savoirs et de pratiques. Grâce à ce processus doit s’épanouir, à terme, un citoyen adulte, libre, autonome, exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement. Ainsi se constitue une véritable morale civique ; celle-ci contient d’abord une dimension civile fondée sur le respect de l’autre permettant le « savoir-vivre ensemble » indispensable à toute vie sociale, mais elle suppose aussi une nécessaire dimension citoyenne faite d’intérêt pour les questions collectives et de dévouement pour la chose publique.

Le seul savoir nouveau auquel il faut initier les élèves, grâce à l’ECJS, concerne le droit, trop ignoré de l’enseignement scolaire français. Il s’agit de faire découvrir le sens du droit, en tant que garant des libertés, et non d’enseigner le droit dans ses techniques.

C’est cette dernière citation qui m’a servi de base pour mon article Plaidoyer pour étudier le droit à l’école. Or justement, avec l’Hadopi en ECJS, on améliore illico la situation.

La suite donne quelques détails sur la pratique pédagogique du débat argumenté.

Mobilisant un ensemble de connaissances disponibles, l’ECJS doit satisfaire la demande exprimée par les lycéens lors de la consultation de 1998 sur les savoirs, de pouvoir s’exprimer et débattre à propos de questions de société. Le débat argumenté apparaît donc comme le support pédagogique naturel de ce projet, même s’il ne faut pas s’interdire de recourir à des modalités pédagogiques complémentaires.

Faire le choix du débat argumenté n’est ni concession démagogique faite aux élèves ni soumission à une mode ; c’est choisir une méthode fructueuse. Le débat argumenté permet la mobilisation, et donc l’appropriation de connaissances à tirer de différents domaines disciplinaires (…) Il fait apparaître l’exigence et donc la pratique de l’argumentation. Non seulement il s’agit d’un exercice encore trop peu présent dans notre enseignement, mais au-delà de sa technique, il doit mettre en évidence toute la différence entre arguments et préjugés, le fondement rationnel des arguments devant faire ressortir la fragilité des préjugés. Il doit donc reposer sur des fondements scientifiquement construits, et ne jamais être improvisé mais être soigneusement préparé. Cela implique qu’il repose sur des dossiers élaborés au préalable par les élèves conseillés par leurs professeurs, ce qui induit recherche, rédaction, exposés ou prises de parole contradictoires de la part d’élèves mis en situation de responsabilité et, ensuite, rédaction de comptes rendus ou de relevés de conclusions.

Le débat doit reposer sur le respect d’autrui et donc n’autoriser aucune forme de dictature intellectuelle ou de parti pris idéologique.

Le dossier documentaire sur lequel se fonde le débat est le témoin de la progression de cette démarche. Il peut prendre des formes variables : présentation de textes fondateurs ou de textes de loi, sélection d’articles de presse, collecte de témoignages, recherche ou élaboration de documents photographiques, sonores ou vidéo. C’est ici que l’ECJS peut utiliser toutes les modalités interactives de la recherche documentaire actuelle.

L’objectif de ce billet est de suggérer aux enseignants en charge de l’ECJS de faire d’Hadopi l’un de leurs sujets de débats argumentés. Nous pourrions par exemple regrouper les volontaires dans une liste de discussion dédiée qui serait un espace d’échanges autour du projet. Et de commencer alors à envisager ensemble une liste de ressources à intégrer dans le dossier documentaire, aidant ainsi les élèves à faire un premier tri.

Dans le cadre de la liberté des choix pédagogiques, les élèves doivent acquérir des méthodes à travers lesquelles ils seront initiés à l’étude des règles juridiques et des institutions. On peut ainsi, à propos de situations concrètes, enseignées ou vécues, et sans préjuger de l’usage d’autres pratiques, identifier trois moments remarquables.

– Le premier moment étudie les circonstances et les conditions de l’invention de la règle ou de l’institution. On a trop tendance à oublier l’origine et l’histoire des règles (…) L’histoire est donc ici très particulièrement mobilisée ; étudier les conditions de naissance d’une règle, en montrant qu’elle est une production historique et non un a priori absolu, contribue à humaniser la règle de droit : ce n’est plus un dogme mais une règle de vie.

– Le deuxième moment privilégie l’étude des usages de la règle par les acteurs sociaux concernés. La règle n’est pas nécessairement utilisée comme ses inventeurs l’avaient imaginé : la pratique d’une règle peut s’éloigner des principes qui ont guidé sa fondation. Il faut donc conduire l’élève à se demander pourquoi les acteurs sont amenés à utiliser une règle dans un sens plutôt que dans un autre.

– Le troisième moment s’attache aux discours produits sur les règles. Chaque époque produit des discours qui tentent de justifier rationnellement les règles existantes. D’une époque à une autre, d’un lieu à un autre, ces discours peuvent différer jusqu’à être contradictoires.

Je ne sais pas ce que vous en penserez mais ces trois moments s’accordent parfaitement bien avec la jeune histoire (non achevée) de la loi Hadopi 😉

Quant au passage suivant, c’est une invitation lancée à tous :

De très nombreux professeurs, par leur savoir, leur culture, leur implication dans la vie du lycée, ont vocation à contribuer à cet enseignement. La participation d’intervenants extérieurs, témoins dans un champ social étudié, est évidemment souhaitable.

Vient ensuite le détail du programme pour chaque niveau du lycée. L’intitulé de celui de Seconde est : De la vie en société à la citoyenneté.


L’actualité locale, nationale et internationale fournit de nombreux matériaux qui permettent aux enseignants de construire un débat sérieux sur un sujet civique, politique, juridique ou social mettant en évidence une dimension de la citoyenneté. Le choix d’un événement ou d’une combinaison d’événements dans l’actualité doit répondre à deux soucis : d’une part être susceptible d’intéresser les élèves, d’autre part permettre d’éclairer une des dimensions de la citoyenneté.

L’Hadopi, pardi ! Avec cette étrange particularité que certains élèves par leurs pratiques numériques vont se sentir directement visés par la loi !

La première tâche face à un événement consiste à confronter les sources d’information pour, en les croisant, attester de la réalité de ce qui va être étudié. L’événement brut n’existe pas en lui-même, il n’existe qu’à travers le médium qui le fait connaître et il est différemment reçu selon les représentations dominantes du moment. Prendre de la distance par rapport aux faits communiqués est donc essentiel à l’éducation du citoyen.

La vie quotidienne dans la cité fournit des occasions de réflexion sur la nécessaire civilité des rapports humains en tant que première condition de l’exercice de la citoyenneté. On peut le montrer à partir de l’étude de manifestations d’incivilité ; on peut aussi utiliser différents faits de la vie sociale. La citoyenneté ne se réduit pas à la simple civilité. Elle implique la participation à une communauté politique.

L’intitulé du programme de Première est : Institutions et pratiques de la citoyenneté.

Il entre parfaitement en résonance avec le sujet qui est le nôtre quand on pense aux actions de protestations issues d’Internet et à des associations telles que La Quadrature du Net.

Dans notre régime politique, celui de la démocratie représentative, la participation politique prend essentiellement la forme de l’élection de représentants du peuple, mais aussi d’autres formes : participation au débat public, actions collectives… Le principe de la représentation apparaît comme le fondement de la légitimité dans toute société moderne et peut être ainsi un moyen d’aborder les grands problèmes politiques contemporains.

Ainsi, le fait politique peut être abordé à travers l’idée de représentation. Dans tous les domaines qu’elle structure – Assemblée Nationale, partis, syndicats, associations, lycées… – la représentation crée une mise à distance entre représentants et représentés tout en les mettant en relation. Ces deux mouvements produisent, selon les époques et à des rythmes variables, des tensions continues, inévitables dans les sociétés démocratiques : tensions entre les différentes institutions, entre ces institutions et le monde vécu par les citoyens.

Ces tensions, source de conflits inévitables, sont constitutives du sens moderne du politique. On pourra les analyser en montrant que les sociétés démocratiques s’efforcent de les gérer par des pratiques politiques qui sont conformes aux principes du droit et excluent le recours à la violence.

En ce sens, la représentation politique désigne le processus par lequel des gouvernants sont légitimés par l’élection pour parler au nom du peuple et habilités à décider en son nom. L’interrogation sur les formes de la représentation politique et les problèmes qu’elle rencontre peut servir de point de départ à la réflexion. Celle-ci mérite enfin d’être enrichie par l’analyse d’un ensemble de concepts : pouvoir, domination, autorité, violence, et leur mise en relation à travers des faits précis. Il est en effet recommandé d’étudier ce thème en partant d’un exemple.

Le citoyen se définit par l’exercice de la souveraineté politique dans la Cité à laquelle il appartient. L’exercice de la citoyenneté ne saurait donc se réduire ni à la possession de droits fondamentaux, ni à l’exercice du droit électoral : il implique la prise en compte de toutes les formes de la participation politique. La démocratie se définit comme le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ; cela exclut le pouvoir d’une autorité qui ne tirerait pas sa légitimité du peuple mais d’une source extérieure ou réputée supérieure. La démocratie implique donc la participation active des citoyens.

Celle-ci concerne autant la participation au débat public censé éclairer les décisions collectives que la prise de ces décisions elle-même. Elle peut donc prendre différentes formes. Le thème précédent met en évidence l’importance dans une démocratie de la participation au processus de désignation de représentants élus. Celui-ci insiste sur les autres dimensions : la participation à l’espace du débat public où se forme l’opinion publique, ce qui implique l’analyse critique des moyens de communication de masse et de leurs effets (y compris de l’Internet, des forums et du courrier électronique), la participation aux associations civiles, sociales et politiques, notamment à l’échelon local, la participation à des groupes défendant des intérêts, par exemple les syndicats et la participation à des actions collectives, locales ou nationales, sur des objectifs sociaux ou civiques.

Il ne s’agit pas bien sûr d’étudier toutes les formes de participation politique et d’actions collectives mais d’en choisir une manifestation qui puisse à la fois faire sens et susciter l’intérêt des élèves.

Si l’État républicain garantit les libertés individuelles et les droits du citoyen, les devoirs du citoyen sont la contrepartie et la condition de ces droits. Toutefois, l’État semble exercer une pression dont le citoyen prétend parfois s’affranchir (fraudes, désobéissance à la loi, incivisme, dégradation des biens publics, destruction de la propriété collective). Il importe donc de montrer en quoi le respect de la loi et de ses devoirs par le citoyen n’est pas un conditionnement à l’obéissance ; c’est, tout au contraire, son choix libre et raisonné d’institutions sans lesquelles les libertés, les droits et la sécurité ne pourraient exister.

L’intitulé du programme de Terminale est : La citoyenneté à l’épreuve des transformations du monde contemporain.

C’est à mon avis ici qu’un débat sur l’Hadopi trouverait le plus naturellement sa place. On aurait presque l’impression qu’il a été rédigé en pensant à cette loi 😉

En classe terminale, il s’agit de montrer que les exigences de droit, de justice, de liberté et d’égalité qui caractérisent l’État et les sociétés démocratiques sont confrontées à de nouveaux défis qui mettent à l’épreuve la citoyenneté, notamment les évolutions de la science et de la technique, les exigences renouvelées de justice et d’égalité, la construction de l’Union européenne et la mondialisation économique, culturelle, juridique et politique. Ces évolutions obligent les hommes à toujours repenser leurs droits et leurs libertés, ce qui suscite des débats dans l’espace public. La tension entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, des expressions nouvelles de violence et d’atteinte aux libertés, exigent des réponses juridiques sans cesse adaptées. Le débat démocratique amène à interroger les normes et les valeurs sur lesquelles repose le droit et à les confronter à des conceptions différentes de l’éthique et à l’idée de droits de l’Homme.

Les progrès des sciences et des techniques dans tous les champs de l’activité humaine, la production, la consommation, la médecine… bouleversent les formes de l’existence, les rapports des hommes entre eux, la perception de l’espace et du temps, le corps humain lui-même. Ils suscitent des interrogations et des exigences nouvelles en matière de droits, de justice, de liberté, de responsabilité, de sécurité, par exemple dans les domaines de la bioéthique, de la prévention des risques naturels ou techniques, de la mondialisation des réseaux de communication, de la santé, de la qualité de la vie, de l’environnement, de l’avenir de la planète… Ils modifient aussi les conditions d’exercice de la citoyenneté.

Faut-il fixer des limites aux progrès des sciences et des techniques et en fonction de quels principes ? Comment État et citoyen peuvent-ils contrôler démocratiquement ces transformations ? Comment garantir l’indépendance des décisions démocratiques dans des domaines qui requièrent des savoirs spécialisés ? Quel rôle les experts doivent-ils jouer ? Existe-t-il un risque de technocratie ? Peut-on garantir un égal accès de tous les citoyens aux bénéfices des sciences et des techniques ? Face à ces complexités et à ces défis, comment permettre l’exercice de la citoyenneté ?

Que de questions intéressantes en perspective ! Comme évoqué ci-après, on pourra également élargir le débat à la situation dans les autres pays européens (en analysant par exemple le succès du Parti Pirate suédois).


La citoyenneté s’est construite historiquement dans le cadre national. Le projet européen, depuis un demi siècle, a conduit à la construction d’institutions qui sont aujourd’hui à l’origine de nombreuses décisions de notre vie collective. Une grande partie du droit national, dans les pays de l’Union européenne, est désormais de source européenne. D’un point de vue juridique, il n’existe pas aujourd’hui de citoyenneté européenne indépendante de la citoyenneté nationale ; d’un point de vue politique, tout ce qui donne une réalité concrète au principe de citoyenneté reste, pour l’instant et pour l’essentiel, national. L’Union européenne crée un niveau d’institutions supérieur et complémentaire aux institutions nationales. Elle amène à repenser les questions de la souveraineté, de l’égalité, de la liberté, de la sécurité, par exemple dans le domaine de l’économie, de l’harmonisation des législations, de l’ouverture des frontières et de la circulation des personnes et des biens, de la construction de forces armées plurinationales.

Le terme de mondialisation désigne un processus pluriséculaire complexe fait de mutations géographiques, économiques, culturelles, juridiques et politiques. Il s’accompagne d’une prise de conscience à l’échelle du monde de la perturbation des équilibres physiques de la planète et de l’homogénéisation relative du monde vivant. L’ensemble de ces mutations, par exemple le délitement apparent de la notion de frontière nationale, la concentration de pouvoirs au sein d’entreprises transnationales, le rôle accru des institutions internationales, les transferts de souveraineté des États-nations, la vitesse des transformations techniques et des communications, engendre de nouveaux défis qui mettent la citoyenneté à l’épreuve.

Ouf, merci d’avoir tenu jusque là ! J’espère vous avoir convaincu que ce fort pertinent programme d’ECJS est tout ce qu’il y a de plus « Hadopi compatible » et que le caractère controversée de cette loi (qui pour une fois met tout le monde d’accord) se prête magnifiquement à la méthode du débat argumenté.

Ainsi donc l’ECJS nous « couvre » et ne nous condamne pas à relayer benoîtement la « propagande » Hadopi !

Entendons-nous bien, il ne s’agit surtout pas de remplacer une propagande par une autre mais d’offrir aux élèves les conditions d’un réel débat (ceci étant dit, rien n’empêche de proposer aux élèves, dans le corpus documentaire, des ressources sur la « culture libre », en leur faisant comprendre pourquoi elle peut être considérée comme une « alternative à l’Hadopi »).

Chaque classe étant différente et l’enseignant étant avant tout présent pour animer et assurer les bonnes conditions du débat, on ne peut en rien présager de ce qu’il adviendra et des conclusions qu’en tireront nos lycéens. Mais l’essentiel sera bien là : au travers de l’exemple Hadopi ils auront fait ensemble un apprentissage de la citoyenneté, et réciproquement !

Se joindre au projet

Le projet consiste donc à faire d’Hadopi l’un des thèmes des débats argumentés de l’ECJS au lycée.

Comment procédér ?

J’ai bien quelques idées (confuses) à priori mais l’essentiel est de se regrouper et de voir cela ensemble. Parce qu’il est bien plus amusant de faire les choses collectivement, et puis c’est une habitude des lieux. Il serait bien sympathique de se constituer ainsi un petit réseau de personnes partageant la volonté de sensibiliser les élèves non seulement sur l’Hadopi mais sur les libertés numériques en général (qui le temps passant finiront presque par se confondre avec les libertés tout court). Surtout qu’on pourrait très bien envisager d’organiser plus tard d’autres débats connexes à Hadopi comme la neutralité du réseau, la vie privée, le Libre Accès, les biens communs, etc.

Pour ce qui me concerne, je n’ai pas d’ECJS cette année mais je suis tout à fait disposé et disponible pour participer et intervenir dans les classes si les professeurs d’ECJS de mon établissement m’y invitent (avec ma double-casquette prof et Framasoft). Et comme nous en sommes encore au tout début d’année, je compte leur suggérer dès maintenant de faire d’Hadopi l’un de leurs débats argumentés en offrant mes services (tout étant conscient que je suis novice dans la pratique du « débat argumenté » qui me semble beaucoup plus facile à dire qu’à faire).

Ainsi donc le projet s’adresse avant tout aux enseignants en charge de l’ECJS cette année mais aussi à tous les autres professeurs intéressés qui voudraient s’associer avec les premiers. Il s’adresse également à tous les parents de lycéens qui souhaiteraient voir le professeur d’ECJS de leurs enfants aborder ce sujet (ce qui peut commencer par leur indiquer le lien vers cet article du Framablog).

Il s’adresse enfin à tous les intervenants extérieurs potentiels (personne physiques mais aussi personnes morales, je pense aux associations ou à tout autre structure qui pourrait devenir partenaire ou partie prenante du projet). Imaginez-vous faire venir conjointement Jérémie Zimmermann et Franck Riester devant un parterre de lycéens passionnés, ça aurait de la gueule ! Nous pourrions du reste tenter de médiatiser les venues des personnalités les plus emblématiques d’Hadopi (surtout si l’on décide tous de faire ce cours à peu près au même moment). Nous montrerions ainsi à la population que non seulement l’école se soucie d’informer comme il se doit sur Hadopi mais que certains vont plus loin en profitant de l’ECJS pour que les élèves mettent la loi sur le grill 😉

J’invite donc les personnes intéressées à se manifester dans les commentaires et/ou à m’envoyer un message via le formulaire de contact du site. Je créerai un groupe Facebook dédié une liste de discussion dédiée et nous travaillerons alors ensemble à la réalisation de ce projet.

J’invite également les quelques rares enseignants qui ont déjà essayé de parler d’Hadopi en ECJS (je sais qu’il y en a) à venir nous apporter leur témoignages.

J’invite enfin tous les lecteurs du Framablog à relayer l’information, parce que non seulement notre attaché de presse est encore en vacances mais en plus nous ne possédons pas d’attaché de presse.

Nous l’avons déjà constaté, rares sont les temps scolaires où les élèves sont confrontés aux thèmes qui nous sont chers. Puisse ce modeste projet contribuer à modifier un peu la donne.

Notes

[1] Crédit photo : Skippyjon (Creative Commons By)




L’enseignante Christine Mytko ou l’exception qui devrait être la règle

Christine Mytko - Curriki - CC by-ncC’est la rentrée des classes. Et nous publions, à l’occasion, la traduction d’un entretien avec une enseignante américaine impliquée dans ce que l’on appelle les Ressources Éducatives Libres, ces ressources placées sous licence libre et qui offrent aux utilisateurs les mêmes droits que ceux d’un logiciel libre : utilisation, étude, modification, duplication et diffusion. Face au casse-tête du « tous droits réservés », elles représentent une formidable opportunité pour l’éducation. Une opportunité d’usage mais aussi de remix et de création collective. Une opportunité qui met l’accent sur le partage et la coopération au détriment de l’individualisme et de la compétition.

Le problème c’est que vos enfants ont encore aujourd’hui une chance infime de rencontrer de tels professeurs dans leur classe cette année.

Pourquoi ? Principalement à cause de la scandaleuse et irresponsable politique de l’autruche du ministère de l’Éducation Nationale qui ne s’est toujours pas décidé à les encourager. Aussi hallucinant que cela paraisse, rien, absolument rien d’envergure n’est prévu pour les mettre en avant. Aucune trace dans les programmes officiels, aucune directive adressée aux enseignants. Et cela dure depuis des lustres.

Cela va même au delà de la belle ignorance ou de la simple indifférence, il suffit de parcourir ces quelques anciens articles du Framablog pour s’en convaincre :

L’aggiornamento n’a toujours pas eu lieu. C’est une « culture propriétaire » et non une « culture libre » qui règne encore au sein du ministère et qui influence tous ses fonctionnaires. Voilà la triste vérité.

Dans ce contexte hostile on ne s’étonnera pas que les enseignants de la trempe de Christine Mytko[1] demeurent pour le moment minoritaires. Il en existe bien sûr, mais leur sensibilisation s’est bien moins faite grâce à l’école que malgré l’école. C’est pourquoi d’ailleurs un site comme le nôtre continue malheureusement d’avoir sa modeste utilité, mais qu’il est dur de nager à contre-courant alors que nous devrions plutôt tous surfer sur la vague du bon sens.

Au cours de l’interview ci-dessous publiée à l’origine sur le blog du site des Creative Commons, Christine Mytko constate que c’est la méthode « CASE » qui prévaut encore chez les enseignants. C’est l’acronyme anglais de « Copy And Steal Everything » signifiant que tout le monde fait à peu près n’importe quoi avec le respect des licences. Il suffit effectivement de passer une journée devant la photocopieuse d’une salle des professeurs pour s’en rendre compte.

On fait n’importe quoi mais comme on ne reçoit aucune information et qu’on ne s’expose à aucune sanction, il n’y a aucune raison de modifier son comportement. Un comportement que l’on retrouvera alors naturellement par ricochet chez les élèves de ces enseignants, c’est-à-dire nos enfants.

C’est entendu, l’école à d’autres chats plus importants à fouetter actuellement que ce détail des licences des ressources. Certes mais sans vouloir être grandiloquent « l’école du XXIe siècle sera libre ou ne sera pas ». Alors autant s’y préparer sérieusement dès maintenant et ne plus faire de chaque jour qui passe un jour de perdu.

Éducation et politique pédagogique libres : Entretien avec Christine Mytko, du site Curriki

Curriki’s Christine Mytko: Open Education and Policy

Jane Park – 5 août 2010 – Creative Commons Blog
(Traduction Framalang : Don Rico)

Au début de l’année 2010, nous avons annoncé une refonte de nos projets consacrés à l’éducation et un soutien accru au mouvement des REL, les Ressources Éducatives Libres (NdT: OER en anglais, pour Open Educational Resources). En ce sens, nous avons redoublé d’efforts pour accroître la quantité d’informations disponibles sur notre site. Outre la mise en ligne d’une nouvelle page d’acueil pour notre rubrique Éducation et notre portail consacré aux REL, sur laquelle nous expliquons le rôle que jouent les Creative Commons en tant qu’infrastructure technique et juridique, nous avons réalisé une série d’entretiens destinés à exposer les obstacles que rencontrent les REL et les chances qu’elles ont de trouver leur place dans notre paysage pédagogique.

Un changement de politique au niveau local, national et international constitue l’un des vecteurs les plus probants pour la promotion des REL. Il y a peu, nous avons eu la chance d’interroger Christine Mytko, qui milite pour l’adoption des REL à l’échelle locale dans le cadre de son métier d’enseignante et en tant que validatrice principale de la rubrique scientifique du site Curriki. De par son statut de professeure, Christine Mytko apporte un point de vue précieux sur l’éducation et la politique libres, et nous offre un bon aperçu de la façon dont on perçoit le copyright, l’utilisation des Creative Commons et des REL dans le monde éducatif.

Vous êtes enseignante et validatrice de la section scientifique de Curriki, que l’on décrit comme le « wiki nouvelle génération » pour l’enseignement primaire et secondaire. Pouvez-vous nous décrire brièvement qui vous êtes et ce qui vous a conduite aux fonctions que vous occupez aujourd’hui ? Quelle est d’après vous la mission de Curriki, et comment ce site aide-t-il les enseignants ?

J’ai passé la majeure partie de ma carrière à enseigner les sciences dans des collège publics. Il y a trois ans, j’ai eu la chance de trouver un poste qui allie mes deux passions : la science et la technologie. À l’heure actuelle, je suis intervenante en sciences chez les maternelles et professeure de technologie dans un petit collège de Berkeley, en Californie.

En 2007, j’ai posé ma candidature pour un temps partiel chez Curriki. Comme de nombreux enseignants, je cherchais à arrondir mes fins de mois. J’ai alors découvert une communauté d’éducateurs dévoués à la création collaborative et au partage de ressources libres. Membre de l’équipe de modération de Curriki, je suis chargée de valider les contenus scientifiques que l’on nous soumet et de fournir une notation et des retours publics au contributeur. Si besoin est, je participe aussi à d’autres projets. En ce moment, je travaille avec un professeur de chimie afin de réviser et soumettre un manuel de chimie numérique open-source dans le cadre de la California Learning Resource Network’s Free Digital Textbook Initiative.

Comme on peut le lire en page d’accueil du site, la mission de Curriki est de « fournir des ressources et des programmes libres de grande qualité aux enseignants, étudiants et parents du monde entier. » Certains l’auront deviné, son nom est un jeu sur les mots « curriculum » (NdT: « programme d’enseignement » en anglais) et wiki. Le dépôt de Curriki contient un choix riche pour les programmes d’enseignement, allant des plans de leçons à des séquences complètes, disponibles pour plusieurs matières, niveaux et langues. Curriki offre d’autres ressources tels que des manuels scolaires, des supports multimédia, et des projets collaboratifs.

Tout le contenu présent sur Curriki est partagé sous la licence Creative Commons Paternité (CC-BY), ce qui l’inscrit solidement dans l’espace des REL. Savez-vous pourquoi Curriki a choisi la CC-BY pour ses ressources en ligne ? Si vous l’ignorez, quel avantage présente la CC-BY comparé à du contenu « Tous droits réservés » ?

Les contributeurs de Curriki sont libres de placer leur contenu soit dans le domaine public soit sous une licence CC de leur choix, mais le contrat de licence par défaut est en effet le CC-BY. Je ne connais pas les raisons qui ont poussé Curriki à la choisir, mais c’est une excellente décision. La CC-BY confère aux enseignants la possibilité de remixer, partager et distribuer des ressources afin qu’elles soient les plus pertinentes pour leur programme d’enseignement.

La souplesse offerte par la licence CC-BY permet d’adapter le contenu très vite. La révision d’un manuel scolaire s’étale sur un cycle de sept ans. Le contenu de Curriki, lui, peut être mis à jour et « publié » en quelques secondes, et la communauté peut corriger les éventuelles erreurs tout aussi rapidement. De nombreux sujets, surtout en sciences et en technologie, évoluent si vite que l’enseignement ne peut se permettre d’être dépendant des cycles de publication trop longs des ouvrages propriétaires.

À l’heure actuelle, la Californie et le Texas sont les plus gros acheteurs de manuels traditionnels « Tous droits réservés », et les éditeurs se coupent en quatre pour répondre aux exigences de ces états. Les enseignants des autres états (et autres pays) sont contraints à composer avec ces limitations propriétaires. Des initiatives de REL telle que Curriki permettent néanmoins de modifier librement des outils afin qu’ils correspondent le mieux à leurs besoins pédagogiques et culturels. En créant ou en mettant à disposition un tel contenu dans des dépôts publics, les enseignants n’auront plus à travailler chacun dans leur coin et ne seront plus forcés à constamment « réinventer la roue ». Plus on donnera à partager librement du contenu de qualité au sein de communautés d’enseignants, moins on passera de temps à adapter de la matière propriétaire, ce qui permettra aux enseignants de consacrer davantage de leur temps, qui est précieux, à d’autres domaines importants de l’enseignement.

Décrivez-nous un projet pédagogique auquel vous avez intégré du contenu sous CC et/ou des REL. Quelles difficultés avez-vous rencontrées, vous ou vos élèves, en recherchant ou en utilisant des ressources sur le web ? Comment relateriez-vous cette expérience à des enseignants qui souhaitent attribuer les bonnes licences à leurs propres ressources pour la recherche et la découverte des REL ? Que doivent savoir ces professeurs ?

Pour mes cours de technologie, je fais en sorte désormais que tous les supports médias incorporés aux devoirs soient sous Creative Commons, dans le domaine public ou dépourvus de tout copyright. Au début, après des années à pouvoir piocher sans restriction dans Google Images, mes élèves se sont sentis très restreints dans leurs choix, mais nous avons débattu de ce qui sous-tend le copyright et les solutions alternatives à celui-ci, et nombre d’entre eux ont compris l’importance de respecter les droits.

Il existe de nombreuses sources d’excellente qualité pour aider les enseignants et les élèves à utiliser des ressources sous Creative Commons en cours. La page de recherche des Creative Commons, Wikimedia Commons, la section CC de Flickr et l’option de recherche avancée de Google sont des outils fantastiques pour trouver des images placées sous licence alternative. Pour la musique, des sites tels que Jamendo sont formidables.

Au départ, la terminologie a présenté des difficultés pour mes collégiens. Bien qu’il n’y ait que six contrats CC principaux, mes élèves ont été déroutés par des termes tels que « Paternité » (NdT: Attribution en anglais) et « Pas de modification » (NdT: No Derivatives en anglais). Le fait que Google emploie des formulations légèrement différentes (« réutilisation autorisée » et « réutilisation avec modification autorisée ») dans ses filtres de recherche n’a pas arrangé les choses. Mais les jeunes ont vite apprivoisé les termes et les procédures, et en l’espace de quelques cours, ils accédaient aisément à du contenu sous licence « Certains droits réservés » et l’utilisaient à bon escient. Évidemment, je leur demande de définir des droits d’utilisation pour leurs travaux, ce qui renforce la compréhension des licences et les pousse à réfléchir soigneusement aux droits qui comptent pour eux.

Concernant la mise à disposition de mes travaux sous forme de REL, je n’ai pas fini d’apprendre. Avant de rejoindre l’équipe de Curriki, j’hésitais à « publier » mes ressources sous licence libre. Après avoir consacré tant de temps et d’énergie à créer certaines préparations, il me semblait aberrant de les distribuer gratuitement sur Internet. Depuis quelques années, j’ai toutefois compris les avantages que présentent les contenus libres, et je publie sur Curriki, sous licence CC-BY, certains de mes travaux autrefois jalousement gardés. À présent, je partage sans restriction mes nouveaux travaux. Je me sens plus à l’aise pour utiliser et créer des ressources libres, et j’espère à présent passer à l’étape supérieure et collaborer avec d’autres enseignants.

Quelles sont les idées erronées ou les inquiétudes les plus répandues chez les professeurs concernant le partage de leur travail ? Pensez-vous que dans le secondaire, le professeur moyen connaisse l’existence de licences alternatives comme les Creative Commons ? Quelles politiques sont menées au niveau des établissements ou des institutions pour aider les professeurs à partager leur travail ?

Je suis certaine que le professeur moyen ignore jusqu’à l’existence même des solutions alternatives ouvertes. La plupart de mes collègues appliquent toujours la méthode CASE, Copy and Steal Everything (NdT: Tout copier, tout voler). Je ne pense pas que les enseignants utilisent des ressources de cette manière par paresse ou volonté de nuire. Quiconque a enseigné un jour sait l’ampleur du travail qu’il faut accomplir en très peu de temps. Parfois, copier une activité (souvent placée sous copyright) et la déposer dans le casier d’un collègue, ce n’est qu’une question de survie. Même parmi les professeurs qui sont conscients des problèmes de copyright, beaucoup invoquent le « fair use » (NdT: usage raisonnable en droit anglo-saxon, plus ou moins proche du droit de citation). Le problème, c’est que ces personnes surestiment souvent les protections et les privilèges que leur confère le fair use. En outre, nous sommes très peu formés sur le copyright et le fair use, et encore moins sur les Creative Commons et les REL. En plus de ne pas connaître ses responsabilités, un enseignant du secondaire ignore les droits et les autres solutions dont il dispose pour partager son travail.

Un certain nombre de blocages empêchent les enseignants de penser au partage de leurs ressources. Tout d’abord, créer un programme d’enseignement prend tellement de temps que beaucoup sont réticents à partager leurs cours parce qu’ils estiment que le produit de leurs efforts leur appartient. D’autres ont le sentiment que leur travail n’est pas assez bon. Et même pour ceux qui surmontent ces obstacles psychologiques, il reste les questions techniques sur la façon dont ils partageront leur travail sous licence libre. Aucun des établissements où j’ai travaillé n’avait mis en place une politique ou une plage de temps pour le partage des ressources. En discutant avec des collègues, j’ai découvert qu’eux aussi déploraient cette même absence de volonté de la part de leurs établissements. Même dans les rares cas où l’on tentait de donner des directives dans ce sens, les professeurs choisissaient souvent de ne pas les appliquer. À l’heure actuelle, la plupart des enseignants n’ont ni l’accès, ni la formation, ni le soutien nécessaires pour participer en confiance au mouvement des REL.

Curriki fournit un gros travail pour indiquer à quelles standards pédagogiques des divers états des USA correspondent ses ressources. Pouvez-vous nous expliquer cela fonctionne ? Quels avantages et difficultés cela présente-il ? En quoi est-ce utile ?

Ce travail ne fait pas partie de mes attributions chez Curriki, mais je peux vous donner un avis personnel, en tant qu’enseignante et membre de Curriki. Lorque l’on consulte une ressource sur notre site, quatre onglets apparaissent – Contenu, Détails, Standards, et Commentaires. Cliquer sur l’onglet Standards permet à l’utilisateur de voir à quels programmes elle correspond, ainsi que de l’associer aux standards d’un autre état. Le procédé est très intuitif : l’utilisateur parcourt une série de menus et choisit les standards qui lui paraissent appropriés.

Le bénéfice principal sera sans doute la possibilité de rechercher des ressources répondant à un standard voulu en passant par la page que je viens de mentionner. Le plus grand défi consiste à associer les différents standards à nos ressources existantes et futures. Curriki s’appuie en grande partie sur la communauté pour que ce chantier s’accélère. Pour l’heure, les couples standards/normes ne sont établis que pour la moitié des états, et même ces regroupements sont incomplets.

On parle beaucoup des REL en ce qui concerne les politiques pédagogiques, surtout sur la question des manuels scolaires libres. À votre avis, quel est l’avenir du manuel scolaire pour le primaire et le secondaire ? Comment souhaiteriez-vous que cela se traduise dans les politiques éducatives ?

Comme de nombreux enseignants, j’ai le sentiment que le règne du manuel scolaire touche à sa fin. En tant que professeur de sciences, j’ai rarement été dépendante d’un manuel pour préparer mes cours, et je m’appuie davantage sur des ressources que je trouve en ligne ou que je crée moi-même. Grâce aux REL, je profite mieux de la création et du partage de travaux au sein d’une communauté collaborative. La science et la technologie se prêtent bien à une adoption précoce de la philosophie du libre, mais je suis convaincue que d’autres matières suivront bientôt.

Les manuels ne pourront conserver leur mainmise actuelle. Un article récent du New York Times indiquait que « même les éditeurs de manuels traditionnels reconnaissent que l’époque où l’on modifiait quelques pages dans un livre afin d’en vendre une nouvelle version était révolue. » Les manuels scolaires coûtent cher et sont vite obsolètes. Pour corriger les erreurs qu’ils contiennent, il faut attendre l’édition suivante. En comparaison, les REL sont très bon marché voire gratuites, constamment mises à jour, et faciles à corriger. Il serait formidable que l’argent économisé si l’on préférait les REL abordables aux coûteux manuels servait à acquérir des outils pédagogiques supplémentaires et financer des formations pour les enseignants. Ou mieux encore, que les administrations puissent employer ces fonds à payer les enseignants pour qu’ils se réunissent et collaborent à la création de REL sur leur temps de travail.

Pour terminer, à quoi « ressemble » un environnement d’enseignement et d’apprentissage qui exploite avec succès les immenses possibilités des REL ? Avez-vous des considérations à nous faire partager… des inquiétudes, des espoirs, des prédictions ?

Un environnement d’apprentissage efficace se doit d’être bien pensé, attrayant, motivant, et souple. Les REL sont toujours d’actualité, on peut aisément et en toute légalité les adapter aux besoins des élèves. Une communauté de REL peut fournir aux enseignants les ressources et le soutien nécessaires pour répondre aux attentes de la catégorie d’élèves à laquelle ils s’adressent. Des ressources partagées librement permettent à d’autres de gagner d’innombrables heures de travail individuel redondant, et grâce à eux, les professeurs ne sont plus prisonniers d’un programme pédagogique propriétaire.

Les établissements scolaires commencent à comprendre les économies que permet l’abandon du modèle actuel de manuels scolaires, et je prédis que les éditeurs s’adapteront aux exigences du marché. J’espère que les établissements reconnaîtront enfin que les enseignants sont une ressource précieuse, des professionnels qualifiés, et qu’ils méritent une contrepartie pour le temps qu’ils passent à créer leurs programmes de cours.

Dans l’idéal, la salle de classe devrait être un espace où les élèves ne sont pas que des consommateurs passifs de ressources et de documents multimédia, mais plutôt des collaborateurs actifs, qui synthétisent et publient leur travail. J’espère que dès le plus jeune âge on apprendra aux élèves à utiliser le travail d’autres personnes de façon appropriée, et qu’on les encouragera à partager leurs travaux sous une licence libre avec certains droits réservés au lieu de se rabattre sur la solution par défaut du copyright classique, ou pire, ne pas les partager du tout. Je veux que mes élèves et mes collègues comprennent qu’en partageant des ressources, ils contribuent à constituer une réserve de matériel pédagogique qui servira à d’autres bien au-delà des murs de leur salle de classe. C’est un changement important dans la philosophie pédagogique actuelle, mais des sites tels que Curriki constituent un grand pas dans la bonne direction.

Notes

[1] Crédit photo : Christine Mytko (Creative Commons By-Nc)




Plaidoyer pour étudier le droit à l’école

Zara - CC by-saUn jour que je questionnais une élève sur ses pratiques numériques qui me semblaient un peu confuses, j’ai eu cette curieuse mais révélatrice réponse : « si je peux techniquement le faire, je ne vois pas pourquoi je me l’interdirais, de toutes les façons tout le monde le fait, et puis ça ne fait pas de mal à une mouche ».

L’élève étant manifestement de bonne foi (et bonne élève de surcroît), cet épisode me plongea dans un abîme de perplexité. Ici la possibilité de faire vaut droit de faire !

Effectivement, au sens propre du terme, on ne fait physiquement pas de mal à une mouche. Point besoin d’explication pour comprendre d’emblée que ce n’est pas bien de voler l’orange du marchand et que si d’aventure l’on s’y essayait on pourrait se faire prendre. Il en va autrement sur Internet où non seulement il est très facile et sans risque de voler l’orange, mais on ne sent pas spontanément que l’on est en train de commettre un délit puisqu’on ne dépossède pas le marchand de son orange, on ne fait que la copier[1].

J’eus alors l’idée de jeter un œil du côté des programmes officiels de l’institution scolaire. Et voici ce que je lus noir sur blanc dans celui de l’ECJS au lycée : « Le seul savoir nouveau auquel il faut initier les élèves, grâce à l’ECJS, concerne le droit, trop ignoré de l’enseignement scolaire français. Il s’agit de faire découvrir le sens du droit, en tant que garant des libertés, et non d’enseigner le droit dans ses techniques. »

Le droit serait donc trop souvent ignoré. Il est rare de voir l’Éducation nationale nous faire un tel aveu. Surtout lorsque, comme nous le rappelle l’adage, « nul n’est censé ignorer la loi ». Et puis il y a cette phrase à graver dans le marbre : « Il s’agit de faire découvrir le sens du droit en tant que garant des libertés ».

À sa décharge, reconnaissons que du temps d’avant Internet, un jeune était bien peu souvent confronté directement et personnellement à des questions juridiques. Mais la situation a changé aujourd’hui avec l’avènement des nouvelles technologies. Pas un jour sans qu’il ne rencontre, implicitement ou explicitement, des problèmes de vie privée, de droits d’auteur, de contrats ou de licences d’utilisation. Et rien ne distingue à priori un adulte internaute connecté au Net d’un adolescent internaute connecté au Net.

Un Internet qui est par essence ouvert, permissif et partageur. Rappelons-nous ce qui a été joliment dit dans un article précédent : « La copie est pour les ordinateurs ce que la respiration est pour les organismes vivants ».

Nous voici donc projetés dans un nouveau monde étrange où la copie est naturelle et donne accès à un formidable univers de possibles. Elle est tellement naturelle qu’il est presque impossible d’ériger des barrières techniques pour la limiter. Tôt ou tard elles seront levées. Si pour diverses raisons vous voulez la contraindre ou l’abolir, l’arsenal technique est vain. Il n’y a que la loi qui puisse vous secourir. Une loi non coercitive qui n’apporte pas automatiquement avec elle ses verrous numériques. Elle dit simplement ce qui doit ou ne doit pas être. Elle demande avant tout une posture morale. C’est pourquoi, ici plus qu’ailleurs, elle nécessite une éducation.

Oui, dans la pratique, je peux tout faire ou presque sur Internet, mais ai-je le droit de tout faire ? Et si tel n’est pas le cas, ai-je bien compris pourquoi on me le refuse ?

Non pas une éducation passive qui se contenterait d’égréner les grandes lois en vigueur. Mais une éducation active qui met en avant celles que les jeunes rencontrent même sans le savoir au quotidien. Une éducation qui interroge ces lois en même temps qu’elle en donne connaissance. D’où viennent-elles ? Comment ont-elles évolué ? Sont-elles toujours pertinentes aujourd’hui ? Une éducation qui ne s’interdit pas l’analyse critique en prenant conscience qu’à l’heure du réseau on peut réellement le cas échéant se donner les moyens de participer à leurs « mises à jour »

Dans le cas contraire, nous prenons le risque que la réponse de mon élève devienne la réponse de toute une génération.

Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, alors c’est le chaos qui nous guette et vous obtenez une armée de « rebelles sans cause » sur laquelle vous ne pouvez pas vous appuyer. On a ainsi pu dire, lors du débat sur la loi Hadopi, que l’on était en face de la « génération du partage ». Rien n’est moins vrai malheureusement, le partage existant bien moins dans la tête des jeunes que dans le paramétrage par défaut de leurs logiciels de P2P. Preuve en est qu‘ils se ruent désormais sur les plateformes de direct download (RapidShare, MegaVideo…) où tout est centralisé sur un unique serveur, où le partage a pour ainsi dire disparu.

Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, comment voulez-vous de plus expliquer à un jeune ce qu’est un logiciel libre. Il n’y verra aucune différence avec un logiciel gratuit ou piraté. Il n’aura alors plus d’autres qualités que celle de son usage, et à ce petit jeu-là c’est souvent le logiciel commercial cracké qui l’emporte.

Parce que si possibilité de faire vaut droit de faire, « l’Alternative Libre » ne sera ni comprise ni soutenue. Si adhésion, enthousiasme et énergie il y a chez ceux qui la défendent, c’est parce qu’ils savent que tout autour on érige des murs toujours plus hauts. Que ces murs puissent aujourd’hui facilement être franchis ou contournés n’est pas le plus important ici. C’est aussi en respectant scrupuleusement toutes les conditions d’utilisation, même les plus drastiques, des projets numériques que l’on découvre qu’il existe d’autres logiciels, d’autres encyclopédies, d’autres cartes du monde ou d’autres manières de faire de la musique.

Tout membre de la « Communauté du Libre » possède un minimum de connaissances juridiques. En face de la moindre ressource, son premier réflexe est de s’enquérir de sa licence. Quels sont mes droits et mes devoirs ? Quelles sont les conditions de son usage, de sa copie, de sa modification ? Il n’est ainsi guère étonnant qu’il soit l’un des seuls à réellement lire et respecter les contrats d’utilisation lorsqu’il installe un logiciel ou s’inscrit à un service Web. Ce savoir-là ne s’est pas construit grâce à l’école (parfois même malgré l’école). Il a été acquis sur le tas, en autodidacte, parce que, motivé, il a simplement cherché à comprendre de quoi il s’agissait. Se faisant notre membre s’est donné des clés pour mieux appréhender le monde contemporain, pour mieux y participer aussi.

On le retrouvera dès lors logiquement en première ligne de batailles DADVSI, Hadopi, ACTA, Brevets logiciels ou neutralité du réseau, qui sont autant des batailles politiques et techniques que des batailles juridiques qui ne peuvent être gagnées sans une connaissance précise et pointue de la legislation du moment. D’ailleurs, comme c’est curieux, ces batailles sont menées pour que le droit soit véritablement le « garant des libertés » et non l’inverse !

Ces batailles sont aussi menées au nom d’une certaine idée de la justice. On peut bien sûr s’y opposer parce qu’on en a une autre idée mais aussi longtemps que le droit sera ignoré à l’école, ce qui risque surtout d’arriver c’est de ne pas avoir d’idée du tout ! Méconnaissance et indifférence sont nos pires adversaires ici. Elles nous condamnent à faire partie d’une minorité d’initiés éclairés ne réussissant pas à trouver assez de renforts pour peser durablement sur le cours des évènements.

Oui, il y a urgence à démocratiser et « faire découvrir le sens du droit en tant que garant des libertés » à la jeune génération qui manque cruellement de répères en la matière, à un moment où, Internet oblige, de plus en plus de questions se posent tout de suite à elle. Différer à plus tard son étude revient non seulement à s’en remettre aveuglement entre les mains des experts mais surtout à prendre le risque de devenir un spectateur passif et inculte de l’évolution actuelle de nos sociétés.

Il est dit que « concourir à la formation de citoyens libres, autonomes, et exerçant leur raison critique dans une cité à laquelle ils participent activement est une des missions fondamentales du système éducatif ». Impossible de ne plus y inclure le droit dans ce noble et ambitieux objectif.

Notes

[1] Crédit photo : Zara (Creative Commons By-Sa)




De la motivation au sein d’une communauté

Il est fort probable que vous ayez déjà vu la vidéo ci-dessous. Elle m’est revenue en mémoire à la faveur du précédent billet De la confiance au sein d’une communauté dont elle lui fait en quelques sorte écho.

Cette vidéo me passionne dans le fond et dans la forme.

Le fond c’est son sujet, à savoir la motivation. Qu’est-ce qui nous motive au juste ?, se demande ici Dan Pink, en fustigeant l’efficacité des récompenses traditionnelles, argent en tête de gondole.

Pour vous la résumer, rien de tel que ce commentaire glané sur le site Rue89 :

« Des études comportementales scientifiques, indubitablement indépendantes du complot socialo-communiste mondial (MIT, unversité de Chicago et Carnegie, financées par la banque fédérale US), démontrent que, si l’amélioration de la productivité d’une tâche mécanique peut-être induite par sa récompense en terme de rémunération, ce n’est pas le cas des tâches cognitives et créatives.

Dans ce cas, le principe de la carotte est plutôt contre-productif. Pour les œuvres humaines plus compliquées que le travail à la chaine, en effet, les trois facteurs identifiés comme induisant une amélioration de la créativité, de la productivité et de la qualité sont :

  • Autonomy, qui se traduit comme ça se prononce.
  • Mastery, le développement personnel et la recherche de l’expertise.
  • Purpose, le but de l’activité, qui sera autant de motivation qu’il satisfait aux critères éthiques et moraux du collaborateur.

Ces résultats, outre qu’ils expliquent l’efficacité de modèles de développement coopératifs tels que Linux ou Wikipédia, remettent en question les dogmes du management, voire de notre modèle économique.

  • Taf à la con où humain = machine : motivation = thunes.
  • Taf intelligent où humain = 1 cerveau au bout des bras : motivation = autonomie + développement personnel + éthique.

C’est-à-dire le contraire de l’idéologie globalement à l’œuvre dans l’organisation de nos sociétés. »

Rien d’étonnant à ce que les deux plus célèbres projets libres soient cités en exemple parce qu’ils corroborent à merveille la théorie. On prend d’ailleurs bien soin de souligner que la participation à ces projets se fait après le boulot (alimentaire ?), sur notre temps libre.

Confiance et motivation ont assurément contribué à leur réussite. Et comme par hasard c’est ce qui semble faire le plus défaut aujourd’hui dans le monde du travail (cf par exemple les interventions de Bernard Stiegler sur la déprolétarisation et l’économie de la contribution).

Mais la forme de la vidéo est tout aussi remarquable, c’est-à-dire la mise en graphique, réalisée par la société londonienne Cognitive Media pour le compte de la RSA (Royal Society for the encouragement of Arts, Manufactures & Commerce), qui suit, illustre et structure visuellement en temps réel les propos de Dan Pink. Le dessin sollicite autrement la vue et donne sens à ce que l’on entend, apportant véritablement quelque chose en plus.

Il est vrai que cela a un côté un peu violent, parce qu’on est en quelque sorte bombardé d’informations multi-directionnelles. Mais ne pouvant prendre notre souffle, on est comme happé par l’exposé. Impossible d’en sortir ou de s’ennuyer, sauf à complètement se déconnecter.

À l’heure de la rentrée scolaire qui s’en vient à grands pas, l’enseignant que je suis trouve cette approche pédagogique extrêmement intéressante. Non seulement j’ai bien compris (alors que je n’ai qu’un piètre niveau d’anglais) mais je crois déjà, en une seule vision, en avoir retenu l’essentiel, sachant que, malgré la densité du discours, on fait tenir le tout en une dizaine de minutes top chrono[1] !

Et si jamais quelque chose vous a échappé, il suffit de la regarder à nouveau, quand vous voulez sur Internet, sans compter que, cerise sur le gâteau, vous obtenez à la fin un énorme, unique et cohérent poster de tous les dessins effectués prêt à être imprimé !

Le format est donc tout bonnement excellent (faudrait que Thierry Stœhr en consacre un billet sur son blog dédié, si ne c’est déjà fait).

Je me prends déjà à rêver d’une forge libre pleine à craquer de ce genre d’animations. Ce sont mes élèves qui seraient contents ! Mais aurait-on alors besoin des profs ? Si, oui, quand même un peu je pense 😉

D’ailleurs à ce propos, je suggère aux collègues d’anglais de trouver un prétexte pour montrer un jour cette vidéo à leurs lycéens, ça en vaut la peine et pourrait faire l’objet d’un intéressant débat dans la foulée, surtout si quelques uns ne savent pas encore ce qu’est Linux ou comment fonctionne Wikipédia.

Bon, il serait peut-être temps de la montrer, cette vidéo après une telle introduction…

—> La vidéo au format webm

URL d’origine de la vidéo sur RSA.org et au format Ogg sur TinyOgg.

Il en existe aussi une version sous-titrée en français, mais c’est presqu’alors impossible de suivre les dessins en direct live ! (mieux vaut plutôt écouter Dan Pink dire à peu près la même chose lors d’une conférences TED, autre format riche et pertinent).

Remarque : Il y a d’autres animations sur RSA.org sur des sujets aussi passionnants que l’empathie de notre civilisation, la question de l’éthique et de la charité et la crise du capitalisme.

Notes

[1] Note : L’article sur La Confiance a été peu parcouru, un commentaire me faisant de suite remarquer qu’il souffrait d’un syndrome qui affectie souvent ce blog, le syndrome TLDR, à savoir « Too Long; Didn’t Read » soit « Trop long pour être lu ». Il aurait dû lui aussi faire l’objet d’une telle animation !