Les femmes du Bauhaus, punks avant l’heure ? – Open Culture (2)

Poursuivons aujourd’hui cette mini-série de l’été consacrée à la culture ouverte avec une facette souvent ignorée ou oubliée du mouvement artistique Bauhaus : l’importance des femmes artistes qui y figuraient. Ce nouvel article traduit du site openculture.com leur rend justice à travers quelques photographies…

Article original : The Women of the Bauhaus: See Hip, Avant-Garde Photographs of Female Students & Instructors at the Famous Art School

Traduction : Goofy

Les femmes du Bauhaus : découvrez les photographies avant-gardistes et branchées des étudiantes et professeures de la célèbre école d’art

par Josh Jones

Regardez les photos de Bush Tetras, un groupe de No Wave/Post-Punk composé de trois filles et d’un garçon, au début des années 1980, dans le centre de Manhattan.

 

Et maintenant, regardez la photographie ci-dessus, intitulée « Marcel Breuer et son harem », prise vers 1927 par le photographe du Bauhaus Erich Consemüller. Si l’on excepte le fait que Breuer ressemble plus à Ron Mael des Sparks sans moustache qu’au batteur Dee Pop, on pourrait confondre cette photo avec celle du groupe punk.

Cela soulève quelques questions : les étudiantes en art des Bush Tetras ont-elles regardé du côté des femmes du Bauhaus pour trouver leur style ? Ou bien les femmes du Bauhaus se sont-elles tournées vers l’avenir et ont-elles présagé le punk ? Le second scénario semble plus probable puisque les femmes du Bauhaus n’ont pas été terriblement connues, jusqu’à une époque récente.

Je me sens personnellement lésé, après avoir étudié l’art et l’histoire de l’art à l’université il y a de nombreuses années, qu’on ne me parle que maintenant de plusieurs artistes majeures de cette école allemande d’art radical fondée par Walter Gropius. Tous ses célèbres représentants et stars de l’art sont des hommes, mais il semble que le ratio hommes-femmes du Bauhaus ait été plus proche de celui de la population générale (comme l’était, dans de nombreux cas, celui des premières scènes punk et post-punk).

Mais nous avons tendance à ne pas retenir leurs noms ni à voir les œuvres de ces artistes et, dans certains cas, leurs œuvres ont même été attribuées à titre posthume à leurs collègues masculins. Nous ne connaissons pas non plus le style progressiste de chacune, qui compte pourtant dans l’approche globale du Bauhaus visant à révolutionner les arts, y compris la mode, comme moyen de libérer l’humanité des dogmes du passé.

Il est regrettable que la mémoire du Bauhaus, comme celle du punk, ait reproduit les mêmes vieilles règles que ses artistes ont brisées. L’égalité des sexes au sein de l’école était radicale, d’où le titre satirique de la photographie, qui « exprime le contraire exact de ce que la photo elle-même montre », note le site Bauhaus Kooperation :

« la modernité, l’émancipation, l’égalité, voire la supériorité, des femmes qui y figurent ». Le « Maître junior » de l’atelier de menuiserie, Breuer regarde les trois artistes à sa gauche « d’un air sceptique, les bras croisés », comme pour dire : « Ce sont vraiment « mes » femmes ? ! ». Les artistes du « harem », de gauche à droite, sont Martha Erps, la femme de Breuer, Katt Both, et la femme du photographe, Ruth Hollós, qui « semble réprimer le rire en regardant le photographe (son mari) ».

Erich Consemüller, qui enseignait l’architecture au Bauhaus, avait été chargé par Gropius de documenter l’école et sa vie. Gropius l’a associé à la photographe Lucia Moholy, épouse de László Moholy-Nagy (voir la photo d’elle ci-dessus, prise par son mari entre 1924 et 1928). Moholy prenait surtout des photos d’extérieur, comme la photo qu’elle a prise plus haut d’Erps et Hollós sur le toit de l’Atelierhaus à Dessau au milieu des années 1920.

Consemüller s’est principalement concentré sur les intérieurs dans son travail, avec des exceptions expérimentales comme la série « Fantaisie mécanique » que l’on voit ici, qui utilise les vêtements, les poses et les doubles expositions pour souligner visuellement une sorte d’uniformité d’objectif, en plaçant et en joignant les artistes masculins et féminins du Bauhaus dans des arrangements presque typographiques.

En effet, presque tous les artistes du Bauhaus – comme le voulait la pratique de l’école – se sont essayés à la photographie, et beaucoup ont utilisé ce médium pour documenter, de manière à la fois occasionnelle et délibérée, l’engagement du Bauhaus en faveur de l’égalité des sexes et de la pleine inclusion des femmes artistes dans ses programmes, une déclaration que le peintre et photographe T. Lux Feininger semble souligner dans la photographie de groupe ci-dessous des tisserands de l’école sur les marches du nouveau bâtiment du Bauhaus en 1927. (Artistes présents sur la photo : Léna Bergner, Gunta Stölzl, Ljuba Monastirsky, Otti Berger, Lis Beyer, Elisabeth Mueller, Rosa Berger, Ruth Hollós et Lisbeth Oestreicher).

Les artistes du Bauhaus, hommes et femmes, ressemblaient beaucoup, à certains égards, aux premiers punks, inventant de nouvelles façons de secouer l’establishment et de sortir des rôles prescrits. Mais au lieu de proposer une alternative anodine au statu quo, ils offraient une recette pour sa transformation totale par l’art. Qui peut dire jusqu’où ce mouvement aurait progressé s’il n’avait pas été brisé par les nazis. « Ensemble, écrivait Gropius, appelons de nos vœux, concevons et créons la construction de l’avenir, comprenant tout sous une seule forme, l’architecture, la sculpture et la peinture »… et presque tout le reste de l’environnement bâti et visuel, aurait-il pu ajouter.

Photo via Barbara Hershey

Pour aller plus loin (articles en anglais)

Les pionnières du mouvement artistique du Bauhaus : Découvrez Gertrud Arndt, Marianne Brandt, Anni Albers et d’autres innovatrices oubliées.

La politique et la philosophie du mouvement de design Bauhaus : Une brève introduction

Bauhaus World, un documentaire gratuit qui célèbre le 100e anniversaire de la légendaire école allemande d’art, d’architecture et de design.

L’auteur de cet article est Josh Jones, écrivain et musicien de Durham, NC. Pour suivre son compte twitter :  @jdmagness.

 


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Lettre ouverte à Ada

À l’occasion de la journée Ada Lovelace, Véronique Bonnet, professeur de philosophie et administratrice de l’April, s’adresse à cette femme illustre et la replace dans une perspective libriste, sans la réduire à la caution féministe d’une journée singulière…

Ada,

honorable Lady Augusta Ada King, comtesse de Lovelace, ta journée est un peu ambigüe, mais sans doute nécessaire.

L’idée d’un Ada Lovelace Day n’est pas des plus subtiles. Marquer d’une pierre blanche un jour de notre année pour y honorer une programmeuse non pas parce qu’elle est programmeuse mais parce qu’elle est femme, et qu’il est inouï qu’une femme le soit, et qu’en plus on dise qu’elle ait été la première à l’être, la première des programmeuses et des programmeurs, c’est comme poser l’exception qui confirme la règle. C’est faire d’une fête une défaite, un peu. Sûrement pas la défaite des femmes, mais plutôt la défaite de l’autonomie, celle qui amène les êtres parlants à se moquer pas mal d’avoir eu de petits chaussons roses ou de petits chaussons bleus, dans l’invention d’eux-mêmes qu’est l’existence.

Nous le savons bien, dans la communauté, à l’April, à Framasoft : rien de tel que le librisme pour conjuguer le « fais ton informatique comme tu veux », adage stallmanien, sur le mode « fais ta vie comme tu veux ». Libriste s’écrit de la même façon au féminin et au masculin. L’archétype du programmeur mâle, blanc, trentenaire, par la grâce d’une éthique du libre, finira bien par partir en quenouille.

Mais ce serait oublier, Ada, qu’il y a encore aujourd’hui des pays où les filles ne vont même pas à l’école. Et où de tristes alibis, comme la religion ou parfois la culture, finissent par les persuader elles-mêmes, faute de recul, que tout est bien ainsi.

Chez Platon, lui-même, dans le Banquet, il est vulgaire de s’éprendre d’un corps féminin, qui ne pense pas, et qui est tout juste bon à fournir la part de matière requise pour qu’il y ait procréation, expression naïve du désir d’immortalité. L’être masculin, lui, a un corps qui pense. Lorsqu’il se reproduit, il est pourvoyeur non pas de matière mais de forme. De manière imagée, à la fin du Timée, le même Platon précise : quand un être masculin, qui donc peut penser, néglige de le faire, il devient femme. S’il persiste dans son absence de fréquentation de l’intelligible, il devient oiseau, tête de linotte, puis mammifère terrestre, puis reptile, poisson, mollusque. S’il se remet à penser, le mollusque devient poisson, puis reptile, puis mammifère, puis femme, puis homme…

Il faut attendre l’humanisme de la Renaissance pour que soit posée la tâche, pour chaque humain, qu’il soit masculin ou féminin, de s’inventer lui-même, d’inventer son rapport au sensible et à l’intelligible. Non plus être un corps, mais avoir un corps, non plus s’inscrire seulement dans des sens, mais dans du sens. C’est aussi à la Renaissance (comme je l’avais évoqué dans un article précédent du Framablog : Sensibilité, fraternité, logiciel libre) que les alchimistes, dont Paracelse, rêvent de générer un être qui pense, sans l’entremise du féminin. Ce à quoi feraient écho, selon Philippe Breton, les projets des cybernéticiens et des informaticiens : faire advenir, par le potentiel de l’abstraction mathématique, une intelligence artificielle. Persistance, aujourd’hui, de ces représentations, dans la question du rapport des femmes à la science ?

240px-Ada_Lovelace_Chalon_portraitPortrait d’Ada Lovelace par Alfred Chalon (Domaine public, via Wikimedia Commons

Tu es née, Ada, en 1815, en un temps où une enfant de lord, Byron en l’occurrence, n’aurait jamais dû être initiée à la mathématique. Un contexte très particulier : ta mère mathématicienne, ton père parti, après ta naissance, épouser une autre femme, sans jamais te revoir. Ce qui a ouvert pour toi ce qui était fermé pour toutes les autres. Wikipédia se fait l’écho, à ton sujet, de commentaires contradictoires concernant la part de Charles Babbage dans les initiatives théoriques qui te sont attribuées, concernant la programmation de la machine ainsi que l’intuition d’implémentation de symboles. Première à avoir programmé ou non, tu fus, en tous cas, pionnière émérite et virtuose arithméticienne à un moment qui en comptait peu d’autres.

Émilie, Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, un siècle avant toi, mathématicienne, et physicienne aussi,  avait traduit Newton, aimé Voltaire, et prêté le flanc aux commentaires acerbes des chipies jalouses d’alors. Une certaine Madame du Deffand, réputée pourtant pour son esprit et son salon fréquenté par les Lumières, avait écrit d’Émilie du Châtelet : « sans talents, sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s’est faite géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant pas que la singularité ne donnât la supériorité. »

Émilie est morte en couches. Toi-même, Ada, d’un cancer de l’utérus. Comme si, par là, marâtre, la nature s’était ingéniée à souligner ce à quoi les femmes devraient s’en tenir lorsqu’elles « conçoivent ». Conception, et non pas concept. Filles d’Eve, comme chacun sait, et non d’Adam. Du côté du sensible, non de l’intelligible. Comme si ce clivage avait un sens à lui tout seul. Heureusement, il est très beau, Ada, que ton nom ait été donné à un langage.

C’est pourquoi, Ada, pour te rendre« hommage », terme piégé, encore, et c’est bien dommage, je m’en tiendrai à ceci :

En cet Ada Lovelace Day, à l’encontre des idéologies privatrices, tu opères comme figure tutélaire, et avant tout humaine, de l’ingéniosité. Aussi bien Ada que Charles. Aussi bien Ian que Deb. Aussi bien Ulysse aux mille ruses que Pénélope et son hack de la toile, filée le jour et détricotée la nuit. Après tout, Pénélope est devenue reine d’Ithaque sur la requête de son navigateur.

 




Les filles et le logiciel

Le témoignage ci-dessous ne devrait pas laisser indifférent ni faire consensus.

Il s’agit de Susan Sons, fille hacker avant d’être femme hacker, qui semble regretter le temps où l’on ne s’enflammait pas sur la théorie du genre (troll inside).

« Je suis venue au monde de l’open source car j’aimais faire partie d’une communauté où mes idées, mes capacités et mon expérience comptaient, pas mes seins. Cela a changé, et ce changement est dû à l’action de gens qui disent vouloir une communauté où les idées, les capacités et l’expérience comptent plus que des seins. »

Remarque : On pourra lire sur le sujet, les autres articles du Framablog.

Les filles et le logiciel

Girls and Software

Susan Sons – 4 février 2014 – LinuxJournal
(Traduction : Eve, RemyG, lyn, RyDroid, Asta, Kifferand, Wan, Diin, numahell, KoS, MFolschette)

L’article EOF de décembre 2013 nommé « Mars a Besoin de Femmes » a exploré un sujet intéressant : celui du rapport hommes/femmes parmi les lecteurs de Linux Journal, et parmi les développeurs du noyau Linux. Ce rapport est si déséquilibré (beaucoup d’hommes, peu de femmes) qu’en faire un graphe reviendrait presque à tracer une ligne verticale. J’espérais que l’article amènerait un hacker Linux du côté féminin de ce graphe à se mettre en avant et à faire avancer la conversation. Chose dite chose faite, voici Susan Sons aka @HedgeMage. À lire ci-dessous. — Doc Searls

Les filles et le logiciel. Oui, j’ai bien dit « les filles ». Sachant que les hommes ont d’abord été des garçons, mais que les femmes ont jailli de la tête de Zeus, à leur taille adulte, et en se battant comme des Athéna des temps modernes, vous pouvez commencer à m’insulter maintenant pour avoir utilisé ce mot… à moins que vous ne préfériez voir l’industrie à travers les yeux d’une fille qui est devenue femme au sein d’un ensemble de communautés open source.

Quand je pense aux hackers de mon entourage, les meilleurs ont commencé avant la puberté. Même s’il n’avaient pas d’ordinateurs, ils démontaient leurs réveils, réparaient leurs taille-crayons ou jouaient les radio-amateurs. Certains ont construit des lance-citrouilles ou des trains en LEGO. J’ai commencé à coder quand j’avais six ans, dans le bureau de mon père au sous-sol, sur la machine qu’il utilisait pour suivre l’inventaire de son entreprise de réparations. Après un été marqué par des essais et des erreurs, j’ai finalement réussi à faire jeter à des gorilles autre chose que des bananes explosives. Ça avait un goût de victoire ! (NdT : sans doute une référence au jeu Gorilla)

Quand j’ai eu 12 ans, j’ai mis les mains sur un disque d’une distribution Slackware et je l’ai installé sur mon ordinateur — un cadeau de Noël de mes parents après une année particulièrement bonne pour l’entreprise de mon père — et j’ai trouvé un bogue dans un programme. Le programme était en C, un langage que je n’avais jamais vu. J’ai frayé mon chemin vers IRC et expliqué le problème : ce qui n’allait pas, comment le reproduire, et l’endroit d’où semblait venir le problème.

J’étais vraiment naïve à cette époque — je n’avais même pas réalisé que la raison pour laquelle je n’arrivais pas à bien lire le code était qu’il existait plusieurs langages de programmation — mais les résidents du salon IRC m’ont dirigée vers le gestionnaire de tickets du projet, m’ont expliqué son intérêt et m’ont aidée à soumettre mon premier rapport de bogue.

Ce dont je n’avais pas connaissance à l’époque, c’était cet échange privé entre un des vétérans qui m’avait aidée et un des résidents du salon qui avait reconnu mon surnom sur une mailing list :

développeur0 : C’était une question vraiment bien posée… mais pourquoi est-ce que j’ai l’impression que c’est un gamin de 16 ans ?

développeur1 : Parce que c’est une fille de 12 ans.

développeur0 : Wow… Qu’est-ce que ses parents font, pour qu’elle pense comme ça ?

développeur1 : Je pense qu’elle vit dans une ferme, en fait.

Quand développeur1 m’a parlé de cette conversation, j’ai été convaincue par l’open source. Étant une petite fille d’une région rurale, qui avait été exclue encore et encore de toute activité intellectuelle, sous prétexte que je n’étais pas assez riche, trop campagnarde, pas assez âgée pour être désirée, je ne pouvais pas croire la facilité avec laquelle j’avais été acceptée et traitée comme tout le monde sur le salon, même s’ils savaient qui j’étais. Et j’ai été encore plus impressionnée quand j’ai appris que développeur0 n’était autre que Eric S. Raymond, dont j’avais dévoré les textes peu après avoir découvert Linux.

L’open source était mon refuge parce que c’était un endroit où personne ne prêtait attention à mes « ancêtres » ou ce à quoi je ressemblais — les gens s’intéressaient uniquement à ce que je faisais. Je me faisais bien voir des gens qui pouvaient m’aider en m’occupant de tâches ingrates : trier les tickets pour garder les listes propres, rédiger de la documentation et corriger les commentaires dans le code. J’aidais tout le monde, donc quand j’avais besoin d’aide, la communauté était là. Je n’avais encore jamais rencontré un autre développeur dans le monde réel, mais j’en savais plus sur le développement que certains étudiants.

C’est vraiment une question de filles (et de garçons)

Les filles de 12 ans d’aujourd’hui ne vivent généralement pas les expériences que j’ai vécues. On conseille généralement aux parents d’éloigner leurs enfants de l’ordinateur, de peur qu’ils se fassent attraper par des prédateurs sexuels, ou pire encore — deviennent obèses ! Cela vaut d’autant plus pour les filles, qui finissent diplômées en sciences humaines et sociales. Plus tard, à l’approche de leur vingt ans, quand quelqu’un trouve que le déficit de filles dans les communautés technologiques est un problème, on vient les chercher par la manche et on les emmène à une rencontre LUG (NdT : Linux User Group / Groupe des utilisateurs de Linux) ou sur un salon IRC. Étonnamment, cela ne fait pas de ces jeunes femmes des hackers.

Pourquoi croit-on que cela va marcher ? Prenez une jeune femme qui a déjà construit son identité. Jetez-la dans un monde qui est construit sur des schémas sociaux différents de ceux dont elle a l’habitude, où plein de gens parlent d’un sujet qu’elle ne comprend pas encore. Dites-lui ensuite qu’il existe une hostilité de la communauté envers les femmes et que c’est pour cela qu’il n’y en a pas assez, tout en la mettant en avant comme une bête de concours en expliquant que vous êtes ravi d’avoir recruté une femme. C’est la recette de l’échec.

Les jeunes femmes ne deviennent pas magiquement des technophiles à 22 ans. Les jeunes hommes non plus. Les hackeurs sont nés dans l’enfance, parce que c’est à cet âge que l’envie de résoudre des puzzles ou de créer quelque chose apparait chez ceux qui ont connu ce moment de « Victoire ! », comme la fois où j’ai réussi à imposer ma volonté à un couple de primates électroniques.

Malheureusement, notre société a conditionné les filles à ne pas être technophiles. Mon fils est à l’école primaire. L’année dernière, son école a fait un cours sur la robotique uniquement pour les filles. Quand mon fils a demandé pourquoi il ne pouvait pas y participer, on lui a expliqué que les filles ont besoin d’une aide spéciale pour s’intéresser à la technologie, et que s’il y a des garçons autour, les filles auront trop peur d’essayer.

Mon fils est rentré à la maison très perturbé. Vous voyez, il a grandi avec une mère qui codait en l’allaitant et l’a amené à sa première réunion du LUG à l’âge de sept semaines. La première fois qu’il a vu un robot fait maison, il lui a été montré par un membre d’un hackerspace local, une femme qui administre un des plus gros super-ordinateurs du pays. Pourquoi son école agissait comme si les filles étaient stupides ?

Merci beaucoup, « féminisme » moderne, pour avoir mis des idées pas très féministes dans la tête de mon fils.

Il y a un autre endroit dans ma vie, autre que ma maison, où l’idée selon laquelle la technologie est « un truc de gars » est complètement absente : ma ville natale. De temps en temps, je retourne à l’école de Sandridge, le plus récemment c’était quand mon professeur de mathématiques m’a invitée à une discussion avec les étudiants sur les carrières dans les Sciences, la Technologie, l’Ingénierie et les Mathématiques (NdT : STEM en anglais). Je suis presque sûre que je suis le seul programmeur que quiconque ait jamais vu dans cette ville… Je suis donc une sorte de représentante des geeks pour eux. Et certains considèrent même que c’est un « truc de filles ».

Pourtant, je ne peux pas dire que la région produise des quantités de hackeuses. Même en mettant de côté la pauvreté, l’urbanisation et la hausse de la criminalité, les filles ne sont pas plus portées à hacker dans ma ville natale que partout ailleurs. Quand j’ai parlé à des classes de mathématiques de CM2, les garçons m’ont expliqué qu’ils réparaient leurs consoles de jeux, ou débridaient leurs téléphones. Les filles n’ont pas fait de projets, elles ont parlé de mode ou de quête de popularité, pas de construire des choses.

Qu’est-ce qui a changé?

Je n’ai jamais eu de problème avec les hackers de la vieille école. Ils me traitent comme l’un d’eux, plutôt que comme « la femme du groupe », et beaucoup sont assez âgés pour se souvenir d’avoir travaillé dans des équipes composées d’un tiers de femmes, et personne ne trouvait cela bizarre. Bien sûr, le mot clé ici est « âgé » (désolée les gars). La plupart des programmeurs dont j’apprécie la compagnie sont plus proches de l’âge de mon père que du mien.

La nouvelle génération de développeurs open source n’est pas comme l’ancienne. Ils ont changé les règles à tel point que mon sexe est sous les projecteurs pour la première fois en 18 ans passés dans cette communauté.

Lorsque nous appelons un homme un « technicien », cela signifie qu’il est programmeur, administrateur système, ingénieur électrique ou quelque chose du même genre. C’était également le cas lorsqu’on appelait une femme une « technicienne ». Cependant, selon la nouvelle génération, une femme technicienne peut être également une graphiste ou quelqu’un qui gagne sa vie en tweetant. Cela dit, je suis contente de savoir qu’il y a des gens spécialisés dans les médias — cela veut dire que je n’ai pas à m’occuper de cet aspect des choses — mais les mettre à côté des programmeurs donne l’impression que ces « femmes techos » sont la partie handisport des JOs de la programmation.

Avant, je me sentais à l’aise avec les hommes, et personne ne se souciait de mon apparence. Aujourd’hui, j’ai l’impression de perdre mon temps à parler de genre plutôt que de technologies… Ceci dit, il y a plusieurs visions :

  • La vision « il n’y a aucune femme dans l’assemblée ». Je suis dans l’assemblée, mais on me dit que je ne compte pas puisque je porte t-shirt, jeans, bottes, et que je n’ai pas de maquillage.
  • La vision « tu nies ta féminité pour rentrer dans le moule ; c’est une forme d’oppression ! ». On me dit que c’est dans ma nature de femme d’aimer absolument le maquillage et la mode. Alors que je suis simplement une geek qui se soucie peu de son apparence.
  • La vision « tu ne représentes pas les femmes ; tu serais un meilleur modèle pour les filles si tu avais le bon look ». Marrant, le reste du monde semble très occupé à dire aux filles d’être à la mode (il suffit de regarder un magazine ou marcher dans le rayon fille d’un magasin de jouets). Je ne pense pas que quelqu’un d’aussi peu doué que moi dans ce domaine doive s’en occuper.

À une exception près, j’ai entendu ces réprimandes venir uniquement de femmes, et de femmes qui ne savent pas coder. Quelquefois, j’ai envie de crier « vous n’êtes pas une programmeuse, vous faites quoi ici ?! »

J’en suis aussi venue à réaliser que j’ai un avantage que les nouvelles arrivantes n’ont pas : j’étais ici avant le début de la panique morale autour du sexisme. Quand une douzaine de mecs décident de boire et hacker dans la chambre d’hôtel de quelqu’un, je suis invitée. Ils me connaissent depuis des années, donc je suis sûre. Les nouvelles, quelles que soient leurs compétences, ne sont pas invitées à moins que je ne sois là tout du long. Une accusation de harcèlement sexuel potentielle plane, et personne ne veut se risquer à avoir 12 hommes seuls avec une seule femme et des boissons alcoolisées. Du coup, les nouvelles restent dehors.

Je n’ai jamais été mise dans un groupe « Les femmes dans X », à l’écart de l’action réelle d’un projet. J’ai assez d’influence pour dire non quand on me dit que je devrais être loyale et réserver mon temps de travail pour des groupes féminins au lieu de le consacrer à la technologie. Je ne suis pas assez jeune ou impressionnable pour écouter les goûts de l’Initiative Ada[1], qui m’aurait tenue de donner de façon passive-agressive des cartons rouges à quiconque me dérange, ou m’aurait fait ressentir tous les hommes comme une menace, ou encore m’aurait fait comprendre que n’importe quel différend que je peux avoir serait causé par mon sexe.

Voici une nouvelle pour vous : à l’exception des polymathes dans le groupe, les hackers sont généralement socialement inadaptés. Si quelqu’un de n’importe quel sexe fait quelque chose qui viole mes limites, je suppose que c’est un malentendu. J’explique calmement et précisément ce qui m’a dérangé et comment éviter le franchissement de cette limite, je tiens à ce que la personne sache que je ne suis pas en colère contre elle, je veux juste m’assurer qu’elle est au courant, de sorte que cela ne se reproduise pas. C’est ce que font les adultes, et cela fonctionne. Les adultes ne cherchent pas à tout prix à se vexer, à donner des « creeper cards », et ne s’attendent pas à ce qu’on lise dans leurs esprits. Je ne suis pas un enfant, je suis un adulte, et j’agis comme tel.

On s’en fout de mes nibards

Je suis venue au monde de l’open source car j’aimais faire partie d’une communauté où mes idées, mes capacités et mon expérience comptaient, pas mes seins. Cela a changé, et ce changement est dû à l’action de gens qui disent vouloir une communauté où les idées, les capacités et l’expérience comptent plus que des seins.

Il y a très peu de filles qui veulent hacker. J’imagine que ça a beaucoup à voir avec le fait que l’on donne aux filles des poupées de mode et du maquillage et qu’on leur dit de fantasmer à propos d’amour et de popularité, alors qu’on donne aux garçons des LEGO et des boites à outils et qu’on leur dit d’en faire quelque chose. J’imagine que ça a beaucoup à voir avec le genre de femmes qui roucoulaient « mais elle pourrait être tellement belle si seulement elle ne passait pas autant de temps avec les ordinateurs ». J’imagine que ça a beaucoup à voir avec la manière dont les filles sont associées à l’éphémère — popularité, beauté et bien-être — alors qu’on enseigne aux garçons à se délecter de la réalisation. Donnez-moi une jeune personne de n’importe quel sexe avec une mentalité de hacker, et je vais m’assurer qu’elle aura le soutien dont elle a besoin pour devenir incroyable. Pendant ce temps, achetez à votre nièce ou votre fille une boite de LEGO et apprenez-lui à souder. J’aime voir des enfants aux rencontres de LUG et aux hackerspaces — amenez-les ! Il n’y aura jamais trop de hackers.

Ne blâmez pas les hommes simplement parce qu’ils sont là. Le « privilège des hommes » est une manière de dire « tu te sens coupable car tu n’as pas de seins, honte à toi, même si tu ne fais rien de mal », et j’ai perdu trop de mon temps à protéger des mecs sympas de cette idée. Oui, certaines personnes sont des ordures. Appelez-les des ordures, et ne reprochez à personne ayant la même anatomie d’avoir ce comportement. L’amalgame entre les bons mecs et les mauvais n’aide personne, ça empêche juste les mecs sympas d’interagir avec les femmes car ils sentent qu’ils ne pourront pas s’en tirer. Je suis fatiguée de dépenser mon temps et mon énergie à protéger les mecs bien de ce drame.

Ne blâmez pas les hackers d’avoir des défauts de non-hackers. Ce n’est pas ma faute si certaines personnes ne lisent pas les pages du manuel, pas plus que c’est mon travail de leur tenir la main étape après étape pour qu’ils n’aient pas à les lire. Ça n’est pas à moi d’amener de force des femmes aux rencontres de LUG et de tenter de leur laver le cerveau de manière à vous rendre plus à l’aise avec le ratio homme/femme, et de toute manière procéder ainsi ne marcherait pas.

Avant tout, je suis déçue. J’avais un havre, un endroit où personne n’accordait d’importance à mon apparence, à ce à quoi mon corps ressemblait ou à n’importe quel attribut éphémère — car ils s’intéressaient à ce que je pouvais faire — et ce décalage de culture m’a volé mon havre. Au moins, je l’ai eu. Les filles qui me suivent ont raté cela.

Je me rappelle qu’à cette époque, dans mon havre, si quelqu’un était désagréable ou essayait de m’intimider, les gens autour de moi réagissaient avec un retentissant « Comment oses-tu être désagréable avec quelqu’un qu’on apprécie ! ». Aujourd’hui, si un homme se comporte mal, on s’embourbe dans un raisonnement beaucoup plus complexe : « Est-ce que c’est parce qu’elle est une femme ? », « Est-ce que je vais passer pour un héros si j’interviens ? », « Est-ce que je suis misogyne si je n’interviens pas ? », « Qu’est-ce que ça implique pour les femmes dans le monde de la technologie ? », « Est-ce que je veux vraiment participer à un énième débat sur la politique des sexes ? ». C’était tellement plus simple lorsqu’on n’avait pas besoin de tout analyser, et qu’on tombait sur des gens désagréables seulement parce qu’ils étaient désagréables.

La passion de Susan Sons pour l’éducation l’a conduite vers l’open source avec Debian Edu, Edubuntu, et elle a aussi initié Frog et Owl qui aident les technophiles à interagir avec les enseignants pour développer des outils éducatifs plus utiles.

Notes

[1] Source: wikipedia: Ada Initiative est une organisation américaine visant à accroître la participation des femmes dans la culture libre et l’open source. Elle a été fondée en 2011 par les informaticiennes et défenseurs de l’open source Valerie Aurora et Mary Gardiner.




Quand l’open source investit dans la diversité, tout le monde y gagne

Le groupe d’utilisateurs Python de Boston est passé en 2 ans de presque rien à 15% de femmes.

Ce qui est intéressant ici c’est qu’il semblerait qu’on se soit moins focalisé sur les femmes que sur les débutant(e)s, avec pour conséquence une croissance du nombre de femmes.

Jessica McKellar

Quand l’open source investit dans la diversité, tout le monde y gagne

When open source invests in diversity, everyone wins

Lynn Root – 15 octobre 2013 – OpenSource.com
(Traduction : lyn, SonicWars, aKa, Théotix, Cryptie, Moosh + anonymes)

Jessica McKellar est une entrepreneuse, une ingénieure logiciel et une développeuse open source. Elle aide à l’organisation du groupe d’utilisateurs Python à Boston et joue un rôle important dans la sensibilisation de la diversité en favorisant l’arrivée d’encore plus de débutants et de femmes. La participation a augmenté de 0-2% à 15% et le groupe d’utilisateurs a connu la même progression pendant les 2 dernières années.

Ce sont de tels résultats qui ont convaincu Jessica que quand des communautés open source s’investissent dans la diversité, cela profite à tout le monde. Depuis la création de cours pour débutants, des ateliers de niveau intermédiaire et des marathons open source, le groupe de Boston a vu sa taille plus que quintupler en passant de 700 membres à plus de 4000. C’est maintenant le groupe d’utilisateurs le plus important du monde. Ce type de croissance est quelque chose à laquelle toutes les communautés open source devraient aspirer.

Plus d’informations sur Jessica McKellar dans cette interview.

Depuis combien de temps participez-vous à la communauté open source ? Avez-vous eu un mentor quand vous avez commencé ?

Ma toute première contribution à un projet open source était sur la documentation du projet Twisted en 2009 (Twisted est un moteur réseau événementiel écrit en Python). Je suis restée impliquée dans le projet depuis, je suis désormais une contributrice principale et j’ai même eu le plaisir d’écrire un livre sur Twisted.

Contribuer à Twisted a été une première expérience fantastique : la communauté disposait d’une documentation à l’usage des nouveaux contributeurs, et a été à la fois une aide et un soutien patient lorsque j’ai satonné dans mes premières utilisations des processus et des outils. Je ne dirais pas que j’ai eu un mentor en particulier, mais j’ai bénéficié de l’aide collective de la communauté Twisted et du feedback patient des reviewers sur mes premiers tickets.

Comment voyez-vous l’évolution des logiciels libres depuis que vous avez rejoint la communauté ?

Il y a eu une formidable progression vers la diversité elle-même et sa sensibilisation, en particulier vers les débutants et tout ce qui s’y rapporte. L’augmentation de l’adoption de codes de conduite dans les conférences techniques, le programme GNOME de sensibilisation auprès des femmes, le programme de sensibilisation et d’éducation de la fondation Python ainsi que les événements PyCon’s Young Coders sont quelques exemples du très beau travail que la communauté open source accomplit pour devenir un environnement accueillant et favorable.

Vous êtes profondément impliquée dans la communauté Python. Pourquoi Python ? Quelle était votre première expérience avec ce langage ?

J’ai utilisé Python pour la première fois à l’école (j’étais au MIT au moment du changement dans le tronc commun Informatique de Scheme vers Python) et je l’ai utilisé dans chacun des emplois que j’ai pu avoir. C’est aussi mon langage par défaut pour la plupart de mes projets parallèles. En plus d’être un langage qui, à mon avis, est un bonheur pour développer, je me suis investie dans la communauté Python encouragée par son engagement dans un environnement favorable et accueillant pour tous.

Vous et Asheesh Laroia avez fait une belle présentation lors de la PyCon 2012 à propos du groupe d’utilisateur de Boston Python augmentant son champ d’action. Pouvez-vous décrire ce que vous avez fait ?

Ces 2 dernières années, le Boston Python a lancé une liste d’événements récurrents qui se concentrent sur les moyens d’amener plus de femmes dans les communautés Python locales. La première étape de la liste est de faire un week-end workshop pour les personnes programmant pour la première fois, ce que nous avons fait huit fois pour plus de 400 femmes.

Dans ce projet nos objectifs sont :

  • D’attirer plus de femmes dans la communauté de programmation locale, avec un objectif chiffré de 15% de femmes dans tous les événements du groupe d’utilisateurs Python de Boston ;
  • De mettre en avant de bons exemples de femmes programmeurs ;
  • De développer des ressources à destination des autres groupe de programmation, pour qu’ils puissent organiser leurs propres événements en faveur de la diversité.

Avant de lancer ces workshops, il y avait entre 0 à 2% de femmes à un événement standard du groupe d’utilisateurs Python de Boston. Depuis la participation des femmes à ce type d’événement a atteint, voire dépassé, les 15%. Ces manifestations rassemblent de 80 à 120 personnes : le nombre de femmes présentes a donc littéralement bondi, à la fois en pourcentage et en valeur absolue. Encore plus impressionnant, ces résultats se maintiennent depuis maintenant 2 ans !

Le grand secret de cette initiative est que même si vous vous concentrez sur un groupe particulier de personnes sous-représentées, tout le monde en bénéficie. Lancer ces worshops introductifs nous a forcé à apprendre comment aider les débutants. Nous avons commencé un projet de suivi mensuel Project Night de ces workshops, pour donner aux débutants et intermédiaires plus d’opportunités d’apprendre et de pratiquer le langage avec un mentor présent. Nous avons développé des cursus et des projets pratiques qui ont été utilisé partout dans le monde. Nous avons lancé des worskhops pour les niveaux intermédiaires et des marathons open source. À travers tout cela, le groupe d’utilisateurs a quintuplé, passant de 700 à plus de 4000 membres, en faisant de notre groupe le plus grand groupe d’utilisateurs de Python au monde.

Pour résumer, quand vous investissez dans la diversité, tout le monde y gagne.

Crédit photo : Jessica McKellar




Pas de sexisme chez les Libristes ?

La semaine dernière, nous publiions la traduction L’open source n’est pas une zone de guerre, les hommes ne sont pas tous des connards.

Armony Altinier, fondatrice du groupe accessibilité de l’April et l’une des initiatrices de la soirée Libre Diversité, a souhaité réagir à cet article.

Pas de sexisme chez les Libristes ?

Armony Altinier – Mai 2013

Le Framablog a publié récemment une traduction d’un article intitulé « L’open source n’est pas une zone de guerre, les hommes ne sont pas tous des connards ».

Titre éloquent qu’on a immédiatement envie de compléter en disant : « et les femmes ne sont pas toutes des féministes ». Dont acte, merci pour cette évidence.

Cet article était introduit un peu maladroitement[1] de cette façon : « Un constat sensiblement différent du billet Sexisme chez les geeks : Pourquoi notre communauté est malade, et comment y remédier de MarLard, qui fit couler beaucoup d’encre récemment dans la blogosphère francophone. »

Qu’en est-il exactement ? Le monde du Libre serait-il un doux rêve échappant à un monde structuré en groupes sociaux dominant d’autres groupes ? Malheureusement, point besoin de statistiques complexes pour se rendre compte que la diversité semble une utopie bien lointaine dans tout événement libriste. L’April, dans une enquête interne basée sur leurs adhérent-e-s, avait même révélé que seuls 6% de ses membres étaient des femmes… Cela signifie-t-il que la majorité des libristes (des hommes donc) sont des connards ? Bien sûr que non !

Non, la très grande majorité des libristes n’est pas sexiste, ils se fichent simplement des inégalités qui existent dans leur communauté.

Prenons une analogie simple pour distinguer les différents types de responsabilité.

Quelqu’un commet un vol : c’est un voleur. Quelqu’un voit un vol se commettre et aide la personne à s’enfuir : ce n’est pas un voleur, c’est un complice parce qu’il a agi pour aider le voleur. Quelqu’un voit un vol être commis et ne réagit pas : ce n’est pas un voleur (auteur de l’acte), ce n’est pas un complice (aucune action directe pour aider), c’est juste quelqu’un qui s’en fiche.

Or, si seule une minorité de libristes est sexiste (avec des actes tels que décrits par MarLard), qu’une part un peu plus importante est complice (en relayant des propos qui minimisent de tels actes par exemple ou en en plaisantant ouvertement), la très grande majorité s’en fiche complètement !

Distinguer sexisme et reproduction sociale du patriarcat

Les mots en -isme comme le racisme ont une signification particulière : ils intègrent une dimension idéologique forte. Cela signifie une implication de l’individu derrière cette croyance.

Dans le cas du racisme par exemple, dont le mot sexisme est inspiré selon Wikipédia, il implique que la personne croit que les êtres humains sont divisés en différentes races dont certaines seraient supérieures à d’autres.

On retrouve cette notion de croyance dans le sexisme, où certaines personnes croient que les hommes en tant que groupe social seraient par nature supérieurs au groupe social des femmes. Ainsi, dire que quelqu’un ou qu’une communauté est sexiste a forcément un côté dénonciateur. Ce qui tend à avoir pour effet une réaction pour « défendre » les personnes accusées de sexisme à titre individuel. Or, mettons-nous à la place des femmes de la communauté Perl auteures du billet de blog traduit sur le Framablog : elles ont de bons copains geeks parmi elles, et elles savent très bien qu’ils ne se sentent pas supérieurs à elle parce que ce sont des hommes. Ils ne sont donc pas sexistes et le crier bien fort est un gage d’amitié et de soutien face à ce qui est considéré, à tort, comme une agression.

Pourtant, ce n’est pas parce que des personnes à l’échelle individuelle ne théorisent pas la supériorité des hommes sur les femmes qu’aucune discrimination n’existe de facto dans notre société. Et en n’agissant pas ou en minimisant ces faits, ces personnes reproduisent une société patriarcale qui est non seulement sexiste, mais qui exclut tout individu qui n’entre pas dans le schéma de perfection associé aux attributs de la virilité version XXIe siècle : force physique (et donc absence de faiblesse ou de handicap), accumulation d’argent, jeunisme, diplômes, position sociale dominante…

Ainsi, je me demande en quoi relayer ce message d’amitié individuel sur le Framablog apporterait un éclairage différent aux propos de MarLard comme il a été dit en introduction ? Car les faits sont incontestables : des communautés libres très homogènes dans leur profil c’est-à-dire très masculines, très blanches, valides, technophiles et j’en passe…

Le Libre, un atout pour le féminisme ?

Le féminisme implique deux choses :

  1. Accepter d’ouvrir les yeux sur la réalité choquante des discriminations
  2. Vouloir prendre une part active pour que les choses changent

Si les mouvements du logiciel et de la culture libres ont bien quelque chose en commun avec les mouvements féministes, c’est leur volonté de modifier l’ordre des choses pour favoriser un écosystème qui libère l’individu. Or, l’ordre établi est celui du patriarcat.

Et si le logiciel libre sortait du pré carré geek pour s’ouvrir à toutes et tous, sans discrimination ? Cela impliquerait de revoir le fonctionnement interne de chaque organisation et de développer un écosystème favorable et ouvert (tiens !) en se souciant de faire de la place à des voix différentes (faire émerger de nouvelles et nouveaux intervenant-e-s par exemple, ce qui suppose de leur faire de la place), à choisir des lieux accessibles à toutes et tous et à investir des lieux différents (pas seulement des repaires de technophiles).

Le slogan du Framablog reprend une phrase du documentaire de Hannu Puttonen Nom de code : Linux : « Ce serait peut-être une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait que du code ». Beau défi, n’est-ce pas ? Certain-e-s s’y essaient déjà, et vous ?

Pour aller plus loin, vous pouvez relire un article du Framablog sur les femmes et le logiciel libre.

Notes

[1] Note d’aKa : Je confirme que c’était maladroit.




Les hommes du Libre ne sont pas tous des connards

« L‘open source n’est pas une zone de guerre. Les hommes ne sont pas tous des connards. » Tel est le titre d’un article publié par des femmes de la communauté Perl.

Un constat sensiblement différent du billet Sexisme chez les geeks : Pourquoi notre communauté est malade, et comment y remédier de MarLard, qui fit couler beaucoup d’encre récemment dans la blogosphère francophone.

La Jeune Fille à la Perl

L’open source n’est pas une zone de guerre. Les hommes ne sont pas tous des connards.

Open Source Is Not A Warzone. Not Every Man Is A Dick.

Collectif féminin de la communauté Perl – Mai 2013 – Site personnel de Su-Shee
(Traduction : audionuma, Sphinx, tcit, Ag3m, Garburst, audionuma, goofy, MFolschette, Asta, Hype, KoS + anonymes)

Nous sommes des femmes techniciennes. Nous faisons de l‘open source. Nous faisons partie de la communauté open source.

Nous assistons à des conférences techniques, participons à des groupes d’utilisateurs et à des hackatons avec nos collègues développeurs masculins.

Et nous aimons ça.

Nous avons le sentiment que l’écrasante majorité des hommes à qui nous avons affaire sont des personnes intelligentes, certains sont même des mecs sympas qu’on aime bien.

Oui, nous avons rencontré des connards dans nos vie. Oui, nous avons subi des agressions, parfois même en public et au grand jour. Oui, nous nous sommes fait taper dessus régulièrement et sans finesse, nous avons été dégoutées et dérangées et parfois nous avons frôlé la panique. Certaines d’entre nous ont connu la violence. On nous a tripoté le cul et les nichons, on s’est fait reluquer, siffler et on a eu droit au crétin bourré qui se met en travers. Oui, certaines d’entre nous ont atteint le proverbial plafond de verre durant leurs carrières.

C’est le côté le plus négatif de nos vies et en effet, nous jugeons les réunions et les rencontres selon le degré de bien-être, le sentiment de sécurité et le niveau de connerie affichée ou dissimulée qu’on y ressent.

Mais ce n’est qu’UN aspect du fait d’être une femme et nous ne voulons pas laisser cet aspect dominer notre manière de vivre et de nous comporter dans les communautés techniques de notre choix.

Nous avons le sentiment que la tendance à développer des codes de conduite, des règlements et des règles spécifiquement pour les conférences techniques et d’autres rassemblements liés à la technologie dépasse de beaucoup la réalité que nous avons connue jusqu’à présent.

Nous ne soutenons pas la généralisation de la culpabilité diffuse à un genre tout entier et nous ne voulons pas être suspicieuses envers chacun de nos collègues participant à une communauté.

Nous considérons également les rassemblements de techniciens comme des événements professionnels. Nous attendons donc de chaque participant qu’il se comporte selon les règles que les communautés open source considèrent comme « professionnelles ». Les présentations grossières que l’on a vues lors d’événements récents ont provoqué un scandale suffisant pour faire le point sur cette question.

Nous souhaitons également utiliser un vocabulaire approprié : une « agression » est un acte de violence, un acte agressif pour prendre l’ascendant sur une personne. Nous ne ressentons pas une médiocre tentative de drague comme une agression. Un regard indiscret dans notre décolleté n’est pas une agression. Si quelqu’un nous touche sans le vouloir, ce n’est pas une agression. Le « bisou » français typique est quelque chose de culturel et pas une agression. Une accolade (hug) peut être un acte absolument amical et pas une agression, même s’il peut ne pas être bienvenu.

Nous aimons aussi penser logiquement, et en tant que femmes techniciennes, nous pouvons même nous défendre avec des statistiques : considérant que nous représentons à peu près 1 % à 20 % (ce qui est déjà un pourcentage de femmes extrêmement haut) de n’importe quelle communauté, rencontrer seulement 2 connards dans une conférence de 500 personnes est une chance FANTASTIQUE, nulle part ailleurs dans nos vies quotidiennes la probabilité n’est aussi faible.

Débattons également des problèmes légaux : comment un code de conduite pourrait-il aider contre les agressions, les viols ou les passages à tabac ? Tout ça est DE TOUTE FAÇON illégal à peu près partout dans le monde. Il existe DÉJÀ un code de conduite : la loi, aussi partiale et faible soit-elle.

Regardons les choses en face : aucun connard ne va être stoppé par un code de conduite impuissant à interdire les comportements inopportuns, c’est bien pour cela que ce sont des connards. Cependant, une grande proportion d’hommes se feront discrets, par culpabilité, parce que ce sont ceux qui se remettent en question, de manière réfléchie, par rapport à leur propre connerie.

Nous préférons que le bon goût, le professionnalisme et les comportements se développent grâce à une culture de bon goût, de plaisanteries, d’idées de fond et de standards, et non par l’écriture d’une longue liste de choses déplaisantes et interdites. Nous préférons agir contre le comportement des connards lorsqu’il se manifeste.

Mais nous considérons aussi les rassemblements open source comme des événements sociaux et nous allons le dire en public : lors d’un événement social il peut y avoir de la *hum* sexualité, de l’amitié, des taquineries ou du flirt. Cela fait partie du fait que les humains vivent ensemble. Nous considérons la libération sexuelle des années 70 comme un progrès qui nous a donné, à nous les femmes, de nouvelles libertés pour vivre comme nous le voulons. Nous n’y renoncerons pas.

Nous nous voyons dans la tradition du féminisme responsabilisant, de l’émancipation en ayant appris à dire non, en étant capables de nous défendre nous-mêmes et nous ne voulons pas être les victimes indirectes d’actes de surprotection « globaux » qui au fond condamnent chaque comportement social entre les hommes et les femmes.

Nous sommes des « femmes du Perl » et à vrai dire notre communauté nous plaît plutôt bien.

(Peut-être êtes-vous membre d’une communauté complètement différente et, néanmoins d’accord avec nous : faites-le moi savoir :)).

Tout comme le sont d’autres femmes, qui ne seront pas citées ici.

Bien à vous – Su-Shee (Susanne Schmidt), castaway (Jess Robinson), gshank (Gerda Shank), ether (Karen Etheridge), druthb (D Ruth Bavousett), auggy (Augustina Ragwitz), Lady Aleena




Débat : 9 points (ou tabous ?) jamais (ou rarement) discutés dans le logiciel libre

Nous traduisons souvent Bruce Byfield, libre penseur du logiciel libre, sur le Framablog.

A-t-il raison d’affirmer qu’il est des sujets pour ainsi dire tabous dans la communauté et surtout que la situation a évolué, n’en déplaise à certains ?

Laëtitia Dulac - CC by

Neuf choses dont on ne discute jamais sur l’open source

9 Things That Are Never Admitted About Open Source

Bruce Byfield – 22 janvier 2013 – Datamation
(Traduction : Moosh, brandelune, Sky, ehsavoie, Astalaseven, petit bonhomme noir en haut à droite, mike, goofy, KoS, Mowee, arcady, maxlath, Astalaseven, mariek, VifArgent, Rudloff, VIfArgent, Penguin, peupleLa, Vilrax, lamessen + anonymous)

Quels sont les sujets tabous dans l‘open source de nos jours ? Certains peuvent se deviner mais d’autres pourraient bien vous surprendre.

On pourrait penser qu’un groupe de personnes intelligentes comme les membres de la communauté des logiciels libres et open source (NdT : FOSS pour Free and Open Source Software) seraient sans tabous. On pourrait s’attendre à ce qu’un tel groupe d’intellectuels juge qu’aucune idée n’est interdite ou gênante – mais ce serait une erreur.

Comme toute sous-culture, la communauté FOSS est cimentée par des croyances. Ces croyances contribuent à bâtir une identité commune : par conséquent, les remettre en cause revient à remettre en cause cette identité.

Certains de ces sujets tabous peuvent saper des évidences admises depuis vingt ans ou plus. D’autres sont nouveaux et contestent des vérités communément acceptées. Quand on les examine, on s’aperçoit que chacun d’entre eux peut être aussi menaçant que la déclaration de valeurs communes peut être rassurante.

Pourtant, même s’il est inconfortable d’interroger ces tabous, il est souvent nécessaire de le faire. Les croyances peuvent perdurer longtemps après le temps où elles s’appliquaient, ou après avoir dégénéré en semi-vérités. Il est utile de temps en temps de penser l’impensable, ne serait-ce que pour mettre ces croyances en phase avec la réalité.

Suivant cette logique, voici neuf observations sur l‘open source qui nécessitent selon moi un nouvel examen.

1. Ubuntu n’est plus le dernier grand espoir de l’open source

Quand Ubuntu est apparue il y a neuf ans, nombreux sont ceux qui l’ont considérée comme la distribution qui mènerait la communauté à dominer le monde. Débarquant de nulle part, Ubuntu s’est immédiatement concentrée sur le bureau comme aucune autre distribution avant elle. Des outils et des utilitaires furent ajoutés. De nombreux développeurs Debian trouvèrent un travail chez Canonical, la branche commerciale d’Ubuntu. Des développeurs virent leurs frais payés pour des conférences auxquelles ils n’auraient pas pu se rendre autrement.

Au fil du temps, une bonne partie de l’enthousiasme initial est retombée. Personne ne semble s’être intéressé à la demande de Mark Shuttleworth, le fondateur d’Ubuntu, à ce que les principaux projets coordonnent leurs cycles de livraison ; ils l’ont tout simplement ignorée. Mais on a vu des sourcils se froncer lorsqu’Ubuntu a commencé à développer sa propre interface plutôt que de contribuer à GNOME. Canonical a commencé à contrôler ce qui se passait dans Ubuntu, apparemment pas pour l’intérêt général mais surtout pour la recherche de profits. Nombreux, aussi, furent ceux qui n’apprécièrent pas l’interface d’Ubuntu, Unity, à sa sortie.

Pourtant, à écouter les employés de Canonical, ou les bénévoles Ubuntu, on aurait presque l’impression qu’il ne s’est rien passé pendant ces neuf dernières années. Lisez notamment le blog de Shuttleworth ou ses déclarations publiques : il se donne le rôle de figure de proue de la communauté et déclare que les « hurlements des idéologues » finiront par cesser devant son succès.

2. Le « cloud computing » sape les licences libres

Il y a sept ans, Tim O’Reilly affirmait que les licences libres étaient devenues obsolètes. C’était sa manière un peu dramatique de nous prévenir que les services en ligne mettent à mal les objectifs du logiciel libre. Comme le logiciel, le cloud computing offre aux utilisateurs l’usage gracieux des applications et du stockage, mais sans aucune garantie ou contrôle quant à la vie privée.

La Free Software Foundation (NdT : Fondation pour le Logiciel Libre) répondit à la popularité grandissante du cloud computing en dépoussiérant la GNU Affero General Public License, qui étend les idéaux du FOSS au cloud computing.

Après cela, pourtant, les inquiétudes à propos de la liberté logicielle au sein du cloud ont faibli. Identi.ca fut créé comme une réponse libre à Twitter, et MediaGoblin développé comme l’équivalent libre d’Instagram ou de Flickr, mais ce genre d’efforts est occulté par la compétition. On n’a pas mis l’accent sur l’importance des licences libres ou du respect de la vie privée dans le cloud.

Par conséquent, les avertissements de O’Reilly sont toujours aussi pertinents de nos jours.

3. Richard Stallman est devenu un atout contestable

Le fondateur de la Free Software Foundation et le moteur derrière la licence GNU GPL, Richard M. Stallman, est une des légendes des logiciels libres et open source. Pendant des années, il a été l’un des plus ardents défenseurs de la liberté du logiciel et la communauté n’existerait probablement pas sans lui.

Ce que ses supporters rechignent à admettre, c’est que la stratégie de Stallman a ses limites. Nombreux sont ceux qui disent que c’est un handicapé social, et que ses arguments se basent sur la sémantique — sur les mots choisis et comment ils influencent le débat.

Cette approche peut être éclairante. Par exemple, lorsque Stallman s’interroge sur l’analogie entre le partage de fichiers et les pillages perpétrés par les pirates, il révèle en fait le parti-pris que l’industrie du disque et du cinéma tente d’imposer.

Mais, malheureusement, c’est à peu près la seule stratégie de Stallman. Il dépasse rarement ce raisonnement qu’il utilise pour fustiger les gens, et il se répète même davantage que des personnes qui passent leur temps à faire des discours. Il est perçu de plus en plus, par une partie de la communauté, comme quelqu’un hors de propos voire même embarrassant. Comme quelqu’un qui fut efficace… mais ne l’est plus. Il semble que la communauté a du mal à admettre l’idée que Stallman a eu un impact certain pendant des années, mais qu’il est moins utile aujourd’hui. Soit il est défendu férocement pour son passé glorieux, soit il est attaqué comme un usurpateur parasite. Je crois que les affirmations concernant ce qu’il a accompli et son manque d’efficacité actuel sont vraies toutes les deux.

4. L’open source n’est pas une méritocratie

L’une des légendes que les développeurs de logiciels libres aiment à se raconter est que la communauté est une méritocratie. Votre statut dans la communauté est censément basé sur vos dernières contributions, que ce soit en code ou en temps.

L’idée d’une méritocratie est très attirante, en cela qu’elle forme l’identité du groupe et assure la motivation. Elle encourage les individus à travailler de longues heures et donne aux membres de la communauté un sentiment d’identification et de supériorité.

Dans sa forme la plus pure, comme par exemple au sein d’un petit projet où les contributeurs ont travaillé ensemble pendant de nombreuses années, la méritocratie peut exister.

Mais le plus souvent, d’autres règles s’appliquent. Dans de nombreux projets, ceux qui se chargent de la documentation ou bien les graphistes sont moins influents que les programmeurs. Bien souvent, vos relations peuvent influencer la validation de votre contribution au moins autant que la qualité de votre travail.

De même, la notoriété est plus susceptible d’influencer les décisions prises que le grade et les (surtout si elles sont récentes) contributions. Des personnes comme Mark Shuttleworth ou des sociétés comme Google peuvent acheter leur influence sur le cours des choses. Des projets communautaires peuvent voir leurs instances dirigeantes dominées par les sponsors privés, comme c’est de fait le cas avec Fedora. Bien que la méritocratie soit l’idéal, ce n’est presque jamais la seule pratique.

5. L’open source est gangrené par un sexisme systémique

Une autre tendance qui plombe l’idéal méritocratique est le sexisme (parfois sour la forme de la misogynie la plus imbécile) que l’on trouve dans quelques recoins de la communauté. Au cours des dernières années, les porte-parole du FOSS ont dénoncé ce sexisme et mis en place des règles officielles pour décourager quelques uns de ses pires aspects, comme le harcèlement pendant les conférences. Mais le problème demeure profondément ancré à d’autres niveaux.

Le nombre de femmes varie selon les projets, mais 15 à 20 pour cent peut être considéré comme un chiffre élevé pour un projet open source. Dans de nombreux cas, ce nombre est en dessous des cinq pour cent, même en comptabilisant les non-programmeurs.

De plus les femmes sont sous-représentées lors des conférences, à l’exception de celles où les femmes sont activement encouragées à faire part de leurs propositions (ces efforts entraînent, inévitablement, leur lot d’accusations quant à des traitements spéciaux et des quotas, quand bien même aucune preuve ne peut être avancée).

La plus grande évidence de sexisme se produit quotidiennement. Par exemple, Slashdot a récemment publié un entretien avec Rikki Ensley, membre de la communauté USENIX. Parmi les premiers commentaires, certains se référaient à une chanson populaire dont le refrain mentionne le prénom Rikki. D’autres discutent de son apparence et lui donnent des conseils pour avoir l’air plus « glamour ».

On assiste à des réactions du même ordre, et bien d’autres pires encore sur de nombreux sites dédiés au monde du libre ou sur IRC, dès qu’une femme apparaît, surtout s’il s’agit d’une nouvelle venue. Voilà qui dément les affirmations d’une communauté qui prétend ne s’intéresser qu’aux seules contributions, ou encore l’illusion que la sous-représentation des femmes serait simplement une question de choix individuels.

6. Microsoft n’est plus l’ennemi irréductible du logiciel libre

Il y a à peine plus d’une dizaine d’années, vous pouviez compter sur Microsoft pour traiter le monde du Logiciel Libre de « communiste » ou « anti-Américain », ou sur leurs intentions parfois divulguées dans la presse de vouloir détruire la communauté.

Une grande partie de la communauté s’accroche encore à ces souvenirs. Après tout, rien ne rassemble plus les gens qu’un ennemi commun, puissant et inépuisable.

Mais ce dont la communauté ne se rend pas compte, c’est que la réaction de Microsoft est devenue plus nuancée, et qu’elle varie d’un service à l’autre au sein de l’entreprise.

Nul doute que les dirigeants de Microsoft continuent de voir le logiciel libre comme un concurrent, bien que les dénonciations hautes en couleur aient cessé.

Cependant, Microsoft a pris conscience que, compte-tenu de la popularité du logiciel libre, les intérêts à court terme de l’entreprise seraient mieux servis si elle s’assurait que les outils libres (en particulier les langages de programmation les plus populaires) fonctionnent correctement avec ses propres produits. C’est d’ailleurs la mission principale du projet Microsoft Open Technologies. Récemment, Microsoft est même allé jusqu’à publier une courte déclaration faisant l’éloge de la dernière version de Samba, qui permet l’administration des serveurs Microsoft depuis Linux et les systèmes Unix (NdT : Voir aussi cette FAQ en français publiée par Microsoft).

Bien sûr, il ne faut pas non plus s’attendre à voir Microsoft devenir une entreprise open source ou faire des dons désintéressés d’argent ou de code à la communauté. Mais, si vous faites abstraction des vieux antagonismes, l’approche égoïste de Microsoft à l’égard du logiciel libre n’est pas très différente de nos jours de celle de Google, HP, ou n’importe quelle autre entreprise.

7. L’innovation des interfaces stagne

En 2012, nombreux furent ceux qui n’ont pas adopté GNOME 3 et Unity, les deux dernières interfaces graphiques majeures. Cet abandon fut largement lié à l’impression que GNOME et Ubuntu ignoraient les préoccupations des utilisateurs et qu’ils imposaient leur propre vision, sans concertation.

À court terme, cela a mené à la résurrection de GNOME 2 sous des formes variées.

En tant que prédécesseur de GNOME 3 et de Unity, GNOME 2 fut un choix évident. C’est une interface populaire qui n’impose que peu de restrictions aux utilisateurs.

Quoi qu’il en soit, cela risque d’être, à long terme, étouffant pour l’innovation. Non seulement parce que le temps passé à ressuciter GNOME 2 n’est pas mis à profit pour explorer de nouvelles voies, mais parce que cela semble être une réaction à l’idée même d’innovation.

Peu sont ceux, par exemple, qui sont prêts à reconnaître que GNOME 3 ou Unity ont des fonctionnalités intéressantes. Au contraire, les deux sont condamnés dans leur ensemble. Et les développements futurs, tels l’intention de GNOME de rendre la sécurisation et la confidentialité plus simples, n’ont pas reçu l’attention qu’ils méritaient.

Au final, au cours des prochaines années, l’innovation en sera probablement réduite à une série de changements ponctuels, avec peu d’efforts pour améliorer l’ergonomie dans son ensemble. Même les développeurs hésiteront à tenter quoi que ce soit de trop différent, afin d’éviter le rejet de leurs projets.

Je me dois d’applaudir le fait que les diverses résurrections de GNOME 2 marquent le triomphe des requêtes des utilisateurs. Mais le conservatisme qui semble accompagner ces aboutissements m’inquiète : j’ai bien peur que cette victoire n’engendre d’autres problèmes tout aussi importants.

8. L’open source est en train de devenir une monoculture

Ses partisans aiment à revendiquer que l’un des avantages du logiciel libre et open source, c’est d’encourager la diversité. À la différence de Windows, les logiciels libres sont supposés être plus accueillants pour les idées nouvelles et moins vulnérables aux virus, la plupart des catégories de logiciels incluant plusieurs applications.

La réalité est quelque peu différente. À la lecture d’une étude utilisateurs vous remarquerez un modèle plutôt constant : une application ou technologie recueille 50 à 65% des votes, et la suivante 15 à 30%.

Par exemple, parmi les distributions, Debian, Linux Mint et Ubuntu, qui utilisent toutes le format de packet en .DEB, recueillent 58% du choix des lecteurs 2012 du Linux Journal, que l’on peut comparer aux 16% recueillis par Fedora, openSUSE, et CentOS, qui utilisent quant à elles le format .RPM.

De même, Virtualbox atteint 56% dans la catégorie « Meilleure solution de virtualisation », et VMWare 18%. Dans la catégorie « Meilleure gestion de versions », Git recueille 56% et Subversion 18%. La catégorie la plus asymétrique est celle des « Suites bureautiques » dans laquelle LibreOffice recueille 73% et (sic) Google Docs 12%.

Il n’y avait que deux exceptions à cette configuration. La première était la catégorie « Meilleur environnement de bureau », dans laquelle la diversification des dernières années était illustrée par les scores de 26% pour KDE, 22% pour GNOME 3, 15% pour GNOME 2 et 12% pour Xfce. La deuxième catégorie était celle de « Meilleur navigateur web »dans laquelle Mozilla Firefox recueillait 50% et Chromium 40%.

De manière générale, les chiffres ne rendent pas compte d’un monopole, mais dans la plupart des catégories, la tendance est là. Au mieux, on pourrait dire que, si la motivation n’est pas le profit, le fait d’être moins populaire n’implique pas que l’application va disparaître. Mais si la concurrence est saine, comme tout le monde aime à le dire, il y a tout de même des raisons de s’inquiéter. Quand on y regarde de près, les logiciels libres sont loin d’être aussi diversifiés que ce que l’on croit.

9. Le logiciel libre est bloqué si près de ses objectifs

En 2004, les logiciels libres et open source en étaient au stade où ils couvraient la plupart des usages de base des utilisateurs : envoi de courriels, navigation sur internet et la plupart des activités productives sur ordinateur. En dehors des espoirs de disposer un jour d’un BIOS libre, il ne manquait plus que les pilotes pour les imprimantes 3D et les cartes WiFi pour atteindre l’utopie d’un système informatique entièrement libre et open source.

Neuf ans plus tard, de nombreux pilotes libres de carte WiFi et quelques pilotes libres de cartes graphiques sont disponibles – mais nous sommes loin du compte. Pourtant la Free Software Foundation ne mentionne que rarement ce qui reste à faire, et la Linux Foundation ne le fait pratiquement jamais, alors même qu’elle sponsorise l’OpenPrinting database, qui liste les imprimantes ayant des pilotes libres. Si l’on combinait les ressources des utilisateurs de Linux en entreprise, on pourrait atteindre ces objectifs en quelques mois, pourtant personne n’en fait une priorité.

Admettons que certaines entreprises se préoccupent de leur soi-disant propriété intellectuelle sur le matériel qu’elles fabriquent. Il est possible également que personne ne veuille courir le risque de fâcher leurs partenaires commerciaux en pratiquant la rétroingénierie. Pourtant, on a bien l’impression que l’état actuel de statu quo persiste parce que c’est déjà bien assez, et que trop peu de personnes ont à cœur d’atteindre des objectifs dont des milliers ont fait le travail de leur vie.

Des discussions, non des disputes

Certains ont peut-être déjà conscience de ces sujets tabous. Cependant, il est probable que chacun trouvera dans cette liste au moins un sujet pour se mettre en rogne.

Par ailleurs, mon intention n’est pas de mettre en place neuf aimants à trolls. Même si je le voulais, je n’en aurais pas le temps.

Ces lignes sont plutôt le résultat de mes efforts pour identifier en quoi des évidences largement admises dans la communauté devraient être remises en question. Je peux me tromper. Après tout, je parle de ce que j’ai pris pour habitude de penser, moi aussi. Mais au pire, cette liste est un bon début.

Si vous pensez qu’il y a d’autres sujets tabous à aborder et à reconsidérer au sein de la communauté des logiciels libres et open source, laissez un commentaire. Cela m’intéresse de voir ce que je pourrais avoir oublié.

Crédit photo : Laëtitia Dulac (Creative Commons By)




Levons le tabou du stress, surmenage et burnout au sein des communautés

Perry McKenna - CC byVoici un sujet dont on parle trop peu parce que ceux qui en sont victimes pratiquent souvent le déni et n’aiment pas apparaître vulnérables aux yeux de leurs pairs.

Quitte à ce que cela craque complètement un jour et qu’il n’y ait plus d’autre issue que de disparaître momentanément (ou pire définitivement) de la circulation.

Il s’agit du phénomène de burnout que Wikipédia traduit par syndrome d’épuisement professionnel[1].

Il touche également les associations et l’activité bénévole car c’est avant tout d’un trop plein de travail et de responsabilités dont il est question. Et tous ceux qui me connaissent d’un peu près savent que j’en suis parfois passé par là au sein de Framasoft.

Parce que, oui, le Libre n’est pas épargné. Il serait même, à parcourir la traduction ci-dessous, parmi les plus durement touchés, à cause des ses spécificités mais aussi parce qu’Internet, aussi pratique soit-il, peut parfois manquer de patience, d’attention et de bienveillance.

Un article qui cherche à mieux comprendre pour mieux prévenir.

Et n’hésitez pas à laisser votre témoignage dans les commentaires, histoire de libérer aussi la parole et aider ceux qui sont susceptibles de tomber dans ce piège que l’on se fabrique presque toujours tout seul.

Remarque : Nous avons choisi de traduire systématiquement ci dessous « burnout » par « surmenage », même si le mot anglais commence à se diffuser chez les francophones et évoque mieux le processus d’aller au bout de ses forces en épuisant ponctuellement ou durablement toute son énergie.

Linus Torvalds et d’autres à propos du surmenage dans les communautés

Des développeurs open source parlent du stress des codeurs dans le monde de Linux.

Linus Torvalds and Others on Community Burnout

Bruce Byfield – 30 août 2011 – Datamation
(Traduction Framalang : Yonnel, Deadalnix, Mammig2, Martin, Raphaelh, Penguin)

Traînez autant de temps que vous le voudrez dans la communauté du libre et de l’open source, et vous ne manquerez pas de rencontrer des exemples de surmenage. Un collègue prend trop de choses à sa charge, et d’un coup il ne travaille plus, avec de moins bons résultats.

Il a du mal à se concentrer sur son travail. Il néglige sa vie privée. Face aux contestations, il est sur la défensive et devient étrangement agressif. Et pour finir il s’en va, pour souvent ne jamais revenir.

Le surmenage n’est pas l’apanage de la seule communauté linuxienne, bien entendu. Et pourtant ce problème semble toucher la communauté telle une épidémie, et ses membres semblent réticents à en parler en public.

Selon le « community manager » d’Ubuntu Jono Bacon et la journaliste et contributrice d’Ubuntu Amber Graner, qui donnent des conférences adaptées de « The Burnout Cycle » d’Herbert Freudenberger et Gail North, les gens les contactent par la suite en privé pour parler de leur propre expérience de surmenage.

Et de même, la contributrice au noyau Linux et co-fondatrice d’Ada Initiative, Valerie Aurora, se rappelle d’une discussion avec une douzaine de femmes activistes dans les nouvelles technologies, où elles ont découvert que toutes étaient soit en surmenage, soit en train de s’en remettre, soit l’avaient été.

Personne ne semble être à l’abri, pas même Linus Torvalds. Bien qu’il commence par dire « je n’ai jamais vraiment été victime de surmenage », il en vient ensuite à parler d’une situation qui a tout des premiers stades du surmenage :

« Nous avions de très grosses disputes vers 2002 (cf « Linus ne sait pas ce qu’il demande »), je posais des patches à droite et à gauche, et ça ne marchait pas vraiment. C’était pénible pour tout le monde, à commencer par moi.

Personne n’aime la critique, et il y avait beaucoup de descentes en flèche. Et comme ce n’était pas un problème strictement technique, on ne pouvait pas identifier un patch et dire « hé, regardez, ce patch améliore de 15 % la vitesse » ou autre chose du genre : il n’y avait donc pas de solution purement technique. À la fin, la solution était de meilleurs outils et une charge de travail mieux répartie ».

Quelle est la cause du surmenage, en particulier dans la communauté du libre ? Que faire pour l’éviter, à la fois individuellement et au niveau de la communauté ? Ces questions, de plus en plus de leaders du logiciel libre ont du mal à y répondre. Le surmenage commence seulement à être reconnu comme un problème sur lequel se pencher.

Les origines du surmenage

L’organisation dans le libre rend les membres de la communauté particulièrement exposés au stress. Selon Bacon, les contributeurs étant répartis autour de la planète et certains étant volontaires, chacun doit alors gérer lui-même sa charge de travail.

Mais lorsque quelqu’un peut travailler n’importe où sur un projet à n’importe quelle heure, fixer des limites devient alors ardu. Comme pour un jeu de simulation en temps réel, il n’y a pas de moment idéal pour arrêter. En réalité, à cause des réponses instantanées qui sont la norme sur Internet, certains peuvent s’agacer de ne pas voir les autres immédiatement disponibles.

Le stress peut augmenter car la première génération des membres de communautés sont maintenant largement d’âge mûr, et certains commencent à avoir des difficultés à travailler aux heures auxquelles ils étaient habitués, que ce soit dû à la fatigue ou aux obligations familiales.

D’autre part, selon Graner, certains membres de communautés ajoutent une couche à leur stress en prenant davantage de travail pour se prouver quelque chose à eux-mêmes. Elle observe, par exemple, que chez Ubuntu, ceux qui ne font pas de développement peuvent se sentir moins impliqués dans le projet que les développeurs, ou prennent davantage de responsabilités dans l’espoir que leurs sacrifices soient payants et qu’ils puissent accompagner les développeurs à l’Ubuntu Developer Summit.

« Ils pensent que s’ils n’en font pas toujours davantage et ne deviennent pas cette super personne de la communauté, alors les gens penseront qu’ils n’en font pas assez », affirme Graner.

Pourtant, comme le fait remarquer Torvalds, le surmenage n’est pas uniquement lié au stress. « Personnellement les grosses engueulades ponctuelles ont tendance à me plaire et à me gonfler à bloc », affirme-t-il. « Cela peut être stressant, mais ça peut être aussi revigorant, et je pense même que, sans ces éruptions occasionnelles, votre projet a tendance à s’endormir, ou alors c’est que vous n’y croyez plus assez. »

Cependant il ajoute: « mais le stress continuel peut aussi être vraiment usant. Pour moi, ça a toujours été plus ou moins un problème de gestion du flux de travail. Le stress vient du manque d’énergie suffisante (ou du nombre d’heures dans une journée) pour faire ce que je dois faire. C’est donc pour ça, au niveau du noyau Linux, que je pense que les gros moments de stress ont toujours tourné autour de problèmes d’organisation du flux de travail. »

Bacon perçoit le surmenage de manière similaire, en le définissant ainsi : « vous cumulez le stress des jours précédents, et cela augmente jusqu’à ce que vous ne puissiez plus le surmonter. »

À l’opposé, l’ancien leader de la communauté Fedora Paul Frields voit l’origine du surmenage dans les interactions dans un groupe :

« Les gens n’ont pas tous les mêmes attentes. Celle par exemple d’aspirer à ce que les autres membres de l’équipe aient le même degré d’implication que vous, sans tenir compte des capacités, du temps disponible ou des situations personnelles des autres. Ou peut également souhaiter, consciemment ou non, que tout le monde adore et adopte votre nouveau concept original et radical là, maintenant, tout de suite. Si ces attentes ne se concrétisent pas, et que vous continuez à ruminer longtemps là-dessus, il y a de très fortes chances pour que vous soyez bientôt en surmenage. »

Une autre source possible de surmenage pour les femmes en particulier est leur sous-représentation dans la communauté. Selon le projet, les femmes représentent en général de un à cinq pour cent de la communauté. Non seulement doivent-elles subir les remarques sexistes, les présentations pornographiques, voire une hostilité pure et simple, mais elles ont le sentiment de se retrouver tout de suite en situation de faire leurs preuves – tout autant par rapport aux femmes déjà présentes que par rapport à la majorité masculine.

« C’est un peu comme à l’armée », dit Graner, qui a participé à la première guerre du Golfe. « Vous devez en faire dix pour cent de plus que n’importe qui d’autre pour être perçue comme aussi bonne qu’eux. »

Pour celles qui essaient vraiment de changer cette culture, le stress est encore plus intense. « Il y a tout simplement trop peu de femmes dans l’open source pour assumer tout le travail à faire de ce côté-là », constate Aurora. « Un seul pour cent au sein d’une communauté et c’est déjà mathématiquement le surmenage assuré. Vous êtes en situation précaire, vous recevez plein de messages disant que vous n’êtes pas à votre place, Vos heures et vos heures de temps libre pour ce militantisme n’y changeront rien. Vous vous en voulez de ne pas faire du code, et d’avoir des doutes tout court. »

De plus il n’y souvent qu’une seule figure de proue du féminisme à la fois. « Vous devenez une cible de choix pour les critiques et les menaces », explique Aurora. « Vous en payez sacrément le prix. À chaque fois que quelqu’un devient la représentante de la cause des femmes dans l’open source, sa carrière en pâtit. »

Pour compliquer encore les choses, tous genres confondus, le surmenage est un mal difficile à diagnostiquer ou à admettre. « On distingue fort bien les symptômes chez les autres sans nous apercevoir que bien souvent c’est notre propre reflet que l’on regarde », dit Graner. « Et comme le mot surmenage a souvent une connotation péjorative cela ne pousse pas à la confidence. »

Un tel déni est surtout fréquent chez les leaders en surmenage, soit parce qu’ils se considèrent essentiels, soit parce qu’ils ont plus l’habitude de venir en aide plutôt que d’avoir besoin qu’on les aide eux-mêmes. Mais dans tous les cas ce déni ne fait qu’aggraver la situation en rendant les gens plus réticents à faire ce qu’il faut pour s’en sortir.

Traiter le surmenage

Torvalds suggère que, pour lui, la clef pour se remettre d’un surmenage est :

« d’apprendre à laisser aller les choses. Si l’on ne le fait pas pour l’ensemble du projet, il faut au moins ne plus essayer de le contrôler entièrement. Avec le noyau Linux, je pourrais être le mainteneur principal, mais je fais simplement confiance aux autres pour faire ce qu’il faut. Il y a toujours des parties du projet que je suis de très près, mais même pour celles-ci, je suis vraiment content quand des personnes à qui je fais confiance font le travail à ma place.

Sinon, abandonnez purement et simplement le projet. C’est ce que j’ai fait pour git (le logiciel de gestion de versions décentralisée) : ça me plaisait vraiment, mais il me semblait aussi ne pas pouvoir prétendre être le mainteneur à plein temps dont le projet avait besoin. Et j’ai vraiment été ravi de trouver un très bon mainteneur (Junio Hamano). Cela restait quelque part mon bébé, mais en même temps, le mieux pour git était que quelqu’un d’autre le gère ».

Bien sûr, comme l’ajoute Torvalds, « les gens semblent parfois avoir du mal à lâcher prise, moi y compris. »

Pour répondre à la résistance naturelle au lâcher prise, Frields suggère: « il vous faut la volonté de faire un examen de conscience, de vérifier votre équilibre et votre capacité à vous engager pleinement pour votre accomplissement. Et plus de la volonté, il vous faut réellement et en toute conscience prendre effectivement le temps de le faire. »

Bacon est encore plus précis. En partant de sa propre expérience de surmenage, qui s’est produite environ un an après avoir rejoint Canonical, il a beaucoup réfléchi à la façon d’organiser une vie équilibrée qui pourrait le rendre, lui et d’autres, plus résistants au surmenage.

Ne pas être célibataire est une des meilleures garanties contre le surmenage, selon Bacon, mais il fait remarquer que même les célibataires peuvent passer une soirée loin de la communauté et prendre du bon temps avec des amis. Il suggère également d’avoir d’autres activités (pour Bacon, c’est de faire de la musique avec son groupe Severed Fifth), de faire du sport régulièrement, de suivre un régime plus sain et moins calorique.

Dans ce régime, il préconise de réduire la dose de caféine, à laquelle de nombreux membres de la communauté sont littéralement accros ; Bacon lui-même décrit le sevrage de ses six canettes de Coca par nuit, avec tous les vomissements et les tremblements que cela a entraîné, comme « une des expériences les plus affreuses de ma vie », et fait figurer la restriction de caféine en haute place parmi les changements mis en place pour réduire les probabilités de surmenage.

Le surmenage peut aussi être régulé à l’intérieur de la communauté, en créant une culture commune qui rencontre l’adhésion de tous. Une culture où, selon les termes de Graner, « si vous n’êtes pas à cent pour cent, alors vous ne nous rendez pas service », et où l’on vous encourage à prendre régulièrement des pauses réparatrices et salvatrices.

Graner suggère également que le travail au sein du logiciel libre « doit être un effort collectif pour qu’aucune personne ne soit responsable de l’ensemble ». En se basant sur son expérience personnelle dans l’armée, elle conseille à chacun d’apprendre, ou tout du moins d’avoir de sérieuses notions, sur la fonction et le rôle des autres participants au projet. Une telle rotation a le mérite de réduire la tendance à se sentir indispensable, et propose une diversité qui peut aider à diminuer toute sensation de surmenage. Cela implique qu’en cas de surmenage d’une personne, les autres membres du projet puissent en reprendre les rênes et les responsabilités avec un minimum d’adaptation.

Graner suggère aussi que les rôles d’un projet soient clairement définis, ce qui arrive rarement dans un projet distribué qui compte un grand nombre de bénévoles. De cette façon, les personnes seront moins susceptibles de prendre de nouvelles responsabilités.

À ces suggestions, Aurora ajoute que le surmenage peut aussi être atténué par « des expressions personnalisées de soutien venant de différentes personnes – envoyer un email qui dit je pense que tu fais un très bon travail, et que tu as raison peut souvent faire la différence ». En fait, Aurora explique que « n’importe quelle forme de reconnaissance » peut aider :

« Cela paraît trivial, mais toute forme de surmenage vient en partie du sentiment que ce que vous faites est insignifiant et n’est pas apprécié à sa juste valeur. Je pense qu’Internet est malheureusement un lieu propice à vous donner l’impression que ce que vous faites n’est pas apprécié. Les personnes critiques, voire mesquines, sont apparemment plus enclines à envoyer des reproches que les gentilles à formuler des remerciements, et l’absence de visages humains ou d’intonations de voix rend les incompréhensions courantes ».

Aurora cite sa propre expérience de mise en place, dans le cadre de son travail, d’une politique anti-harcèlement lors des conférences, entreprise dans un moment de quasi-surmenage, et qui a été accueillie avec tellement d’emails d’encouragement qu’elle aurait pu « en pleurer de joie ». Ce soutien aura été une reconnaissance fondamentale à un moment crucial de sa vie.

Notons enfin le rôle important qu’ont les leaders de communautés pour améliorer les situations. Bacon suggère qu’un dirigeant ayant « un engagement quotidien au sein de sa communauté » est le mieux placé pour remarquer des signes de surmenage.

Bacon suggère également d’engager autour du surmenage une discussion franche et sincère, mais qui apporte également concrètement du soutien, quitte à proposer à certains de prendre un congé ou de réduire les responsabilités. Cette discussion devrait se faire en face à face si possible, au pire par téléphone, mais jamais par email ou chat, car le manque de signaux non-verbaux peut conduire à des incompréhensions, en particulier pour quelqu’un qui se sent déjà inadapté à son travail. Pendant cette conversation, le leader de la communauté doit bien faire comprendre qu’il n’est pas en train de réprimander, mais plutôt de donner impressions et suggestions dans l’intérêt de tous. Si nécessaire, on peut adoucir la perception de cette discussion en encourageant la personne à qui l’on parle à effectuer le même type d’intervention si le leader de communauté venait lui aussi à montrer des signes de surmenage.

Préparer le retour

Tout comme le surmenage n’a pas de cause unique, il n’y a pas de remède rapide, unique et miracle pour l’éviter ou le soigner. Cela signifie qu’il est difficile de prédire si les victimes du surmenage pourront surmonter leurs problèmes et revenir ou si elles vont simplement disparaître de la communauté. D’autant que l’on commence tout juste à accepter d’en parler explicitement et à étudier des stratégies de prévention.

En se rappellant son propre surmenage, Graner raconte : « mon surmenage n’est pas arrivé du jour au lendemain, pas plus que le retour. Il y a eu des moments où je me disais que si je ne revenais pas, si je ne reprenais pas toutes mes activités précédentes, j’aurais échoué. Mais personne ne le pensait sauf moi. J’étais la seule qui me faisait des reproches, à me mettre ainsi la pression. J’ai été obligée de me dire : « non, tu n’es pas en situation d’échec, au contraire tu es désormais plus responsable. »

La bonne nouvelle, c’est que ceux qui reviennent d’un surmenage ont souvent une conscience plus aiguë de ce qui s’est mal passé, et éviteront plus facilement un nouveau surmenage. « Une fois que vous avez subi un surmenage total, vous êtes mieux à même de prévenir le prochain et modifier avant votre comportement en conséquence », explique Graner. Une telle prise de conscience représente sûrement l’une des armes les plus efficaces contre le surmenage, car ces personnes reviennent mettre en pratique et témoigner de ce qu’elles ont appris de cette difficile expérience.

Notes

[1] Crédit photo : Perry McKenna (Creative Commons By)