Bonjour à tous, amis lecteurs du Framablog !
À l’invitation d’aKa (qu’il en soit remercié jusqu’à la septième génération — je vous rappelle que Framasoft accepte aussi les dons), je me permets de vous proposer aujourd’hui, et pour les semaines à venir, une chronique hautement bavarde et intellectuelle (voire #lmi), en forme d’auto-critique du mouvement Libre et de ses alentours. C’est une démarche nécessairement subjective, mais j’espère pouvoir aller au-delà de mon point de vue personnel pour pouvoir isoler, analyser et conceptualiser nos petites manies d’internautes et de Libristes.
Ces chroniques se réfèrent abondamment aux Mythologies[1] que publiait Roland Barthes voilà presque 60 ans, à la frontière entre sémiologie, idéologie et politique : bref, c’est ici qu’on déballe les grands mots ! Je ne parle ici qu’en mon seul nom de Libriste de base, musicien, contributeur GNU, sympathisant de plusieurs associations et chercheur-de-petite-bête spécialisé ; cependant je suis extrêmement flatté que cette idée ait pu intéresser le Framablog, dont j’admire depuis longtemps la qualité et la sincérité. Framasoft m’a permis de découvrir le logiciel Libre et sa philosophie depuis près de 10 ans, autant dire que c’est pour moi tout un symbole — ou peut-être un mythe ? À suivre…
Une dernière chose : les commentaires sont là pour troller engager des débats intéressants et rigoureux ; je serai ravi d’y prolonger ces chroniques si nous veillons, par exemple, à choisir et définir soigneusement les termes que nous employons. N’hésitez pas, par ailleurs, à signaler des sèmes ou des motifs qui vous paraitraient dignes d’intérêt ; enfin (je dis ça je dis rien) un formulaire de contact plus confidentiel est disponible sur mon site personnel. Ensemble, traquons le détail qui tue !
Valentin Villenave
Librologie 0 : mythologie des Mythologies
Certains collectionnent les timbres, d’autres codent en Python ; pour ma part, mon loisir préféré se nomme sémiologie. Souvenir de mes études littéraires, signe de mon goût pour le découpage-de-cheveux en quatre, ou simple jeu d’esprit ; ou encore, plus probablement, l’espoir d’apprendre à enfin raisonner correctement.
Nous vivons, de fait, dans un monde où le pouvoir s’exerce principalement par la communication ; l’information n’est pas inaccessible, mais au contraire, multiple et orientée ; les messages innombrables que nous rencontrons chaque jour peuvent s’articuler ensemble pour fabriquer notre consentement.
Au cœur de ce processus, dont il est à la fois le moteur et l’enjeu, se trouve le langage — qu’il soit verbal, visuel ou autre : des mots sont vidés de leur sens, des images nous convainquent ou nous séduisent, des idées nous sont présentées comme des évidences… Or l’appauvrissement d’un langage ne peut aboutir qu’à un épuisement de la pensée : comment prendre le temps de réfléchir, s’interroger ou critiquer lorsque tout invite à se satisfaire d’une pensée toute-prête ?
Ces remarques n’ont rien de nouveau, je m’empresse de l’admettre. La rhétorique et la sophistique existent depuis des millénaires, l’imprimerie depuis six siècles, les médias de masse depuis deux siècles, et leur étude critique s’est considérablement affinée au XXe siècle avec les travaux d’intellectuels tels que George Orwell, Pierre Bourdieu ou Noam Chomsky ; elle continue aujourd’hui avec des publications comme Acrimed ou le Monde diplomatique, et plus généralement, toute une frange de la gauche occidentale éduquée, et dont l’identité s’est précisément construite par une critique des classes dominantes (ce qui n’empêche pas d’en faire partie, comme en témoigne le phénomène dit bourgeois-bohème).
L’un des textes fondateurs de cette étude critique de la culture dite « de masse », est aussi l’un des plus accessibles : il s’agit des Mythologies de Roland Barthes, rédigées au cours des années 1950 sous forme de chronique presque anecdotique. Outre l’avènement de cette analyse critique et raisonnée, on peut y lire l’émergence non seulement de Barthes lui-même, qui restera l’un des linguistes les plus importants du siècle, mais aussi de la sémiologie (discipline alors toute récente), de la pensée structuraliste (terme que Barthes récusera volontiers par la suite), et de la sociologie en tant que « sport de combat », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.
L’attrait (et l’immense succès) de Mythologies, je le disais à l’instant, semble anecdotique : à travers une cinquantaine de textes courts, l’auteur examine des objets de la vie courante (la dernière Citroën, le steak-frites, le Tour de France,…) avec un regard analytique nouveau (surtout pour l’époque), inhabituel, en un mot : exotique. On conçoit dès lors, de surcroît à l’aune de la célébrité ultérieure de Roland Barthes, auteur `culte´ du monde intellectuel parisien, combien ses Mythologies sont devenues à leur tour… un objet mythologique. Tentons donc ici de dépasser cet aspect « carte postale sémiotique », si charmant soit-il, pas davantage que nous ne nous arrêterons sur ce qu’il révèle de la société d’avant 1968.
Dès son avant-propos, Barthes présente sa démarche comme « une critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse, et un démontage sémiologique de ce langage », née d’« un sentiment d’impatience devant le `naturel´ dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». La nature contre l’Histoire, tel sera l’un des axes principaux qui se dégageront peu à peu au fil des Mythologies (publiées dans leur ordre d’écriture). Barthes le résumera ainsi quelques années plus tard dans Le Mythe aujourd’hui : « la fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde » sous le poids des évidences « naturelles », des tautologies ou des fausses concessions ; immobiliser le monde et désamorcer toute dissension, comme si les choses avaient toujours été telles qu’elles sont, et ne pourraient être autrement.
Le mythe est donc message de résignation et de dé-responsabilisation. Il se distingue également par sa capacité d’absorption, de récupération et d’identification : « un trait constant de toute mythologie petit-bourgeoise est l’impuissance à imaginer l’Autre. L’altérité est le concept le plus antipathique au `bon sens´ ». Autre point récurrent, la propension à réduire le monde à des données quantifiables (et sur lesquelles on peut donc mettre un prix) : « nous savons maintenant ce qu’est le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte ».
Le « mythologue » est notamment amené à considérer la place de la culture dans une telle société : elle y est vivement appréciée… tant qu’elle sait rester à sa place et ne pas s’encombrer d’un discours politique. « La culture est un bien noble, universel, situé hors des partis-pris sociaux : la culture ne pèse pas. Les idéologies, elles sont des inventions partisanes : donc (…) on les renvoie dos-à-dos, sous l’œil sévère de la culture (sans s’imaginer que la culture est tout de même, en fin de compte, une idéologie). »
Pour intellectuelle qu’il soit, l’analyse de Roland Barthes n’est pas purement abstraite, mais pleinement politique : « statistiquement, écrit-il, le mythe est à droite. Là, il est essentiel : bien nourri, luisant, expansif, bavard. » (Le mythe existe également « à gauche » (c’est-à-dire dans la gauche non-révolutionnaire), mais il y est « inessentiel ».) Non point que le mythe soit ouvertement politique, propagandiste ou idéologiquement orienté, bien au contraire : « le mythe est une parole dépolitisée, nous dit Barthes, il abolit la complexité des actes humains, (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules. »
Naturellement, ce terme de « bourgeois » qui apparaît peu à peu dans Mythologies et contamine bientôt son analyse tout entière, doit aujourd’hui être questionné d’un point de vue historique. La pensée de Barthes, comme sa terminologie, suit l’histoire de la gauche française : marquée par le Parti Communiste à la Libération, par les révoltes étudiantes en 1968, et ainsi de suite. Ainsi, les « petit-bourgeois » de Barthes sont les mêmes que ceux de Brecht, à qui l’auteur de Mythologies se réfère d’ailleurs plus d’une fois ; autre exemple, dans l’introduction ajoutée en 1970, nous le voyions plus haut, le lexique se fait guerrier et la Norme bourgeoise devient « ennemi capital ».
Si le mot de « bourgeois » est aujourd’hui passé de mode — dans notre société où la notion même de « classe sociale » semble un concept poussiéreux et folklorique — il est particulièrement intéressant de voir que Roland Barthes lui-même, avait prévu dès les années 1950 sa future disparition « la bourgeoisie, écrit-il dans Le Mythe aujourd’hui, se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée » (c’est lui qui souligne).
Et de fait, quel que soit le nom qu’on leur donne, les mécanismes rhétoriques et médiatiques démontés par Roland Barthes semblent toujours d’actualité. La pauvreté intellectuelle et le parti-pris idéologique du discours médiatique dominant n’ont jamais plus été dénoncés qu’aujourd’hui, nous l’évoquions plus haut ; les mots creux, les formules spécieuses et les détournements linguistiques (même officiellement sanctionnés) ne cessent de contaminer le langage et parasiter les raisonnements.
Le procédé rhétorique du « constat », que décrivait Barthes en son temps, ne s’est jamais mieux porté en ces temps de décapillotade du système financier, où, d’austérité « inévitable » en rigueur « nécessaire », la quasi-totalité des gouvernements fait sien le There Is No Alternative du Thatchérisme. En France, dans les grands partis de gauche et (plus encore) de droite, l’on se doit désormais d’être réactionnaire décomplexé — j’entends moins par là les saillies racistes, sexistes ou homophobes quasi-permanentes, que la résurgence ahurissante d’un fonds idéologique qui est celui de la Restauration — tout y est : populisme, sécuritarisme, divisions du corps social, retour du catholicisme d’État, et jusqu’aux mots d’ordre tels que « enrichissez-vous » ou « le travail rend libre » ! Quant à la « privation d’Histoire » que dénonçait Barthes voilà plus de cinquante ans, les gouvernements de la dernière décennie nous en donnent une illustration criante par leurs atteintes répétées portées à l’Histoire et son enseignement, notamment concernant l’époque coloniale et la seconde guerre mondiale.
J’évoquais plus haut l’affaiblissement et la « folklorisation » des Mythologies de Barthes, y compris — et surtout — auprès d’un certain public plus ou moins intellectuel. C’est que les sciences humaines sont elles-même devenues l’enjeu d’un processus de récupération : les sciences humaines un tant soit peu subversives, dans les sphères académiques, se voient peu à peu déshéritées au profit de l’enseignement de l’économie, exclusivement sous sa forme la plus orthodoxe ; la sociologie elle-même, sous une forme travestie et dégradée, est devenue marketing ; signe s’il en est, le terme même de « concept » se confond aujourd’hui peu ou prou avec un gizmo publicitaire.
Dans un tel contexte, la situation actuelle des citoyens les plus actifs sur Internet (milieux communautaires, activistes, artistiques, coopératifs, illégitimes,…) pose plus d’un problème épistémologique. À commencer par leur volonté d’échapper à la confidentialité de leur audience, à l’effet d’entonnoir produit par tout message un tant soit peu idéologique : comment, par exemple, s’adresser à des non-initiés lorsque l’on est soi-même geek ? De telles questions sont particulièrement récurrentes dans le mouvement Libre, dont une finalité fondamentale est justement d’atteindre à un degré d’intelligibilité, d’accessibilité et de lien social universel. Et là encore, le langage est à la fois un enjeu et un outil primordial : accéder à une discussion et une réflexion de qualité, encore aujourd’hui, requiert au préalable d’en maîtriser les outils (techniques), les modalités (conceptuelles),… voire de posséder un capital social ou symbolique suffisant pour avoir voix au chapitre.
Autre point qui mérite d’être mis en question, l’attitude volontiers critique des citoyens-internautes, Libristes ou non, vis-à-vis du mainstream — ou du moins de ce qu’ils considèrent comme tel, et qui se résume en général aux médias « traditionnels » et à la classe politique. Cette posture se nourrit, sous une forme plus ou moins dégradée, de la critique des médias de ces soixante dernières années, que nous évoquions plus haut — éventuellement sous-tendue, soit d’une culture politique qui peut aller de la gauche radicale à l’anarchisme ou au libertarianisme, soit d’un esprit « potache » (memes, lulz) issu d’un sentiment d’illégitimité.
Quels que soient ses présupposés, cette forme de critique (qui peut aller du simple mouvement d’humeur à une analyse fine et remarquablement étayée) comporte parfois des « taches aveugles » pas toujours assumées ni cohérentes : telle grande entreprise, tel gouvernant, bénéficiera de l’ignorance, l’indulgence ou même la sympathie d’un public pourtant exigeant — particulièrement dans le milieu lié aux licences Libres. Retournement plus intéressant : à partir d’un certain stade, cette attitude originellement critique donne à son tour naissance à une nouvelle culture, de nouvelles chapelles, une nouvelle doxa et les mêmes risques qui l’accompagnent. Dépolitisation du discours, appauvrissement de la réfléxion, recherche du consensus : en fin de compte, le geek n’est que le mainstream de demain.
Signe (et acteur) de ce glissement, l’avénement d’une génération de commerciaux qui investit les lieux de débat public et de coopération communautaire. Marketing dit « viral », chasse au « buzz », data-harvesting, profiling, j’en passe : les échanges sociaux sont contaminés par une démarche de séduction et de vente — d’autant que, nous l’avons vu, les sciences humaines sont passées par là et le publicitaire moderne se doit de faire appel à la connivence du chaland. Il faut être « open », être « in », être « cool », être « pro », être « fun » : les échanges humains semblent tendre vers une moyenne de trois lettres. Dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler la conquête des radios commerciales sur la bande FM dans les années 1980 (laquelle s’auto-célébrait alors, non moins que le Web d’aujourd’hui, comme royaume de la diversité et du choix), l’attention des geeks est polarisée autour de quelques sites à la mode et d’une poignée d’« entreprenautes pognophiles » dont il conviendrait d’examiner attentivement les idéologèmes — ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils ne sont pas simplement les faux-nez branchés d’une industrie médiatique toute traditionnelle.
De tout cela, je retire à mon tour un « sentiment d’impatience » et l’envie de prendre le temps d’examiner ce monde dont je fais moi-même partie, ce langage dans lequel je baigne, et mes propres manies d’internaute Libriste. Une lecture de Barthes aujourd’hui, n’invite pas à autre chose : questionner nos propres certitudes, notre propre langage, nos propres préconceptions — ou pour paraphraser Descartes, notre propre « bon sens ». Et c’est ce que je voudrais dresser ici : l’ébauche d’une critique idéologique des avant-gardes de la citoyenneté sur Internet, et notamment du milieu des logiciels et pratiques culturelles Libres dont je suis proche. Mes prétentions ne sont pas scientifiques (d’autres l’ont déjà tenté avec perspicacité), mais reposent sur le rapprochement empirique de quelques images, figures, réseaux de signes qui façonnent ce milieu, en dessinent les tensions et les lignes de force, les fragilités et les incohérences, les motivations et les grandeurs.
En d’autres termes plus geek : time to go meta!