Librologie 8 : Les petits cœurs de tatie Nina

Bonjour à vous, courageux public du Framablog !

Avec l’épisode d’aujourd’hui et le prochain, qui concluera cette première partie de saison Librologique, je vous propose d’ébaucher le portrait de deux personnalités importantes du monde Libre, parfois complémentaires, parfois opposées.

Contrairement à Linus Torvalds ou Richard Stallman avec qui nous avions ouvert ces chroniques, il ne s’agit pas là de programmeurs ni de techniciens, mais d’auteurs : de ces auteurs qui réfléchissent sur leur propre droit — puisque le droit d’auteur, c’est bien conçu pour… les auteurs, non ? (Comment ça, « rien compris » ?)

V. Villenave.

Librologie 8 : Les petits cœurs de tatie Nina

« En 1988, à l’âge tendre de 20 ans, je quittai ma ville natale de Urbana, Illinois, pour Santa Cruz en Californie, afin d’y poursuivre le rêve naïf de devenir hippie, new-age et ésotérique. Au lieu de quoi je suis devenue illustratrice et cynique. »

C’est ainsi que Nina Paley raconte son histoire, de la banlieue de Chicago (Urbana, dont son père a été un maire courageux) à la Californie — le choix de Santa Cruz n’est pas innocent : indissociable des bouleversements sociaux des années 1960-1970, cette ville correspond bien à l’arrière-plan idéologique de la « Nouvelle Gauche » de cette époque, effectivement liée au mouvement hippie, mais également à l’avènement d’une conception nouvelle des sciences humaines (sociologie, psychiatrie alternative,…). Avec toutefois une tournure moins optimiste dans le cas de Paley : par exemple, elle revendique son choix de ne pas faire d’enfants comme un choix militant ; membre revendiquée du Mouvement pour l’Extinction Volontaire de l’Espèce Humaine, sa principale préoccupation politique (tout au moins dans la période 1995-2005) semble être la surpopulation humaine.

Extinction Volontaire des Humains
Une facette peu connue de Nina Paley…

Dès ses premières publications, N. Paley se définit clairement comme cartooniste : ses récits se présentent sous forme de comic strips (en une ou deux lignes, avec une chute humoristique) ; ses décors sont limités au strict nécessaire, et ses personnages (souvent animaliers) sont dessinés de façon schématique et expressive — signe symbolique du cartoon, les mains n’ont que quatre doigts. Le mot cartoon, qui désignait à l’origine de simples dessins, a glissé peu à peu vers le domaine de l’animation ; nous verrons que c’est à peu de choses près l’évolution que suivra Paley elle-même.

À cette filiation s’ajoute, dès l’origine, une nette dimension autobiographique : sa série Nina’s Adventures (les aventures de Nina) commence dès 1988 et se poursuivra (avec talent) pendant plus de dix ans. Ce format d’auto-fiction en bande dessinée, encrée et éditée directement par l’auteur, renvoie évidemment à un courant de bande dessinée alternative (voire underground) américain qui s’est développé dans les décennies précédentes, allant des intellectuels New-Yorkais (notamment d’origine ashkénaze comme Eisner, Spiegelman, ou Paley elle-même) aux anarcho-libertariens de San Francisco (Crumb). (Le lecteur francophone ne manquera pas de remarquer que c’est précisément en 1987, à l’époque où débute la carrière de Paley, que se tient le en France le fameux colloque de Cerisy qui préfigurera le renouveau de la bande dessinée francophone dite « d’art et d’essai », avec des groupes comme OuBaPo ou L’Association.)

Communication par mitraillettes
© Nina Paley, 1995 ? Licence CC by-sa.

Voici comment Paley présentera plus tard, en 2000, sa démarche qu’elle qualifie — non sans humour — d’anarcho-syndicaliste :

— À quoi sert l’Anarcho-Syndicat ?
— L’Anarcho-Syndicat [NdT : jeu de mot intraduisible avec le mot syndicate, circuit de distribution de médias de masse aux États-Unis] a pour vocation exclusive de distribuer et promouvoir la merveilleuse bande dessinée Nina’s Adventures de Nina Paley.

— Que signifie l’intitulé Anarcho-Syndicat ?
— Étant ma propre employée, cela revient à dire que je m’exploite moi-même pour en tirer profit. Cependant je me suis organisée et ai réuni mes forces avec moi-même pour former un anarcho-syndicat. J’ai ainsi pu renverser mon régime d’oppression Capitaliste, et suis devenue un Collectif Unipersonnel Prolétarien en autogestion.[…]

— Êtes-vous vraiment disposée à consacrer 10% de vos bénéfices pour démanteler le Capitalisme ?
— C’est très sérieux. Malheureusement nous n’avons encore réalisé aucun bénéfice à ce jour. Mais nous sommes déterminées à démanteler le Système, du moment que nous participons totalement au système en question afin de générer les fonds qui nous permettront de le renverser.

— Euh, pardon ?
— Et vous pouvez nous y aider en vous abonnant à la merveilleuse bande dessinée Nina’s Adventures de Nina Paley. C’est sympa, c’est mode, c’est sophistiqué et c’est amusant ! Les lecteurs l’adorent, et vous l’adorerez aussi.

— Mais que deviennent les 90% restants de vos bénéfices ?
— Ça suffit, achetez la BD.

Fluff
© Nina Paley, 1997. (Licence indéterminée.)

À cette série s’en ajouteront d’autres, qu’elle décrit elle-même comme mainstream — et qui seront d’ailleurs distribuées par des syndicates traditionnels de la bande dessinée américaine commerciale : notamment la série animalière Fluff et The Hots, série là encore partiellement autobiographique. À partir de 2009, Paley reviendra sur toutes ces séries achevées, en récupèrera les droits ou les numérisera pour les entreposer sur l’Internet Archive, puis les republier sous licence Libre, et enfin constituer un recueil complet, organisé et correctement édité. Il convient en effet de mentionner que N. Paley, jusqu’au milieu des années 2000, ne publie que sous droit d’auteur « traditionnel » — elle se plaint même, à l’occasion, que son « copyright » soit enfreint lorsque des gens reproduisent ses dessins ici ou là. Si elle distribue elle-même une partie de ses travaux (notamment en ligne, dès l’apparition du Web), c’est toujours sous des termes contraignants et dans une démarche directement commerciale — comme peut d’ailleurs l’illustrer son choix répété de noms de domaines en .com, ou son goût pour le merchandising de produits dérivés.

Ce qui ne signifie pas pour autant que son travail n’évolue pas : à la fin des années 1990, elle se lance dans une carrière de cinéaste avec plusieurs courts-métrages expérimentaux fort intéressants, animés en volume avec de la terre glaise ou travaillés directement sur la pellicule. Au début des années 2000, elle se tourne vers l’ordinateur comme outil d’expression artistique, et en particulier vers le logiciel Macromedia Shockwave-Flash qu’elle dit « adorer ». C’est avec cet outil qu’elle produira désormais la totalité de son œuvre, sous forme de dessins animés vectoriels parfois mélangés à des collages, comme dans le court-métrage anti-nataliste The Stork, où une cigogne livrant des bébés s’avère être un bombardier transformant l’environnement en urbanisme monstrueux…

L’épiphanie Libriste viendra entre 2005 et 2008 avec le long-métrage Sita Sings The Blues (Sita chante le blues en français) qui constituera un virage à la fois artistique et idéologique. La genèse de ce film mérite d’être évoquée, puisque Paley elle-même la présente comme indissociable de l’œuvre elle-même. En 2002, Nina Paley rejoint son mari en Inde, où elle passe trois mois et découvre notamment l’épopée mythologique du Ramayana. De passage à New York, elle reçoit un courriel lapidaire de son époux qui met fin à leur mariage. La détresse émotionnelle, s’ajoutant aux influences mythologiques indiennes et à la découverte des romances enregistrées dans les années 1920 par la chanteuse de jazz Annette Hanshaw, lui fournit le matériau artistique pour… un premier court-métrage, Trial by Fire, qui sera développé en 2005 (à la suite d’une nouvelle rupture amoureuse) en un long-métrage. Élaboration qui ne se fera pas sans mal : outre la nécessité de trouver des financements, la bande sonore du film soulève de nombreuses questions juridiques : si les chansons de Hanshaw se trouvent dans le domaine public au regard du droit fédéral américain, l’État de New York ne les considère pas comme telles. Pour autant, Paley ne renonce pas et pose l’incorporation de ces chansons comme une exigence artistique incontournable — ou plus exactement, nous le verrons, sacrée.

Annette Hanshaw
Auteur inconnu. (Fair Use sur Wikimedia Commons)

Il faudra pas moins de trois ans de travail, un bataillon d’avocats bénévoles et deux instituts (l’Electronic Frontier Foundation et la Clinique du droit de Propriété Intellectuelle Glushko-Samuelson) pour venir à bout de ce problème… en n’y apportant qu’une demie-solution, puisqu’il s’agira en définitive d’une dépénalisation partielle, qui coûtera à Paley 70 000 dollars (au lieu des 220 000 demandés à l’origine). Aujourd’hui encore, ces enregistrements prêtent le flanc aux menaces juridiques (pour la plupart fantaisistes), comme nous l’avons récemment vu lorsque YouTube® a supprimé la bande sonore du film sous pression de la « SACEM » allemande.

C’est en négociant les droits pour cette bande-son que Paley se retrouve, pour ainsi dire, contrainte à publier son film sous une licence Libre : les ayant-droits exigeant un pourcentage sur toute vente du film, le film ne sera pas vendu mais disponible gratuitement. Vengeance symbolique certes, mais Paley ne s’arrête pas là et ajoute avoir pris pleinement conscience des effets néfastes du « copyright » sur la création artistique. Au fil de ses rencontres et côtoiements avec les milieux promouvant les licences alternatives, Paley en est devenue non seulement une membre reconnue mais la porte-parole distinguée (voire, nous y reviendrons, l’égérie) : en 2007 elle sera engagée comme « artiste en résidence » de l’association Question Copyright (remettre en question le droit d’auteur), créée pour l’occasion par le programmeur Karl Fogel — dont on lira avec intérêt les écrits, notamment sur le logiciel Libre et sur l’histoire du droit d’auteur. À dater de ce moment, la majeure partie (sinon la totalité) de son travail d’auteur sera non seulement teintée, mais fondamentalement motivée, par un militantisme Libriste remarquablement complet : promotion des licences alternatives, protection du domaine public lutte contre la criminalisation du partage de la culture, combat pour les libertés civiques, dénonciation de la propagande des industriels de la culture… Le motif le plus récurrent étant sans doute son aversion envers le système juridique, où le droit prétendument « d’auteur » et les brevets — et même les marques commerciales — auto-alimentent un terrorisme administratif constant dépourvu de fondement, sur lequel repose cette engeance nuisible que sont les avocats : toutes proportions gardées, Paley tourne en ridicule les avocats avec le même acharnement et la même obsession personnelle que Molière brocardait les médecins de son temps.

Copying Is Not Theft
© Nina Paley, 2009. Licence cc by-sa.

La « chanson du copyright » (The Copyright Song), en 2009, exprimera très clairement cette reconversion. Financé notamment par une bourse de 30 000 dollars de la Fondation Andy Warhol pour les Arts Visuels, ce clip musical d’une minute a pour but explicite de susciter une vague d’enthousiasme et de versions dérivées comme, par exemple, la Free Software Song de Richard Stallman. Les paroles, en quatre couplets, ne développent qu’une seule idée simple (et bien connue des Libristes et Pirates), à savoir que les biens immatériels ne sont pas privatifs et que dans un contexte de copie immatérielle, il est simplement ridicule de parler de « vol ». L’animation illustre les paroles, de façon dépouillée et intelligible (quoique redondante) ; quant à la ligne mélodique, sa simplicité (accord parfait arpégé, tessiture restreinte, mouvements conjoints) touche à la maladresse (suremploi des fonctions tonales, syncope d’harmonie à la mesure 6) — pour ne rien dire de l’arrangement jazzy « officiel » réalisé pour Paley par son compère de longue date Nik Phelps.

Ce style engagé, simple et efficace devient ainsi la signature de Nina Paley au sein du mouvement Libre. À sa Copyright Song s’ajoutent d’autres clips vidéo, notamment celui très réussi en hommage à l’Electronic Frontier Foundation, ainsi qu’une nouvelle série en bande dessinée dérivée : le comic strip Mimi and Eunice, non seulement prépublié sur le blog Techdirt mais dont la lecture est même officiellement recommandée par Richard Stallman !

Le charme indéniable de cette simplicité de moyens n’échappe pas, au demeurant, à l’ambiguïté de toute séduction : en préférant l’attractivité et l’efficacité à des raisonnements plus longs et développés, ne serait-il pas tout aussi facile de mettre en œuvre les mêmes moyens pour énoncer et défendre de fausses vérités ou des sophismes ? L’exemple ci-dessous juxtapose, à la version originale de la Copyright Song, un pastiche en anglais qui lui fait dire exactement l’inverse de son propos :

The Copyright Song

Copying is not theft.
Stealing a thing leaves one less left
Copying it makes one thing more;
That’s what copying’s for.
  The Copyright Song

Copyright is not wrong;
You have to protect what you write
From being spoliated outright:
You need it to last long.

Autre critique nettement plus sérieuse, il y a de quoi s’étonner du fait que Paley chante (littéralement) les louanges du mouvement Libre… en utilisant un logiciel éminemment propriétaire. Certes, elle a rendu disponibles les fichiers source de sa chanson, fichiers hélas de bien peu d’utilité pour un public Libriste auquel Paley se révèle, de ce fait, étrangère — tout au moins d’un point de vue technique. (Ou comme le trahit également son usage immodéré de réseaux sociaux propriétaires.)

D’un point de vue juridique, en retour, Paley est l’une des voix critiques envers les licences non-libres utilisées par le projet GNU et la Free Software Foundation ; elle s’est également élevée à plusieurs reprises contre les licences de type Non-Commercial, qui ne peuvent entièrement être considérées comme Libres (question complexe). En menant parallèlement (avec Karl Fogel) une réflexion de fond quant aux moyens de bénéficier financièrement de son travail, elle a également proposé un certain nombre de licences ou labels pouvant intéresser les auteurs Libres, notamment le label creator-endorsed (« approuvé par l’auteur »), la licence Creative Commons PRO et l’initiative copyheart.

Au-dessus de tous
« Je me croyais au-dessus de tous… et je me retrouve au même niveau. C’est pas si mal, en fait. »
Nina Paley, 2011.

Pour justifiées qu’elles puissent être, ces initiatives ne semblent pas toujours pleinement cohérentes. À commencer par certains choix terminologiques qui ne seront pas sans éveiller quelques réticences dans notre perspective Librologique : « créateur », « pro »… Ce qui est fort dommage, puisque la suggestion d’un label « approuvé par l’auteur » me paraît tout à fait judicieuse, afin de distinguer, dans un contexte de licences Libres pouvant donner lieu à une profusion d’œuvres dérivées de qualité et d’intérêt variables, les œuvres qui bénéficient d’un soutien particulier de l’auteur d’origine, soit qu’elles présentent à ses yeux un intérêt artistique, soit qu’elles lui semblent (par exemple dans le cas d’une traduction) refléter fidèlement sa pensée.

Quant au terme de « pro », notons qu’il est ici utilisé dans une logique exactement inverse à celle de Jamendo™ que nous avons amplement critiquée : un auteur « pro », pour Paley, c’est un auteur qui a besoin du Copyleft le plus poussé (celui de la licence GPL, Art Libre ou en l’occurrence CC by-sa), et non d’être poussé à renoncer à sa licence :

CC-PRO est une licence Creative Commons qui répond aux besoins spécifiques des auteurs, artistes et musiciens professionnels. CC-PRO s’appuie sur la licence la plus puissante afin de garantir que les œuvres de haute qualité seront promues et reconnues. En offrant la meilleure des protections contre à la fois le plagiat et la censure, cette licence capte l’attention, invite à la collaboration et sollicite la reconnaissance de votre public le plus important : les autres professionnels.

CC-PRO. Parce que le travail d’un professionnel mérite d’être reconnu.

Des licences Libres en tant qu’instrument de puissance — ou : comment ruiner un point de vue légitime par des choix terminologiques désastreux. La communauté Libre au sens large, et en particulier la fondation Creative Commons, ne sembla pas transportée d’enthousiasme par cette suggestion, au grand dam de Paley. Découragée vis-à-vis des licences en général (sinon des subtilités juridiques quelles qu’elles soient), plutôt que d’adopter une licence plus intègre telle que Art Libre, elle lance fin 2010 une nouvelle initiative :

Copier une œuvre est un acte d’amour. L’amour n’est pas assujetti à la loi.
♡ 2010 par Nina Paley. Veuillez me copier.

Paley baptise cette initiative le copyheart, que je pourrais traduire (mais seulement si j’y étais obligé sous la menace des baïonnettes) par « droit d’au-cœur » :

Le symbole ♡ ne peut pas être déposé (je l’espère) et donc pas contrôlé. Ça me va tout à fait. Il se peut, et il arrive, que d’autres gens utilisent le symbole ♡ pour signifier toutes sortes de choses. Mais ce symbole possède une signification culturelle partagée, qui transcende tout usage qu’une personne pourrait en faire. Son véritable pouvoir réside dans le fait que ce n’est pas une licence, ni une marque commerciale. Ce symbole n’est pas soumis à la loi.

C’est sur le site copyheart.org qu’elle développera son raisonnement (à la première personne du pluriel, sous une forme de questions-réponses qui n’est pas sans évoquer sa page « anarcho-syndicaliste » que nous citions plus haut) :

Nous apprécions et utilisons des licences Libres lorsqu’elles viennent à propos ; cependant, elles ne règlent pas le problème des restrictions au droit d’auteur. Plutôt que de tenter d’éduquer le monde entier aux complexités du droit de propriété littéraire et artistique, nous préférons annoncer clairement nos intentions en une phrase simple :

♡ Copier est un acte d’amour. Veuillez me copier.

— Le symbole « copyheart » ♡ est-il déposé ?
— Non. C’est juste une pétition de principe. Son efficacité ne dépend que de l’usage qu’en font les gens, et non des pouvoirs publics. Voici d’autres symboles qui ne sont pas déposés, mais dont la signification et l’intentionnalité sont largement comprises (même de façon imparfaite) :

[NdT : Ce n’est pas tout à fait exact.]

— Le symbole « copyheart » ♡ traduit-il un engagement légal ?
— Probablement pas, mais vous pourriez tenter l’expérience :

  • Adjoignez à votre œuvre le message « copyheart » ?.
  • Attaquez quelqu’un en justice pour copie illégale.
  • Attendez de voir ce que vous répondra le juge.

Pour nous, les lois et la « propriété de l’imaginaire » n’ont pas la moindre place dans les relations amoureuses ou culturelles des gens. Créer de nouvelles licences, de nouveaux contrats et engagements devant la loi ne fait que perpétuer le problème, en amenant la loi — c’est-à-dire la force étatique — dans des domaines où elle n’a rien à faire. Le fait que le symbole ♡ ne constitue pas un engagement légal, n’est pas un bug : c’est un plus !

À tous les efforts de formalisation, juridique et intellectuelle, poursuivis par le mouvement Libre depuis trois décennies, Paley substitue une simple parole « amoureuse » (sinon élégiaque, comme nous le verrons). Cette démarche n’est pas révolutionnaire (elle rappelle notamment le datalove, le kopimi ou encore le « No Copyright » du Piratpartiet), et Paley ne cherche d’ailleurs pas à la présenter comme telle ; elle est, au sens propre, réactionnaire : réaction face au droit « d’auteur » classique, nous l’avons vu, mais également réaction face aux licences Libres elles-même. Pour spontané et rafraîchissant qu’il puisse paraître, ce mouvement d’humeur ne laisse pas de m’interloquer : sans y chercher, comme d’autres, l’indice d’un affligeant irénisme néo-hippy, j’y vois plutôt une révolte libertarienne, anti-étatique et ici anti-système-légal, attitude typiquement américaine et qui n’est pas sans rappeler celle de Linus Torvalds — lequel est d’ailleurs exactement de la même génération que Paley.

Conseil
« Peux-tu me donner un conseil ?
— Pourquoi me demander comment vivre ta vie ?
— Comme ça, lorsque ça tourne mal je sais à qui le reprocher.
 »

Mais surtout, je ne peux que me demander s’il n’y a pas quelque chose d’irresponsable à proposer un modèle de diffusion culturelle sans même vouloir considérer ses possibles implications juridiques. Par exemple, omettre (ici délibérément) le signe © sur une œuvre, en droit américain, a longtemps revenu à renoncer à tous droits dessus (patrimoniaux et moraux, puisque ces derniers n’existent pas en tant que tels) — comme un grand studio hollywoodien en a autrefois fait l’expérience involontairement. (Cette bizarrerie est en théorie « corrigée » depuis la ratification de la Convention de Berne en 1988, mais l’absence du signe © est toujours unanimement déconseillée.)

Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure Paley elle-même connait — et respecte — les véritables droits des véritables auteurs. Ainsi, les nombreux effets sonores que Paley utilise dans ses dessins animés, ne sont jamais « crédités » au générique — pas plus que l’abondant matériel photographique dont elle se sert sous forme de collages, dans ses animations ou bandes dessinées : le fair use n’exonère pourtant pas de citer ses sources. Ce qui nous amène à un regard différent sur le film Sita Sings The Blues, qui a tant fait parler de lui quant aux chansons de Hanshaw… mais dont personne, à ma connaissance, n’a souligné les autres emprunts, plus discrets mais moins assumés. Quant aux chansons elles-même, il ne me semble pas qu’elles soient sans soulever de questions. Comme le fait remarquer agressivement un documentariste, c’est en pleine connaissance de cause que Paley a choisi d’inclure dans son film des œuvres potentiellement problématiques, là où tout autre cinéaste se serait torturé pendant longtemps sur la question du choix des musiques et de l’obtention des droits.

On peut donc voir dans la démarche de Paley, aussi bien une admirable intégrité artistique sans concession… ou une attitude méprisante et irresponsable. À ces deux points de vue possibles, le Libriste que je suis en ajoute un troisième : de même que les programmeurs de logiciels Libres, depuis plus de trente ans, sont obligés de tout réinventer et ré-implémenter par eux-même, la solution la plus saine pour Paley n’aurait-elle pas été d’engager une poignée de musiciens (qui ne demanderaient pas mieux) pour recréer une bande sonore pleinement Libre, sur les mêmes gestes et mêmes intentions musicales ? En fin de compte, Sita Sings The Blues restera, non comme le premier long-métrage Libre que beaucoup attendaient (et attendent encore), mais comme une opportunité historique magistralement manquée : outre ses emprunts incertains ou (seulement) partiellement dépénalisés, les fichiers source du dessin animé (d’ailleurs très peu mis en avant sur son site) requièrent l’utilisation d’un logiciel propriétaire — et n’ont d’ailleurs même pas été rendus publics. Quelles que soient ses intentions, quelle que soit sa licence, ce film n’incite pas à la création d’œuvres dérivées : ni d’un point de vue technique, ni d’un point de vue juridique… ni même, d’ailleurs (nous y reviendrons plus bas), d’un point de vue artistique.

Les lacunes juridiques ou le manque de rigueur intellectuelle sont, certes, des travers pardonnables — et dont personne n’est exempt — ; cependant, Paley s’étant faite porte-parole du mouvement Libre, détentrice d’un parole publique (ses conférences constituent pour elle une importante source de revenus), ses travaux et son discours ne peuvent que se trouver happés dans l’ambiguïté de toute personne qui a à la fois des convictions à défendre… et un produit à vendre. Dans la brochure publicitaire que je mentionnais il y a peu, Paley évoque le lien financier qui l’unit à son public :

À l’époque où mon film était encore illégal et que l’argent se perdait à flots dans les frais de justice et de licences, j’ai dit comme une plaisanterie que si ce film était gratuit, au moins je pourrais vendre des T-shirts. Et j’ai alors réalisé que c’était en fait là que l’argent se trouvait : dans les produits dérivés et les soutiens volontaires.

Quand un artiste est fauché, tout le monde se dit que son travail ne doit pas être si bon que ça, alors que c’est sans rapport. J’ai aussi vu des artistes qui refusaient de créer à moins d’être payés. Pour moi, au contraire, je n’ai jamais touché autant d’argent que lorsque j’ai commencé à utiliser la licence Creative Commons by-sa. Je suis au premier plan ; je n’ai pas besoin d’investir dans de la promotion, mes fans le font pour moi et achètent mes produits dérivés. C’est en partageant que je devenue visible.

Discours sensiblement différent de celui de Konrath, pour qui le « poids » d’un auteur est financièrement quantifiable. De fait, Paley est aussi prompte à critiquer les auteurs cupides… que ceux qui dénoncent (hypocritement selon elle) l’exploitation des bénévoles. Dialectique pas entièrement surmontée par Paley, qui semble elle-même, dans cette autre interview extraite du documentaire Libre Copier n’est pas voler, éprouver quelques difficultés à articuler ensemble ses motivations artistique, financière et « amoureuse » :

Vous savez, je ne fais pas ça pour l’argent. Je fais ça par amour ; la plupart des artistes font ça par amour. J’ai aussi besoin de me nourrir, donc… j’ai l’amour de l’argent — euh, je veux dire, ce n’est pas la même sorte d’amour mais : je, je suis du genre, pro-argent. Je suis très pro-revenu pour les artistes. Mais en fait je suis pro-art. L’art — je suis au service de l’art, c’est cette vie que j’ai choisie, euh, c’est mon job. L’art vient d’abord.

Il y a donc une large part d’irrationnel dans l’affection débordante que témoigne à Paley son très large public, affection dont les motivations sont sans doute multiples. La communauté Libriste, très certainement, lui est infiniment reconnaissante d’avoir embrassé la « cause » du copyleft : ainsi de ce Libriste qui voit respectivement en Richard Stallman et Nina Paley… « son papa et sa maman ». Une composante d’attirance hétérosexuelle (physique ou imaginaire) n’est sans doute pas non plus à exclure, dans une communauté geek très majoritairement masculine et prompte à se trouver des égéries parmi les personnalités de sexe féminin, pour peu qu’elles soient versées dans l’informatique (par exemple telle ex-ministre française, à tort, ou telle actrice américaine, à raison — ô combien) — phénomène d’ailleurs à double tranchant, comme le montre cet internaute anonyme qui remplace entièrement la page Wikipédia de Paley par : « Nina Paley est moche ».

Ces facteurs d’explication, toutefois, ne semblent pas suffisants. En particulier, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi le succès de Paley s’étend au-delà de la seule sphère Libriste ou geek, et pourquoi, par exemple, le film Sita Sings The Blues se retrouve gratifié d’un score ahurissant de 100% sur le site de critiques Rotten Tomatoes — score que n’atteignent pas d’autres films indépendants qui arborent eux aussi leur faible budget. Le film de Paley est même parvenu à enchanter jusqu’au célébrissime et redoutable Rogert Ebert, lui aussi natif de la ville d’Urbana.

Sita Sings The Blues

Pourtant ce long-métrage ne me semble pas exempt de reproches : montage maladroit (quelques lenteurs injustifiées, dialogues en champ/contrechamp poussifs), construction narrative pas toujours bien gérée (enchaînements parfois trop systématiques ou au contraire peu cohérents, déséquilibre global de la progression dramatique) esthétique indécise (du dessin scanné-tremblotant au dessin vectoriel somme toute assez impersonnel, en passant par des procédés de collages pas toujours motivés), manque de caractérisation des personnages (à l’exception notable des fameuses « trois silhouettes » qui conversent informellement avec un accent indien) ce film, surtout, vieillit mal : ce qui aurait été une prouesse technique d’animation 2D au début des années 2000 (voir le court-métrage Fetch récompensé à l’époque par quelques festivals), a bien du mal à impressionner aujourd’hui. Quelque expressivité que recherche Paley (qui a été jusqu’à « rotoscoper » à la main la danseuse Reena Shah), les formes géométriques et les couleurs tranchées persistent à renvoyer constamment à un « degré zéro » du cartoon, où le lyrisme n’opère plus, et où se désamorce la volonté de l’auteur, pourtant parfois ostensiblement réaffirmée, de réaliser une œuvre malgré tout « sérieuse ».

Cette insuffisance n’est malheureusement pas rattrapée par la bande son : même en étant sensible au charme des goualantes des années 1920 (ce qui n’est hélas pas mon cas), l’accompagnement musical est en fait constitué en majorité… de musique synthétique parfaitement actuelle (réalisée notamment par Todd Michaelsen), et à vrai dire assez pauvre, quoiqu’elle tente de se donner quelques accents exotiques indéterminés. J’exposais plus haut mon regret qu’il n’ait pas été fait appel à des musiciens d’aujourd’hui pour ré-inventer des chansons aussi expressives que celles de Hanshaw ; comme si la réalisatrice, mue par la croyance que seul des objets musicaux anciens, sacralisés, pourraient atteindre à une telle expressivité, s’était montrée de ce fait bien moins exigeante quant à la qualité des objets musicaux « profanes », c’est-à-dire modernes.

Le point de vue que je développe ici, naturellement, repose sur beaucoup de subjectivité. Il montre néanmoins qu’il n’est pas impossible d’être déçu par Sita Sings The Blues, et partant, que les (au demeurant nombreuses) qualités intrinsèques du film ne suffisent pas à expliquer ce fameux score de « 100% ». C’est qu’opère un envoûtement d’un autre ordre : derrière le mythe ancien qu’elle met en scène, se trouve en fait une parole mythologique de Paley elle-même. Pour détourner le propos de Roland Barthes sur Minou Drouet, l’enfant-poète des années 1950, « une légende est une légende. Oui, sans doute. Mais une légende dite par Nina Paley, ce n’est déjà plus tout à fait une légende, c’est une légende décorée, adaptée à une certaine consommation, investie de complaisances visuelles, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière ». Là où une légende se prête à de multiples interprétations, le film de Paley nous dicte un mode de signification, et transforme son auteur même en figure, son écriture même en message. Sita Sings The Blues est plus qu’un exploit technique, fruit du travail tenace et courageux d’une seule personne avec des moyens très restreints : il est le récit — épique — de cet exploit. L’objet mythologique est donc moins le personnage de Sita, que le parcours de cette artiste qui, jeune, inconnue, (très relativement) isolée, a travaillé pendant de nombreuses années avec pour seule motivation d’exprimer avec originalité et courage, l’histoire de sa découverte de l’Inde, de ses ruptures amoureuses et de son émotion à l’écoute de vieilles chansons (je dis bien : l’histoire de son émotion, plus que l’émotion elle-même).

Ostensiblement poétique (et renvoyant d’ailleurs fréquemment à des motifs enfantins), l’écriture visuelle de Paley peut se décrire comme la poésie de Minou Drouet que Barthes moquait en son temps : « une suite ininterrompue de trouvailles, [qui] produit elle-même une addition d’admirations » — la comparaison s’arrête toutefois là, dans la mesure où Paley, comme nous le voyions ci-dessus, cherche à raconter une histoire personnelle et autrement expressive, où la thématique de l’amour tient une place prépondérante. Ce qui nous renvoie, curieusement, au « copyheart » vers lequel Paley se tournera quelques années plus tard : qu’il soit narratif et autobiographique comme dans Sita Sings The Blues, ou symbolique sous forme de petits cœurs, ce motif amoureux contamine tout le projet artistique de l’auteur (du moins tel qu’elle le déclare), qui semble ainsi vouloir s’abstraire, non seulement de rigueur juridique comme nous l’avons vu, mais même de toute conceptualisation ou formalisme. On peut se demander si l’art, tel que le pratique et l’envisage Paley depuis 2004, n’est pas voué à se réduire à une parole élégiaque.

Le culte de l’originalité
« Je pense que chaque message humain peut se résumer en un seul, qui ne pourra jamais être dit assez : Je vous aime. »
Nina Paley, 2009.

La critique de Barthes à laquelle je fais ici référence n’est donc pas incongrue ; il y a bien une écriture « mythologique » dans Sita Sings The Blues, mais pas au sens où l’entend l’auteur. Le mythe est ici l’œuvre elle-même… et ce mythe ne laisse de fait aucune place à une pensée du réel, par exemple socio-politique, que Paley balaye elle-même un peu rapidement : « Certains académiciens bon chic bon genre ont décidé, sans se donner la peine de regarder l’œuvre, que toute personne de couleur blanche qui entreprend un tel projet est par définition raciste, et que c’est encore un exemple de néo-colonialisme. ». Je n’irais certes pas jusque là, mais je dois avouer un certain malaise en voyant, dans l’« interlude » du film, les personnages de la mythologie indoue siroter un soda, grignoter du popcorn ou des hotdogs, tels des américains moyens. Peu importe qu’il s’agisse là d’une allusion, non pas aux États-Unis directement, mais à Bollywood et à l’Inde moderne, occidentalisée (quoique toujours fondamentalement inégalitaire) : n’est-ce pas occulter que ladite Inde moderne subit la domination économique écrasante desdits États-Unis, à grands coups d’OMC, de FMI, de call-centers délocalisés et acculturants, de brevets et d’OGM ?

De fait, l’on n’entend plus Paley, aujourd’hui, parler de surpopulation (sinon de façon détournée), de justice sociale ou de défense des minorités. Cette page de sa vie militante est manifestement tournée, entièrement remplacée par son engagement Libriste. Tout comme, dans un même temps, son travail artistique autrefois polygraphique et polytechnique, semble avoir perdu en hardiesse ce qu’il a gagné en cohérence et en accessibilité. De même, enfin, que son site web autrefois exubérant d’humour, de curiosités et d’auto-ironie, se résume aujourd’hui à un blog WordPress relativement terne. Peut-être Nina Paley, avec le succès, a-t-elle enfin trouvé une place à part entière dans le monde culturel Libre, un équilibre apaisant, un âge de raison artistique. Ou peut-être est-ce là, tout simplement, ce que l’on nomme vieillir.




Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Bien le bonjour, fidèles lecteurs et lectrices du Framablog !

Avec l’épisode d’aujourd’hui, ces chroniques Librologiques adoptent temporairement un format un peu plus développé que précédemment, ainsi qu’une démarche davantage documentaire… sans renoncer à notre regard critique habituel, comme l’article d’aujourd’hui vous le confirmera.

Cette semaine, les Librologies et moi-même vous invitent à (re)visiter une contrée exemplaire de la culture (censément) Libre, où nous découvrirons ensemble certains aspects pittoresques du parler entrepreneurial : bienvenue chez Jamendo™ !

V. Villenave

Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Les zones d’intersection entre le mouvement Libre et le monde capitaliste sont nombreuses dans le domaine informatique. Pas une semaine ne se passe sans que je ne découvre de nouvelles entreprises, plus ou moins volumineuses, un peu partout en France ; au niveau international, le succès de grosses entreprises telles que Redhat n’est plus à démontrer et les plus colossaux succès de la décennie précédente (et même plus tôt) ne sauraient s’expliquer sans le logiciel Libre.

La situation est sensiblement différente en ce qui concerne les œuvres culturelles sous licences Libres : l’on aurait du mal à trouver des équivalents aux exemples ci-dessus, en termes de quantité ou d’envergure. (Nous avons d’ailleurs présenté, dans la chronique précédente, quelques facteurs d’explication : un retard d’environ quinze ans du mouvement Libre dans le domaine culturel par rapport à l’informatique, un relatif désintérêt de la communauté Libriste par rapport à ce qui sort du champ de la culture de consommation, et l’opinion répandue que, de façon générale, l’art est d’une moindre utilité que les logiciels.) Et pourtant, quelques entreprises se font jour dans le domaine culturel, qui tentent de transposer, à une échelle réduite, certains business models de l’informatique Libre.

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Un exemple parlant, sur lequel je voudrais m’attarder aujourd’hui, est à trouver auprès du site jamendo.com, dont nous tout d’abord allons voir comment il se présente sur sa page Wikipédia au moment où je rédige cette chronique :

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit. Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Le site Internet Jamendo est l’un des principaux acteurs du mouvement des musiques libres en France, avec un positionnement annoncé comme « le Red Hat de la musique libre ». Jamendo est une start-up, basée au Luxembourg. Elle a été financée fin août 2006 par Mangrove Capital Partners, les investisseurs de Skype. Fin 2008, Jamendo est entré en concurrence avec la SACEM et les éditeurs traditionnels en créant Jamendo Pro, un site annexe basé sur le principe de CC Plus qui propose des licences pour l’utilisation commerciale de la musique à des prix compétitifs.

Pour approximative et maladroite qu’elle soit, cette description — qui a d’ailleurs peut-être été mise à jour depuis que je l’ai relevée — n’en mérite pas moins d’être citée et commentée avec soin.

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit.

Notons que nulle part dans cette phrase, pas plus que dans la suivante, n’apparaît le mot « Libre ». On parle de gratuité, terme très différent et éventuellement orienté (j’y reviens). Je remarque par ailleurs, ce qui pourrait sembler évident mais ne l’est pas nécessairement, que sur Jamendo l’unité de mesure de la musique est l’album.

Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Avec la gratuité, la « rémunération » : un vrai catalogue des mots interdits de Richard Stallman. Je tique quant à moi sur le terme « artistes », qui est le terme employé à l’envi par une certaine propagande gouvernementale. Comme je l’ai déjà exposé, être « artiste » est un statut social, pas une profession : les termes « musiciens », « auteurs », « interprètes » auraient ici été plus précis et moins orientés.

Le mot « Libre » est encore une fois absent, remplacé par des « licences ouvertes », traduction peu élégante (sinon impropre), du terme open dans l’expression open-source ; en fait, la tournure de cette proposition est tellement maladroite et révélatrice que je vous propose de la lire à nouveau :

Les artistes autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes.

Nous y sommes : en un mouchoir de poche sont mis en rapport la gratuité et les « internautes » (implicitement désignés comme seuls détenteurs d’une supposée « idéologie du tout-gratuit » que j’ai déjà amplement pourfendue), et la « licence » n’est plus que le moyen qui permet d’autoriser cette mise en rapport.

Sur 62 mots dans ces deux premières phrases, plus de 40 ont été consacrés exclusivement à des aspects monétaires (gratuité et rémunération). Ce champ lexical économique/entrepreneurial se poursuit dans le second paragraphe, avec des termes tels que « positionnement », « start-up », « investisseurs », « concurrence avec la SACEM » (sic !!), « utilisation commerciale à des prix compétitifs ».

funny-pictures-concerto-cat.jpgBref, Jamendo est une entreprise sérieuse et veut que cela se sache. L’influence du modèle Red Hat est revendiquée et effectivement perceptible… Mais peut-être faudrait-il précisément étudier de plus près l’image même dont bénéficie cette dernière société auprès des communautés Libristes. En effet, l’enthousiasme et la confiance du monde Libre vis-à-vis de Red Hat me semble s’expliquer moins par son succès en tant qu’entreprise, que par ses contributions actives au monde du logiciel Libre : Red Hat figure parmi les plus gros contributeurs au noyau Linux, développe une distribution GNU/Linux et quelques outils précieux, et surtout emploie quelques-unes des personnalités prééminentes du logiciel Libre : Lennart Poettering, Adam Jackson, David Airlie, Tom Calloway, Richard Fontana ou Adam Williamson, pour n’en citer que quelques-uns… Avant de qualifier Jamendo de « Red Hat de la musique Libre », il conviendrait donc de chercher d’abord où se trouvent ses contributions au mouvement Libre en général.

C’est ce que nous allons tenter de faire ici, avec une chronique sensiblement plus longue que d’habitude (oui, tout ce qui précède n’était que l’entrée en matière !). Avant d’aller plus loin, je me dois de préciser céans que je n’ai jamais été impliqué dans aucune polémique concernant Jamendo ; je n’ai eu qu’une seule occasion de rencontrer l’un de ses dirigeants, je n’ai contribué qu’à un seul album et n’ai posté qu’un seul message sur le forum — quant à mes propres pratiques musicales, elles se situent à peu près aux antipodes de tout ce que Jamendo peut connaître. Je ne suis pas proche de bloggueurs anti-jamendistes, et j’ai moi-même eu l’occasion de promouvoir des « artistes Jamendo » notamment dans le cadre de mon engagement au Parti Pirate jusqu’en 2010. Comme dans toutes ces chroniques, je ne cherche ici qu’à relater méthodiquement de quelle façon Jamendo m’apparaît aujourd’hui et pourquoi je parviens à ce point de vue.

La figure publique du site est le jeune français Sylvain Zimmer, nommé Jeune Entrepreneur de l’année 2009 au Luxembourg pour le succès de Jamendo. Derrière lui se trouvent les (moins jeunes) entrepreneurs luxembourgeois Pierre Gérard et Laurent Kratz, déjà associés auparavant dans plusieurs start-ups sans aucun rapport — pour autant que je puisse en juger — avec la musique ou les licences alternatives.

S’il ne brille pas par sa transparence, le montage financier derrière Jamendo peut être reconstitué au prix d’une recherche dans le Mémorial C du Grand-Duché. Fondée en novembre 2004, la société éditrice du site se nomme originellement Peermajor, au capital de 12.500€ dont seulement 500€ détenus par M. Zimmer, le reste étant investi par la société N4O, fondée le même jour par MM. Gérard et Kratz, au capital de 50.000€ (laquelle, si je comprends bien, sert également de parapluie pour leurs autres entreprises Neofacto ou Neonline — qu’ils vendront par la suite à New Media Lux). En 2007, M. Zimmer constitue sa propre entreprise, (judicieusement) nommée BestCaseScenario, et rachète un tiers des parts. Quelques semaines plus tard, Peermajor suscite l’intérêt de l’investisseur capital-risque (venture capitals) Mangrove, lequel porte capital de l’entreprise à 21.600€ (dont 1.100€ investis par Bryan Garnier Holdings). Fin 2007 est créée la société Jamendo S.A., au capital de 31.000€ (qui sera porté en 2009 à 38.600€, toujours par Mangrove). L’affaire s’avérant moins rentable qu’espéré, Jamendo est au bord du dépôt de bilan au printemps 2010… lorsqu’elle trouve en la société MusicMatic un investisseur motivé qui, avec 500.000€ euros supplémentaires (sur deux millions initialement demandés !), en prend le contrôle total.

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De tout cela, il me semble ressortir plusieurs choses. La première est que M. Zimmer, s’il est la figure publique la plus visible et celui dont la success story est mise en avant, n’a en réalité jamais eu de véritable pouvoir dans le projet. La deuxième est que dès son origine, Jamendo a pour finalité d’être, au moins à moyen terme, financièrement rentable ; et la troisième enfin, que cet objectif n’a cessé, au fil des ans et des investissements, de se faire plus pressant. Cette évolution n’a pas été sans être perçue par les contributeurs au site (chanteurs et musiciens), particulièrement ceux des premiers temps qui avaient initialement cru trouver en Jamendo un projet essentiellement communautaire et en adéquation avec leur éthique.

Ainsi des tentatives de « monétisation » du site, sous des formes plus ou moins voyantes : l’arrivée d’encarts publicitaires sur les pages du site, par exemple, souleva en 2006 des parodies mordantes et critiques enflammées mais non dépourvues de fondement. D’un point de vue juridique tout d’abord, comment concilier cette démarche avec la présence sur Jamendo de nombreuses œuvres sous licences interdisant les usages commerciaux ? Mais la véritable question était d’ordre éthique : difficile pour des contributeurs ayant fait le choix (difficile et ingrat, nous y reviendrons) des licences alternatives, de voir leur travail servir de revenu monétaire à une entreprise en laquelle ils se reconnaissaient de moins en moins. Cette dimension éthique (aussi bien que les subtilités juridiques, d’ailleurs) sembla échapper aux dirigeants : pour citer M. Zimmer dans le texte (ce n’est pas moi qui souligne), « il faut savoir aller jusqu’au bout de ses idées. « libre » ca veut dire que demain SFR prend le CD et le met dans une de ses pubs sans demander l’autorisation. » Euh, pardon ?

En fin de compte, la seule réponse de l’entreprise fut d’ordre ni éthique ni juridique, mais financier : en offrant aux contributeurs la possibilité (sic) de toucher la moitié des revenus publicitaires, Jamendo acheva de montrer quelle était son optique… Tout en s’achetant — littéralement — l’image d’une entreprise agissant « pour les artistes ». (Ce qui n’est d’ailleurs que partiellement vrai, dans la mesure où Jamendo ne redistribue de pourcentage des dons et recettes que lorsque ceux-ci atteignent un certain plafond, excluant donc de fait une large part des contributeurs.)

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Bannière apposée en 2006 sur certaines jaquettes
La bannière en question fut enlevée par les administrateurs. Bien joué.

C’est peu dire qu’il existe, dans le milieu Libriste, plusieurs voix de dissension vis-à-vis de Jamendo. Certaines, autant le dire, ne sont pas toujours très élaborées, ou se contentent parfois d’une posture anti-capitaliste, voire d’un brin de nationalisme lorsque l’on suggère qu’il n’est pas innocent que Jamendo ait choisi son pays de résidence hors des frontières de la France natale de M. Zimmer. Je passerai très vite sur cette critique de fort mauvais goût : n’ayant jamais eu le bonheur de m’y rendre, je ne peux douter que le Luxembourg soit une contrée très agréable dont les appas ne sauraient se résumer à son régime fiscal et bancaire notoirement paradisiaque — par une touchante et merveilleuse coïncidence, c’est également ce pays qu’a choisi la firme Apple (dont on connaît trop peu la sensibilité aux charmes des grand-duchés d’Europe), pour y implanter son service iTunes un an avant Jamendo.

D’autres encore se sont concentrés sur le rejet de la publicité, les violations de licences (notamment non-commerciales). Ou encore, la désinvolture des administrateurs vis-à-vis du droit d’auteur, qui n’hésitent pas à modifier la licence d’œuvres sans même en informer leurs auteurs, ou à tenter de censurer des opinions peu favorables à la société (outre l’exemple ci-dessus, nous en verrons un autre plus bas).

D’autres enfin dénoncent, à juste titre, le manque d’information de nombreux « artistes » qui choisissent des licences non-Libres, ou encore s’inscrivent à la fois à la SACEM et sur Jamendo, montrant par là qu’ils voient en ce site comme une simple plateforme de diffusion comme une autre, branchée et « sociale » — quand de fait, tout les y invite. Enfin certaines critiques de Jamendo me semblent mériter une attention particulière, qu’elles se concentrent sur le vocabulaire employé par le site à des fins promotionnelles (comme nous le ferons ici-même) ou fassent feu de tout bois de façon caustique.

S’ils se trompent certainement en considérant que Jamendo a « mal tourné » (nous avons vu que la recherche de profit était inscrite dès le début, comme dirait son PDG actuel, dans l’ADN de Jamendo), il est compréhensible que ces commentateurs aient été frappés par la façon dont le site a évolué au cours des ans :

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Jamendo en 2005

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Jamendo en 2006

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Jamendo en 2008

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Jamendo en 2009

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Jamendo en 2011

Coins arrondis, dégradés, gros boutons, évolution des couleurs et du logo : le design se modernise et surtout, pour reprendre le langage des sites d’entreprise, se professionnalise. Ce qui frappe également, c’est la conquête de l’image : les photos, dans un premier temps, se multiplient, puis s’agrandissent. Elles changent également de nature, des jaquettes d’« albums » soumises par les utilisateurs, on passe à quelques jaquettes sélectionnées, puis aujourd’hui à des photos illustratives « de stock » entièrement choisies par les responsables du site. Cependant, pour révélateur qu’il soit, l’habillage importe peu ; le logo de Jamendo m’intéresse moins que son logos, c’est-à-dire le message qu’il propage, volontairement ou non, à travers ses choix terminologiques.

À l’heure où j’écris ces lignes, la première information visible (et mise en avant) sur le site, est le nombre de pistes sonores disponibles : il s’agit là du vertige des grands nombres que nous évoquions récemment, et de cette manie de la quantification des contenus culturels. Le slogan, après cinq ans de Ouvrez grand vos oreilles, a été remplacé par Le meilleur de la musique libre, dans une formulation inspirée par les radios commerciales et les hits-parade en tous genres.

Mais qu’entend-on ici par « libre » ? Comme l’admet volontiers M. Zimmer lui-même, parler de « musique libre » comme l’on parle de « logiciel Libre » n’a « pas beaucoup de sens » à ses yeux : « c’est un débat valide, dit-il — ce qui n’est pas mon avis —, mais peu intéressant. » Est-ce à dire que le site-phare du Libre… se soucie peu de savoir s’il l’est ? Nous y reviendrons dans un instant.

Comme toute entreprise moderne, Jamendo se doit de faire oublier qu’elle est une entreprise : merveilles du branding, l’on ne dira plus (comme dans une interview de M. Zimmer en 2005) « les artistes de Jamendo », « les artistes qui sont sur Jamendo » ou « les artistes présents sur Jamendo »… Mais l’on dira : « les artistes Jamendo », « l’expérience Jamendo », « de la musique Jamendo » et, il fallait s’y attendre, « du contenu Jamendo ». Oubliez l’entreprise : Jamendo est une marque (dépôts 948744 et 4425021 à l’INPI).

Nous avons établi clairement, à ce stade, que Jamendo™ se définit — dès ses origines même — par sa démarche entrepreneuriale, au détriment d’une (re)connaissance des licences Libres et du mouvement qui les sous-tend. Dans l’interview de 2005 déjà mentionnée, M. Zimmer avance les arguments « culturels » classiques (« la musique, c’est avant tout une passion avant d’être une histoire de thunes »), et laisse échapper quelques idéologèmes révélateurs : « La propriété intellectuelle, ça existe. (…) les sanctions (pour téléchargement illégal) ne devraient pas dépasser l’amende pour vol d’un CD à l’étalage » — mais pourquoi diable ? — ou encore « La moitié de l’équipe de Jamendo bosse sous Mac ! iTunes c’est bien, sinon ça ne marcherait pas autant », et enfin l’immanquable « un balayeur est un balayeur, mais un artiste local n’est pas inconnu »euh, comment dire…

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En admettant que la recherche du profit n’est pas une idéologie en soi (voire !), il me semble qu’on est amené, lorsque l’on voit Jamendo™ comparé par M. Kratz à un « Wikipédia de la musique », à se demander si ses dirigeants ont véritablement compris les tenants et aboutissants du mouvement Libre. M. Gérard est plus décomplexé sur son blog (où l’on appréciera par ailleurs le jargon entrepreneurial : « deal », « fourniture », « le shop » et j’en passe) : « L’objectif principal pour nous est bien sûr le développement commercial, notre ambition est de mettre en place de meilleurs canaux commerciaux et aussi des flux musicaux d’encore meilleure qualité. Car avant tout ne l’oublions pas, Jamendo c’est de la musique et souvent de la bonne musique en libre téléchargement gratuit et légal pour le grand public ! ».

« Libre téléchargement » étant bien sûr à prendre ici au sens de « libre de droits », expression abusive sur laquelle nous reviendrons. Quant à l’expression « téléchargement gratuit et légal » (adjectifs auxquels s’adjoindra à l’occasion « illimité », voir ci-dessous), elle est simplement calquée sur les argumentaires publicitaires de fournisseurs d’accès ou de sites commerciaux.

Jamendo™ se définit lui-même comme fournisseur de musique (ainsi l’on ne parlera ni de « répertoire » ni de « catalogue », mais d’« offre »), et son « cœur de cible » est moins à chercher parmi les mélomanes que parmi les échoppes et salons de coiffure, où la musique se diffuse au kilomètre et se vend au poids : « des milliers d’heures de musique sans interruption » (ce n’est pas moi qui souligne). On comprend mieux, dès lors, l’intérêt de MusicMatic pour Jamendo™ :

MusicMatic gère et diffuse des flux musicaux et vidéo pour les réseaux de points de ventes (et leur offre) une réelle solution innovante de diffusion de musique et de contenu.(…)

Aujourd’hui la maturité des technologies de transmission de données, un hardware performant et une suite de logiciels propriétaires (sic) ont permis à MusicMatic de concevoir une plateforme unique qui crée, diffuse et gère en temps réel des centaines de programmes.

Revoilà donc l’idéologie du contenu, sur laquelle nous avons déjà dit tout ce qu’il y avait à dire : Jamendo™ est, en définitive, un exemple parmi d’autres de la marchandisation de l’User-Generated Content que nous décrivions il y a peu.

Je dis ici « parmi d’autres » de façon très littérale ; si je devais placer ici une référence à Roland Barthes, je parlerais du motif de l’identification qui consiste à dire qu’après tout, les autres civilisations sont « comme nous ». Étant établi que « iTunes c’est bien », alors de Jamendo™ à Deezer il n’y aura qu’un pas, et l’on essayera même très, très, très, très fort de s’intégrer à Facebook™ :

Vivez à fond l’expérience Jamendo sur Facebook !

Installez l’application Jamendo sur votre profil Facebook et profitez de Jamendo dans un environnement Facebook ! (…)

En outre, vous disposerez d’un onglet Jamendo sur votre profil Facebook sur lequel s’afficheront vos albums favoris. Quoi de mieux pour afficher les perles rares que vous avez découvertes sur Jamendo !

N’attendez plus, installez l’application Jamendo pour Facebook dès aujourd’hui !

(Petit jeu : à votre tour Jamendo™, maîtrisez le branding Facebook™ et apprenez à faire de la publicité Jamendo™ ! En toute simplicité Facebook™, il vous suffit de faire des phrases Jamendo™ normales puis d’adjoindre derrière chaque substantif Facebook™, tantôt le mot Jamendo™, tantôt le mot Facebook™. Étonnant, non ?)

Ce qui me frappe le plus, c’est à quel point cette terminologie est en fait, au mot près, celle du système traditionnel, des majors du disque (auquel M. Zimmer se réfère explicitement, comme en témoigne le nom de sa société Peermajor ou cette charmante expression de « concurrence avec la SACEM » sur la page Wikipédia) au gouvernement en passant par la SACEM et la HADŒPI. Nous avons déjà évoqué le substantif « artistes », l’expression « propriété intellectuelle » ou le « contenu », le jargon publicitaire et entrepreneurial stéréotypé, les procédés de branding et l’emphase constante sur les aspects monétaires et quantifiables ; nous avons vu également que ce logos n’était pas dû à l’évolution du site, mais présent dès son origine.

(Autre petit jeu : parmi les réclames suivantes — bourrées de prénoms — se cachent deux publicités datant de janvier 2005. L’une concerne un site (censément) Libriste, l’autre une action de propagande gouvernementale anti-« piratage ». Saurez-vous trouver lesquelles ?)

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De fait, Jamendo™ semble entretenir avec la législation un rapport complexe, voire borderline. Au moment de l’élaboration de la loi dite dadvsi en 2006, si de nombreux contributeurs voient naturellement en Jamendo™ un allié « Libre » contre le gouvernement, le site (d’ailleurs de droit luxembourgeois et non français) se montre en fait d’une discrétion remarquable. En 2009, Jamendo™semble vouloir corriger le tir en se « positionnant » contre la loi dite hadopi, qualifiée d’« idiote » (suivant en cela le positionnement d’autres entreprises censément Libres, telle ILV à qui une large part du présent article pourrait d’ailleurs également s’appliquer). Les deux initiatives successivement lancées à cette occasion auront en commun de parodier des actions du gouvernement, et d’aborder la problématique, de nouveau, sous un aspect exclusivement économique.

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Pendant ce temps, le même Jamendo™ s’emploie en fait à cultiver de bonnes relations avec le gouvernement français et la SACEM : par exemple, en 2011 le site se précipitera pour demander une accréditation officielle. S’il n’est pas le seul à entreprendre cette démarche, sa justification quelque peu embarrassée et à teneur enrichie en idéologèmes, vaut le détour :

Nous avons critiqué la loi Hadopi qui, pour nous, est une mauvaise réponse à un vrai problème.

Lequel « vrai problème » n’est pas, comme nous l’aurions naïvement cru, la volonté des puissants d’assujettir les citoyens-internautes, mais… le comportement des « nouvelles générations » ; comportement qu’il n’est d’ailleurs pas dangereux (ou dommageable à la démocratie) de vouloir réprimer, mais simplement « illusoire » :

Il est, à notre sens, illusoire de vouloir imposer aux nouvelles générations des règles de comportements complètement dépassées. De nombreux artistes, des labels et des plate-formes Internet ont également critiqué cette loi et surtout son aspect répressif. L’avenir nous permettra de juger.

La répression n’est donc pas le but de cette loi, mais — comme le gouvernement nous l’a doctement expliqué — seulement un « aspect » ; d’ailleurs pourquoi s’en faire, puisque cette loi ne fonce pas droit dans le mur, mais ouvre un « avenir » — que rien n’empêche d’être radieux… Admirons maintenant la figure de gymnastique rhétorique par laquelle le locuteur aboutit à une conclusion qu’il présente (à ses propres yeux ?) comme logique :

Demander le label Hadopi n’est donc (sic !) pas pour Jamendo un revirement de position. Si nous obtenons ce label cela permettra aux artistes diffusant leur musique sur notre site et aux internautes qui les écoutent, de savoir que cette offre est totalement légale. (…) Être présent aux côtés des plus grands acteurs de la musique comme les Majors et des start-ups les plus dynamiques ne peut que valoriser notre démarche et garantir la diversité de l’offre musicale.

« Diversité » : encore un terme idéologiquement très chargé, emprunté directement au logos gouvernemental. Quant à la « valorisation » évoquée, il faut bien évidemment l’entendre au sens de valeur monétaire et c’est bien là, on est prêt à le croire, la motivation de l’entreprise.

Lorsque l’on ne peut décemment expliquer que tout le monde est en fait d’accord depuis toujours — ce serait un peu gros —, la solution de rechange est ce procédé rhétorique de fausse concession que Barthes décrit sous le nom de « vaccine » (notamment dans son analyse des publicités pour la margarine Astra). En l’occurrence, cela revient à dire aux internautes : « certes, nous avons eu nos divergences par le passé ; mais elles étaient finalement inessentielles, et de toute façon tout cela est derrière nous aujourd’hui. » C’est ainsi que les Assises du piratage proposées par le gouvernement français en janvier 2009, avec les bons soins de l’agence publicitaire Aromates, se sont transformées en assises… de la Réconciliation ! Assises au demeurant sponsorisées par…

(Un dernier petit jeu : parmi les sponsors de ces « assises », se cache une entreprise censément Libre. Saurez-vous trouver où ?)

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La présente chronique, si longue soit-elle, ne prétend pas à l’exhaustivité. Cependant elle serait certainement incomplète si je n’abordais pas ici le point saillant terminologique qui m’a à l’origine, disons, vivement incité à l’écrire : j’aimerais comprendre ce que PRO veut dire.

Début 2009, alors même que M. Kratz explique doctement que « (son) métier, c’est la désintermédiation d’artistes autoproduits », Jamendo™ lance une nouvelle opération commerciale intitulée (ou brandée) Jamendo Pro. L’activité de cette subdivision, si je comprends bien, se nomme licensing et consiste à vendre des exceptions de licence, réinventant d’ailleurs une pratique du milieu informatique Libre : moyennant finance, le client s’exonère des clauses de la licence de l’œuvre (Libre ou non-Libre, copyleft ou non, non-commerciale ou pas). En d’autres termes, nous ne sommes plus dans le Libre mais dans le libre de droits et c’est d’ailleurs comme cela que le site se présente initialement :

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Ce qui soulève plusieurs questions. Tout d’abord, les artistes sont-ils pleinement informés et conscients de l’exploitation qui sera faite de leur travail ? Pour certains, la réponse est non et la démarche de Jamendo™ confine à l’escroquerie. Une pétition sera même lancée, un mouvement de contestation se fait jour avec le mot d’ordre « No Pro », que Jamendo™tentera, à nouveau, de censurer. D’un point de vue juridique ensuite, rendre une œuvre « libre de tous droits » étant absolument impossible en droit français, il n’est possible de s’en approcher que moyennant un contrat très précis entre le récipiendaire et l’ayant-droit principal (l’auteur, auquel Jamendo™ se substitue ici). Par ailleurs, je reste particulièrement dubitatif quant à la valeur juridique de ces « certificats » de Non-Sacemité que prétend délivrer Jamendo™ : outre qu’ils n’exonèrent pas, par exemple, des redevances dites de rémunération dite « équitable », ils s’ajoutent de façon parfaitement superflue aux licences alternatives déjà appliquées aux œuvres. Certes, nous avons pu voir qu’en matière de licences Libres Jamendo™ n’en est pas à une approximation près…

Enfin d’un point de vue éthique : l’idéologie du mouvement Libre (que j’ai amplement décrite ailleurs) vise à rendre aux auteurs le contrôle et la place dont tout un système d’intermédiaires les avait dépossédés, et ce que fait ici Jamendo™ est… très exactement l’inverse. Cependant, il me semble que toutes ces critiques, si méritées soient-elles, laissent de côté le plus ahurissant, qui à mon sens se trouve dans l’intitulé même : Jamendo Pro.

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La première lecture que j’en fais (au-delà de l’aversion que m’inspire la dichotomie arbitraire amateur/professionnel) est tout simplement que, pour un « artiste », la seule façon d’être « pro » est de renoncer à sa licence Libre. La propagande du gouvernement, des industriels et de la SACEM ne dit pas autre chose : « nous ne reconnaissons pas l’existence de licences alternatives, car nous nous adressons aux vrais professionnels » — je ne compte plus les fois où des interlocuteurs me l’ont affirmé en face.

Deuxième lecture possible, ce vocable « Pro » ne qualifierait pas les auteurs et musiciens eux-même, mais la clientèle potentielle de Jamendo™ : commerçants, restaurateurs, salons de coiffure. En y réfléchissant bien, c’est peut-être encore pire : cela reviendrait à diviser la société en deux. D’un côté, les « professionnels » : ceux qui coiffent, ceux qui tiennent boutique, en un mot ceux qui vendent. Et de l’autre… eh bien de l’autre les « artistes » : comme je l’expliquais au début même de cet article, ce mot-idéologème désigne un statut social, et non une profession.

Enfin, la dernière lecture possible — si elle ne rend guère hommage à l’intelligence et l’intégrité des tenanciers de Jamendo™ — est peut-être la moins dégradante et la plus probable : il s’agirait tout simplement d’une marque, d’un slogan destiné à appâter le chaland de même que l’on ne compte plus les entreprises qui proposent des produits « pro » sans nécessairement définir ce qu’elles entendent par là.

Admettons donc, comme nous l’avons fait depuis le début de cet article, que Jamendo™ n’est qu’une entreprise parmi d’autres, qui tente de survivre et se développer dans l’écosystème capitaliste moderne. De fait, son existence même n’est pas sans présenter quelqu’intérêt : success story édifiante (dont on ne peut que souhaiter qu’elle se perpétue), tentative de définir un modèle alternatif (même si ledit modèle s’avère fortement similaire au système antérieur)… Le site même de Jamendo™, dont nous avons souligné — peu innocemment — l’aspect professionnel, offre à de nombreux musiciens et auteurs, Libristes ou non, un espace prêt-à-l’emploi, d’allure sympathique et à forte visibilité — ce qui constitue d’ailleurs l’argument principal et le moins contestable, pour le meilleur et pour le pire, du projet Jamendo™. Comme je le disais plus haut, il m’est moi-même arrivé d’en faire usage et de le recommander ; si certaines de ses initiatives me laissent indifférent, j’en trouve d’autres originales et brillantes, telle cette page qui permet aux mélomanes de trouver des alternatives « Libres » aux musiciens les plus célèbres, exactement comme il en existe du côté des logiciels (je ne suis pas choqué par l’idée de ne pas considérer les œuvres d’art différemment des logiciels).

Cependant, je suis saisi (comme d’autres avant moi) par l’ambigüité du choix de Jamendo™, ou plutôt de son refus de choisir explicitement, entre « faire des affaires » (comme le père de Prévert), et se faire l’avocat des licences Libres. (Tout particulièrement lorsque ce dernier domaine semble ici si mal maîtrisé.) Cette posture de « Libriste malgré soi », Jamendo™ l’a plus ou moins assumée à ses débuts, porté par un élan de sympathie de la communauté Libriste qu’il n’a ni su, ni voulu, rejeter ; aujourd’hui encore il ne se passe pas un trimestre sans que Jamendo™ soit cité en exemple, par exemple dans le récent dépliant publicitaire de la fondation Creative Commons The Power Of Open (du reste entièrement financé par Google®), ou encore dans des colloques ou salons. J’ai moi-même eu l’occasion de me retrouver à un débat public, seul représentant — légitime ou non — du mouvement Libre dans un traquenard pseudo-« indé » organisé à la gloire de la S.A.C.E.M. et des industries culturelles, au côté de M. Gérard qui faisait ici office d’alibi « alternatif » alors qu’il n’était venu que dans l’espoir très modeste de promouvoir ses produits…

Serait-ce à dire que, délibérément ou non, Jamendo™ jette le discrédit sur la « culture Libre » toute entière ? Ce risque, s’il me semble réel, ne m’inquiète pas outre mesure : l’histoire nous a montré que l’évolution de l’art et de la culture appartient aux auteurs davantage qu’aux intermédiaires. À mon sens, le principal intérêt du site jamendo.com est l’espace de côtoiement qu’il constitue, fortuitement, entre différents modes de pensée et de consommation culturelle, et qui nous a ici permis d’examiner de nombreux points de frictions et de divergences.

Le — relatif — succès commercial et entrepreneurial que représente aujourd’hui Jamendo™ n’est ni une victoire, ni une défaite du Libre : ce sont deux phénomènes indépendants. Quelque sentiment d’agacement l’on puisse ressentir devant le discours de ses responsables (propos inélégants, imprécisions conceptuelles ou terminologies orientées), Jamendo™ ne me semble mériter d’autre antagonisme que celui de ses concurrents, et d’autre enthousiasme que celui de ses actionnaires ; quant à son attitude envers le mouvement Libre, elle témoigne moins d’un mépris que d’une méconnaissance profonde. L’éthique Libre n’est pas indésirable chez Jamendo™ : elle lui demeure seulement, ontologiquement et irréductiblement, étrangère.




Et si l’on créait ensemble une forge libre pour les métiers de l’édition ?

Forgeron - Nadège DauvergneVoilà, on y est. Après la musique, c’est désormais la sphère du livre qui est pleinement impactée, voire bousculée, pour l’arrivée inopinée et intempestive du numérique.

Le second connaîtra-t-il les mêmes difficultés et résistances que le premier ?

On en prend le chemin… Sauf si l’on décide de s’inspirer fortement de la culture et des outils du logiciel libre.

Le samedi 24 septembre prochain, dans le cadre du BookCamp Paris 4e édition, Chloé Girard animera avec François Elie un atelier intitulé « Fabrication mutualisée d’outils libres pour les métiers de l’édition ».

Il s’agira de réflechir ensemble à comment « soutenir et coordonner l’action des professionnels du livre pour promouvoir, développer, mutualiser et maintenir un patrimoine commun de logiciels libres métiers » en développant notamment un forge dédiée destinée à « l’ensemble des acteurs de l’édition (éditeurs, distributeurs, diffuseurs, privés, publics, académiques…) »

L’expérience et l’expertise du duo sont complémentaires. François Elie, que les lecteurs du Framablog connaissent bien, sera en effet ici Monsieur Forge (en théorie dans son livre Économie du logiciel libre et en pratique depuis de nombreuses années au sein de la forge pour les collectivités territoriales ADULLACT). Chloé Girard, partenaire de Framasoft dans le cadre du projet Framabook, fera quant à elle office de Madame Métiers de l’édition.

C’est un entretien avec cette dernière que nous vous proposons ci-dessous.

C’est évidemment l’occasion de mieux connaître l’ambition et l’objectif de cette forge potentielle, en profitant de la tribune pour lancer un appel à compétences. Mais nous avons également eu envie d’en savoir davatange sur la situation générale et spécifique de l’édition d’aujourd’hui et de demain, sans taire les questions qui fâchent comme celle concernant par exemple Google Books 🙂

Remarque : Même si le site est encore en construction, nous vous signalons que les avancées du projet pourront être suivies sur EditionForge.org.

Edit : Finalement François Elie ne sera pas disponible pour l’atelier. Mais il reste bien entendu partie prenante du projet.

Une forge Métiers de l’édition – Entretien avec Chloé Girard

Chloé Girard bonjour, peux-tu te présenter succinctement à nos lecteurs ?

Chloé GirardJe travaille depuis quatre ans avec David Dauvergne au développement d’un logiciel libre pour les éditeurs, La Poule ou l’Oeuf. C’est une chaîne éditoriale destinée à une édition mixte, papier et électronique.

Nous avons parallèlement créé une entreprise de service en informatique libre pour l’édition et travaillons avec plusieurs éditeurs et prestataires de services aux éditeurs pour de la production, parfois industrielle, de livres numériques. Nous travaillons également à la mise en place d’un processus interne de fabrication électronique lié au traditionnel processus papier.

Je suis également responsable de fabrication papier et électronique pour l’éditeur suisse d’érudition La Librairie Droz, et aborde le problème depuis le point de vue de l’éditeur, aspect financier compris.

Je suis donc au croisement entre l’édition associative, l’intégration et le service en logiciel libre métier et la fabrication de livres, papier et numérique chez un acteur traditionnel de la profession. Ces différentes expériences m’ont naturellement portées à me poser certaines questions qui sont à l’origine de mon intérêt pour cette notion de forge. Questions que nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à nous poser. Les différents BookCamp, salons du livre, commissions du CNL (Centre national du livre), associations professionnelles et éditeurs s’interrogent eux aussi sur les besoins, les outils, les limites, les possibles interactions, les manques, les évolutions, les formes, ou encore les formats dans la fabrication et l’exploitation des livres dans leur(s) version(s) numérique(s).

Comment vois-tu l’évolution actuelle du monde de l’édition, fortement impacté si ce n’est secoué, par les nouvelles technologies ?

Chez les petits éditeurs rien n’a changé. Les processus de fabrication sont toujours les mêmes, les livres sont conçus pour sortir en version papier, les processus de fabrication électronique, quand il y en a, sont externalisés et fortement subventionnés. Car peu d’éditeurs ont les ressources techniques, humaines et financières pour mettre au point de nouveaux mode de production en interne. Et leurs partenaires traditionnels n’en savent souvent pas plus qu’eux, d’autant que la question se pose encore de ce qu’il faut faire, de la pérénité des sources électroniques produites aujourd’hui, de ce qu’il faudra re-produire demain. Le marché s’amorce grace aux subventions à la production électronique. Elles se tariront forcément une fois le marché établi.

Pour autant il faudra bien le suivre ! Or les acteurs en bout de chaîne sont difficilement contrôlables. Par exemple les exigences de validité des fichiers ePUB par Apple sur le eBook Store changent régulièrement et renvoient des messages d’erreur que seuls des développeurs peuvent comprendre, et encore. Bref, beaucoup reste à faire. Une chose a changé au cours des trois dernières années c’est que les éditeurs ont compris qu’ils n’ont plus d’autre que d’y aller.

Je pense qu’il faut donner les moyens à tous les éditeurs de prendre les rênes de ces nouvelles technologies pour maintenir dans l’offre électronique une diversité de contenus et de formes que eux seuls, avec leurs auteurs, peuvent imaginer.

Une « forge Métiers de l’édition », mais quel est donc cet ambitieux nouveau projet ?

Une forge est une forme de département de recherche et développement (R&D) externalisé et, surtout, mutualisé. L’idée est de donner aux professionnels de l’édition les moyens de faire développer et évoluer ensemble les logiciels dont ils ont besoin pour leur métier.

Cela consiste en deux choses : d’une part réunir en un même lieu, atelier et magasin, les outils et compétences informatiques qui peuvent travailler ensemble, si nécessaire. Et, d’autre part, encadrer les éditeurs, imprimeurs, distributeurs, dans la rédaction des cahiers des charges de ces nouveaux outils (bureau d’étude).

Évidemment il est plus que souhaitable que ces outils soient libres, pour des questions d’interopérabilité, d’extensibilité, de transfert de compétences… mais aussi d’économies. Le code étant libre il est payé une fois pour son développement puis disponible pour tous. Disponible pour utilisation mais aussi pour le faire évoluer en fonction de nouveaux besoins, de nouveaux outils, de nouveaux support…

Tu évoques aussi « une place de marché entre clients métier, entrepreneurs et communauté du logiciel libre ». Peux-tu nous en dire plus et nous donner quelques exemples réels ou fictifs de situations où la forge est potentiellement un avantage ?

Les forges logicielles, horizontales, réunissent les acteurs du développement d’une application. Ici nous avons une forge cliente mise en place par les utilisateurs (professionnels de l’édition) qui y rencontrent les développeurs (représentés par les forges logicielles) aussi bien que les sociétés leur permettant de créer et de mettre en production ces outils. Les professionnels de l’édition peuvent donc lancer des appels d’offre auprès de prestataires qui peuvent y répondre ensemble ou séparément. Nous avons donc une réelle place de marché métier avec des clients et des vendeurs.

L’intérêt, par rapport à un système d’achat/vente classique de service informatique, c’est la mutualisation des expertises, du code et des services. Les éditeurs aujourd’hui rencontrent de nouveaux besoins, très techniques. Juger de la façon d’y répondre demande une expertise rare et coûte cher (voire très cher). Très peu d’éditeurs savent et peuvent assumer cela seuls et risquent d’y perdre beaucoup.

Imaginons qu’un éditeur convertisse aujourd’hui son catalogue d’ouvrages dans un format donné de livres électroniques. Que fera-t-il, ou plutôt comment fera-t-il si les supports de lecture de livre de demain, ebooks, tablettes ou PC, lisent un autre format que celui-là ou une version plus récente ? Nous sommes ici dans une situation parfaitement concrète et déjà réelle.

Sachant que la conversion d’un ouvrage papier en ePUB aujourd’hui coûte au minimum 1€ la page, qu’environ 60 000 ouvrages sont publiés par an en France et que le patrimoine à convertir regroupe des centaines de milliers d’ouvrages on peut imaginer les conséquences s’il faut re-produire ces fichiers.

Aujourd’hui cette conversion est largement subventionnée. Mais lorsque le marché du livre électronique sera suffisamment amorcé, ces subventions baisseront ou disparaîtront. Il faudra alors que les éditeurs assument seuls l’évolution de leur catalogue électronique. Et qu’ils en assurent l’évolution régulière. Une forge leur permettrait par exemple, si le format de départ est ouvert, de faire développer collectivement un outil de mise à jour automatisée du catalogue. Et de faire évoluer cet outil, avec une réactivité bien plus importante que s’il fallait attendre d’un éditeur de logiciel propriétaire qu’il décide lui-même de la sortie de la mise à jour nécessaire.

Les éditeurs y gagnent en matière d’autonomie, de réactivité sur leur marché et de capacité d’innovation. D’autant que les acteurs logiciels de la forge peuvent y déposer des « appels de demandes » c’est-à-dire des propositions d’innovation ou de développements auxquels les clients n’auraient pas forcément pensé. On a donc un lieu de propositions techniques en même temps que de marché, dans un cadre d’expertise partagée.

L’exemple simple d’évolutivité des formats est un problème que les éditeurs connaissent déjà bien ou qui les retient de se lancer dans l’édition numérique. Mais ils sont confrontés à bien d’autres problèmes : la réunion des processus papier et électronique (PDF imprimeur/ePUB, XML InDesign/XML divers…), l’exploitation des contenus en réseau (schémas de métadonnées, protocoles de communication entre catalogues et serveurs, schémas XML de description de contenus), le chiffrement des fichiers électroniques garantissant l’intégrité d’un document, l’enrichissement d’un ouvrage avec des contenus dynamiques ou multimédia, le lien livres et réseaux sociaux, l’offre de sorties s’adaptant à des écrans divers (graphisme), à des lecteurs divers (niveau de lecture, multilinguisme), sans perdre la notion de référence intellectuelle commune, les livres-applications, la gestion documentaire, les liens éditeurs/distributeurs/diffuseurs, la gestion des droits d’auteur, le lien entre l’exploitation du catalogue et les outils internes de gestion, de facturation, etc. Et encore, ces exemples ne sont qu’un petit apperçu des besoins et questions. Sachant que les réponses vont devoir évoluer au même rythme que les supports de lecture et les systèmes d’exploitation. Et que les problématiques ne sont pas les mêmes selon que l’on édite des romans, des thèses, des livres d’art, des manuels scolaires de la documentation technique ou des revues scientifiques.

Évidemment, chaque éditeur peut faire développer ses propres outils ou payer des licences pour chaque logiciel nécessaire. Mais gérer l’interopérabilité entre ces applications et un système un peu intégré deviendra impossible ou extrêmement onéreux. J’en suis témoin au quotidien. Les professionnels de l’édition ne pourront suivre l’évolution de leur métier, et la maîtriser, que collectivement.

Sauf s’ils décident de tout confier à Google Books !

Il faut considérer Google comme un prestataire comme les autres. Sauf que, étant donné la puissance du prestataire il vaut mieux être théoriquement et technologiquement averti et exigeant ! D’où la nécessité d’avoir ses propres outils pour ne pas être trop vulnérable.

En ce qui concerne leurs livres épuisés Google offre aux éditeurs une solution de facilité pour remettre sur le marché des livres qui n’y sont plus et n’y seront plus sans cela, étant donné le coût que cela représente. Pourquoi pas. La difficulté est alors de rester maître du cahier des charges et il vaut sans doute mieux posséder ses propres sources à négocier auprès de Google Books que de laisser Google convertir puis discuter des conditions.

Dans le passé beaucoup d’éditeurs ont confié la mise en page et l’impression de leurs ouvrages à des prestataires extérieurs, plus petits, plus locaux que Google, sans jamais réclamer en retour ni leurs fichiers natifs ni même les PDF imprimeurs ! Ils sont ainsi aujourd’hui dans certains cas obligés de racheter leurs propres fichiers à ces prestataires ou repartent du papier pour reconstituer leurs sources ! À eux de voir si ils veulent renouveler l’expérience.

Avoir des outils disponibles pour produire leurs sources efficacement et les faire évoluer, leur permettrait de négocier différemment avec Google aujourd’hui mais aussi demain. Parce que demain Google va offrir de nouveaux services sur ces sources. S’il est encore le seul à pouvoir, techniquement, les offrir, il sera à nouveau en position de force. Or ces épuisés constitueront sans doute une part non négligeable des ventes. Il vaut donc mieux se préparer à récupérer ces sources et à les exploiter intelligemment soi-même. Face aux équipes de développement de Google un éditeur seul, ou n’importe lequel de ses prestataires en édition numérique, à intérêt à avoir de sacrés moyens pour offrir des solutions concurrentes.

Pour les publications récentes et nouvelles la question se pose différemment. La question n’est pas seulement de mettre en ligne, de mettre à disposition pour achat, mais bien aussi de créer des versions numériques qui apportent quelque chose de plus par rapport au papier : pour le lecteur, pour l’exploitation des savoirs, pour la conservation du patrimoine. C’est un acte éditorial, ce n’est donc pas Google qui peut s’en charger.

Après, si Google offre des solutions libres assurant l’interopérabilité avec les outils internes de fabrication et de gestion des éditeurs, distributeurs, imprimeurs, etc. Si Google produit des sources ouvertes que les éditeurs peuvent récupérer, retirer, si l’on peut interfacer des outils libres de gestion de droits avec Google Books, si… alors bienvenue à Google au sein de la forge « métiers de l’édition » ! À voir…

Face à Google comme face à n’importe quel prestataire et plateforme d’exploitation il faut que les éditeurs travaillent ensemble, et avec leurs distributeurs, diffuseurs, etc, à des solutions qui leurs permettent de maîtriser leurs oeuvres et leur métier.

Après Google, en quoi cette forge se distingue-t-elle des API censés « ouvrir le contenu aux développeurs » telles que proposées par Amazon ou tout récemment par Pearson ?

L’initiative de Pearson est géniale ! « L’idée est de regarder si la créativité des développeurs permet d’amener l’exploitation de ces contenus dans des directions que les éditeurs n’avaient pas explorées jusqu’alors ». Mais ce qui est intéressant dans l’article de Guillaud c’est aussi sa dernière phrase : « Assurément, Pearson lance un mouvement que les plus gros ne devraient pas tarder de prolonger… »

Que vont faire les petits et moyens éditeurs pendant ce temps-là ? Et les diffuseurs, les libraires ? Je crois que la forge, la mutualisation, un patrimoine d’outils communs, leur permettront justement d’accéder à ce type de moyens d’exploitation, de plateformes éditoriales ouvertes aux codeurs, aux innovations. Demandez aux éditeurs, au hasard, si ils savent ce qu’est une API ! Il faut une sacrée expertise pour mettre en oeuvre ce type d’accès et les faire évoluer, sur les plans technique mais aussi juridique d’ailleurs. Même les gros éditeurs ont besoin, pour la plupart, de mutualiser, au moins en partie, les frais de R&D pour développer et innover dans de tels services. Or c’est ce que tous cherchent à faire. Mais je ne suis pas sûre que Pearson va leur donner ses trucs demain !

Est-ce une application directe et concrète des propositions de François Elie dans son livre Économie du logiciel libre ?

Oui, absolument. Et François Élie nous accompagne dans la réflexion et la présentation du projet, fort de son expérience de l’Adullact (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales) et de son verbe coloré. La killer application openCimetiere fait toujours son petit effet !

« On ne peut utiliser que des logiciels qui existent » et « un logiciel libre est gratuit une fois qu’il a été payé ». Ces deux phrases extraites de son livre résument bien l’intérêt que peuvent trouver clients et développeurs libres au sein d’une telle forge : 1) coté client : maîtriser ses outils métier, gagner en réactivité, faire, éventuellement, des économies 2) coté développeurs : financer en amont le développement libre, intégrer une place de marché active réunissant des compétences multiples pour ne pas réinventer la roue.

Quels sont les principaux freins que vous risquez de rencontrer et qu’il faudra dépasser d’après toi ? Le poids des habitudes ? L’absence d’une réelle culture de la mutualisation ? La concurrence non libre ?

La forge Adullact, comme son nom l’indique, s’adresse à des clients et des fonds publics. L’idée de dépenser des fonds publics une seule fois pour tous est (semble !) naturelle. Dans le cas d’une forge métiers de l’édition nous nous adressons en grande partie à des acteurs privés. Et le premier frein que nous avons rencontré est bien celui de la mutalisation des fonds : « pourquoi est-ce que je paierais pour des logiciels dont tous bénéficieront, y compris ceux qui n’auraient pas participé ? » Le problème n’est pas seulement celui du partage mais de la perte d’un avantage concurenciel.

En ce qui concerne le partage ce n’est pas très difficile à argumenter : ceux qui en profiteront ne tarderont pas à participer, à hauteur de leurs moyens et de leurs besoins. D’autre part plus un logiciel sera utilisé plus il sera pérenne.

Pour la question de la concurrence c’est plus délicat puisque le service autour des livres électroniques devient un enjeu économique. Il ne s’agit plus seulement de vendre des exemplaires mais aussi des services sur les contenus. Or les outils de fabrication ont un impact sur les possibilités de services commerciaux en aval. Imaginons par exemple un outil offrant de fabriquer des livres avec plusieurs niveaux de contenus auxquels les lecteurs auraient accès ou non selon qu’ils sont acheteur unique, abonnés ou abonnés premium.

Mais les éditeurs sont libres de faire développer certains outils, qui leurs semblent moins concurrenciels dans cette logique de mutualisation, et de faire développer chacun pour soi des extensions ou des modules d’exploitation qui leurs seraient propres. Une forge n’implique pas d’y faire produire tous ses projets. Quitte à se rendre compte finalement qu’il est plus intéressant de les y verser pour les faire maintenir et évoluer collectivement.

Cette logique de mutualisation dans une économie privée et auprès d’acteurs dont les finances sont souvent fragiles n’est pas gagné. Pourtant nous travaillons avec plusieurs éditeurs qui en rêvent. Ils n’ont ni les compétences ni les moyens de faire développer seuls les outils qu’il leur faut et que personne ne leur propose aujourd’hui.

Un autre obstacle est l’absence de culture du logiciel libre dans l’édition : elle était celle que l’on peut imaginer dans un milieu très peu technophile et surtout préoccupé de ne pas avoir à mettre les mains dans le cambouis, l’image du logiciel libre étant celle de la ligne de code dans un terminal. D’autant que les besoins étaient en (très) gros jusqu’ici celui d’un seul outil, de mise en page, propriétaire, cher, produisant un PDF, unique besoin des imprimeurs.

Depuis quelques années la notion de format ouvert fait cependant son chemin, notamment avec le format ePUB et le XML. Mais on est encore dans la logique du bon format, plutôt que dans celle du format ouvert.

J’ai quand même entendu il y a un an et demi un responsable de l’édition électronique chez un éditeur important affirmer qu’il n’utiliserait plus en fabrication que des logiciels libres. Pour des questions de pérénité et de maîtrise de son catalogue.

Mais pour répondre à cela il faut des acteurs et des outils libres qui répondent aux besoins de marchés importants, de volumes importants et d’éditeurs pressés. Il faut des partenaires libres solides, aisément identifiables, dans un écosystème libre métier qui permet de répondre rapidement aux évolutions des besoins.

C’est ce à quoi nous appelons aujourd’hui. Nous devons présenter dès l’origine de cette forge les acteurs du logiciel libre, éditeurs de logiciels, communautés, intégrateurs, pertinents, compétents et innovants pour répondre aux besoins de ces métiers. Nous connaissons un certains nombre de ces ressources et acteurs, mais pas tous. D’autant que certaines des compétences dont ont besoin les éditeurs aujourd’hui étaient jusque-là exploitées dans d’autres domaines métiers, telles que la gestion documentaire.

Nous avons besoin de constituer un catalogue de ressources libres à présenter aux éditeurs pour amorcer cette forge.

Ensuite se posera la question de sa gouvernance puisque, comme pour l’Adullact, la forge est un outil monté par les clients pour les clients, donc par les éditeurs pour les éditeurs. Je pense qu’une association professionnelle métier devrait prendre en charge ce projet comme une forme de nouveau service offert à ces membres.

Deux réunions sont prévues pour envisager concrêtement les actions à mettre en oeuvre pour que cette forge soit effective : le 24 septembre au BookCamp Paris 4 qui se tiendra au Labo de l’Édition (atelier 13) et début octobre dans une réunion organisée par le MOTif, organisme de politique du livre de la Région Île de France.




Reprenons possession d’Internet – Rebecca MacKinnon – TED Talk

Internet doit-il être au service des citoyens, des gouvernements ou des multinationales ? C’est en caricature la grande question sous-jacente de ce brillant TED talk de Rebecca MacKinnon.

Il s’agit du reste d’un étonnant mais révélateur paradoxe puisque si nous savons depuis longtemps que les intérêts des multinationales ne se confondent pas avec ceux des citoyens, il devrait en être autrement pour les gouvernements. Mais, par exemple chez nous en France, l’Hadopi est passée par là et la méfiance est plus que jamais de mise.

Liberté et contrôle dans le cyberespace… telle est l’une des tensions fondamentales de ce début de siècle. Nous pouvons faire semblant de ne pas la voir (trop occupé à modifier notre statut Facebook) mais nous pouvons aussi faire le choix de tenter de l’infléchir en notre faveur. Ce blog a l’immodestie de penser qu’il y participe dans son petit coin.

Remarque : on notera que si Apple en prend (justement) pour son grade en introduction, M. Sarkozy n’est pas non plus épargné.

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Traduction française Anna Cristiana Minoli (relecture Elisabeth Buffard)
Licence Creative Commons By-Nc-Sa

Je commence avec une publicité inspirée par George Orwell qu’Apple a sortie en 1984.

(Vidéo) Big Brother : Nous sommes une seule personne avec une seule volonté, une seule résolution, une seule cause. Nos ennemis peuvent parler jusqu’à la mort, et nous les combattrons avec leur propre confusion. Nous l’emporterons. Narrateur : Le 24 Janvier, Apple Computer lancera Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne ressemblera pas à « 1984 ».

Rebecca MacKinnon : Le message implicite de cette vidéo reste très puissant encore aujourd’hui. La technologie créée par des sociétés innovatrices nous rendra la liberté. Avancez rapidement de plus de deux décennies. Apple lance l’iPhone en Chine et censure le Dalai Lama ainsi que plusieurs autres applications politiquement sensibles à la demande du gouvernement chinois pour son app store Chinois. Le dessinateur politique Mark Fiore a également vu son application satirique censurée aux États-Unis parce que le personnel Apple s’inquiétait qu’elle puisse offenser certains groupes. Son appli n’a été republiée que quand il a gagné le Prix Pulitzer. Le magazine allemand Stern, un magazine d’actualité, s’est vu censurer son appli parce que les nourrices de Apple l’ont considérée un petit peu trop osée pour ses utilisateurs, et ce malgré le fait que ce magazine est en vente parfaitement légale dans les kiosques en Allemagne. Et encore plus controversé, récemment, Apple a censuré une appli de contestation palestinienne après que le gouvernement israélien ait exprimé des inquiétudes sur la possibilité qu’elle soit utilisée pour organiser des attaques violentes.

Donc voilà, nous sommes dans une situation où des sociétés privées appliquent des standards de censure qui sont souvent très arbitraires et généralement plus stricts que les standards constitutionnels de liberté de parole que nous avons dans les démocraties. Ou bien elles répondent aux demandes de censure de la part de régimes autoritaires qui ne reflètent pas le consentement de ceux qu’ils gouvernent. Ou bien ils répondent aux demandes et aux inquiétudes de gouvernements qui n’ont aucune juridiction sur plusieurs, ou sur la plupart, des usagers qui interagissent avec le contenu concerné.

Donc voici la situation. Dans un monde pré-Internet, la souveraineté sur les libertés physiques, ou son absence, était presque entièrement contrôlée par les états nation. Mais nous avons maintenant cette nouvelle couche de souveraineté privée dans le cyberespace. Et leurs décisions sur le codage des logiciels, sur l’ingénierie, la conception, les conditions d’utilisation agissent toutes comme une sorte de loi qui façonne ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire avec nos vies numériques. Et leur souveraineté, transversale, mondialement interconnectée, peut d’une certaine façon défier la souveraineté des états nations de manière formidable, mais parfois agir également pour projeter et s’étendre au moment où le contrôle sur ce que les personnes peuvent et ne peuvent pas faire avec l’information a plus d’effet que jamais sur l’exercice du pouvoir dans notre monde physique. Après tout, même le leader du monde libre a besoin d’un peu d’aide du sultan du Facebookistan s’il veut être réélu l’année prochaine.

Et ces plateformes ont surement été très utiles aux activistes en Tunisie et en Égypte au printemps dernier et au delà. Comme Wael Ghonim, le cadre égyptien de Google le jour, et activiste secret de Facebook la nuit, a raconté à la CNN après la démission de Moubarak, « Si vous voulez libérer une société, il suffit de lui donner Internet. » Mais renverser un gouvernement est une chose et construire une démocratie stable est un peu plus compliqué. Sur la gauche une photo prise par un activiste égyptien qui était de ceux qui ont pris d’assaut les bureaux de la sécurité d’état égyptienne en Mars. Et de nombreux agents ont broyé le plus de documents possible et les ont laissé derrière eux en tas. Mais certains des fichiers sont restés intacts, et les activistes, certains d’entre eux, ont trouvé leurs propres dossiers de surveillance remplis de transcriptions de leurs propres échanges d’emails, leurs échanges de textos, même les conversations sur Skype. Et un activiste en fait a trouvé un contrat d’une société occidentale pour la vente d’une technologie de surveillance aux forces de sécurité égyptiennes. Et les activistes égyptiens présument que ces technologies de surveillance sont encore utilisées par les autorités transitoires qui gèrent les réseaux dans le pays.

Et en Tunisie, la censure a en fait commencé à revenir en Mai — pas aussi considérablement que sous la présidence de Ben Ali. Mais vous voyez ici une page bloquée, c’est ce qui se passe quand vous essayez de vous connecter à certaines pages de Facebook et à d’autres sites qui, selon les autorités de transition, peuvent inciter à la violence. Pour protester contre ça, le blogger Slim Amamou, qui avait été emprisonné sous Ben Ali et ensuite était rentré dans le gouvernement de transition après la révolution, a démissionné en signe de protestation. Mais de nombreux débats ont eu lieu en Tunisie sur la façon de gérer ce type de problème.

En fait, sur Twitter, il y avait un certain nombre de gens qui soutenaient la révolution qui disait, « Et bien, en fait, nous voulons la démocratie et la liberté d’expression, mais il y a certains discours qui doivent être tenus à l’écart parce qu’ils sont trop violents et pourraient déstabiliser notre démocratie. Mais le problème est, comment décider qui a le pouvoir de prendre ce genre de décisions et comment s’assurer qu’ils n’abusent pas de leur pouvoir ? Comme Riadh Guerfali, l’activiste numérique vétéran tunisien, a commenté l’incident, « Avant les choses étaient simples : il y avait les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Aujourd’hui, les choses sont plus subtiles. » Bienvenue dans la démocratie, amis tunisiens et égyptiens.

La réalité est que même dans les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, nous n’avons pas de bonnes réponses à la question de comment équilibrer le besoin de sécurité et l’application des lois d’un côté et la protection des libertés civiles et la liberté de parole de l’autre dans nos réseaux numériques. En fait, aux États-Unis, quoi que vous pensiez de Julian Assange, même ceux qui ne sont pas nécessairement des grands fans sont très inquiets de la manière avec laquelle le gouvernement des États-Unis et certaines sociétés ont traité Wikileaks. Amazon en tant qu’hébergeur web a laissé tomber Wikileaks en tant que client après avoir reçu une plainte du sénateur américain Joe Lieberman, malgré le fait que Wikileaks n’ait pas été inculpé, encore moins condamné, pour aucun crime.

On présume donc qu’Internet est une technologie qui fait voler les frontières en éclat. Voici une carte des réseaux sociaux dans le monde, et il est certain que Facebook a conquis la plus grande partie du monde, ce qui peut être une bonne ou une mauvaise chose, selon que vous aimiez ou non la manière dont Facebook gère son service. Mais les frontières demeurent dans certaines parties du cyberespace. Au Brésil et au Japon, c’est pour des raisons culturelles et linguistiques uniques. Mais si vous regardez la Chine, le Vietnam et certains des anciens états soviétiques, ce qui s’y passe est plus inquiétant. Vous avez une situation où la relation entre le gouvernement et les sociétés de réseaux sociaux locales est en train de créer une situation où, effectivement, le pouvoir que pourrait donner ces plateformes est contraint à cause de ces relations entre les compagnies et le gouvernement.

En Chine, vous avez maintenant, le “grand pare-feu”, comme on l’appelle, qui bloque Facebook, Twitter et maintenant Google+ et de nombreux autres sites étrangers. Et ceci est fait en partie avec l’aide de la technologie occidentale. Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. L’autre partie de l’histoire ce sont les conditions que le gouvernement chinois impose à toutes les sociétés qui opèrent sur Internet en Chine, qu’on connait comme un système d’autodiscipline. En anglais courant, cela signifie censure et surveillance des utilisateurs. Voici donc une cérémonie à laquelle j’ai assisté en 2009 où la Internet Society of China a remis des prix aux 20 premières sociétés chinoises les meilleures dans l’exercice de l’autodiscipline — c’est-à-dire dans le contrôle de leurs contenus. Et Robin Li, Directeur Général de Baidu, le premier moteur de recherche en Chine, faisait partie des lauréats.

En Russie, généralement ils ne bloquent pas Internet et ne censurent pas directement les sites. Mais voici un site qui s’appelle Rospil c’est un site anti-corruption. Et cette année, il y a eu un incident troublant au cours duquel les gens qui avaient fait des dons à Rospil à travers un système de paiement qui s’appelle Yandex Money ont soudain reçu des menaces par téléphone de la part de membres du parti nationaliste qui avaient obtenu des détails sur les donateurs de Rospil par le biais des membres des services de sécurité qui avaient d’une façon ou d’une autre obtenu ces informations des gens de Yandex Money. Cela a refroidi les gens quant à leur capacité d’utiliser Internet pour tenir le gouvernement responsable. Nous avons donc une situation dans le monde aujourd’hui où dans de plus en plus de pays la relation entre les citoyens et les gouvernements se fait au moyen d’Internet, qui est compromis à l’origine par des services privés.

Alors la question importante, je crois, ce n’est pas le débat pour savoir si Internet aidera les gentils plutôt que les méchants. Bien sûr, cela donnera du pouvoir à quiconque a le plus de talent dans l’utilisation de la technologie et comprend le mieux Internet par rapport à son adversaire, qui que ce soit. La question la plus urgente que nous devons nous poser aujourd’hui est comment pouvons-nous être sûrs que l’évolution d’internet est centrée sur les citoyens. Parce que je pense que vous serez tous d’accord que le seul but légitime d’un gouvernement est de servir les citoyens. Et je pourrais affirmer que le seul but légitime de la technologie est d’améliorer nos vies, et non de les manipuler ou de nous réduire à l’esclavage.

La question est donc, nous savons comment tenir le gouvernement responsable. Nous ne le faisons pas nécessairement très bien, mais nous avons une bonne idée des modèles politiques et institutionnels pour le faire. Comment tenir les souverains du cyberespace responsable de l’intérêt public quand la plupart des directeurs généraux affirment que leur principale obligation est de maximiser les profits des actionnaires ?

Et souvent la régulation du gouvernement n’aide pas beaucoup. Vous avez des situations, par exemple, en France dans laquelle le président Sarkozy dit aux directeurs généraux des compagnies Internet, « Nous sommes les seuls et légitimes représentants de l’intérêt public. » Mais ensuite il soutient des lois comme la tristement célèbre Hadopi qui déconnecte les citoyens d’Internet suite au partage de fichiers, ce que le Rapporteur Spécial des Nations-Unies pour la liberté d’expression a condamné comme une violation disproportionnée des droits de communication des citoyens, et a soulevé des questions parmi les groupes de société civique pour savoir si oui ou non certains représentants politiques sont plus intéressés par la préservation des intérêts de l’industrie du divertissement plutôt que pas la défense des droits de leurs citoyens. Et ici au Royaume-Uni on s’inquiète aussi d’une loi du nom de Digital Economy Act qui est en train de placer plus d’obligation sur les intermédiaires privés à surveiller les comportements des citoyens.

Nous devons donc reconnaitre c’est que si nous voulons avoir dans le futur un Internet centré sur le citoyen, nous avons besoin d’un mouvement sur Internet plus large et plus soutenu. Après tout, les sociétés n’ont pas arrêté de polluer les eaux, bien entendu, ou d’employer des gamins de 10 ans, uniquement parce que les cadres se sont levés un jour et ont décidé que c’était la bonne chose à faire. C’est le résultat de décennies d’activisme soutenu, de soutien de l’actionnariat et de soutien des consommateurs. De la même façon, les gouvernements ne promulguent pas de lois intelligentes concernant l’écologie et le travail uniquement parce que les politiciens se sont levés un jour. C’est le résultat d’un activisme politique très soutenu et prolongé. qui aboutit à de bons règlements, et avec lequel vous obtenez le bon comportement collectif. Nous avons besoin de la même approche avec Internet.

Nous aurons également besoin d’innovation politique. Il y a 800 ans, à peu près, les barons anglais ont décidé que le droit divin des rois ne leur allait plus tellement bien, et ils ont forcé le roi Jean à signer la Magna Carta, qui reconnaissait que même le roi qui prétendait régner de droit divin devait tout de même respecter une série de règles élémentaires. Ceci a mis en route un cycle de ce que nous pouvons appeler innovation politique, qui a conduit à l’idée de consentement des gouvernés — ce qui a été appliqué pour la première fois par ce gouvernement révolutionnaire radical en Amérique au delà de l’océan. Maintenant nous avons donc besoin de comprendre comment construire un consentement des utilisateurs du réseau.

Et à quoi cela ressemble ? Pour le moment, nous ne le savons pas encore. Mais cela demandera de l’innovation, qui ne devra pas se contenter de se concentrer sur la politique, ou sur la géopolitique, elle devra également s’occuper de questions de gestion des affaires, du comportement des investisseurs, des choix des consommateurs et également de création et construction de logiciels. Nous avons tous un rôle à jouer dans la construction du genre de monde dans lequel le gouvernement et la technologie servent les gens et non le contraire.




Bitcoin libérera-t-il la monnaie à l’échelle d’Internet ?

TraderTim - CC by-sa« Papa, tu faisais quoi quand les crédits Facebook sont devenus l’unique moyen de paiement sur internet ? »

C’est par cette phrase cinglante que s’achève le billet de notre ami Ploum, qui nous a fait l’honneur d’un article original sur le Framablog.

Le propos se divise en deux parties.

La première nous explique très clairement pourquoi nous avons urgemment besoin d’un système d’échange monétaire libre et décentralisé, à fortiori lorsqu’il s’agit de micropaiements ou de microdons.

La seconde est consacrée à Bitcoin (cf cette vidéo) qui semble potentiellement d’ores et déjà répondre au besoin mais qui n’est pas sans poser questions et problèmes[1].

Je ne sais si Bitcoin s’imposera, mais celui qui réussira lui ressemblera.

Et ce jour-là Papa sera fier d’annoncer à son rejeton qu’on pourra non seulement se passer des crédits Facebook mais qu’on n’aura plus à trembler servilement lorsque les bourses mondiales se mettent à tousser.

Décentralisation monétaire

Ploum – juillet 2011
Licence Creative Commons By-Sa

Quelle que soit votre motivation profonde, vous êtes beaucoup, parmi les lecteurs de Framasoft, à voir dans l’Internet un espace de liberté, d’expression, de communication, d’échanges, d’entraide et bien d’autres.

Afin que cette liberté soit garantie, il est nécessaire d’éviter à tout prix une centralisation qui mettrait le pouvoir absolu d’un service donné dans les mains d’une seule personne, entreprise ou gouvernement. En effet, un service décentralisé assure non seulement la pérennité du réseau mais permet également une indépendance d’un client par rapport à un fournisseur de service.

C’est pour cette raison qu’à Framasoft nous sommes de fervents défenseurs de l’email, que nous utilisons XMPP à la place de MSN, que nous préférons identi.ca à Twitter et que nous suivons avec impatience les progrès de Diaspora pour proposer une alternative à l’omniprésent Facebook.

Mais si l’entraide, la communication et l’échange sont de très belles choses, ils ne sont malheureusement pas entièrement suffisants et la majorité d’entre nous, Framasoft inclus, a encore terriblement besoin d’argent.

Alors que le troc est entièrement décentralisé, chacun troquant selon ses convenances, l’argent est un service totalement centralisé fourni par les états. D’ailleurs, ne parle-t’on pas de « banque centrale » ?

Ce système est, de plus, complètement opaque, les citoyens devant entièrement faire confiance à l’état central qui, lui-même, délègue une partie de ce pouvoir aux banques privées.

Le fait que ce soit un bien ou un mal reste sujet à interprétation. Néanmoins, en regard de la crise économique de 2008, il faut bien admettre que le résultat de l’actuelle politique économique centralisée est relativement mitigé. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle certaines collectivités ont développé des systèmes d’échange locaux (SEL), en temps qu’alternative locale et auto-gérée à l’économie traditionelle.

Sur le réseau la situation n’est guère meilleure. Quelques acteurs centralisés comme Visa et Paypal monopolisent les transferts entre monnaie réelle et monnaie virtuelle. Cette situation d’oligopole leur est, bien entendu, fortement profitable : taxes à l’entrée d’argent dans le système, taxe à la sortie d’argent du système, commission sur chaque transaction. Sans compter que toutes vos dépenses, représentant une grande part de votre vie privée, sont fichées et archivées entre les mains d’entreprises pas toujours scrupuleuses.

Au final, il s’ensuit un véritable racket de l’internaute : afin que votre correspondant puisse recevoir 1€ au bout de la ligne, il n’est pas rare de devoir verser 1,20€, 1,50€ voire 1,80€, sous forme de frais fixes et de pourcentage sur la transaction. Ces frais, négligeables pour les grosses sommes, empêchent tout développement réel des petits transactions, des microdons, des micro-achats. Ces entreprises acquièrent également un pouvoir politique, s’octroyant le droit de « geler » ou de supprimer des comptes, comme ce fut le cas pour Wikileaks.

Le transfert de petites sommes est pourtant un moteur de notre économie. Si l’on hésite à acheter un album de musique à 14€, acheter une chanson à 1€ peut se faire sur un coup de tête. Les grandes entreprises ont donc développé des systèmes de « comptes » ou d’abonnements. Vous versez une somme importante en une fois que vous pourrez dépenser petit à petit. L’Apple Store ou les crédits Facebook fonctionnent sur ce principe. Mais outre le fait que ces systèmes sont centralisés, ils nécessitent d’immobiliser une grosse somme d’un seul coup et ne sont bien sûr pas interopérables. Une fois vos 25€ versés sur Facebook, ils sont irrécupérables et non-transférables en dehors des applications Facebook.

Quelques alternatives tentent également de proposer un modèle original, comme Flattr. Flattr offre en effet de déterminer une somme mensuelle fixe qui sera divisée par le nombre de dons faits chaque mois. Néanmoins, cela reste centralisé et avec des frais prohibitifs. Ainsi, Framasoft ne touche que 90% des dons faits via Flattr.

Une solution idéale serait de proposer un système d’échange monétaire libre et décentralisé. Un tel système existe et a un nom : Bitcoin.

Techniquement, le fonctionnement de Bitcoin est relativement complexe, se basant sur des algorithmes cryptographiques et le peer-to-peer. Le gros problème d’une monnaie virtuelle est d’éviter la « double dépense ». Par essence, une information virtuelle peut être répliquée à l’infini, problème qui tracasse l’industrie musicale depuis plusieurs années.

Bitcoin résout ce problème en utilisant le peer-to-peer. Lorsque Alice donne un bitcoin à Bob, elle rend la transaction publique. Les participants au réseau bitcoin (les « mineurs ») vérifient que la transaction est légitime en s’assurant que, dans leur historique des transactions, Alice est bien la dernière personne à avoir reçu ce bitcoin précis, chaque bitcoin étant unique. Les « mineurs » annoncent sur le réseau que la transaction est confirmée. Quand suffisamment de « mineurs » ont confirmé la transaction, Bob peut considérer que Alice ne pourra plus dépenser son bitcoin et qu’il en est donc le propriétaire. Si Alice tente de redépenser son bitcoin, les « mineurs » refuseront la transaction, arguant que, d’après l’historique, Bob est le légitime propriétaire du bitcoin.

Pour encourager les « mineurs » à faire ce travail de vérification, le réseau gratifie le premier mineur à vérifier chaque bloc de transactions d’un bonus. Ce bonus, qui est pour le moment de 50 bitcoins, décroît avec le temps et a pour conséquence de distribuer la monnaie graduellement à travers le réseau.

Le nombre de bitcoins ainsi générés étant une fonction décroissante, on a pu calculer que le nombre total de bitcoins ne dépasserait jamais 21 millions.

Intrinsèquement, le bitcoin n’a aucune valeur. C’est juste la preuve qu’un échange a été fait. Mais n’en est-il pas de même pour n’importe quelle monnaie ?

Afin de garantir l’anonymat, les transactions ne se font pas directement entre Alice et Bob mais entre deux adresses du type 1GTkuikUyygRtkCy5H6RMuTMGA1ypqLc1X, qui est la partie publique d’une clé de cryptage asymétrique. Bob donne à Alice son adresse et seul eux deux savent à qui appartient l’adresse. Le réseau ne possède aucun moyen de lier l’adresse réceptrice à Bob. Bob, de son côté, possède la partie privée de la clé, lui permettant de prouver qu’il est bien le destinataire de tous les bitcoins envoyés à cette adresse. Bob peut générer autant d’adresses qu’il le désire et l’usage est de générer une adresse par transaction.

La facilité d’échange et la rareté du bitcoin en font un candidat idéal pour une monnaie électronique décentralisée. Des sites de vente en ligne acceptant les bitcoins sont donc apparus sur le net. Beaucoup de personnes, tablant sur un succès futur des bitcoins, on décidé d’en acheter une certaine quantité, ce qui a fait monter le prix du bitcoin. Une véritable économie parallèle s’est développée, principalement basée sur la spéculation. La valeur du bitcoin est passée de 0,01€ en novembre 2010 à 25€ en mai 2011, avant de redescendre aux alentours de 10€ en juin 2011.

Si Richard Stallman n’a pas encore pris de position publique au sujet du bitcoin, le fait qu’il s’agisse d’un logiciel libre, décentralisé et permettant des paiements anonymes en fait la coqueluche de certains libristes. La Free Software Foundation elle-même accepte dorénavant les donc en bitcoins. Après moins de deux jours, plus de 270 bitcoins avaient été envoyés anonymement, l’équivalent de près de 700€ de dons à l’époque et 2700€ actuellement !

Mais tout n’est pas rose au pays des bitcoins et les critiques sont nombreuses.

Beaucoup s’étonnent notamment au fait d’attacher de la valeur à quelque chose qui n’en a pas. À ce sujet, le bitcoin ne diffère pas d’un bout de papier ou même d’un morceau de métal jaune brillant. La valeur attachée à un objet est en effet liée à la confiance que le possesseur a de pouvoir échanger cet objet. Mais entre accorder sa confiance à un gouvernement et l’accorder à un réseau P2P décentralisé, il y a un pas que beaucoup hésitent à franchir.

Le bitcoin est anonyme et permet de gros échanges d’argent sans aucun contrôle, tel la vente de drogue ou de services illicites. Les partisans du bitcoin répliquent que bitcoin n’est qu’un outil, comme l’est la monnaie papier. Beaucoup d’outils facilitent les activités illégales: Internet, la cryptographie, le réseau Tor. Il est d’ailleurs déjà possible d’acheter de la drogue en ligne en payant en bitcoins. Faut-il bannir ces outils pour autant ? Une chose est certaine: le bitcoin opère dans une zone encore floue de la légalité. Même les activités parfaitement licites sont confrontées à un problème de taille: comment déclarer des revenus en bitcoins ? Faut-il payer des impôts ? À ce titre, Bitcoin peut être considéré comme un gigantesque SEL à l’échelle d’Internet.

Nombreux, également, sont ceux qui pointent l’inégalité de Bitcoin. En effet, les premiers bitcoins étaient très faciles à générer. Les tous premiers entrants ont donc, sans effort, récolté des milliers de bitcoins. Est-ce que le fait d’avoir cru en bitcoin avant tout le monde est suffisant pour justifier leur nouvelle richesse ? Le bitcoin n’est-il pas une gigantesque pyramide de Ponzi ? De manière amusante, cette critique semble typiquement européenne. Dans un monde où la richesse est un signe de succès, les Américains ne semblent en effet pas y voir le moindre inconvénient, surtout dans la mesure où cet enrichissement entièrement virtuel ne s’est pas fait au détriment d’autres personnes.

Économiques, philosophiques, morales, techniques ou politiques, Bitcoin interpelle et soulève de nombreuses questions à propos du système dans lequel nous vivons, ne laissant personne indifférent. À tel point que certains se demandent si le prix actuel du bitcoin n’est pas entièrement artificiel et créé par l’enthousiasme des spéculateurs. Sa difficulté d’utilisation et l’apparent amateurisme des sites acceptant les bitcoins ne semblent pas plaider en faveur du bitcoin.

En Juin 2011, MtGox.com, le principal site d’échange de bitcoin contre des dollars, a été piraté et des opérations ont été réalisées de manière frauduleuse, plongeont l’économie du bitcoin dans l’incertitude pendant une semaine complète. La valeur du bitcoin n’en a que peu souffert mais, pour certains, l’évênement a été un signal d’alarme: le bitcoin est encore très expérimental et sa valeur peut tomber à zéro en quelques heures.

Mais, malgré tout, Paypal, les crédits Facebook et les pièces d’or de World of Warcraft nous ont démontré que la généralisation des monnaies virtuelles est une évolution inéluctable. Si elle n’est pas exempte de critiques, Bitcoin semble à ce jour la seule alternative libre et décentralisée utilisable.

Bitcoin disparaitra-t-il comme une bulle spéculative après quelques mois ? Transformera-t-il durablement la société ? J’avoue ne pas en avoir la moindre idée mais je sais que mon plus grand cauchemar est de me réveiller un matin avec une petite tête blonde me demandant auprès de mon lit: « Papa, tu faisais quoi quand les crédits Facebook sont devenus l’unique moyen de paiement sur internet ? »

Notes

[1] Crédit photo : TraderTim (Creative Commons By-Sa)




L’impression 3D, ce sera formidable… s’ils ne foutent pas tout en l’air !

Cory Doctorow - CC by-saL’impression 3D est en train de naître sous nos yeux.

Demain il sera ainsi possible de reproduire toute sorte d’objets chez nous aussi facilement, ou presque, qu’un texte numérique se couche sur le papier à l’aide de notre bonne vieille imprimante 2D.

Les conséquences potentielles de la démocratisation d’un tel outil donnent le vertige et suscitent espoir et enthousiasme parmi les makers du monde entier[1].

Pour rappel, l’impression 3D est une technique qui permet de produire un objet réel à partir d’un fichier CAO en le découpant en tranches puis en déposant ou solidifiant de la matière (plastique, cire, métal…) couche par couche pour, en fin de compte, obtenir la pièce terminée. C’est l’empilement de ces couches qui crée un volume.

Si le concept et la technologie vous semblent encore un peu obscurs, je vous invite à regarder cette courte vidéo. En moins de 24h deux designeuses vont concevoir sur ordinateur une jolie salière et un beau poivrier qu’elles verront ensuite se matérialiser, non sans émerveillement, dans un fab lab qui possède une imprimante 3D (en l’occurrence une MakerBot).

Pour le moment on se déplace donc chez ceux qui disposent d’une telle imprimante, imprimante encore rudimentaires dans ses possibilités. Mais un jour on pourra créer directement des objets de plus en plus complexes depuis la maison. Et on finira par trouver de moins en moins de mobilier Ikea lorsque nous seront invités chez nos voisins 😉

On ne s’en étonnera pas. Puisqu’il s’agit de créer, d’améliorer, de bidouiller, de remixer… à partir de fichiers CAO conçus à l’origine sur ordinateur, le logiciel libre et sa culture sont directement concernés et déjà en première ligne. Il suffit en effet de créer ces fichiers sur des applications libres, de leur accoler une licence libre, de les partager sur Internet, de faire l’acquisition d’une imprimante open source comme la RepRap (cf cet article pionnier du Framablog) ou la Fab@home, et tout est en place pour que se constitue petit à petit une solide communauté autour de l’impression 3D.

Tout est en place également pour qu’on aboutisse à un monde où il fera mieux vivre, Songez en effet à un monde où les quatre libertés du logiciel s’appliquent également ainsi aux objets domestiques : liberté d’usage, d’étude, d’amélioration et de diffusion. Ne sommes-nous pas alors réellement dans des conditions qui nous permettent de nous affranchir d’une certaine logique économique et financière dont nous ne ne pouvions que constater impuissants les dégâts toujours plus nombreux ?

Il n’y a alors plus de fatalité à subir frontalement le marketing, les délocalisations, la concentration aux mains de quelques uns, le développement insoutenable, etc. Ce blog est un peu idéaliste parfois mais je crois qu’on tient véritablement ici quelque chose susceptible de faire bouger les lignes.

Mais, car il y a un gros, un ÉNORME mais, on peut d’ores et déjà être certain que tout ou partie de l’industrie des produits manufacturés ne s’en laissera pas conter.

Et si nous n’y prenons garde il se produira exactement ce que nous connaissons aujourd’hui avec la musique, où les industries culturelles abordent le problème à rebours en faisant tout pour que les gouvernements durcissent la législation, étouffent la création et criminalisent les internautes.

C’est l’objectif de cette exigeante et longue traduction ci-dessous que d’exposer et anticiper les problèmes qui ne tarderont pas à arriver au fur et à mesure que se développera et se déploiera l’impression 3D. Afin que nous soyons déjà informés et prêts à agir le cas échéant pour défendre et promouvoir cette technologie révolutionnaire.

Des problèmes qui s’annoncent juridiquement complexes. Parce que si la musique ne touche qu’à la question du droit d’auteur, un objet reproduit peut non seulement avoir à faire avec ce dernier mais également concerner les brevets, le design et le droits des marques, pour ne citer qu’eux.

C’est donc aussi à un instructif voyage au travers des méandres de la propriété intellectuelle que nous vous invitons, en nous excusant déjà si d’aventure nous avions commis quelques inexactitudes de profane dans la traduction (sachant de plus que certains termes n’existent que dans la législation américaine).

Le propos de l’auteur Michael Weinberg, de l’association Public Knowledge, s’articule en deux parties claires et distinctes. La situation telle que nous la connaissons aujourd’hui, délicate mais encore relativement douce et tolérante vis-à-vis de la reproduction d’objets, et celle de demain qui verra nécessairement la situation se tendre et évoluer vers une pression croissante pour modifier, voire tordre, les lois vers plus de restriction et de contrôle. Jusqu’à menacer l’existence même de l’impression 3D en criant partout à la contrefaçon si nous n’y faisons rien.

Notre manière de faire à nous est donc de vous proposer cet article. Nous avons besoin de l’April ou la Quadrature du net pour défendre le logiciel libre ou la neutralité d’Internet. Nous aurons besoin d’autres structures demain pour défendre l’impression 3D et derrière elle toute la culture amateur, artisanale et principalement non marchande (au sens noble des termes) du Do It Yourself et du Do It With Others.

Le scénario n’est pas écrit d’avance. Nous avons un peu de temps devant nous car l’impression 3D n’est pas encore aux portes de chaque foyer. Mais quand ce temps adviendra, il faudra prendre garde à ce que ces portes s’ouvrent sans entrave et qu’elles n’aient pas de verrous dont nous n’avons pas la clé.

Tony Buser - CC by

CE SERA FORMIDABLE S’ILS NE FOUTENT PAS TOUT EN L’AIR

L’impression 3D, la propriété intellectuelle et la bataille autour de la prochaine grande technologie de rupture

It Will Be Awesome if They Don’t Screw it Up: 3D Printing, Intellectual Property, and the Fight Over the Next Great Disruptive Technology

Michael Weinberg – 10 novembre 2010 – PublicKnowledge.org
(Traduction Framalang : Daphné Kauffmann)

Ce livre blanc intitulé « Ce sera incroyable s’ils ne foutent pas tout en l’air : L’impression 3D (NdT : 3D Printing), la propriété intellectuelle et la bataille autour de la prochaine grande technologie de rupture » (NdT : disruptive technology) examine comment la propriété intellectuelle (NdT : IP law) a un impact sur la technologie émergente de l’impression 3D et comment l’oligarchie (NdT : Incumbent) qui se sent menacé par sa croissance pourrait être tenté de l’utiliser pour l’arrêter.

Vous trouverez ci-dessous le texte intégral du livre blanc, mais pour une version plus léchée en couleur et en images, consultez le pdf (en anglais).

Pour observer cette technologie en action et écouter des interviews d’experts sur la question, voir notre page dédiée à l’impression 3D.

Introduction

Une chance et un avertissement

La prochaine grande technologie de rupture est en train de se mettre en place hors de notre vue. Dans de petits ateliers et bureaux anonymes, des garages et des sous-sols, des révolutionnaires sont en train de bricoler des machines capables de transformer des données numériques en atomes physiques. Ces machines peuvent ainsi télécharger des plans pour une clef à molette à partir du Net et imprimer une vraie clef qui fonctionne. Les usagers dessinent leurs propres bijoux, équipements ou jouets à l’aide d’un programme informatique, et utilisent leurs machines pour créer de vrais bijoux, de vrais équipements ou de vrais jouets.

Ces machines, dont le nom générique est « imprimantes 3D », ne viennent pas du futur ni d’un roman de science fiction. Des versions à usage domestique, imparfaites mais bien réelles existent déjà et peuvent être acquises pour environ 1 000 $. Chaque jour elles s’améliorent et se rapprochent du grand public.

Par bien des aspects, la communauté de l’impression 3D d’aujourd’hui ressemble à la communauté de l’ordinateur personnel (PC) du début des années 90. Il s’agit d’un groupe relativement restreint, très compétent techniquement, dont tous les membres sont curieux et passionnés par le fort potentiel de cette nouvelle technologie. Ils bricolent leurs machines, partagent leurs découvertes et créations, et sont pour le moment davantage concentrés sur les possibilités offerts que sur le résultat obtenu. Ils bénéficient également de la révolution de l’ordinateur personnel : le pouvoir de communication du Net leur permet de partager, innover et communiquer bien plus vite que le Homebrew Computer Club n’aurait pu l’imaginer (NdT : un célèbre club informatique du début des années 80).

La révolution de l’ordinateur personnel met aussi en lumière certains pièges que pourraient rencontrer la croissance de l’impression 3D. Quand l’oligarchie a commencé à comprendre à quel point l’utilisation d’ordinateurs personnels pouvait être perturbatrice (en particulier les ordinateurs personnels massivement connectés), les lobbys se sont organisés à Washington D.C. pour protéger leur pouvoir. Se rassemblant sous la bannière de la lutte contre le piratage et le vol, ils ont fait passer des lois comme le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) qui a rendu plus difficile l’utilisation nouvelle et innovante des ordinateurs. En réponse, le public a redécouvert des termes autrefois obscurs comme le « fair use » et s’est mobilisé avec vigueur pour défendre son droit à discuter, créer et innover. Malheureusement, cette large prise de conscience du public est arrivée après les lois restrictives adoptées par le Congrès.

Bien sûr, les ordinateurs n’étaient pas le premier exemple technologique de limitation contrainte et imposée. Ainsi l’arrivée de la presse écrite a entraîné de nouvelles censures par de nouvelles lois créées pour ralentir la diffusion de l’information. Et n’oublions pas que l’industrie du divertissement prétendait que l’enregistrement sur cassette lui serait fatal (l’exemple le plus mémorable est celui de l’industrie du film, qui comparait le magnétoscope à l’Étrangleur de Boston s’attaquant à une femme seule chez elle).

L’un des objectifs poursuivis par ce livre blanc est de sensibiliser la communauté de l’impression 3D, et le public dans son ensemble, avant que l’oligarchie ne tente de paralyser l’impression 3D à l’aide de lois restrictives sur la propriété intellectuelle. En analysant ces lois, en comprenant pourquoi certaines modifications pourraient avoir un impact négatif sur l’avenir de l’impression 3D, nous serons prêts, cette fois-ci, quand l’oligarchie convoquera le Congrès.

L’impression 3D

Qu’est-ce que l’impression 3D ? Pour l’essentiel, une imprimante 3D est une machine qui peut transformer un projet en objet physique. Fournissez-lui les plans d’une clef à mollette, et elle produira une clef physique et prête à l’emploi. Scannez une tasse à café à l’aide d’un scanner 3D, envoyez le document à l’imprimante, et vous pourrez ainsi produire des milliers de tasses identiques.

Alors qu’il existe déjà aujourd’hui un grand nombre de modèles d’imprimantes 3D en concurrence, la plupart travaillent de la même manière. Au lieu de prendre un bloc de matériau et de le découper pour en faire un objet, une imprimante 3D construit l’objet à partir de tout petits morceaux de ce matériau, couche après couche, tel un mille-feuille. Parmi d’autres avantages, ceci permet à l’imprimante 3D de créer des structures qu’il serait impossible au fabriquant de réaliser, s’il devait insérer un outil tranchant dans un bloc compact de matériau. Cela permet aussi à l’imprimante 3D de former une grande variété d’objets à partir de matériaux courants.

Parce qu’elles créent des objets en les construisant couche après couche, les imprimantes 3D peuvent créer des objets contenant des pièces internes et mobiles. Au lieu de devoir imprimer des pièces distinctes et de les assembler par quelqu’un, une imprimante 3D peut imprimer l’objet déjà assemblé. Bien entendu, une imprimante 3D peut aussi imprimer des pièces distinctes ou de rechange. En fait, certaines imprimantes 3D peuvent imprimer un grand nombre de leurs propres pièces de rechange, leur permettant ainsi de se répliquer ou s’auto-reproduire.

L’impression 3D commence par un projet, habituellement créé à l’aide d’un programme de conception assistée par ordinateur (CAO) exécuté sur un ordinateur personnel. Ce projet constitue un modèle virtuel en 3D du futur objet physique. Les programmes CAO sont largement utilisés de nos jours par les designers, ingénieurs et architectes afin d’imaginer des objets physiques avant qu’ils ne soient créés dans le monde réel.

Le processus de la CAO remplace la nécessité de réaliser des prototypes physiques à partir de matériel malléable comme l’argile ou le polystyrène. Un designer se sert de la CAO pour créer le modèle qui est ensuite enregistré sous la forme d’un fichier numérique. Tout comme le traitement de texte est supérieur à la machine à écrire car il permet à l’écrivain de rajouter, supprimer et éditer le texte en toute liberté, la CAO permet au designer de manipuler le fichier et donc le projet comme bon lui semble.

On peut aussi utiliser un scanner 3D pour créer un projet de CAO en scannant un objet existant. De la même manière qu’un scanner à plat crée un fichier numérique à partir d’un dessin sur une feuille de papier, un scanner 3D peut créer un fichier numérique à partir d’un objet physique.

Peu importe comment l’objet est créé, une fois que le fichier CAO existe, il peut être largement distribué comme n’importe quel autre fichier informatique. Une personne peut ainsi créer un nouvel objet, envoyer ce dessin numérique par email à un ami à travers le pays, et cet ami peut à son tour imprimer un objet identique.

L’impression 3D en action

Le mécanisme de l’impression 3D est bien beau, mais à quoi peut-il bien servir ?

Impossible d’apporter aujourd’hui une réponse complète et définitive à cette question.

Si en 1992, après vous avoir décrit l’essentiel de l’ordinateur en réseau, quelqu’un vous avait demandé à quoi cela pourrait servir, vous n’auriez probablement pas cité Facebook, Twitter ou SETI@Home. À la place, vous auriez peut-être imaginé les premiers sites comme Craigslist, les pages d’accueil des journaux imprimés, ou (si vous étiez particulièrement avant-gardiste) les blogs. Bien que ces premiers sites ne soient pas représentatifs de tout ce le Net d’aujourd’hui peut offrir, ils donnent au moins une idée de ce qu’Internet pouvait être. De la même manière, les exemples actuels d’impression 3D apparaîtront inévitablement primitifs dans cinq, dix ou vingt ans. Cependant, ils peuvent aider à comprendre de quoi il est question.

Comme exposé plus haut, l’impression 3D sert à créer des objets. Dans sa forme la plus basique, l’impression 3D pourrait ainsi vous permettre de créer des serre-livres de la forme de votre visage ou des figurines animées sur commande. L’impression 3D pourrait également servir à fabriquer des machines simples comme des bicyclettes ou des skateboards. De manière plus élaborée, si elle est combinée avec des cartes de circuits imprimés faits sur commande, l’impression 3D pourrait servir à fabriquer de petits appareils domestiques comme une télécommande faite sur mesure, modelée pour épouser parfaitement la forme de votre main, avec tous les boutons placés exactement où vous le souhaitez. L’impression 3D industriel est déjà utilisée pour fabriquer des prothèses sur mesure tout à fait fonctionnelles.

Ces possibilités semblent déjà incroyables aujourd’hui. Qui pourrait résister à offrir une réplique exacte de son visage à ses proches ? Quel enfant (ou adulte d’ailleurs) n’aimerait pas voir des jouets qu’il a dessinés sur un ordinateur atterrir directement entre leurs mains ? Qu’est-ce qui vous empêche de fabriquer un grille-pain qui rentre parfaitement dans le recoin le plus tordu de votre cuisine ? Pourquoi les amputés n’auraient pas de prothèses qui correspondent parfaitement avec le reste de leur corps ou bien ornées de rayures jaunes à néons clignotants s’ils en ont envie ?

Pourtant ces incroyables possibilités sont fragiles et vulnérables face aux nombreuses restrictions potentielles de la propriété intellectuelle. Les artistes peuvent craindre que leurs sculptures protégées par le droit d’auteur ne soient répliquées sans permission. Les fabricants de jouets peuvent craindre pour leurs droits des marques. Le nouveau grille-pain et la nouvelle prothèse d’un bras peuvent porter atteinte à d’innombrables brevets.

Personne ne suggère que ces inquiétudes soient injustifiées puisque la possibilité de copier et de répliquer est aussi la possibilité d’enfreindre les droits d’auteurs, brevets et marques déposées. Mais la possibilité de copier et répliquer est également la possibilité de créer, de développer et d’innover. Tout comme l’imprimerie, la photocopieuse et l’ordinateur personnel avant lui, certains jugeront que l’impression 3D constitue une menace alors que d’autres la verront au contraire comme un outil révolutionnaire pour étendre la créativité et la connaissance.

Il est crucial que ceux qui ont peur ne bloquent pas ceux qui sont inspirés.

Zach Hoeken - CC by-sa

Utiliser l’impression 3D

Les lois de la propriété intellectuelle sont aussi variées et complexes que l’utilisation potentielle de l’impression 3D. La façon la plus simple d’envisager l’impact que la propriété intellectuelle pourrait avoir sur l’impression 3D, c’est d’envisager plusieurs scénarios possible.

Créer des produits originaux

Intuitivement, c’est la création de produits originaux qui devrait engendrer le moins de conflits avec la propriété intellectuelle. Ceci semble logique puisque c’est ici l’utilisateur qui crée son propre objet en 3D.

Dans l’univers du droit d’auteur, cette intuition semble correcte. Quand un enfant de Seattle écrit un poème à son chien, ce travail est protégé par un droit d’auteur. Si, deux ans plus tard, un autre enfant d’Atlanta écrit un poème identique à son chien (ignorant l’existence du premier poème ), le second travail est également protégé par un droit d’auteur. Ceci est possible car le droit d’auteur tient compte de la création indépendante, même si le même travail a été indépendamment créé deux fois (ou même plus de deux fois). Si une œuvre doit être originale pour recevoir une protection par droit d’auteur, l’œuvre n’a pas besoin d’être unique au monde.

Sauf qu’avec la reproduction d’objets en 3D vient se surajouter la question des brevets. Les brevets ne permettent pas la création parallèle. Une fois une invention brevetée, chaque reproduction non autorisée de cette invention constitue une infraction, que le reproducteur ait connaissance de l’invention originale ou non.

Par le passé, cette distinction n’a pas véritablement posé de problème. Le droit d’auteur protège de nombreuses et complexes créations qui peuvent prendre la forme d’une variété d’expressions. Par conséquent, il était peu probable que deux personnes créent exactement la même œuvre sans que la seconde ne copie la première.

En revanche, plusieurs personnes travaillant en même temps sur un problème pratique ou un nouveau produit matériel peuvent créer des solutions semblables. Pour que les brevets soient efficaces ils doivent couvrir tous les appareils identiques, quel que soit leur développement. C’est pour cela que l’on a pris l’habitude d’effectuer une recherche de brevets avant d’essayer de résoudre un problème ou d’innover. Il s’agit alors d’une course à l’enregistrement où l’on doit prendre les précautions nécessaires.

Or, en se démocratisant, l’impression en 3D peut rendre la création d’objets physique presque aussi répandue que la création de travaux protégés par le droit d’auteur.

Ce changement va probablement augmenter le nombre d’innocents qui portent atteinte à des brevets dont ils ignorent l’existence. Avec la prolifération de l’impression en 3D, les individus vont chercher à résoudre des problèmes en dessinant et en créant leurs propres solutions. En produisant ces solutions, il est tout à fait possible qu’ils incorporent involontairement des éléments protégés par un brevet. Une fois encore, contrairement au droit d’auteur, cette façon de copier en tout innocence constitue malgré tout une infraction.

Partager des projets sur Internet amplifie le phénomène. Il est peu probable qu’un seul et unique objet produit à usage domestique attire l’attention d’un détenteur de brevets. Mais si l’histoire d’Internet nous a jusqu’à présent enseigné une chose, c’est que les gens aiment partager. Des individus qui ont, avec succès, dessiné des produits qui rendent service et résolvent des problèmes bien réels partageront leurs plans en ligne. D’autres gens qui ont les mêmes problèmes utiliseront (et même amélioreront) ces plans. Les plans massivement utilisés parce que massivement utiles seront certainement les plus visés par les détenteurs de brevets.

Bien que la violation de brevets par inadvertance ait le potentiel pour devenir l’un des conflits les plus représentatifs et les plus en vue de l’impression en 3D, il est néanmoins peu probable qu’il affecte beaucoup de gens. Lorsque des millions de gens créent des objets via l’impression en 3D, la probabilité pour que quelqu’un copie un objet breveté est élevée. Cependant, parce que les brevets ne couvrent pas l’ensemble des objets dans le monde, la probabilité qu’un quelconque objet reproduit porte directement atteinte à un brevet est finalement relativement faible. Il est tout à fait possible qu’une grande partie (sinon la majorité) des utilisateurs d’imprimantes 3D passent leur vie entière sans jamais enfreindre de brevet par inadvertance.

Copier des produits

Naturellement, chaque objet produit par une imprimante 3D ne sera pas le résultat de la créativité et de l’ingéniosité de celui qui l’imprime. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’objet sera parfois téléchargé et imprimé à partir du plan original conçu par quelqu’un d’autre. Et parfois l’objet se retrouvera être une simple copie d’un produit du commerce déjà existant.

Cette copie pourra provenir d’au moins deux sources. La première source est Internet. Les plans CAO, comme tous les fichiers, sont facilement copiables et distribuables en ligne. Une fois qu’un individu crée le plan d’un objet et télécharge ce plan sur un serveur, il est alors potentiellement disponible pour tout le monde.

La seconde source est un scanner 3D. Un scanner 3D a la capacité de créer un fichier CAO en scannant un objet 3D. Un individu pourvu d’un scanner 3D sera ainsi capable de scanner un objet physique, de transférer le fichier obtenu vers une imprimante 3D, et de le reproduire comme bon lui semble.

Peu importe la source du fichier, copier des objets qui existent dans le commerce va attirer l’attention des fabricants de l’objet original. Bien que la prolifération de l’impression en 3D crée sans aucun doute des opportunités pour le fabricant (comme la réduction considérable de ses coûts de production et de diffusion ainsi que la possibilité de permettre aux clients de personnaliser les objets), cela va également fortement perturber le modèle économique existant. Selon le type d’objet copié, les fabricants chercheront sans doute à contrer ces pratiques en prenant appui sur les différentes formes de protection de la propriété intellectuelle.

Le droit d’auteur

Pour l’essentiel, le droit d’auteur s’applique à chaque œuvre de création originale qui est fixée sur un support tangible. Ceci inclut la plupart des choses qui sont écrites, dessinées ou modélisées. Cependant, le droit d’auteur protège uniquement le texte, le dessin ou le plan lui-même, pas l’idée qu’il exprime.

Les ordinateurs en réseau sont justement conçus pour reproduire des choses qui sont écrites, dessinées ou modélisées. L’avènement d’Internet a rendu le public de plus en plus conscient de l’existence et des règles du droit d’auteur. Dès que des créations sont apparues en ligne, elles ont été copiées. Dès que des articles ont été copiés, les créateurs et ceux qui monétisaient leurs œuvres ont évoqué un manque à gagner pour demander un droit d’auteur toujours plus contraignant et restricitf, en se déchargeant sur le public ou les fournisseurs d’accès, n’importe qui sauf sur eux-mêmes.

A plusieurs titres, cette tension a défini l’univers du droit et des règles de la propriété intellectuelle de ces quinze dernières années. Cependant, elle a été essentiellement limitée au monde de l’intangible et de l’immatériel. On peut débattre sur l’avenir physique du CD, DVD ou des livres mais il s’agit en fait de chansons, de films et d’histoires. Ces sont ces œuvre de l’esprit et non leurs supports qui sont au cœur du droit d’auteur.

L’émergence de l’impression 3D est susceptible de modifier la donne.

Globalement les tentatives d’étendre la protection du droit d’auteur aux objets fonctionnels ont échoué, ce droit d’auteur ayant évité de s’attacher aux objets fonctionnels puisque c’était aux brevets de les protéger (si tant est qu’ils doivent être protégés). Il est cependant inévitable que certains objets fonctionnels aient aussi des visées décoratives et artistiques protégées par le droit d’auteur.

Une nouvelle pompe à essence, un engrenage, ou une machine à plier les boîtes sont des exemples sans charme d’objets d’utilité courante. Mais il arrive parfois que des objets pratiques puissent également être décoratifs. Un vase est un récipient qui sert à contenir de l’eau ou des fleurs, mais il peut aussi être une œuvre d’art à part entière. Alors absence de droit d’auteur (un vase) et droit d’auteur (la décoration sur le vase) coexistent sur le même objet (le vase décoratif). N’importe quel élément décoratif de l’objet se situant hors du champ d’utilité de cet objet (et donc susceptible d’être « séparé » de l’objet utile) peut être protégé par le droit d’auteur.

Ceci a des implications pour les individus utilisant des imprimantes 3D reproduisant des objets physiques. Alors que, la plupart du temps, l’objet physique lui-même ne sera pas protégé par un droit d’auteur, il n’en va pas de même pour ses éléments décoratifs.

Les utilisateurs feraient mieux de garder cette distinction en tête. Prenons comme simple exemple un individu qui voudrait reproduire un taquet de porte. Cet individu aime ce taquet en particulier car il a exactement la bonne taille et le bon angle pour maintenir le porte de sa maison ouverte. Admettons que ce taquet de porte possède aussi des éléments décoratifs : il est recouvert d’un imprimé vivant et coloré, et orné de gravures complexes sur les côtés. Si l’individu venait à reproduire le taquet en entier, avec l’imprimé et les gravures, le fabricant original pourrait porter plainte avec succès pour infraction au droit d’auteur. Mais si l’individu a simplement reproduit les éléments du taquet de porte qui l’intéressaient (la taille et l’angle du taquet) sans les éléments décoratifs (l’imprimé et la gravure), il est peu probable que le fabricant original puisse réussir à porter plainte pour infraction du droit d’auteur contre le copieur.

Le brevet

Le brevet diffère du droit d’auteur sur plusieurs points clés. D’abord et avant tout, la protection par brevet n’est pas automatiquement accordée. Alors que le simple fait d’écrire une histoire induit une protection par droit d’auteur, la simple création d’une invention n’entraîne pas de protection par brevet. Un inventeur (NdT : américain) doit faire une demande de brevet pour son invention auprès du Patent and Trademark Office (PTO). L’invention doit être nouvelle, utile, et non-évidente. En déposant sa demande, l’inventeur doit nécessairement divulguer les informations qui permettraient à d’autres d’appliquer l’invention. Enfin, la protection par brevet dure beaucoup moins longtemps que la protection par droit d’auteur.

La conséquence de ces différences est qu’il y a beaucoup moins d’inventions protégées par un brevet qu’il n’y a de travaux protégés par le droit d’auteur. Alors que le droit d’auteur protège automatiquement chaque comptine, chaque poème et chaque film fait maison (même insignifiant) et ce pour des décennies après sa création, la plupart des objets fonctionnels ne sont pas protégés par les brevets.

Cette dichotomie s’exprime notamment dans la différence de traitement entre les produits numériques et les produits physiques. Lorsqu’on achète une œuvre qui est livrée sous forme digitale à notre ordinateur (qu’il s’agisse d’une chanson, d’un film ou d’un livre), vouloir effectuer des copies supplémentaires et non-autorisées de cette œuvre est une infraction car l’œuvre est protégée par le droit d’auteur, à moins qu’il ne s’agisse de fair use ou qu’elle ne fasse partie du domaine public (NdT : il est dommage ici que l’auteur oublie les licences libres). En revanche, lorsqu’on achète un objet physique qui est livré chez nous, en effectuer une copie supplémentaire ne constituera sans doute pas une violation de brevet, car l’objet n’est probablement pas couvert par un brevet. Ceci crée tout un univers d’articles qui peuvent être librement répliqués à l’aide d’une imprimante 3D.

Le brevet protège moins d’objets, et les protège pour une plus courte durée, mais lorsque qu’il les protège, c’est de façon plus complète et globale. Comme nous l’avons vu précédemment, il n’y a pas d’exception pour la création indépendante dans le monde des brevets. Une fois un objet breveté, toutes les copies portent atteinte à ce brevet, que le copieur connaisse son existence ou non. Plus simplement, si vous utilisez une imprimante 3D pour reproduire un objet breveté, vous portez atteinte au brevet. L’utilisation même du procédé breveté sans autorisation porte atteinte au brevet. En outre, contrairement au droit d’auteur, il n’y a pas de fair use pour les brevets. Il n’y a pas non plus d’exception pour usage domestique, ou de droit à la copie privée.

Pourtant, l’infraction n’est pas aussi absolue qu’elle semble l’être à première vue. Pour porter atteinte à une invention brevetée, il faut porter atteinte à l’invention en entier. Ceci découle de la nature des brevets. L’une des premières exigences de la protection par brevet est que l’invention doit être nouvelle. Souvent, une invention originale consiste en l’assemblage de plusieurs inventions déjà existantes travaillant ensemble d’une manière nouvelle. Il serait illogique que, en brevetant la nouvelle combinaison d’inventions anciennes, le détenteur du brevet obtienne aussi un brevet sur l’ancienne invention. Copier des éléments non brevetés d’une invention brevetée ne viola pas à priori ce brevet.

La marque déposée

Bien qu’elle soit habituellement regroupée avec le brevet et le droit d’auteur, la marque déposée (NdT : trademark en anglais) est un domaine légèrement différent de la propriété intellectuelle. Contrairement au brevet et au droit d’auteur, il n’y a pas de mention de la marque déposée dans la Constitution (NdT : américaine). La marque déposée s’est plutôt développée comme une manière de protéger les consommateurs, leur donnant l’assurance que le produit marqué du logo du fabriquant était en effet fabriqué et soutenu par ce fabriquant. Par conséquent, la marque déposée n’est pas conçue dans le but de protéger la propriété intellectuelle en soi. La propriété intellectuelle est ici plutôt un effet secondaire issu du besoin de protéger l’intégrité de la marque.

La marque déposée pourrait néanmoins être impliquée dans le fait de produire des copies exactes d’objets. Si l’imprimante 3D effectue une copie d’un objet et que cette copie contient une marque déposée, la copie porte alors atteinte à la marque déposée. Cependant, la particularité de l’impression 3D permettrait à un individu de répliquer un objet sans répliquer la marque. Si vous aimez un produit donné mais que vous ne tenez pas particulièrement à avoir le logo attaché dessus, le reproduire sans logo ne devrait pas porter atteinte à la loi des marques déposées.

Utilisation dans le commerce

Il existe une question supplémentaire à prendre en considération concernant l’usage domestique de l’impression 3D (pratiqué à la maison). Parce que la protection par marque déposée est avant tout là pour permettre au consommateur de s’y retrouver sur le marché, l’infraction envers la marque déposée est décrite en termes « d’utilisation dans le commerce » (afin de ne pas semer la confusion dans l’esprit du consommateur sur l’origine du produit). A la différence du brevet ou du droit d’auteur, ce n’est pas le fait de copier une marque déposée qui crée l’infraction, c’est son utilisation commerciale.

Sauf qu’avec le temps, le sens de l’expression « utilisation dans le commerce » s’est considérablement élargi. L’infraction de la marque déposée s’est même étendue au point d’inclure la « dilution » de marques célèbres, considérant finalement tout usage public d’une marque célèbre – dans le commerce ou pas – comme une violation de marque déposée.

Ceci dit, la simple existence chez soi d’une marque déposée non autorisée ne devrait pas porter atteinte à la loi des marques déposées. Dans la plupart des cas, fabriquer des produits contenant une marque déposée chez soi, pour son propre usage personnel, n’est pas une violation de la marque déposée. En effet, puisqu’on sait qu’on a fabriqué le produit, il n’y a donc pas de risque de « confusion » sur sa provenance. Mais il n’en ira pas de même si vous utilisez cette même imprimante domestique pour reproduire en série des lunettes de soleil de marque que vous destinez à la vente.

Le remplacement d’objets

Si l’impression 3D peut servir à créer des copies de produits manufacturés, elle pourra aussi servir à créer des pièces de rechange destinées à des produits usés ou cassés. Au lieu de fouiller les magasins pour trouver la pièce à remplacer, on pourra simplement l’imprimer, quitte à améliorer soi-même la pièce pour qu’elle dure plus longtemps à l’avenir.

Comme pour la création et la copie d’objets, le fabricant peut être tenté d’utiliser les lois de la propriété intellectuelle pour empêcher une telle activité. Dans le cas des objets de remplacement, le droit d’auteur et la marque déposée ne seront pas prédominants. puisqu’une pièce de remplacement est, presque toujours, par définition, un « article utile ». Ils seront donc avant tout placés sous la juridiction des brevets.

Le brevet autorise cependant la libre reproduction de pièces de remplacement de plusieurs manières. Tout d’abord, la protection par brevet requiert des exigences relativement rigoureuses. Comme mentionné plus haut, ces exigences rigoureuses impliquent que relativement peu d’objets sont protégés par brevet.

De plus, beaucoup d’objets protégés par brevet sont, en fait, des « combinaisons » de brevets. Les combinaisons de brevets associent des objets existants (certains brevetés, d’autre pas) d’une nouvelle manière. Bien que la nouvelle combinaison soit protégée par brevet, les éléments individuels (en supposant qu’ils ne soient pas protégés individuellement par brevet) peuvent être reproduits librement à volonté. Par conséquent, il paraît évident que la fabrication de pièces de remplacement non brevetées pour un appareil breveté ne viole pas le brevet de cet appareil. Tant que l’appareil original a été acheté légitimement, chacun devrait avoir le droit de fabriquer ses propres pièces de rechange.

Deux objections cependant. Tout d’abord, lorsque l’on se retrouve en face d’un appareil breveté simple constitué d’une seule pièce (ou une pièce individuellement brevetée d’un appareil plus complexe), on ne peut plus le reproduire sans se mettre en infraction. Ensuite, s’il est légal de réparer un appareil breveté, reconstruire le même appareil en entier à partir de ses pièces constitutives constitue une infraction. La limite entre réparer et reproduire n’est pas toujours évidente à définir, et avec l’augmentation de l’utilisation de l’impression 3D pour remplacer des pièces, elle peut devenir une zone floue de plus en plus préoccupante.

Une règle simple à retenir est que si l’article breveté est conçu pour n’être utilisé qu’une seule et unique fois, entreprendre de le reconstruire est considéré comme une infraction. Mais si une pièce non-brevetée d’un appareil breveté plus important s’est usée, reconstruire la pièce n’est pas une infraction, même si, avec le temps, le propriétaire d’un appareil finit par remplacer chaque pièce usée de l’appareil breveté. Ajoutons que remplacer une partie d’un appareil breveté pour lui donner une fonctionnalité nouvelle ou différente n’est pas non plus une infraction, parce que cela crée un nouvel appareil.

Utilisation du logo et du « trade dress »

Quand les imprimantes 3D seront devenues courantes, chacun les utilisera pour reproduire des logos de marques déposées et autres éléments de « trade dress » (NdT : en droit américain, l’apparence, la texture ou le design de l’objet qui peuvent être soumis à protection). Les reproductions plus ou moins exactes de logos, comme énoncé plus haut, seront probablement des infractions. Ce sera plus complexe pour ce qui concerne l’aspect général de l’objet qui peut être protégé par un brevet de design et par la subdivision consacrée au trade dress de la marque déposée.

Les brevets de design

En plus du brevet purement fonctionnel, la loi américaine prévoit une protection par brevet pour « le design nouveau, original et ornemental d’un article de fabrication ». Bien que cette extension au design ornemental puisse avoir l’air de chevaucher le droit d’auteur, les brevets de design sont pour le moment d’une portée assez limitée. D’abord parce que le design protégé doit être réellement original. Ensuite parce que les brevets de design sont strictement limités à des designs d’ornement non-fonctionnels (tout de moins c’est ce que les tribunaux ont toujours dit jusqu’à maintenant). Enfin, parce que la protection de design est fortement encadrée et précisée lors du dépôt de brevet et ne s’applique pas pour des designs similaires ou simplement dérivés de l’original.

À plusieurs égards, cette distinction entre la forme et la fonction est incompatible avec les buts traditionnels du design industriel. De manière générale, les designers industriels parviennent à l’élégance en mariant la forme et la fonction, établir une distinction nette entre la forme et la fonction va à l’encontre de cet objectif.

Les utilisateurs d’imprimantes 3D devraient donc à priori pouvoir contourner les brevets de design. Si un élément d’un objet est fonctionnel, et ainsi nécessaire pour reproduire un objet, une machine ou un produit, il ne peut tout simplement pas être protégé par un brevet de design.

Il existe cependant des cas pour lesquels la protection par brevet de design peut poser problème. Le plus connu est sans doute celui des fabricants d’automobiles qui utilisent de plus en plus de brevets de design pour protéger des plaques de carrosserie, des phares ou des rétroviseurs. Ce qui peut alors empêcher la concurrence de pénétrer le marché des pièces de rechange. On peut également l’utiliser pour protéger un design dès le moment de sa sortie et attendre ainsi le temps nécessaire pour ensuite passer le relais à la protection plus permanente du trade dress régie par le droit des marques.

Le trade dress

La protection par marque déposée peut s’étendre au-delà du logo collé sur un produit, pour inclure le design du produit lui-même. Mais pour étendre la protection au design des produits, les tribunaux ont exigé que le trade dress s’applique à une association spécifique avec un fabriquant particulier. Or valider une telle association prend du temps et doit être prouvé par des résultats d’études auprès du public. En conséquence de quoi, la plupart des designs de produits, même les designs uniques créés « pour rendre le produit plus utile ou plus attrayant », ne seront pas protégés comme trade dress.

En outre, comme pour les brevets de design, la protection par trade dress ne peut s’appliquer aux éléments fonctionnels d’un produit, sachant de plus qu’il est à la charge du fabricant de ce produit d’établir la prétendue non fonctionnalité de l’élément en question. Toute caractéristique « essentielle » d’un produit, caractéristique qui donnerait un désavantage à la concurrence si elle ne pouvait l’inclure ou qui affecterait le coût et la qualité de l’appareil, est exclue de la protection par trade dress. Comme l’a établi la Cour Suprême, la loi des marques déposées « ne protège pas le trade dress d’un design fonctionnel simplement parce qu’un investissement a été fait pour encourager le public à associer une caractéristique fonctionnelle particulière avec un seul fabricant ou vendeur ».

Donc comme pour les brevets de design, la protection par trade dress ne devrait pas empêcher à grande échelle la reproduction d’objets avec une imprimante 3D. Si un élément de l’objet est nécessaire à son fonctionnement, il ne peut pas être protégé par cette disposition. Cependant, essayer de le copier à l’identique peut aller à l’encontre du droit des marques en arguant de la protection par trade dress.

Remixer

Et que dire du remix ? La culture du remix a été l’un des résultats créatifs les plus riches de l’accès à Internet. Jusqu’ici cette culture s’est cantonnée à des œuvres écrites, aux arts visuels et à la musique. mais on voit cependant déjà poindre des exemples de remixeurs qui travaillent sur des objets physiques bien réels ou qui mélangent allègrement matériel et immatériel.

D’une certaine manière, l’impression 3D peut ouvrir la voie à un nouvel âge d’or de culture du remix.

Rappelons que les sources traditionnelles des œuvres remixées – textes, audio et vidéo – sont pour la plupart protégées (strictement) par le droit d’auteur. En conséquence, les artistes remixeurs ont dû souvent compter sur le fair use pour créer leurs œuvres (NdT : sur le fair use ou sur les licences libres). La réappropriation et le mélange d’objets fonctionnels et tangibles du quotidien présentent aujourd’hui, et en règle générale, moins de problèmes liés au droit de la propriété intellectuelle, principalement parce que nous ne sommes pas encore en face d’une pratique de masse.

Mais une fois ces problèmes déclenchés, il seront plus difficiles à résoudre. Contrairement au droit d’auteur, il n’y a pas de fair use pour les brevets. Reconstruire un objet breveté à de nouvelles fins, quelle que soit la raison, est effectivement une violation du brevet.

Tony Buser - CC by

Problèmes futurs

Jusqu’à présent nous nous sommes efforcés de passer en revue les différents champs de la propriété intellectuelle qu’impacte l’impression 3D et les risques encourus par rapport à la législation actuelle. Cette législation est contraignante mais elle autorise encore à faire certaines choses. Mais que se passera-t-il lorsque l’impression 3D frappera réellement aux portes du grand public en pouvant potentiellement placer une imprimante dans chaque foyer ? Les conséquences et les enjeux sont tels qu’il y a fort à parier que la législation sera plus dure encore si nous n’y prenons garde.

L’avènement de l’impression 3D, encore à ses balbutiements aujourd’hui, ne se fera pas du jour au lendemain. Elle va petit à petit, sur la durée, se glisser dans la vie courante. Durant ce processus, il y aura des dizaines, voire des centaines de petits accrochages avec la propriété intellectuelle. Ces accrochages témoigneront de la tension entre la propriété intellectuelle existante et ces nouvelles réalités. Une nouvelle réalité que l’on tentera d’apprivoiser parfois de force, et ce faisant, on changera lentement l’état de la loi. Alors qu’il serait facile de passer à côté de ces accrochages, ici un obscur procès, là un petit amendement, il est est crucial de se monter au contraire vigilant. Car tous ces changements, anodins individuellement, finiront par décider globalement de la liberté que nous aurons ou non à utiliser une technologie aussi novatrice et perturbatrice que l’impression 3D au maximum de ses possibilités et potentialités.

Vous trouverez ci-dessous une liste de questions et problèmes qu’il faudra très probablement analyser et affronter.

Les brevets

Extension des conditions d’infraction aux brevets

L’infraction traditionnelle aux brevets, telle la contrefaçon, n’est pas forcément bien adaptée à un monde dans lequel les individus répliquent des articles brevetés dans leurs propres foyers et pour leur propre usage. Contrairement à la violation du droit d’auteur, la simple possession ou le simple téléchargement d’un fichier ne sont à priori pas suffisants pour se rendre responsable d’une infraction. Afin d’identifier un individu en infraction, le propriétaire du brevet devra en effet trouver un moyen d’établir que l’appareil a été effectivement répliqué dans le monde physique par le prévenu. Ceci devrait être encore plus compliqué, long et coûteux que les moyens intensifs mis actuellement sur les sites d’échange de fichiers numériques pour tenter de contrer les infractions aux droits d’auteur.

Dans le sillage de la bataille que livrent en ce moment-même les industries culturelles contre le partage de fichiers à l’aide du droit d’auteur, les détenteurs de brevets utiliseront sans doute le « contributory infringement » pour défendre leurs droits (NdT : en droit américain, il s’agit d’étendre le champ des responsabilités à ceux qui facilitent la contrefaçon par fourniture indirecte de moyens). Ils pourraient , par exemple, poursuivre les fabricants d’imprimantes 3D en justice, sous prétexte que les imprimantes 3D sont nécessaires pour faire des copies. Il pourraient aussi poursuivre les sites qui hébergent des fichiers de dessins CAO en les accusant de piratage. Au lieu de devoir poursuivre des centaines, voire des milliers d’individus aux moyens limités, les propriétaires de brevets pourraient poursuivre une poignée d’entreprises ayant les moyens de payer un procès contre eux

En plus d’attaquer les entreprises qui rendent l’impression 3D possible, les propriétaires de brevets peuvent également essayer de stigmatiser les fichiers numériques de type CAO, à peu près de la même façon que les détenteurs de droits d’auteur stigmatisent le protocole BitTorrent de transfert de fichiers (voire même directement le format MP3 des fichiers musicaux). Cette façon d’assimiler automatiquement les fichiers CAO à des infractions pourrait aussi ralentir l’adoption de l’impression 3D par le grand public et reviendrait à dire que chaque personne qui télécharge un fichier CAO sur un site communautaire est, en quelque sorte, un pirate de l’impression 3D.

Preuve de la copie

Cependant, le contributory infringement ne permettra pas automatiquement aux propriétaires de brevets d’arrêter l’impression 3D, parce qu’il exige tout de même une preuve de l’infraction.

Cette obligation devrait empêcher les propriétaires de brevets d’insinuer qu’une entreprise X aide nécessairement les gens à porter atteinte à la loi à cause de la nature même du produit qu’elle propose. Pour réussir à poursuivre l’entreprise X en justice, les propriétaires de brevets devront prouver que l’utilisateur s’est effectivement servi du produit ou du service proposé par l’entreprise X pour porter atteinte à la loi et pas seulement que l’utilisateur aurait pu le faire. Le contributory infringement donne aux détenteurs de brevets un moyen de protéger leur brevet sans être obligé de poursuivre chaque individu qui a enfreint la loi, mais ils doivent tout de même trouver au moins un individu qui a effectivement porté atteinte au brevet.

Staple Article of Commerce

Un second obstacle pour les détenteurs de brevets est la doctrine dite du « staple article of commerce » (NdT : en droit américain on évoque cela lorsqu’un appareil ou un produit est devenu d’usage courant et qu’on le trouve partout dans le commerce).

Des outils comme un scanner ou un lecteur de code-barre servent sans aucun doute à effectuer un certain nombre de tâches ou de fonctions brevetées, mais ils sont aussi utilisés pour un grand nombre de tâches non-brevetées. Un ordinateur, une imprimante 3D et un peu de colle peuvent servir à fabriquer une reproduction contrefaite d’un produit breveté, mais tous ces objets ont cependant tellement d’usages légaux et communs n’engendrant pas d’infractions que les proscrire serait nuisible à la société.

Cette doctrine reconnaît que les inventions sont faites à partir d’éléments, et que ces éléments peuvent servir à faire plus de choses que l’invention seule. Par exemple, ce n’est pas parce que vous avez breveté un nouveau mécanisme en acier que vous pouvez poursuivre tous les fabricants d’acier pour contributory patent infringement. L’acier a de nombreuses utilisations légales, mais aussi illégales, et le simple fait qu’il pourrait être utilisé à de mauvaises fins ne prouve pas qu’il l’a été.

Tant qu’un article peut être utilisé couramment sans infraction, le fait qu’il puisse éventuellement être utilisé pour violation de brevet n’est pas suffisant pour engendrer la responsabilité de son créateur. Vendre du matériel à usage courant pouvant accomplir un processus ne représente pas une atteinte au brevet de ce processus. Quand la Cour Suprême a examiné le sort du vieux format vidéo VCR, elle a justement emprunté ce concept à la loi des brevets.

La connaissance

Enfin, pour poursuivre en justice une entreprise qui fournit des outils susceptibles de servir à enfreindre un brevet ou à fabriquer des contrefaçons, le propriétaire du brevet doit montrer que l’entreprise savait ou avait l’intention de permettre à quelqu’un d’enfreindre ce brevet. Le détenteur du brevet doit montrer que la partie qui aurait incité à l’infraction avait effectivement connaissance du brevet en question, ou était délibérément indifférent à l’existence d’un tel brevet.

Comme pour les autres obstacles, ceci devrait pouvoir protéger les entreprises qui fournissent simplement les outils nécessaires à l’impression 3D. Le fabricant de l’imprimante, le concepteur du logiciel ou les entreprises qui fournissent les matériaux que l’imprimante utilise pour fabriquer les objets devraient être en mesure d’affirmer qu’ils offrent leurs services à un marché vaste et légitime et que toute infraction est sans rapport avec leurs activités.

Réparation et reproduction

Pour le moment, le public est encore libre de répliquer des éléments non brevetés faisant partie d’un objet breveté, pour en réparer et remplacer des éléments usés ou défectueux, sans nécessairement devoir obtenir la pièce de rechange auprès de fabricant original.

Aujourd’hui, le public est libre de répliquer des éléments non brevetés faisant partie de combinaisons brevetés. Chacun peut réparer et remplacer des éléments usés sans se protéger par une licence supplémentaire ou obtenir les pièces de rechange nécessaires auprès du fabricant original.

Mais s’il devient plus facile de créer ces pièces de rechanges non brevetés, les fabricants commenceront alors sans doute à considérer cette pratique comme du piratage ou du vol. Ils chercheront probablement à criminaliser la création de pièces de rechange sans licence et à abaisser le seuil de ce qui constitue une contrefaçon. Ceci devrait malheureusement se traduire par une extension de la protection par brevets (on pense en particulier à ce qui touche au design) ainsi qu’une volonté croissante de commencer à protéger aussi les éléments non brevetés d’une combinaison brevetée.

De plus, la frontière relativement ambiguë entre réparer et reconstruire sera sans doute examinée et probablement revue et corrigée dans le sens d’une plus grande restriction. Les utilisateurs vont résister pour conserver le droit de réparer les pièces usées, pendant que les entreprises lutteront pour constituer un monopole sur les pièces de rechange.

Le droit d’auteur

L’impression 3D permettant de recréer des objets physiques, il y a fort à parier que les fabricants et designers de ces objets réclament de plus en plus de protection « par droit d’auteur » pour leur objets fonctionnels. Au lieu de séparer les éléments de design des éléments fonctionnels, ils s’efforceront de les confondre pour étendre la protection par droit d’auteur à tous les articles fonctionnels qui contiennent des éléments de design. C’est déjà le cas dans le milieu de la mode ou pour des appareils comme les aspirateurs Dyson ou l’iPod que l’on essaye d’ériger en objet d’art. Récemment le Congrès a rajouté du droit d’auteur pour protéger le dessin des coques de bateaux.

Ce droit d’auteur sur des objets physiques ferait alors un peu office de brevet, à ceci près que l’on n’exige plus d’innovation ou de temps limité d’application. Des objets utiles pourraient être ainsi protégés très longtemps, des dizaines d’années après leur création. L’innovation mécanique et fonctionnelle pourrait être gelée par crainte d’engendrer d’importants procès pour violation du droit d’auteur. Il pourrait alors devenir de plus en plus difficile de récréer et améliorer des objets aussi simple qu’un serre-livres ou un tasse à café.

La marque deposée

Ces dernières années, on a pu voir la Cour Suprême protéger l’intérêt du public en tentant de garantir la concurrence face aux détenteurs de marques qui voulaient augmenter la portée de leur protection. Mais rien n’est jamais acquis et la pression va se poursuivre car la marque déposée est une protection très attrayante avec sa durée de vie potentiellement infinie.

En ce qui concerne le trade dress, les fabricants vont continuer à exiger la protection automatique de la marque ainsi que son caractère singulier intrinsèque (NdT : inherent distinctiveness) sans attendre qu’un design particulier obtienne ce caractère distinctif aux yeux du public. Ils vont aussi certainement chercher à minimiser voire à éliminer la notion « d’utilisation dans le commerce » au sein du droit des marques. Cette « utilisation dans le commerce » n’a pas encore été tellement évoquée devant les tribunaux, car dans les faits les actions en justice concernaient avant tout des utilisations commerciales illicites de la marque. Mais au fur et à mesure qu’il deviendra plus facile pour chacun de créer des produits chez soi à usage personnel, on peut s’attendre à ce que tout ceci soit remis en question.

La question de l’anti-dilution des marques peut aussi participer à étendre leur portée. Contrairement à la marque déposée traditionnelle, une utilisation qui dilue une « marque célèbre » n’a pas besoin d’être dans le commerce, de désorienter le consommateur, ou de causer des dommages économiques directs au détenteur de la marque pour être illégale. On peut ainsi imaginer des décisions de justice augmenter graduellement la définition même d’une marque célèbref dans le but de recourir à la dilution.

Extension de la responsabilité

La bataille du droit d’auteur sur Internet pour la musique ou la vidéo nous a enseigné qu’il peut être complexe, coûteux et très long d’engager des poursuites individuelles contre des personnes en infraction. Pour palier à cela, les détenteurs des droits ont cherché à étendre la responsabilité de la faute à ceux qui facilitent l’infraction. Tous les ordinateurs peuvent faire de la copie, mais si les fabricants d’ordinateur ou les fournisseurs d’accès au réseau étaient tenus pour responsable de chaque film téléchargé illégalement, c’en serait vite fini de l’Internet et du développement des nouvelles technologies que nous connaissons encore aujourd’hui.

On risque fort de constater la même dérive avec l’impression 3D qui permet donc de reproduire des objets potentiellement protégés par des brevets, droits d’auteur ou marques déposées. Si on permet aux détenteurs de droits de rejeter la responsabilité des copies faites par des individus sur les fabricants qui rendent l’impression 3D possible, ceux-ci ne pourront plus continuer à se développer. Si, comme on le constate pour la musique actuellement, les détenteurs de droits arrivent à forcer les entreprises d’imprimantes 3D à céder un pourcentage de leurs ventes (comme « compensation »), ou à incorporer des mesures techniques de protection pour contrôler, restreindre ou interdire la copie, ce secteur économique plein de promesses calera avant d’atteindre le grand public (on pourrait ainsi par exemple empêcher une imprimante 3D de lire dans plans CAO tatoués numériquement).

Conclusion

La faculté de reproduire des objets physiques chez soi ou dans de petits ateliers est potentiellement tout aussi révolutionnaire que la faculté de rassembler des informations, quelles que soient leurs sources, sur un écran d’ordinateur.

Aujourd’hui, les premiers contours de cette révolution commencent tout juste à se dessiner. Ce sont les scanners 3D et la CAO accessibles à tous pour créer des plans. Ce sont tous ces ordinateurs interconnectés pour partager facilement ces plans. Et ce sont enfin toutes ces pionnières imprimantes 3D permettant de transposer ces plans dans le monde réel. Tous ces outils, accessibles, bon marché et faciles à utiliser, vont changer notre manière d’envisager les objets physiques de façon aussi radicale que les ordinateurs ont changé notre manière d’envisager les idées.

La frontière entre un objet physique et la description digitale de cet objet physique va commencer à s’estomper. Avec une imprimante 3D, posséder les bits est presque synonyme de posséder les atomes. Les systèmes de contrôle des informations traditionnellement appliqués aux ressources numériques pourraient commencer à s’infiltrer dans le monde physique.

Les contours de base de cette révolution n’ont donc pas encore été définis. Et d’une certaine manière, c’est une bénédiction. Lâcher ces outils dans le monde va engendrer des conséquences inattendues et des changements imprévisibles. Mais cette inconnue joue aussi en notre défaveur. Voyant peu à peu l’impression 3D sortir de l’ombre pour devenir une menace, les entreprises impactées vont inévitablement essayer de la limiter en augmentant les protections de la propriété intellectuelle. Ce faisant, elles vont fort logiquement attirer l’attention sur les torts causés à leurs modèles économiques, tels que la perte de ventes, la baisse de profits et la réduction d’emplois (que l’impression 3D en soit ou non directement responsable).

On n’en voit que les prémisses aujourd’hui mais il est évident que des milliers de nouvelles entreprises vont fleurir dans le sillage de l’impression 3D. Sauf qu’elles n’existeront peut-être plus quand les grandes entreprises se réveilleront et commenceront de à faire appel à la propriété intellectuelle pour toujours plus se protéger. Il sera alors demandé aux décisionnaires et aux juges d’évaluer le poids des pertes concrètes par rapport aux futurs bénéfices difficile à quantifier ou imaginer.

C’est pourquoi il est crucial pour la communauté actuelle de l’impression 3D, tapie dans des garages, des hackerspaces ou des fab labs, garde d’ores et déjà un œil vigilant sur ces questions cruciales de réglementation avant qu’ils ne prennent trop d’ampleur.

Le temps viendra, et il viendra vite; où les industries en place qui seront touchées exigeront de nouvelles lois restrictives pour l’impression 3D. Si la communauté attend ce jour pour s’organiser, il sera trop tard.

La communauté doit plutôt s’efforcer d’éduquer les décisionnaires et le public sur le formidable potentiel de l’impression 3D. Ainsi, lorsque les industries en place décriront avec dédain l’impression 3D comme un passe-temps de pirates ou de hors-la-loi, leurs déclarations tomberont dans des oreilles trop avisées pour détruire cette toute nouvelle nouveauté.

Windell Oskay - CC by

Notes

[1] Crédit photos : Cory Doctorow, Tony Buser, Zach Hoeken, Tony Buser et Windell Oskay (Creative Commons By ou By-Sa)




#SpanishRevolution ? Traduction 1.1 du Manifeste « Democracia Real Ya »

Fito Senabre - CC by-sa« Nous ne sommes pas contre le système, c’est le système qui est contre nous ! »

« Si vous nous empêchez de rêver, nous vous empêcherons de dormir ! »

C’est avec de tels slogans que de nombreux espagnols contestent et occupent l’espace public depuis près d’une semaine, en utilisant massivement le réseau pour se coordonner.

Pas de mots d’ordre, pas de revendications précises, pas de leaders, pas d’idéologie (sauf à considérer que le petit livre de Stéphane Hessel Indignez-vous ! puisse servir de référence commune), c’est un mouvement qui déconcerte et qui n’a pas eu encore beaucoup d’écho chez nous, affaire DSK oblige.

Mais qui sait si il ne fera pas tâche d’huile en France et en Europe car, pour le coup, vérité (notamment économique) en deçà des Pyrénées est la même au delà, modulo le fait que tous les pays n’ont pas encore un taux de chômage de sa jeunesse à… 40% !

Pour en savoir plus il y a l’article Wikipédia à suivre au jour le jour (si possible en langue originale). Il y a aussi cette excellente traduction d’Owni : Comprendre le révolution espagnole[1].

« Quelque chose de grand est en train de se passer ici », nous dit-on dans ce billet. On y apprend également que l’un des éléments déclencheurs du mouvement fut le passage d’une loi présentant de forte similitudes avec notre Hadopi et notre Loppsi (la Ley Sinde). Une loi qui fit l’objet d’un pacte entre les trois grands partis coalisés (PSOE, PP et CiU) et qui, no comment, donna l’impression à une majorité d’internautes qu’elle était un cadeau fait aux groupes de pression au détriment des citoyens.

Certains n’y verront peut-être qu’un apéro Facebook amélioré, d’autres au contraire évoquent déjà la contagion du printemps arabe au sein même de nos démocraties (ou de ce qu’il en reste).

Nous verrons bien… Mais en attendant nous vous proposons ci-dessous la traduction française du manifeste de l’un des fers de lance du mouvement, le collectif « Democracia Real Ya ! », « une vraie démocratie, maintenant ! ».

Remarque : On peut considérer cette traduction comme la version 1.1 de celle que l’on peut trouver actuellement sur Internet et qui était, à nos yeux, nettement perfectible, étant entendu que vous pouvez continuer à proposer des améliorations en vue d’une version 1.2 🙂

Manifeste de « Democracia Real Ya ! »

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Nous sommes des personnes simples et ordinaires. Nous sommes comme toi. Des gens qui se lèvent chaque matin pour étudier, pour travailler ou pour chercher du boulot ; des gens qui ont une famille et des amis. Des gens qui travaillent dur tous les jours pour vivre et offrir un meilleur futur à ceux qui les entourent.

Parmi nous, cer­tains se consi­dè­rent pro­gres­sis­tes, d’autres plutôt conser­va­teurs. Certains sont croyants, d’autres pas. Certains ont des idéo­lo­gies affirmées, d’autres sont apo­li­ti­ques. Mais nous sommes tous préoc­cupés et indi­gnés par la situa­tion poli­ti­que, économique et sociale actuelle. Par la cor­rup­tion des poli­ti­ciens, des patrons, des ban­quiers… qui nous laissent impuissants et sans voix.

Cette situa­tion nous fait souffrir au quotidien ; mais si nous nous unissons nous pouvons la modifier. C’est le moment de nous mettre en marche pour bâtir ensemble une société meilleure. Pour ce faire, nous sou­te­nons fermement que :

  • Les priorités de toute société développée doivent être l’égalité, le progrès, la solidarité, le libre accès à la culture, le développement durable et le bien-être des personnes.
  • Il existe des droits fondamentaux que la société a le devoir de garantir : le droit au logement, au travail, à la culture, à la santé, à l’éducation, à l’engagement politique, à l’épanouissement personnel et le droit à l’accès aux biens nécessaires à une vie saine et heureuse.
  • Le fonctionnement actuel de notre système politique et gouvernemental ne répond pas à ces priorités et il devient un obstacle pour le progrès de l’humanité.
  • La démocratie, par essence, émane et appartient au peuple, mais, dans ce pays, la majorité de la classe politique ne lui prête pas attention. Le rôle des politiciens devrait être de faire entendre nos voix aux institutions, en facilitant la participation politique des citoyens grâce à des voies de démocratie directe pour le bénéfice de l’ensemble de la société. Et non celle de s’enrichir et prospérer à nos dépens, en se pliant aux exigences des pouvoirs économiques et s’accrochant au pouvoir par la dictature partitocratique du PPSOE[2].
  • La soif de pouvoir et son accumulation entre les mains de quelques-uns créent inégalités, tensions et injustices, ce qui mène à la violence et que nous refusons. Le modèle économique en vigueur, obsolète et antinaturel, coince le système social dans une spirale qui se consomme par elle-même en enrichissant une minorité et en plongeant les autres dans la pauvreté. Jusqu’à l’effondrement.
  • L’accumulation d’argent est la finalité du système, sans prendre en considération le bien-être de la société et de ceux qui la composent ; gaspillant nos ressources, détruisant la planète, générant du chômage et des consommateurs frustrés.
  • Nous sommes les rouages d’une machine destinée à enrichir une minorité qui ne sait plus reconnaître nos besoins. Nous sommes des citoyens anonymes, mais sans nous rien ne serait possible car nous faisons tourner le monde.
  • Nous ne devons plus placer notre confiance en une économie qui ne tourne jamais à notre avantage. Il nous faut éliminer les abus et les carences que nous endurons tous.
  • Nous avons besoin d’une révolution éthique. L’argent ne doit plus être au dessus tout, mais simplement à notre service. Nous sommes des êtres humains, pas des marchandises. Je ne suis pas le produit de ce que j’achète, pourquoi je l’achète et à qui je l’achète.

Pour toutes ces raisons, je suis indigné(e).
Je crois que je peux changer les choses.
Je crois que je peux aider.
Je sais que tous ensemble nous le pouvons.
Il ne tient qu’à toi de nous rejoindre.

Notes

[1] Crédit photo : Fito Senabre (Creative Commons By-Sa)

[2] Contraction des deux partis PP et PSOE, un peu comme si on disait UMPS chez nous.




Parution du livre «  Libres Savoirs : les biens communs de la connaissance »

Libres Savoirs - C&F EditionsS’il fallait rechercher une unité, une cohérence, voire une politique, à la ligne éditoriale du Framablog, on pourrait bien les trouver du côté de la notion de « biens communs ». C’est pourquoi la parution récente du livre « Libres Savoirs, les biens communs de la connaissance » nous semble un évènement important.

Coordonné par l’association Vecam, ce livre offre un panorama des biens communs de l’immatériel, depuis les usages numériques jusqu’aux savoirs et connaissances scientifiques ou traditionnelles. Cette approche par les communs permet d’interroger les modèles politiques et les activités des mouvements sociaux. Réunissant trente auteurs, venus de tous les continents, il constitue une référence sur la théorie des biens communs, embrassant tout le spectre de ces nouveaux communs de l’immatériel. Et soulevant des questions nouvelles pour le 21ème siècle.

Nous en avons reproduit ci-dessous le texte introductif qui annonce bien la couleur et la suite de l’ouvrage. On trouvera toute l’information sur ce livre sur le site de C&F éditions.

Remarque : Nous sommes fiers d’avoir participé, indirectement et modestement, au projet. En effet le livre contient le fort intéressant article Les biens communs ou le nouvel espoir politique du XXIe siècle ? traduit par nos soins (Framalang) à même ce blog.

Les biens communs, une utopie pragmatique

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Valérie Peugeot – mai 2011 – Libres Savoirs, les biens communs de la connaissance
Licence Creative Commons By-Nc

information, savoir et culture sont chaque jour un peu plus le cœur battant de nos sociétés. Éléments premiers d’une part croissante de notre activité économique, ils contribuent à façonner nos manières de faire société. Nos apprentissages et nos modes cognitifs, notre engagement dans le travail rémunéré tout comme notre autonomie par rapport à ses institutions, nos relations aux autres, nos pudeurs et nos exhibitions, notre espace-temps, nos attentions et inattentions, l’accord de notre confiance et la construction de nos choix, nos déplacements, notre connaissance de soi, nos rapports aux objets, notre distance ou notre attachement à l’égard de la res publica… autant de champs bousculés, voire transformés par cette ébullition créative que l’on appelle société de la connaissance.

Si l’on admet que la connaissance et son vecteur, l’information, sont à l’ère informationnelle ce que l’énergie, les matières premières et la force de travail furent aux sociétés agricole et industrielle, alors les conditions de leur circulation, appropriation et partage deviennent cruciales. La période dans laquelle a émergé la société de l’information – années 1980-2000 – a coïncidé avec une époque de radicalité de la pensée économique libérale dans les pays occidentaux. Simple coïncidence ou facteur déterminant ? Sans rentrer dans ce débat, on observe aujourd’hui que les régimes juridiques qui régissent les conditions de propriété et de redistribution des ressources informationnelles et des connaissances sont totalement imprégnés de cette philosophie. Les logiques de marché y règnent en maître, et les régulations nationales et internationales poussent inlassablement dans le même sens, celui du renforcement des droits de propriété sur l’immatériel, au détriment de tout autre modèle plus équitable. La durée du droit d’auteur est périodiquement rallongée ; les brevets couvrent maintenant des domaines auparavant exempts de toutes formes de propriété, comme le vivant, les découvertes ou les mathématiques ; le domaine public devient un espace de déshérence et non de valorisation des œuvres de l’esprit; les exceptions aux droits de propriété prévues pour les enjeux de santé publique sont contournés par des traités bilatéraux ; des dispositifs techniques viennent verrouiller la circulation des créations ; les savoirs collectifs ancestraux sont confisqués par des acteurs privés… Dans un même temps, les conditions du renouvellement de ces ressources cognitives – l’enseignement, la formation devenue indispensable tout au long de la vie – sont renvoyées à des acteurs publics dont les moyens et l’autonomie ne cessent de baisser.

La connaissance ne peut être assimilée à du pétrole ou de l’acier. L’accaparement du savoir nourrit bien entendu un système inégalitaire, tout comme celui des terres ou des matières premières ; lorsque des entreprises de l’industrie informationnelles dégagent des bénéfices nets de plus de 15 % et nourrissent une finance internationale débridée, cela se fait bien entendu au détriment des populations exclues de cette redistribution. Mais la concentration des biens informationnels et cognitifs et les limites à leur circulation ont d’autres effets tout aussi fondamentaux : ils contribuent à long terme à un assèchement de la créativité et de la diversité culturelle en concentrant les investissements dans les mains de quelques acteurs homogènes ; ils dépouillent des populations de leurs savoirs historiques et ce faisant privent des communautés de leurs propres ressources, notamment en matière agricole ; ils privent des malades de l’accès aux soins au nom de la rentabilisation de l’invention… Culture, santé, survie alimentaire tout autant que justice sociale sont donc en jeu.

Face à cette logique, d’autres manières de penser la mise à disposition de la connaissance, l’accès au savoir et la rémunération des créateurs ont vu le jour. Dans le monde paysan, dans celui de la défense des malades, dans l’univers du logiciel, de la recherche scientifique ou de la création artistique, chez les peuples autochtones, dans le design numérique…, les communautés se sont multipliées pour affirmer et expérimenter la possibilité de placer des savoirs en régime de biens communs. Ces biens communs sont pensés tout à la fois comme un statut alternatif à la privatisation du savoir et comme un mode de gouvernance par une communauté dédiée. Accès aux savoirs, biens communs de la connaissance, deux facettes d’une même question, la première mettant l’accent sur l’obstacle à lever, la seconde sur les réponses apportées.

Éparses dans un premier temps, ces initiatives émanant de communautés spécifiques ont commencé depuis une demi-décennie à se décloisonner, à s’articuler. Ce livre, en rassemblant des auteurs relevant de ces différentes communautés, voudrait marquer ce temps très particulier où des acteurs souvent marginaux, en résistance, se rassemblent et prennent conscience qu’ils participent d’un même horizon de sens et construisent des alternatives à part entière.

Si ce temps est aujourd’hui possible, nous le devons à une série de facteurs.

En premier lieu, les communautés de biens communs du numérique qui ont vu le jour entre le début des années 80 et les années 2000 (depuis le logiciel libre jusqu’aux Creative Commons et aux revues scientifiques ouvertes en passant par les archives en accès libre…) ont montré leur robustesse et leur pertinence, gagnant toujours plus d’utilisateurs et/ou de contributeurs. Toutes n’occupent pas une place essentielle dans leur secteur (la recherche, la culture, l’éducation…). Mais leur appropriation et leur pertinence a minima questionnent les modèles économiques existants, à l’image des journaux scientifiques marchands qui se voient contraints, du fait de l’existence des revues en accès libre, de proposer un modèle de diffusion ouvert à côté du modèle traditionnel. Les actions de ces communautés interpellent les institutions les plus arc-boutées sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle, et diffusent une culture de l’alternative dans la société, à l’image des mouvements de partage et de création construisant une « free culture ».

Autre virage essentiel, nous assistons ces dernières années à un rapprochement théorique entre les communautés de biens communs liées à des ressources naturelles et celles dédiées à des connaissances numérisables. Nous le devons notamment à la double impulsion d’Elinor Ostrom et de Charlotte Hess, marquée par la publication en 2007 de leur livre fondateur Understanding knowledge as a commons. Même si des différences substantielles existent entre ressources naturelles et connaissances, notamment leurs propriétés économiques, cette confrontation/collaboration théorique est absolument essentielle, ne serait-ce que parce qu’elle permet de réinscrire les communs de l’immatériel dans une histoire qui leur donne un surcroît de légitimité.

Enfin, l’apparition de nouvelles communautés autour du « open hardware » jette de façon très concrète un pont entre matériel et immatériel: en concevant et fabricant des objets mécaniques ou électroniques dont les modèles de conception sont rendus publics et réutilisables, de telle manière que n’importe qui peut décider de les fabriquer, les distribuer et les utiliser, ces acteurs de la production coopérative (P2P production) s’inspirent du logiciel libre pour en appliquer les règles au monde du tangible.

Articulation des mouvements engagés dans la défense de l’accès au savoir, décloisonnement intellectuel et opérationnel des biens communs de la connaissance et de ressources naturelles, montée en puissance des démarches et des produits ou services qui relèvent de cette dynamique : ces convergences donnent toute leur actualité et leur pertinence aux perspectives ouvertes par les communs.

Le dépassement du dualisme réducteur État/marché qui structure la pensée politique depuis plus d’un siècle et demi constitue l’une de ces perspectives et non la moindre. Alors que partis politiques, syndicats, mouvements militants se situent historiquement sur une ligne partant du tout État pour aboutir au tout marché en passant par tous les métissages possibles, les communs nous enseignent qu’il existe, non pas une troisième voie, mais une autre manière de penser et de faire en politique comme en économie ; une approche qui ne se situe ni contre le marché ni contre l’État mais à côté et s’articule avec ces deux pôles parfois de façon très poreuse. Lorsque l’État du Kérala en Inde édicte une législation pour accompagner les communautés (médecine ayurvédique, plantes médicinales villageoises) dans la protection de leurs savoirs traditionnels, gérés historiquement sous forme de communs, il évite de les placer dans un domaine public, où chacun, et donc prioritairement les mieux dotés, pourrait puiser sans retombées envers les communautés dépositaires. Il y a là articulation positive entre les communs et l’État. Lorsqu’un site web comme Flickr, propriété de Yahoo! laisse le choix à ses utilisateurs de placer leurs photos en droit d’auteur classique ou en contrat Creative Commons et ouvre un espace dédié aux œuvres du domaine public, nous sommes là aussi dans une coopération positive, cette fois-ci entre marché et communs. Cette mise en lumière d’une complémentarité remplaçant la concurrence entre les trois formes de régulation que sont le marché, l’État et les communs s’explique aussi par le pragmatisme de ces derniers. Les défenseurs des communs ne cherchent pas à construire une narration globale mais répondent à des besoins très concrets, souvent très locaux quand il s’agit de communs matériels, auxquels des communautés doivent faire face : assurer l’entretien d’une forêt, transmettre un savoir médicinal, trouver une ressource éducative librement accessible adaptée à un enseignement, créer des objets qui puissent être conçus et produits localement, renouveler la biodiversité cultivée par l’échange des semences… C’est souvent pour résoudre des objectifs personnels que des développeurs créent des logiciels libres, et c’est parce qu’ils souhaitent accéder aisément aux publications des autres que des chercheurs placent leurs résultats en accès libre. C’est l’agglutination progressive de ces expériences de gouvernance « en communs » qui fait promesse et non une idéologie in abstracto dont nul ne sait ni comment ni quand elle adviendra, ni ne peut deviner à l’avance les effets secondaires, dont on sait qu’ils peuvent être catastrophiques.

Ce processus d’agglutination est d’ailleurs l’un des enjeux majeurs auxquels doivent faire face les communs : comment les différentes expériences peuvent-elles se féconder au-delà d’une reconnaissance mutuelle ? Là encore, la dialectique entre les communs matériels et ceux de la connaissance constitue une expérience sociale enrichissante. Mais d’autres questions doivent être affrontées. Celle du passage à l’échelle n’est pas la moindre. Les communautés gérant des biens communs de ressources naturelles sont pour l’essentiel ancrées à l’échelle locale. Les communs sont-ils en capacité d’apporter des réponses à des enjeux planétaires comme la question climatique ? Ou de gérer des biens globaux comme les océans ou le spectre électromagnétique ?

La réaction du marché à la diffusion des biens communs, notamment numériques, peut également considérablement changer la donne. Car si les communs ne se construisent pas contre le marché, ce dernier peut néanmoins les percevoir comme une menace. Cette réaction défensive est particulièrement outrancière dans le champ des œuvres culturelles, où on a cherché à disqualifier les communs et les logiques de partage en les assimilant à du vol. Heureusement, dans d’autres secteurs industriels, la réaction n’est pas toujours aussi radicale, certains acteurs du marché ayant bien compris que le renouvellement de l’innovation passe par des modèles plus ouverts que ceux de la R&D traditionnelle. Ainsi voit-on se multiplier des projets de « recherche ouverte » rassemblant des acteurs hétérogènes – entreprises, collectivités locales, ONG… – et imaginant d’autres conditions de circulation des fruits de l’innovation.

Autre complexité pour les acteurs des communs, celle de l’appropriation de la démarche par des acteurs civiques et sociaux issus de la société pré-informationnelle. La philosophie des communs essaime relativement facilement dans le monde du numérique, en raison des qualités intrinsèques de l’immatériel. Les biens numériques sont dotés de propriétés qui précédemment n’appartenaient qu’aux biens publics : non excluabilité et non rivalité, reproduction illimitée pour un coût marginal proche de zéro. Cette situation ouvre par nature une brèche dans la pensée économique et politique et invite au renouvellement des théories. Plaquer des modèles historiques sur l’immatériel ne fonctionne tout bonnement pas. En revanche, pour les syndicats, les mouvements paysans ou les ONG qui œuvrent dans des secteurs économiques traditionnels, les alternatives proposées par les communs sont moins évidentes. Surtout dans la période que nous vivons, quand cohabitent une grille de lecture des rapports de production et des rapports sociaux venant de l’époque à prédominance industrielle, et l’analyse de la nouvelle situation du travail immatériel et de sa place dans l’économie en général. Cette nouvelle étape dans le décloisonnement est désormais essentielle.

Aujourd’hui les acteurs impliqués dans les différentes communautés de biens communs n’ont pas de prétention à être « le » mouvement mais à poursuivre des chemins originaux tout en intensifiant les échanges théoriques et pragmatiques tirés de leurs expériences, de leurs succès comme de leurs échecs, avec un cercle toujours plus large.

C’est à cette dynamique que cet ouvrage entend, modestement, contribuer. Ce sont les mouvements existant autour du partage de la connaissance, de son renouvellement collectif, évitant l’accaparement par quelques monopoles de l’ère informationnelle qui sont aujourd’hui porteurs de ce nouveau questionnement. En essayant de suivre les expériences de construction des communs menées dans les deux dernières décennies, dans leur diversité, comme dans leurs nombreuses similarités, nous voulons offrir au lecteur un éventail aussi large que possible des utopies pragmatiques et des mouvements concrets qui existent autour des communs de la connaissance. En espérant ainsi contribuer au nécessaire renouvellement de la pensée transformatrice dont le monde a tant besoin.