La petite fille muette réduite au silence par Apple, les brevets, la loi et la concurrence

Maya est une petite fille de 4 ans qui ne peut pas parler.

Muette, jusqu’au jour où ses parents lui installent une application iPad qui lui permet pour la première fois d’entrer réellement en communication avec les autres.

Tout irait pour le mieux dans le meilleur de monde si cette application ne se trouvait pas attaquée par des concurrents pour viol de brevets et si Apple, sans même attendre la fin du procès, ne décida soudainement de retirer l’application de son store, avec toutes les terribles conséquences potentielles pour Maya et les autres enfants dans son cas[1].

Une histoire racontée par la mère de Maya. Une histoire nécessairement subjective et dans l’émotion, mais qui révèle une situation contemporaine où des logiques contradictoires finissent par mettre l’humain entre parenthèses…

PS : On vous épargnera le couplet affirmant péremptoirement qu’avec un logiciel libre sur plateforme libre cela ne se serait pas produit 🙂

Katie Tegtmeyer - CC by

Maya, réduite au silence

The Silencing of Maya

Uncommon Sense – 11 juin 2012
(Traduction Framalang : Goofy, Lamessen, Clochix)

Il y a onze semaines, j’ai parlé ici des problèmes qui menacent la voix de ma fille. Maya a quatre ans et ne peut pas parler.

Elle utilise une application, Speak for Yourself (SfY), pour communiquer, et les créateurs de cette application sont poursuivis en justice pour viol de brevet par Prentke Romich Company (PRC) et Semantic Compaction Systems (SCS), deux entreprises bien plus grosses qui créent des terminaux pour communiquer (mais pas d’applications pour iPad). Vous pouvez lire ici l’article original, et vous trouverez les nombreux articles de presse suscités par cette affaire. Maya est sur le point de devenir une victime bien réelle, très humaine et pour tout dire adorable des lois sur les brevets.

Après ce billet, deux choses importantes sont arrivées. D’abord, j’en ai appris un peu plus sur les lois relatives aux brevets. Bien que dans le pire des scénarios (dans notre cas, un jugement défavorable à Speak for Yourself) le juge puisse supprimer l’application, il était aussi tout à fait possible que PRC et SCS obtiennent juste un dédommagement pécuniaire. Cela m’a permis de me relaxer un peu et de ne plus être terrorisée à l’idée que SfY (sur laquelle Maya compte) puisse soudainement lui être arrachée ou disparaître. L’autre nouvelle, de loin la plus excitante, est que Maya a fait des progrès stupéfiants dans son utilisation de l’application. Dans mon premier billet, j’imaginais un futur dans lequel Maya pourrait réellement « parler » avec des phrases, et partager ses pensées… À présent, quelques semaines seulement plus tard, nous vivons ce futur. Elle demande poliment des choses, en tapant sur la tablette « Je veux un gâteau s’il te plaît ». Elle fait des blagues, comme regarder par la fenêtre le soleil radieux, taper « aujourd’hui il pleut » et éclater de rire (que voulez-vous que je vous dise, les enfants de quatre ans ne font pas les meilleures blagues). Et il y a deux jours, elle a regardé mon mari lorsqu’il est entré et a tapé « Papa, je t’aime. ».

Cela change la vie. Vraiment.

Maya peut nous parler, distinctement, pour la première fois de sa vie. Nous sommes suspendus à chacun de ses mots. Nous avons appris qu’elle aime égrener les jours de la semaine, est très intéressée par la météo, et aime prétendre que ses poupées sont en train de conduire le bus scolaire (souvent) et de travailler (parfois). Cette application ne lui a pas seulement permis d’exprimer ses besoins, mais aussi ses pensées. Elle nous a offert la possibilité de connaître notre enfant à un niveau totalement différent. J’étais tellement occupée à profiter dans la joie de cette nouvelle réalité que j’en avais presque oublié le procès en cours.

Jusqu’à lundi dernier. Quand Speak for Yourself a été retiré de l’Appstore iTunes…

Il a disparu ! Il n’existe plus.

Nous y sommes.

Conformément à ce court document, voila ce qui s’est passé : PRC/SCS a contacté Apple et a demandé que Speak for Yourself soit retiré de l’Appstore iTunes, affirmant que l’application violait ses brevets. à son tour, Apple a contacté SfY et a demandé une réponse à ces accusations. L’avocat de SfY a répondu, expliquant à Apple pourquoi cette demande n’était pas fondée, renvoyant Apple vers la procédure judiciaire en cours, et soulignant que PRC/SCS n’avait pas demandé au tribunal une injonction ordonnant le retrait de l’application de la boutique. Pendant des mois, il ne s’est rien passé… Mais le 4 juin Apple a informé SfY que l’application avait été retirée, en raison du conflit non résolu avec PRC/SCS.

Alors maintenant, que va-t-il arriver à la voix de Maya ?

Pour le moment, nous avons toujours l’application, chargée par précaution sur son iPad et présent sur mon compte iTunes, et Maya ne sait absolument pas que quelque chose a changé. Dave et moi en revanche, en sommes bien conscients. Nous vivons dans la crainte de cette menace imminente. Avec le retrait de SfY de la boutique iTunes, l’équipe SfY a perdu la possibilité d’envoyer des mises à jour ou corrections aux gens qui utilisent actuellement cette application. À ce stade, une mise à jour du système d’exploitation des iPads par Apple (qui fait des mises à jours relativement régulièrement) pourrait rendre SfY inutilisable (parce que si le nouveau système d’exploitation n’était pas compatible avec le code de SfY, l’équipe n’aurait pas la possibilité de reconfigurer l’application pour la rendre compatible avec le nouvel OS et envoyer la version mise à jour). Notre application peut cesser de fonctionner, et Maya serait à nouveau incapable de parler, personne ne serait en mesure de nous aider.

Mais il y a une autre menace, peut-être encore plus sombre. Qu’est ce qui se passerait si PRC/SCS contactait Apple et leur demandait de supprimer à distance les copies de Speak for Yourself qui ont déjà étés achetés, en faisant valoir que l’application a (prétendument) enfreint leurs brevets illégalement, et précisant qu’ils veulent complètement supprimer son existence ? Avant la semaine dernière, je n’aurais (naïvement) jamais pensé qu’une démarche aussi agressive, à l’encontre de centaines de jeunes innocents muets soit imaginable. Maintenant, cela devient un véritable souci. Avant la semaine dernière, j’aurais (naïvement) pensé que même si une telle demande était formulée, Apple ne l’aurait jamais accepté sans une injonction de justice les forçant à le faire. Désormais, il semble que ce soit tout à fait possible.


La suppression de Speak for Yourself ne semble pas juste. Actuellement ça parait même totalement injuste. Et franchement, ça dépasse mon entendement. Je ne suis pas une femme de loi, et il y a deux choses sur la légalité de ces événements que je ne comprend tout simplement pas.

D’abord, je ne comprend pas pourquoi PRC/SCS serait allé demander à Apple le retrait de l’application de l’App Store. Il y a déjà des discussions entre PRC et SfY au tribunal. Pourquoi n’y a-t-il pas eu une injonction déposée auprès du tribunal pour stopper la vente de l’application ? Cela aurait permis un procès en bonne et due forme, et un juge impartial aurait pu décider si le retrait était justifié ou non.

Et puis, je ne comprend pas pourquoi Apple a décidé de retirer l’application. Ils ont reçu une réponse d’un avocat, expliquant que les allégations de violation n’étaient pas valides et que le tribunal n’avait pas ordonné le retrait de l’application de l’App store. Cette application n’est pas un jeu, c’est une nécessité, une voix irremplaçable pour les personnes handicapées. Comment Apple a pu décider de la retirer aussi arbitrairement ?

Je ne suis pas impartial, mais je ne vois pas non plus comment Prentke Romich pourrait penser que procéder à ce retrait est raisonnable ou éthique. PRC est une société qui a près de cinquante ans d’âge et dont l’intégralité de la clientèle est composée d’enfant et d’adultes qui ne peuvent pas parler. Leur devise (mise en évidence en haut de leur Page Facebook) est « Nous croyons que tout le monde mérite une voix ». Comment peuvent-ils concilier l’énoncé de leur mission et le retrait stratégique de Speak for Yourself du marché, bloquant l’accès à de nouveaux utilisateurs muets et provoquant potentiellement le retrait de l’application pour des utilisateurs actuels qui l’utilisent comme leur unique voix ?

Ma fille ne peut pas parler sans cette application.

Elle ne peut pas nous poser de questions. Elle ne peut pas nous dire qu’elle est fatiguée, ou qu’elle veut un yaourt pour le déjeuner. Elle ne peut pas dire à son père qu’elle l’aime.

Personne ne devrait avoir le pouvoir de lui retirer ça.

Qu’est ce qui va se passer si on perd SfY ? Je n’en ai aucune idée. Comme je l’ai déjà expliqué, nous avons essayé d’autres applications de communication et nous n’avons jamais trouvé quelque chose qui corresponde aussi bien à Maya. Fait intéressant, nous avons examiné avec soin la possibilité d’acheter un appareil de communication de PRC, et rencontré l’un de leurs représentants en novembre, neuf semaines avant un message sur mon mur Facebook me présentant SfY (et sept semaines avant son apparition dans l’AppStore). Nous avons examiné leurs dispositifs, et nous avons été déçu de constater qu’ils n’étaient pas adaptés pour Maya. Pour nous, ce n’était pas un choix entre un dispositif coûteux contre un application « pas chère ». Il s’agissait d’un dispositif inefficace (pour Maya) face à une application qu’elle comprenait et adoptait immédiatement. La seule application, le seul système qu’elle ait immédiatement adopté comme son propre moyen de communication.

Cette application est sa seule voix.

Le fait que la capacité de ma fille à parler soit suspendu au verdict d’une guerre de brevet entre deux entreprises dépasse mon entendement. C’est une question de brevet, une question d’argent, une question juridique, une question de business. Il n’y a plus de place pour l’humain dans ce business contre business arbitré par le judiciaire. La décision de PRC de se battre pour faire retirer cette application de l’AppStore n’est pas seulement une action agressive contre Speak for Yourself, C’est une attaque indirecte contre mon enfant, les autres enfants qui utilisent cette application, et ceux qui étaient prêts à l’utiliser mais ne peuvent maintenant plus le faire.

Si vous voulez prêter votre voix à ce combat, diffusez cette histoire. Ce n’est pas normal, et les gens devraient en avoir connaissance.

NdT : Vous trouverez en fin d’article d’origine une liste de liens connexes ainsi qu’un billet complément rédigé dans la foulée.

Notes

[1] Crédit photo : Katie Tegtmeyer (Creative Commons By)




Et si l’on pouvait enfin choisir son système d’exploitation ?

Est-ce le moment pour OSchoice.eu ?

BrowserChoice.eu, aussi appelé ballot screen ou écran de choix du navigateur, est un site web de Microsoft permettant de choisir son navigateur Web, lancé en février 2010.

Il est le résultat d’un procès intenté par l’Union européenne à Microsoft pour abus de position dominante.

À l’installation d’un système d’exploitation de Microsoft dans l’Union européenne, ou par le biais d’une mise à jour pour ceux installés avant l’apparition de BrowserChoice.eu, une fenêtre s’ouvre (une icône sur le bureau apparaît si elle est fermée), affichant une page web permettant de choisir parmi 12 navigateurs.

Et si, mettant fin une fois pour toute à la vente liée, il en allait de même pour les systèmes d’exploitation et qu’on nous donnait le choix entre Windows, Mac ou GNU/Linux au démarrage de l’ordinateur que nous venons d’acheter ?

Ceci est la traduction d’un article de Jacopo Nespolo paru dans FreeSoftwareMagazine
Traduction : Lolo le 13, Cédric Corazza, e-Jim, Eric/DonRico

Est-ce le moment pour OSchoice.eu ?

Dans mon article précédent, j’ai exposé l’histoire de la décision du Commission européenne à propos de la concurrence contre Microsoft Corporation qui a conclu par la mise en ligne du site browserchoice.eu pour permettre au consommateur de choisir librement son navigateur. Cependant, ce n’est pas suffisant. L’origine du problème se trouve dans le fait que la plupart des PC du marché sont vendus liés avec un seul système d’exploitation : Microsoft Windows.

Je vais tenter d’analyser comment dans cet environnement de concurrence quasi inexistante un site tel que OSchoice.eu pourrait changer la donne.

Introduction

Même si j’apprécie les efforts que la Commission a faits en vue de libérer le marché des pratiques anti-concurrentielles, je trouve que dans son approche du marché des ordinateurs personnels, elle a fait une grosse erreur : elle a cherché une solution aux effets, sans se préoccuper de la cause. Selon moi, le problème ne réside pas dans le fait que Windows Media Player ou Internet Explorer soit incorporé dans Windows, mais bien que Windows lui-même soit incorporé dans presque chaque PC. En six années d’utilisation de GNU/Linux comme seul système d’exploitation, j’ai rencontré beaucoup de difficultés et de frustrations à vouloir acheter un ordinateur —et c’est particulièrement le cas pour les portables et les netbooks— sans payer une licence Windows.

Jusqu’à présent, la Commission européenne a cherché une solution aux effets, sans se préoccuper de la cause

Il est intéressant de noter qu’un juge de la Cour de Florence, en Italie, a donné gain de cause à un utilisateur qui réclamait depuis longtemps à HP le remboursement d’une licence Windows qu’il n’utilisait pas. Des jugements similaires ont été rendus en France contre Asus et Acer1 et dans d’autres pays. Je ne suis pas certain que ces décisions soient encore en application aujourd’hui, car Microsoft a depuis mis à jour son Contrat de Licence à l’Utilisateur Final (CLUF). En effet, le CLUF de Microsoft Windows 7 indique qu’en cas des désaccord sur les termes du contrat, l’utilisateur doit « contacte[r] le fabricant ou l’installateur pour connaître les modalités de retour des produits (…) [et se] conformer à ces modalités qui peuvent restreindre vos droits ou exiger que vous retourniez l’ensemble du système sur lequel le logiciel est installé »2. Il faut également souligner que le prix réel que le consommateur paie pour une licence OEM de Windows est inconnu, puisque les factures de PC ne reprennent pas le prix des différents composants. De telles conditions de licences sont une grossière violation des droits des consommateurs, et ont pour conséquence l’impossibilité de fait d’acheter un grand nombre de modèles de PC sans souscrire également à une licence Windows.

L’offre des détaillants en ordinateurs portables sans Windows pré-installé est extrêmement limitée et souvent restreinte à des catégories très inférieures (les ordinateurs anciens et bon marché) et très hautes du marché (les ordinateurs chers). Parmi les 571 ordinateurs portables disponibles sur le site internet de la boutique italienne eprice.it, à la date du 1er août 2011, seules 13 machines sont vendues sans le système d’exploitation Windows, c’est-à-dire avec GNU/Linux, Free Dos ou même sans aucun système préinstallé. En d’autres termes, seuls 2,3% des ordinateurs portables disponibles sur ce site marchand sont vendus sans Windows pré-installé.

D’aucuns pourraient arguer que l’offre de 2,3% des grands magasins est plus ou moins en rapport avec la part de marché de 2,8% des systèmes d’exploitation autres que Windows et Mac OS3. Je rejette cette critique car le faible niveau d’adoption peut très bien être une conséquence —et non la cause— de ne pas offrir de choix pour les systèmes d’exploitation.

De plus, Microsoft a récemment annoncé que le futur Windows 8 nécessiterait de la part des fabricants de mettre en œuvre le démarrage sécurisé pour participer à son programme de certification5. Cela pourrait potentiellement rendre les choses vraiment compliquées pour les inconditionnels de Linux qui achètent un ordinateur avec Microsoft Windows et qui installent par dessus leur distribution préférée, car l’ordinateur pourrait être verrouillé par le vendeur pour n’exécuter que le système d’exploitation avec lequel il a été vendu.

Un écran de choix pour les systèmes d’exploitation

Pour ces raisons, j’affirme qu’il est nécessaire de continuer ce que la Commission européenne a commencé, et d’exiger de la part des vendeurs le respect de notre droit de consommateur à choisir le système d’exploitation qui nous convient.

Je ne suis pas informaticien, et par conséquent pas plus un expert dans le fonctionnement des ordinateurs et des systèmes d’exploitation, mais je suis certain que la plupart d’entre nous savent lancer une distribution à partir d’un Live CD. Préparer un CD ou une clé USB «?bootable » est une tâche triviale grâce aux programmes tels que UNetbootin6. L’installation d’images peut varier grandement en taille, d’une centaine de Mo pour les installations réseau qui téléchargent des composants additionnels sur Internet, à 600 Mo pour les images CD complètes, et à plusieurs Go pour des images DVD complètes. Nous savons aussi très bien utiliser des gestionnaires de démarrage comme GNU Grub pour utiliser des PC avec plusieurs systèmes d’exploitation, ce qui est particulièrement utile quand nous sommes contraints d’utiliser un système d’exploitation spécifique (ou une de ses versions) en raison de problèmes de compatibilité d’une application.

Alors, pourquoi ne pas rassembler tous ces ingrédients et créer un « Écran de choix pour les systèmes d’exploitation » ? Imaginons pour une fois que nous entrons dans un magasin, que nous nous promenons dans les rayons pour voir les différents modèles de PC et que nous choisissons la machine que nous recherchions. Le vendeur nous félicite pour notre choix et propose de nous aider à installer le système d’exploitation : « C’est facile et cela ne prendra pas plus de 15 minutes ». Nos allumons le PC ensemble, et l’écran de choix s’affiche, ce qui pourrait ressembler à la maquette de l’illustration 1. En deux clics, et éventuellement l’achat du logiciel par carte bancaire sur Internet ou sur la même facture que le matériel avec le code d’activation, l’installation automatique s’exécute et se termine en quelques minutes. Nous remettons ensuite tout dans la boîte et nous retournons joyeusement chez nous. Les consommateurs les plus courageux remercient gentiment le vendeur et choisissent d’installer le système d’exploitation dans le confort de leur domicile.

Maquette de l'écran de choix pour les OS

Illustration 1 : Maquette de l’écran de choix des systèmes d’exploitation. Toutes les marques apparaissant sur cette image appartiennent à leurs propriétaires respectifs.

L’environnement « live » minimal, pourrait nous permettre de sélectionner le système d’exploitation dans la liste, de la même manière qu’un CD d’installation Debian nous propose l’option de choisir notre environnement de bureau. Les images d’installation pourraient être facilement stockées sur le disque dur : l’espace nécessaire à un ensemble de systèmes d’exploitation n’excéderait pas quelques Go, car des installation par le réseau suffiraient.Cet espace est en adéquation avec celui qu’utilisent la plupart des vendeurs pour les partitions de restauration que nous trouvons sur la majorité des PC. Les magasins pourraient aussi avoir un dépôt local pour des fichiers supplémentaires nécessaires destinés à terminer l’installation et accélérer le processus.

L’écran de choix pourrait être supprimé après installation ou conservé pour plus tard, au cas où le consommateur déciderait d’essayer un nouveau système d’exploitation. Les achats de logiciels ou les contrats d’assistance pourraient être affichés à l’écran et réglés au moyen de transactions électroniques.

Réponse et impact du consommateur sur le marché

Bien sûr, ce que j’ai imaginé ne peut se réaliser en une nuit, et aurait un impact important sur les relations entre les consommateurs et les revendeurs et fabricants. Plus de deux décennies avec un seul système d’exploitation ont entraîné une formidable inertie des consommateurs. Ceci amplifierait certainement « l’embarras du choix » qu’un tel écran apporterait, c’est-à-dire le dilemme d’avoir trop d’options à la fois. C’est un problème que les utilisateurs de logiciels libres connaissent bien, avoir à choisir parmi des centaines de distributions GNU/Linux, une dizaine d’environnements de bureau et tant de programmes d’alternatifs disponibles pour chaque tâche.

Il est tout à fait probable que le déploiement initial embêterait un peu les consommateurs qui ont été habitués à avoir leur nouveau PC prêt à utiliser après l’achat, sans étape intermédiaire. Il est probable qu’au début, seuls quelques-uns essaieraient quelque chose de différent, mais ils serviront de base à la constitution d’une masse critique. En fait, ces consommateurs qui seront contents de leur découverte de systèmes d’exploitation alternatifs inviteront beaucoup d’autres à franchir le pas de manière plus avisée.

Le déploiement initial embêtera sûrement les consommateurs

L’introduction de l’écran de choix pour les systèmes d’exploitation serait une autre étape majeure vers la protection des droits des consommateurs : pour la première fois les consommateurs sauraient exactement ce qu’ils paient pour le paquet de logiciels installés sur leur ordinateur. Avoir la possibilité de comparer les systèmes d’exploitation qui nécessitent un droit d’utilisation considérable à d’autres systèmes moins chers ou gratuits permettra aux consommateurs de se rendre vraiment compte de ce pour quoi ils paient, et plus important, de ce pour quoi ils veulent payer. C’est un point essentiel par rapport à l’écran de choix des navigateurs, où les logiciels proposés sont pour la plupart gratuits.

Les vendeurs de matériel et de logiciels devront investir dans l’information de leurs clients sur les avantages et les problèmes qui pourraient apparaître en choisissant un système d’exploitation plutôt qu’un autre. Les vendeurs devront être informés des différences entre les systèmes d’exploitation et, en écoutant les besoins de leurs clients, les conseilleront en restreignant les choix à une ou deux options, tout en rappelant qu’il est possible de revenir sur ce choix plus tard.

La redistribution des clients parmi les acteurs du marché conduira à plus d’investissements dans la recherche et le développement de nouvelles technologies, car cet environnement concurrentiel plus sain permettra une vraie concurrence basée sur les mérites. De plus, la présence de plusieurs acteurs sur le marché accélérera l’interopérabilité, car la compatibilité d’une application avec plusieurs systèmes d’exploitation deviendra un facteur important à considérer pour être capable d’atteindre un grand nombre de clients. Beaucoup d’emplois pourraient être créés par une telle vitalité du marché car l’interopérabilité et les standards pourraient potentiellement réduire les coûts de développement.

Il y aura bien sûr un coût initial à prendre en compte associé à la correction des problèmes de compatibilité existants et des accords sur des standards communs pour les développements futurs. Une partie considérable de ce problème est cependant déjà résolue grâce à la tendance actuelle des services Web et de l’informatique dans les nuages.

Conclusions

Les avantages de l’introduction d’un écran de choix des systèmes d’exploitation surpassent largement ses inconvénients

En dépit du fait que nous avons commencé à voir quelques ordinateurs non Windows dans les rayons, nous sommes encore loin d’un marché ouvert et non faussé. La mise en œuvre d’un équivalent de browserchoice.eu pour les systèmes d’exploitation pourrait être un moyen de stimulation de la concurrence sur les mérites et l’accélération de l’adoption des standards. Cela pourrait avoir pour conséquence la création de nouveaux emplois qui, en ces temps de stagnation économique, seraient très appréciée. Cette solution aura un coût, mais je suis certain que ses avantages, avec un accent particulier sur le respect des droits des consommateurs et sur l’incitation à l’avancée technologique, surpassent largement les inconvénients.

Remerciements

Je suis reconnaissant à Sherpya pour la discussion au sujet des outils libres de création de distributions « live ».

Références

  1. Juridiction de proximité de Puteaux. Jugement du 23 Juillet 2007, Gutzwillere vs. Acer Computer France. 23 juillet 2007.
  2. Microsoft Corporation. Microsoft Software License Terms – Windows 7 Ultimate N.
  3. J’ai obtenu ce chiffre de 2,8% en additionnant les parts de marché pour « Linux » et « Autres » dans les données de StatCounter4
  4. StatCounter. Les 5 premiers systèmes d’exploitation en Italie en juillet 2011.
  5. Thom Holwerda. OSNews. Windows 8 Requires Secure Boot, May Hinder Other Software. Sept. 21, 2011.
  6. Page Web de UNetBootin



DRM et e-book : la preuve par l’absurde

La gestion des droits numériques ou (DRM) a pour objectif de contrôler par des mesures techniques de protection, l’utilisation qui est faite des œuvres numériques, nous dit Wikipédia. Dans la pratique il s’agit surtout ici de rendre artificiellement sa rareté à un produit culturel qui se diffusait auparavant sur support physique (disque, dvd, livre…) afin, pense-t-on, de lui conférer ainsi une plus grande valeur commerciale.

Le problème c’est que le contrôle finit toujours par compliquer la tâche de l’utilisateur qui avant même de songer à partager souhaite juste jouir de son bien sur le périphérique de son choix (ordinateur, lecteur, baladeur, smartphone…). On ne sait plus trop alors ce qu’on achète finalement car on est plus dans la location temporaire fortement balisée que dans la propriété sans entrave[1].

Et d’aboutir à ce témoignage absurde et révélateur où ce sont ceux-là mêmes qui placent les DRM qui décident de tenter illégalement de s’en débarrasser une fois passés de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire simple client.

La mémoire étant courte, et les mêmes causes produisant les mêmes effets on attend avec impatience le Napster ou le Megaupload du livre numérique

PS : Chez Framabook non seulement il n’y a pas de DRM mais la version électronique des livres est librement téléchargeable sur le site du projet 🙂

Daniel Sancho - CC by

« Pourquoi je casse les DRM sur mes e-books » : un cadre du monde de l’édition s’exprime

“Why I break DRM on e-books”: A publishing exec speaks out

Laura Hazard Owen – 24 avril 2012 – paidContent.org
(Traduction Framalang : e-Jim, Evpok, Goofy)

Les appels aux poids lourds de l’édition pour qu’ils abandonnent les DRM se sont multipliés ces dernières semaines, coïncidant avec le procès antitrust intenté par le Département de la Justice (NdT: à Apple et plusieurs éditeurs) pour entente sur les prix. Beaucoup d’observateurs craignent que ce procès n’ait en réalité pour effet de réduire la compétition sur le marché de l’e-book, en bétonnant la position d’Amazon comme acteur dominant ; et ils se demandent si les DRM ne sont pas simplement une arme supplémentaire de l’arsenal d’Amazon, puisqu’ils enferment les consommateurs dans leur Kindle Store.

Emily Gould et Ruth Curry, de la librairie électronique indépendante Emily Books ont estimé dans nos colonnes que les DRM étouffent les libraires en ligne indépendants. Et la vice-présidente d’Hachette Digital, Maja Thomas, a récemment décrit les DRM comme des « ralentisseurs » n’empêchant pas le piratage.

Pourtant il pourrait se passer un sacré bout de temps entre ce débat et le moment où la première des grosses pointures de l’édition supprimera effectivement les DRM de ses e-books.Pour l’instant, de nombreux lecteurs savent qu’ils peuvent télécharger des outils gratuits qui leur permettent de lire un livre provenant de chez Barnes & Nobles sur un Kindle, ou un ouvrage issu de l’iBookstore d’Apple sur un Nook, ou encore un Google book sur un Kobo. J’ai utilisé ces outils. J’ai récemment acheté un Google book sur le site d’une librairie indépendante, cassé les DRM, et l’ai converti pour pouvoir le lire sur mon Kindle.

Récemment, j’ai commencé à discuter de ce problème avec un cadre de l’industrie de l’édition. Cette personne, appelons-là Cadre, voulait apprendre comment casser les DRM des e-books. Environ un mois plus tard, Cadre était converti et désireux de témoigner de son expérience, à la condition que son anonymat soit préservé. Je ne pense pas que Cadre soit la seule personne dans l’industrie de l’édition à casser les DRM des livres qu’elle achète… et celles qui ne le font pas encore pourraient être tentées d’essayer, ne serait-ce que pour voir ce que les lecteurs endurent.

Voici son histoire :

« J’en arrivais à la conclusion que je voulais commencer à casser les DRM sur les e-books que j’achetais afin de pouvoir les lire sur n’importe quelle liseuse, mais ce qui m’a fait franchir le pas, c’est un formidable article intitulé Cutting their own throats (NdT: Ils se coupent eux-même la gorge) que l’auteur de science-fiction Charlie Stross a publié sur son blog. Il y soutient que les DRM sont une façon pour tous les Amazon du monde d’enchaîner les utilisateurs à leur plateforme.

À l’époque, j’avais déjà acheté plusieurs dizaines d’e-books chez Amazon, et comme les plateformes importantes avaient toutes des applications Kindle, je ne me sentais pas enfermé. Mais qu’arriverait-il si Amazon décidait de ne pas prendre en charge une plateforme particulière. Ou si de nouvelles fonctions étaient rendues disponibles pour les liseuses Kindles, mais pas pour les applications ?

J’avais aussi acheté un e-book chez Apple, et j’avais vite compris que les options étaient encore plus limitées. On ne verra pas d’application iBook pour Android de sitôt, par exemple. J’ai décidé qu’il était temps pour moi de reprendre le contrôle, et d’empêcher les vendeurs de me limiter.

J’avais déjà pensé à casser les DRM, mais je n’avais jamais sauté le pas. La raison principale était que je ne voulais pas bafouer les droits des éditeurs. Mais en y pensant à deux fois, j’ai réalisé que puisque j’avais acheté ce livre,il était légitime de vouloir le lire sur l’appareil de mon choix.

Je veux qu’il soit bien clair que je ne partage ces livres avec personne. Ils sont juste destinés à mon usage personnel. Je n’en fais pas de torrents et je ne les partage ni avec ma famille, ni avec mes amis.

Je pense que c’est justifié : quand j’achète un livre à Amazon, j’achète en fait une licence, pas le contenu. C’est assez stupide d’ailleurs. J’ai l’impression que les vendeurs d’e-books se servent de cet argument pour forcer l’utilisation des DRM et décourager les éditeurs qui les refusent. Je ne veux pas dire où je travaille, ou quoi que ce soit à propos de ma société, mais je peux dire que je ne pense pas que les DRM soient une bonne chose, ni pour l’éditeur, ni pour l’auteur, ni pour le lecteur. Pourquoi les éditeurs pro-DRM ne se rendent-ils pas compte que c’est la principale source de mécontentement de leurs clients ? Énormément de consommateurs me disent à juste titre que le prix des e-books devrait être plus bas puisqu’ils n’achètent qu’un accès au contenu sans en être propriétaire. Cette situation doit changer.

En pratique, casser les DRM est assez simple. Il y a quantité de tutoriels, qui ne demandent qu’une simple recherche Google pour les trouver. J’ai ainsi déverrouillé des livres d’Amazon et Apple. Il y eut bien apparition de quelques bugs mineurs mais là encore Internet et quelques amis de confiance m’ont facilement permis de les résoudre. Ces livres sont maintenant lisibles sur tous les appareils que je veux. Mon conseil aux petits nouveaux est de surtout ne pas renoncer. Si vous rencontrez un problème, regardez autour de vous, je suis sûr que vous trouverez la réponse sur le web. La plupart des lecteurs peuvent y arriver facilement. Il faut juste être préparé à mener l’enquête, et ne pas renoncer devant les difficultés.

Est-ce que je me sens coupable ? Non, pas vraiment. Si je distribuais ces livres, oui ; mais je suis le seul à m’en servir.

Je ne sais pas si d’autres éditeurs le font. Mais je suis certain que, comme moi, ils préfèrent que cela reste confidentiel. Et je pense que tous devraient essayer, pour voir quel gâchis sont les DRM. En l’espace de quinze minutes, n’importe qui peut déverrouiller n’importe quel e-book.

Depuis un mois, casser les DRM fait partie de ma routine d’e-lecteur. Je ne me pose même plus la question de savoir si je peux lire mes livres sur une autre plateforme. Je peux le faire. À partir de maintenant, je déverrouillerai tous les livres que j’achète. »

Notes

[1] Crédit photo : Daniel Sancho (Creative Commons By)




Le Raspberry Pi sauvera-t-il le Royaume-Uni ?

Grand succès pour le mini ordinateur sous GNU/Linux Raspberry Pi, officiellement disponible à la vente depuis une semaine pour une trentaine d’euros. Plutôt que nous extasier (à juste titre) sur ses caractéristiques techniques, nous en avions souligné ses potentialités éducatives dans un article précédent.

Mais pour le mettre entre les mains des écoliers il faut bien le produire en masse. ce qui présente, d’après Pete Nelson, une belle opportunité économique pour le pays qui l’a vu naître.

Une traduction qui fait vibrer la fibre patriotique mais qui permet aussi en creux de s’interroger sur la situation française en cette période électorale. Angleterre et France, ces deux vieux pays rois de la Révolution industrielle[1], sauront-ils retrouver leur place dans le domaine du matériel et logiciel informatique ?

La réponse est peut-être une fois de plus à chercher du côté du Libre.

Katherine Johnson - CC by

Pourquoi le Raspberry Pi va sauver le Royaume-Uni

Why the Raspberry Pi will save the UK

Pete Nelson – 6 marc 2012 – Blog perso
(Traduction Framlang : OranginaRouge, ZeHiro, nh2, Lamessen)

Le Royaume-Uni a un riche passé d’ingénierie et d’industrie. La révolution industrielle y a commencé et depuis ce jour nous avons assisté au développement d’une ingénierie fiable, solide et bien pensée.

Malheureusement, durant le dernier quart du 20ième siècle, des décisions ont été prises pour mettre à mal l’assise de notre ingénierie et de nos industries de façon à ce que nous, société de consommation, puissions acheter des produits moins chers auquels nous ferions moins attention. Pour combler le déficit, nous nous sommes appuyés de plus en plus sur la City de Londres et nous l’avons dérégulée afin de s’assurer qu’elle attire les investisseurs du monde entier. Alors que la City générait de l’argent pour le pays, le reste d’entre nous se mettait au travail pour subvenir aux besoins de la nation – quelqu’ils soient – généralement en dépensant de l’argent dans de la nourriture de marque distributeur ou des débits de boissons. Pendant ce temps, ceux qui se démenaient à produire des biens réels perdaient leurs CDI au profit de contrats gérés par des sociétés de service afin que les entreprises puissent embaucher et licencier aussi vite qu’ils le souhaitaient, alors que ces suceurs de sang grattaient un gros pourcentage sur les salaires.

Mais il y a une industrie qui peut changer les choses au Royaume-Uni : le logiciel. Nous avons un solide héritage en matière de matériel informatique et de logiciel dans ce pays mais la beauté du développement logiciel est qu’il peut être réalisé par n’importe qui, à n’importe quel endroit avec un minimum d’investissement. Le coût le plus important est de loin la formation du personnel pour qu’il soit capable de développer un logiciel ; bien qu’il soit très simple d’acquérir les bases, ça reste un métier qui nécessite des connaissances en ingénierie et une expérience pratique.

C’est là que le Raspberry Pi peut nous sauver : il est désormais possible pour le gouvernement de fournir à moindre coût et à chaque enfant de ce pays une machine qu’il pourra emporter chez lui et avec laquelle il pourra jouer. En outre, si le gouvernement tient sa promesse d’arrêter de donner des cours sur l’utilisation de Microsoft Word et commence à enseigner des sujets dignes de ce nom, nous aurons bientôt une génération de travailleurs hautement qualifiés à portée de main, prêts à exporter des produits dans le monde.

La programmation n’est pas faite pour tout le monde, bien entendu, mais le développement d’un logiciel ne se résume pas à de la programmation, il y est aussi une question de conception , d’idées, de raisonnements et d’organisation. Nous avons déjà de super entreprises de design, de jeux, de développement web et logiciel dans ce pays (bien que minoritaires) – si les représentants de ces industries pouvaient aller dans cette direction et développer massivement ces industries au point de venir concurrencer les leaders américains alors nous serions sur la bonne voie.

C’est génial d’entendre que Nissan a créé de nouveaux emplois dans le pays mais je crois qu’il est nécessaire de commencer à s’éloigner de ces industries antiques et de créer une main d’œuvre locale, décentralisée et hautement qualifiée composée de créateurs, dans l’objectif d’exporter à nouveau.

Et nous devons commencer à donner à l’industrie du logiciel le respect qu’elle connaît aux États-Unis. Au moment où je vous écris, le Raspberry Pi se vend à 700 unités par seconde et cela me redonne confiance en ce monde – qu’une initiative à but non lucratif et une conception désintéréssée puisse avoir autant de succès. Et j’aime qu’il soit basé sur une autre technologie de Cambridge qui a changé le monde (et qui a confirmé que nous, britanniques, pouvons encore produire des choses) : la puce ARM.

Notes

[1] Crédit photo : Katherine Johnson (Creative Commons By)




« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies » Bernard Stiegler

Le philosophe Bernard Stiegler fait l’objet d’un tag dédié sur le Framablog.

En découvrant le titre de l’article qui lui était consacré dans le journal belge Le Soir du 30 novembre dernier, on comprend bien pourquoi 🙂

Remarque : Demain 3 mars à 14h au Théâtre de La Colline aura lieu une rencontre Ars Industrialis autour du récent ouvrage L’école, le numérique et la société qui vient co-signé entre autres par Bernard Stiegler.

Bernard Stiegler - Le Soir

« Le logiciel libre peut redonner sens à nos vies »

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Quentin Noirfalisse – 30 novembre 2011 – Le Soir

Bernard Stiegler, un philosophe en lutte. Dans sa ligne de mire : un capitalisme addictif qui aspire le sens de nos existences. Son remède : une économie de la contribution.

Ce n’est plus un secret pour personne : le capitalisme est en train d’être dévoré par ses propres effets toxiques. En 2005, parmi d’autres voix peu écoutées alors, une association française, Ars Industrialis, lancée par quatre philosophes et une juriste, avait sonné le tocsin. A l’époque, leur manifeste décrivait les dangers d’un capitalisme « autodestructeur » et la soumission totale aux « impératifs de l’économie de marché et des retours sur investissements les plus rapides possibles des entreprises » et notamment celles actives dans les médias, la culture ou les télécommunications.

Aujourd’hui, l’association comporte plus de 500 membres, économistes, philosophes, informaticiens et toxicologues (car le capitalisme est devenu « addictif » et « pulsionnel ») confondus et ne semble pas s’être trompée de sonnette d’alarme. « Nous faisons partie des gens qui ont soulevé, dès 2006, l’insolvabilité chronique du système financier américain. On nous riait au nez, à l’époque », explique le philosophe Bernard Stiegler, fondateur d’Ars Industrialis et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.

L’homme habite un petit moulin industriel reconverti en maison à Epineuil-le-Fleuriel, au beau milieu de la France paysanne. Entre quelques cris de paons, il vient de nous détailler le malaise qui s’empare de tous les échelons de la société.

Le règne de l’incurie

« Au 20e siècle, un nouveau modèle s’est substitué au capitalisme industriel et productiviste du 19e : le consumérisme, qu’on assimile au fordisme et qui a cimenté l’opposition entre producteur et consommateur. Le capitalisme productiviste supposait la prolétarisation des ouvriers. Ceux-ci perdaient tout leur savoir-faire qui était transféré aux machines. Avec le consumérisme, ce sont les consommateurs qui perdent leur savoir-vivre, ce qui constitue la deuxième phase de la prolétarisation. »

Chez Stiegler, le savoir-vivre, c’est ce qui permet à un homme de pouvoir développer ses propres pratiques sociales, d’avoir un style de vie particulier, une existence qui n’est pas identique à celle de son voisin. « Le problème du capitalisme, c’est qu’il détruit nos existences. Le marketing nous impose nos modes de vie et de pensée. Et cette perte de savoir-faire et de savoir-vivre devient généralisée. Beaucoup d’ingénieurs n’ont plus que des compétences et de moins en moins de connaissances. On peut donc leur faire faire n’importe quoi, c’est très pratique, mais ça peut aussi produire Fukushima. L’exemple ultime de cette prolétarisation totale, c’est Alan Greenspan, l’ancien patron de la Banque fédérale américaine, qui a dit, devant le Congrès américain qu’il ne pouvait pas anticiper la crise financière parce que le système lui avait totalement échappé. »

Que la justification de Greenspan soit sincère ou non, il n’en ressort pas moins que le système ultralibéral qu’il a sans cesse promu a engendré la domination de la spéculation à rendement immédiat sur l’investissement à long terme. Nous assistons, déplore Stiegler, au règne d’une « économie de l’incurie » dont les acteurs sont frappés d’un syndrome de « déresponsabilisation » couplé à une démotivation rampante.

Où se situe la solution ? Pour Stiegler, l’heure est venue de passer du capitalisme consumériste à un nouveau modèle industriel : l’économie de la contribution. En 1987, le philosophe organisait une exposition au Centre Pompidou, « Les mémoires du futur », où il montra que « le 21e siècle serait une bibliothèque où les individus seraient mis en réseaux, avec de nouvelles compétences données par des appareils alors inaccessibles. »

Depuis, Stiegler a chapeauté la réalisation de logiciels et réfléchit le numérique, convaincu qu’il est, en tant que nouvelle forme d’écriture, un vecteur essentiel de la pensée et de la connaissance. Il a observé de près le mouvement du logiciel libre[1]. C’est de là qu’aurait en partie germé l’idée d’une économie de la contribution. Car dans le « libre », l’argent n’est plus le moteur principal. Il cède la place à la motivation et à la passion, deux valeurs en chute libre dans le modèle consumériste. La question du sens donné aux projets par leurs participants y occupe une place centrale.

« Le logiciel libre est en train de gagner la guerre du logiciel, affirme la Commission européenne. Mais pourquoi ça marche ? Parce que c’est un modèle industriel – écrire du code, c’est éminemment industriel – déprolétarisant. Les processus de travail à l’intérieur du libre permettent de reconstituer ce que j’appelle de l’individuation, c’est-à-dire la capacité à se transformer par soi-même, à se remettre en question, à être responsable de ce que l’on fait et à échanger avec les autres. Cela fait longtemps, par exemple, que les hackers[2] s’approprient les objets techniques selon des normes qui ne sont pas celles prescrites par le marketing. »

De la même manière, une « infrastructure contributive » se développe, depuis deux décennies, sur un internet qui « repose entièrement sur la participation de ses utilisateurs ». Elle a permis, entre autres, d’accoucher de Wikipédia et de substituer à la dualité consommateur-producteur un ensemble de contributeurs actifs. Ceux-ci créent et échangent leurs savoirs sur le réseau, développant ainsi des « milieux associés » où ils peuvent façonner leurs propres jugements. Pour Stiegler, cette capacité à penser par soi-même propre au modèle contributif, est constitutive d’un meilleur fonctionnement démocratique.

Poison et remède

Pas question, toutefois, de tomber dans un angélisme pontifiant. Dans ses textes, il décrit le numérique comme un « pharmakon », terme grec qui désigne à la fois un poison et un remède, « dont il faut prendre soin ». Objectif : « lutter contre un usage de ces réseaux au service d’un hyperconsumérisme plus toxique que jamais », peut-on lire dans le Manifeste d’Ars Industrialis. Stiegler complète, en face-à-face : « Le numérique peut également aboutir à une société policière. Soit on va vers un développement pareil, soit vers l’économie de la contribution. »

D’ores et déjà, des embryons de ce modèle naissent dans d’autres domaines. « Une agriculture contributive existe déjà. L’agriculteur et ses consommateurs deviennent des partenaires, en s’appuyant notamment sur le web. » En France, cela se fait au travers des AMAP, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, où les différents acteurs se mettent d’accord sur la quantité et la diversité des denrées à produire. « Dans l’univers médical, poursuit Stiegler, les patients sont parfois intégrés à la recherche, comme ce qu’a fait le professeur Montagnier avec les malades du sida. Nous pensons également qu’il y a des domaines contributifs en énergie, où l’idée serait de produire autant que l’on reçoit, grâce aux réseaux de distribution intelligents, les smart grids. C’est bien sûr totalement contraire aux intérêts des grands groupes. »

Ainsi, l’idée d’une économie de la contribution implique que des pans entiers de nos sociétés sont à réinventer. Stiegler énumère certains besoins : « une politique éducative en relation avec le numérique, un nouveau droit du travail, un système politique déprofessionnalisé, un monde de la recherche où professionnels et amateurs sont associés. Nous plaidons beaucoup pour cette figure de l’amateur, qui aime ce qu’il fait et s’y investit complètement. » Reste, finalement, la question de l’argent. La valeur produite par les contributeurs n’est pas toujours monétisable, mais peut avoir un impact sur l’activité économique. Ainsi, les articles de Wikipédia permettent à Bernard Stiegler d’écrire beaucoup plus vite qu’avant. « La puissance publique doit être en charge d’assurer la solvabilité des contributeurs. Quelqu’un qui a un projet intéressant doit pouvoir recevoir de l’argent. Cela s’inscrit dans le sillage de thèses classiques comme le revenu minimum d’existence, à ceci près que nous pensons que ces budgets doivent être pensés comme des investissements. »

Reproduire de l’investissement, non seulement financier, mais surtout humain. Aux yeux de Stiegler, voilà l’enjeu d’une sortie de crise. Et voilà, aussi, pourquoi il appelle à la réunion des hackers, des universités, des chercheurs, des amateurs et des gens de bonne volonté (« il y en a partout ») face à un « néolibéralisme devenu l’organisation généralisée du désinvestissement ».

www.arsindustrialis.org

Interview de Bernard Stiegler

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Entretien : Quentin Noirfalisse – Vidéo: Adrien Kaempf et Maximilien Charlier
Geek PoliticsDancing Dog Productions

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] Selon la définition consacrée, un logiciel est libre lorsque les utilisateurs ont le droit « d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel ». Quelques exemples, parmi les plus connus : Firefox, OpenOffice ou le système d’exploitation Ubuntu.

[2] Le hacker, grand artisan de l’internet tel qu’on le connaît, n’est pas un pirate informatique, mais plutôt un « détourneur », qui va utiliser des systèmes ou des objets (technologiques ou non) dans un but que leurs créateurs n’imaginaient pas.




Regarde le capitalisme tomber à l’ère de la production Open Source

« Le logiciel libre, l’innovation partagée et la production collaborative menacent le capitalisme tel que nous le connaissons. » C’est ainsi que Michel Bauwens résume son propos dans les colonnes du site d’Aljazeera.

Le menace vient du fait qu’à l’aide d’Internet nous créons beaucoup plus de valeur d’usage (qui répond à nos besoins) que de valeur d’échange (qui se monétise facilement[1]).

Menace pour les uns, opportunité et espoir pour les autres…

Nick Ares - CC by-sa

La question à 100 milliards de dollars de Facebook : Le capitalisme survivra-t-il à « l’abondance de valeur » ?

The $100bn Facebook question: Will capitalism survive ‘value abundance’?

Michel Bauwens – 29 février 2012 – Aljazeera

(Traduction Framalang/Twitter/Fhimt.com : Lambda, vg, goofy, fcharton, btreguier, HgO, Martin, bu, pvincent, bousty, pvincent, deor, cdddm, C4lin, Lamessen et 2 anonymous)

Le logiciel libre, l’innovation partagée et la production collaborative menacent le capitalisme tel que nous le connaissons.

Facebook exploite-t-il ses utilisateurs ? Et d’où vient la valeur estimée à 100 milliards de dollars de la société ?

Ce débat n’est pas nouveau. Il ressurgit régulièrement dans la blogosphère et dans les cercles universitaires, depuis que Tiziana Terranova a inventé le terme de « travail libre/gratuit » (NdT : Free Labour) pour qualifier une nouvelle forme d’exploitation capitaliste du travail non rémunéré – faisant d’abord référence aux téléspectateurs de médias audiovisuels traditionnels et maintenant à une nouvelle génération d’utilisateurs de médias sur des sites comme Facebook. Cet avis peut se résumer très succinctement par le slogan : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ».

Ce terme a été récemment relancé dans un article de Christopher Land et Steffen Böhm, de l’Université de l’Essex, intitulé « Ils nous exploitent ! Pourquoi nous travaillons tous pour Facebook gratuitement ». Dans ce court essai, ils affirment haut et fort que « nous pouvons placer les utilisateurs de Facebook dans la catégorie des travailleurs. Si le travail est considéré comme une activité productive, alors mettre à jour son statut, cliquer sur j’aime en faveur d’un site internet, ou devenir ami avec quelqu’un crée la marchandise de base de Facebook. »

Cette argumentation est toutefois trompeuse, car elle mélange deux types de créations de valeurs qui ont déjà été reconnues différentes par les économistes politiques au XVIIIe siècle. La différence se trouve entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Pendant des milliers d’années, dans le cadre de production non capitalistes, la majorité des travailleurs produisait directement de la « valeur d’usage » – soit pour subvenir à leurs propres besoins, soit sous forme de contributions pour la classe dirigeante du moment. C’est seulement avec l’arrivée du capitalisme que la majorité de la population active a commencé à produire de la « valeur d’échange » en vendant son travail aux entreprises. La différence entre ce que nous sommes payés et ce que les gens payent pour le produit que nous faisons est la « plus-value ».

Mais les utilisateurs de Facebook ne sont pas des travailleurs produisant des marchandises pour un salaire, et Facebook ne revend pas ces marchandises sur le marché pour créer de la plus-value.

Bien sûr, les utilisateurs de Facebook ne créent pas directement une valeur d’échange, mais plutôt une valeur de communication. Ce que fait Facebook, c’est permettre le partage et la collaboration autour de sa plateforme. En autorisant, encadrant et « contrôlant » cette activité, on crée des profils et des centres d’intérêt. Et ce sont ces profils et ces centres d’intérêt qui sont par la suite vendus aux publicitaires, pour un montant estimé de 3,2 milliards de dollars par an (NdT : environ 2,4 milliards d’euros), soit une recette publicitaire par utilisateur d’à peine 3,79 dollars (NdT : 2,85 euros).

En fait Facebook fait beaucoup plus que vendre de votre attention et disponibilité (NdT : temps de cerveau disponible ?). Leur connaissance de notre comportement social, individuel et collectif, a une importance stratégique indiscutable aussi bien pour les politiques que pour les sociétés commerciales. Mais cette plus-value vaut-elle réellement 100 milliards de dollars ? Cela reste un pari spéculatif. Pour le moment, il est probable que le quasi milliard d’utilisateurs de Facebook ne trouve pas les 3,79 dollars de recettes publicitaires très exploitables, d’autant plus qu’ils ne payent pas pour utiliser Facebook, et qu’ils utilisent le site volontairement. Ceci étant dit, il y a un prix à payer à ne pas utiliser Facebook : un certain isolement social par rapport à ceux qui l’utilisent.

Créer de la rareté

Il est néanmoins important de noter que Facebook n’est pas un phénomène isolé, mais fait partie d’une tendance bien plus large et lourde de nos sociétés connectées : l’augmentation exponentielle de la création de valeur utile par des publics productifs, ou « productilisateurs » (NdT « produsers »), comme Axel Bruns aime à les appeler. Il faut en effet bien comprendre que cela crée un problème de taille pour le système capitaliste, mais aussi pour les travailleurs tels qu’on les conçoit traditionnellement. Les marchés sont définis comme des moyens d’attribution de ressources rares, et le capitalisme n’est en fait pas simplement un système « d’attribution » de la rareté mais aussi un système de création de la rareté, qui ne peut accumuler du capital qu’en reproduisant et développant les conditions de cette rareté.

Sans tension entre l’offre et la demande, il ne peut y avoir de marché ni d’accumulation de capital. Or ce que font actuellement ces « productilisateurs », c’est créer des choses, avant tout immatérielles comme de la connaissance, des logiciels ou du design, aboutissant à une abondance d’information facile à reproduire et à exploiter

Cela ne peut se traduire directement en valeur marchande, car ce n’est pas du tout rare ; c’est au contraire surabondant. De plus, cette activité est exercée par des travailleurs du savoir (NdT knowledge workers) dont le nombre augmente régulièrement. Cette offre surabondante risque de précariser l’emploi des travailleurs du savoir. Il en découle un exode accru des capacités de production en dehors du système monétaire. Par le passé, à chaque fois qu’un tel exode s’est produit, les esclaves dans l’Empire Romain en déclin, ou les serfs à la fin du Moyen Age, cela a coïncidé avec l’avènement de conditions pour des changements économiques et sociétaux majeurs.

En effet, sans le support essentiel du capital, des biens et du travail, il est difficile d’imaginer la perpétuation du système capitaliste sous sa forme actuelle.

Le problème est là : la collaboration via Internet permet une création massive de la valeur d’usage qui contourne radicalement le fonctionnement normal de notre système économique. D’habitude, les gains de productivité sont en quelque sorte récompensés et permettent aux consommateurs d’en tirer un revenu et d’acheter d’autres produits.

Mais ce n’est plus le cas désormais. Les utilisateurs de Facebook et Google créent de la valeur commerciale pour ces plateformes, mais de façon très indirecte, et surtout ils ne sont pas du tout récompensés pour leur propre création de valeur. Leur création n’étant pas rémunérée sur le marché, ces créateurs de valeur n’en tirent aucun revenu. Les médias sociaux sont en train de révéler un important défaut dans notre système économique.

Nous devons relier cette économie sociale émergente, basée sur le partage de la création, avec les plus authentiques expressions de la production collaborative orientée vers le bien commun, comme en témoignent déjà l’économie de l’Open Source et de l’usage équitable des contenus libres (dont la contribution est estimée à un sixième du PIB américain). Il ne fait pas de doute sur le fait qu’un des facteurs clés du succès actuel de la Chine réside en une savante combinaison de l’Open Source, tel que l’exemple de l’économie locale à Shanzaï, avec une politique d’exclusion des brevets imposée aux investisseurs étrangers. Cela a offert à l’industrie chinoise une innovation ouverte et partagée en boostant son économie.

Même si l’économie de l’Open Source devient le mode privilégié de création des logiciels, et même si elle permet de créer des entreprises qui génèrent des chiffres d’affaires de plus d’un milliard d’euros, comme Red Hat, la conséquence globale est plutôt la déflation. Il a en effet été estimé que l’économie du libre réduisait annuellement de quelque 60 milliards de dollars le volume d’affaires dans le secteur des logiciels propriétaires.

Ainsi, l’économie de l’Open Source détruit plus de valeur dans le secteur propriétaire qu’elle n’en crée. Même si elle engendre une explosion de la valeur d’usage, sa valeur d’échange, monétaire et financière décroît.

La fabrication Open Source

Les mêmes effets surviennent quand le partage de l’innovation est utilisé dans la production physique, où il combine à la fois l’approche Open Source des moyens de distribution et l’affectation de capitaux (en utilisant des techniques comme la production communautaire, ou crowdfunding, et des plateformes dédiées comme Kickstarter).

Par exemple, la Wikispeed SGT01, une voiture qui a reçu cinq étoiles en matière de sécurité et peut atteindre 42,5 km/litre (ou 100 miles par gallon), a été developpée par une équipe de bénévoles en seulement trois mois. La voiture se vend au prix de 29.000 dollars, environ un quart du prix que pratiquerait l’indutrie automobile traditionnelle, et pour laquelle il aurait fallu cinq années de R&D ainsi que des millards de dollars.

Local Motors, une entreprise automobile ayant fait le choix du crowdsourcing et connaissant une croissance rapide, annonce qu’elle produit des automobiles 5 fois plus rapidement que Detroit, avec 100 fois moins de capitaux, et Wikispeed a réussi à mettre en place des temps de design et de production encore plus rapides. En ayant fait le pari de l’intelligence distribuée, la voiture Wikispeed a été pensée pour être modulaire, en utilisant des techniques de programmation logicielle efficaces et sophistiquées (telles que la méthode agile, Scrum et Extreme Programming), un design ouvert ainsi qu’une production effectuée par des PME locales.

Et Arduino, un simple petit circuit imprimé de prototypage electronique Open Source, fonctionnant sur le même principe que Wikispeed, provoque une baisse des prix dans son secteur et une extraordinaire effervescence dans les toujours plus nombreux fab labs (NdT : cf l’histoire d’Arduino). Si le projet de Marcin Jakubowsky Open Source Ecology rencontre le succès alors nous aurons à disposition de tous 40 différents types de machines agricoles bon marché rendant un village auto-suffisant. Dans tous les domaines où l’alternative de la production Open Source se developpe – et je prédis que cela affectera tous les domaines – il y aura un effet similaire sur les prix et les bénéfices des modèles économiques traditionnels.

« Consommation collaborative »

Une autre expression de l’économie du partage est la consommation collaborative, ce que Rachel Botsman et Lisa Gansky ont démontré dans leurs récents livres respectifs What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption et The Mesh: Why The Future of Business is Sharing. Il se développe rapidement une économie du partage autour du secteur des services affectant même les places de marché et les modes de vie des gens.

Par exemple, il a été estimé qu’il y a environ 460 millions d’appartements dans le monde développé, et que chaque foyer possédait, en moyenne, une valeur de 3000 dollars disponibles en biens inutilisés. Il y aurait un intérêt économique manifeste à utiliser ces ressources qui dorment. Pour la plus grande part d’ailleurs, elles ne seront pas rentabilisées, mais échangées ou troquées gratuitement. Le modèle même du partage payant aura un effet de dépression sur la consommation de produits neufs.

De tels développements sont bénéfiques pour la planète et bons pour l’humanité, mais globalement sont-ils bons pour le capitalisme ?

Qu’arrivera-t-il à ce dernier à l’heure du développement croissant des échanges via les médias sociaux, de la production et de la consommation collaborative des logiciels et des biens ?

Qu’arrivera-t-il si notre temps est de plus en plus dédié à la production de valeur d’usage (une fraction de ce qui crée la valeur monétaire) sans bénéfices substantiels pour les producteurs de valeur d’usage ?

La crise financière commencée en 2008, loin de diminuer l’enthousiasme pour le partage et la production par les pairs, est en fait un facteur d’accélération de ces pratiques. Ce n’est plus seulement un problème pour des masses laborieuses de plus en plus précarisées, mais également pour le capitalisme lui-même, qui voit ainsi s’évaporer des opportunités d’accumulation et d’expansion.

Non seulement le monde doit faire face à une crise globale des ressources, mais il fait également face à une crise de croissance, car les créateurs de valeur ont de moins en moins de pouvoir d’achat. L’économie de la connaissance se révèle être un miroir aux alouettes, car ce qui n’est pas rare mais abondant ne peut pas soutenir la dynamique des marchés. Nous nous retrouvons donc face à un développement exponentiel de la création de valeur qui ne s’accompagne que d’un développement linéaire de la création monétaire. Si les travailleurs ont de moins en moins de revenus, qui pourra acheter les biens qui sont vendus par les sociétés ? C’est, pour simplifier, la crise de la valeur à laquelle l’Humanité doit faire face. C’est un challenge aussi important que le changement climatique ou l’accroissement des inégalités sociales.

La débâcle de 2008 était un avant-goût de cette crise. Depuis l’avènement du néolibéralisme, les salaires ont stagné, le pouvoir d’achat a été maintenu artificiellement par une diffusion irraisonnée du crédit dans la société. C’était la première phase de l’économie du savoir, au cours de laquelle seul le capital avait accès aux réseaux qu’il utilisait pour créer de gigantesques multinationales.

Avec la croissance continue de cette économie du savoir, une masse de plus en plus importante des valeurs échangées est constituée de biens intangibles et non plus physiques (NdT : cf capital immatériel). Le marché des changes néolibéral et ses excès spéculatifs peut être vu comme un moyen de tenter d’évaluer la part de valeur intangible, virtuelle, qui est ajoutée à la valeur réelle par la coopération. Il fallait que cette bulle explose.

Nous nous trouvons dans la seconde phase de l’économie du savoir, au cours de laquelle les réseaux sont en train d’être étendus à toute la société, et qui permet à tout un chacun de s’engager dans une production collaborative. Ce qui crée de nouveaux problèmes et engendre de nouveaux défis. Ajoutons à cela la stagnation des revenus, la diminution de la masse du travail salarié que cette production collaborative de valeur entraîne, et il évident que tout ceci ne peut être résolu dans le paradigme actuel. Y a-t-il dès lors une solution ?

Il y en a une mais elle sera pour le prochain cycle : elle implique, en effet, une adaptation de l’économie à la production collaborative, ouvrant par là-même les portes à un dépassement du capitalisme.

Michel Bauwens est théoricien, écrivain ainsi qu’un des fondateurs de la P2P (Peer-to-Peer) Foundation.

Notes

[1] Crédit photo : Nick Ares (Creative Commons By-Sa)




Stop ACTA : C’est l’Europe de l’Est qui ouvre la voie

Pologne, République Tchèque, Slovénie, Slovaquie, Roumanie, Bulgarie… c’est clairement à l’Est de l’Europe que la contestation contre ACTA est la plus forte[1].

Ils descendent massivement dans la rue, sont actifs sur Internet et finissent par semer le doute parmi leurs gouvernements (cf cette carte limpide de la situation actuelle en Europe). Même l’Allemagne commence à s’interroger.

Pourquoi une telle mobilisation dans cette partie du monde et pourquoi cette mollesse en France et plus généralement en Europe occidentale où nous sommes encore loin de perturber ceux de chez nous qui ont signé le traité ?

Espérons que nous rattraperons le retard lors de la prochaine manifestation prévue le samedi 25 février prochain.

Nina Jean - CC by-nd

Les Européens de l’est à la pointe du combat pour les libertés sur Internet

Eastern Europeans fuel fight for Internet freedoms

Vanessa Gera – 18 février 2012 – Associated Press
(Traduction Framalang : Lamessen, OranginaRouge, Goofy, Lolo le 13)

La tradition de révolution politique de l’Europe de l’Est s’est mise à l’ère numérique. Cette fois, ce ne sont pas les communistes ou les pénuries alimentaires qui alimentent la colère, mais un traité international sur le droit d’auteur que ses opposants dénoncent comme menaçant la liberté sur Internet.

Un mouvement de contestation populaire a vu le jour le mois dernier en Pologne et s’est rapidement étendu à travers l’ancien bloc de l’Est et au-delà. L’opposition grandissante à l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon, ou ACTA, a soulevé des doutes sur l’avenir du traité, qui est crucial pour le gouvernement des États-Unis et les économies des autres pays industrialisés.

Il y a eu des manifestations en Europe de l’Est, des attaques contre les sites gouvernementaux en République Tchèque et en Pologne, même des excuses sincères de l’ambassadeur slovaque qui l’a signé et s’est reproché d’avoir commis une « négligence citoyenne ».

Dans une région du monde où les gens se rappellent avoir été espionnés et contrôlés par des régimes communistes répressifs, le traité a provoqué la peur d’un nouveau régime de surveillance.

Le pacte doit permettre de lutter contre le vol de la propriété intellectuelle — comme les contrefaçons de sacs Gucci ou la violation des brevets pharmaceutiques. Mais il cible aussi le piratage en ligne, le téléchargement illégal de musiques, films et logiciels, et préconise des mesures que les opposants dénoncent comme amenant à la surveillance des internautes.

« La majorité des gens qui sont descendus dans la rue sont jeunes et ne se rappellent pas personnellement le communisme, mais la société polonaise tout entière s’en souvient », dit Jaroslaw Lipszyc, le président de la Modern Poland Foundation, une organisation consacrée à l’éducation et au développement d’une société d’informations.

« En Pologne, la liberté d’expression est une valeur importante, et il existe toute une histoire de la lutte pour celle-ci » explique Lipszyc. Ce fervent opposant à l’ACTA voit son action actuelle comme la suite logique du combat pour la liberté d’expression qui poussait sa famille à publier illégalement des essais anti-communistes dans son sous-sol dans les années 1980.

Les pays d’Europe de l’Est, y compris ceux qui sont maintenant dans l’Union Européenne, sont toujours beaucoup plus pauvres que ceux de l’Ouest, et parmi les opposants, certains craignent de perdre l’accès gratuit — parfois illégal — au divertissement. Avec un taux de chômage de 12.5% et un salaire minimum mensuel de seulement 1500 zlotys (NdT : environ 350€) avant impôt, et un salaire moyen de 3605 zlotys (NdT : environ 850€), beaucoup disent qu’ils ne peuvent pas se permettre de payer 20 zlotys (NdT : 4.75€) ou plus pour un billet de cinéma.

« Les gens sont furieux » dit Katarzyna Szymielewicz, directrice de la Panoptykon Foundation polonaise, qui milite pour le droit à la vie privée dans un contexte de surveillance moderne, et s’oppose à l’ACTA. « Nous avons des antécédents de soulèvement contre l’injustice ».

ACTA est passé d’un obscur traité international à un sujet de débat en Pologne depuis la mi-janvier quand le gouvernement a dit qu’il le ratifierait dans les prochains jours. Les organisations des droits civiques comme Panoptykon ont été scandalisées car le gouvernement ne les a pas consultées. K. Szymielewicz a expliqué qu’ils avaient alerté sur Twitter et d’autres réseaux sociaux, faisant ainsi réagir les activistes d’Internet en Pologne et à l’étranger — dont certains faisant partie du groupe « Anonymous » — par des attaques sur les sites gouvernementaux dont ceux du premier ministre et du parlement, les rendant injoignables pendant plusieurs jours.

La colère est née d’une forte frustration de la société, en particulier chez les jeunes, fondée sur une pénurie d’emplois et un sentiment d’éloignement du processus politique.

« C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », dit Szymielewicz. « Internet est un espace de liberté — les gens estiment que ça leur appartient vraiment — et subitement le gouvernement interfère avec cet espace ».

Les Polonais et d’autres ont aussi été préparés à agir car beaucoup ont suivi l’opposition aux États-unis contre deux projets similaires, le Stop Online Piracy Act et le Protect Intellectual Property Act — connus du grand public comme SOPA et PIPA. Les législateurs américains ont reporté ces projets de lois après une pression massive incluant un blackout d’une journée de Wikipédia et d’autres géants du Web.

Quelques jours plus tard, les Polonais descendaient dans la rue à travers tout le pays contre l’ACTA — activisme qui se propagea à Berlin, Sofia, Budapest et de nombreuses autres villes où les gens se sont rassemblés par milliers samedi dernier (NdT : le 11 février). D’autres rassemblements sont prévus pour le 25 février.

Les opposants sont aussi en colère parce que le traité a été négocié pendant plus de 4 ans en secret sans la moindre présence d’organisations de défense des droits civiques, leur donnant ainsi l’impression d’un accord secret au bénéfice exclusif des toutes-puissantes industries.

Les États-Unis et d’autres partisans de l’ACTA affirment que ce ne sera pas intrusif. Ils soutiennent que la protection des droits de la propriété intellectuelle est nécessaire pour préserver l’emploi dans les industries innovantes. Le piratage en ligne de films et musiques coûte des milliards de dollars aux compagnies américaines chaque année.

Washington assure également que les individus ne seront pas surveillés en ligne et que ACTA ciblera plutôt les entreprises qui tirent des profits de l’utilisation de produits piratés comme les logiciels. « Les libertés civiles ne seront pas réduites », déclare le bureau du Représentant américain au commerce, qui a signé l’ACTA en octobre.

Mais les opposants disent que l’accord est rédigé de façon tellement flou qu’il est difficile de savoir ce qui serait légal et ce qui ne le serait pas. Certains craignent d’être poursuivis par exemple pour mixer des vidéos personnelles avec une chanson de Lady Gaga et les mettre sur YouTube pour les partager avec leurs amis.

« Comme ce qui est permis n’est pas clair, les gens vont limiter leur créativité », explique Anna Mazgal, une activiste des droits civils polonaise de 32 ans. « Les gens pourraient se censurer eux-même par peur, parce que c’est trop vague ».

De nombreux opposants accusent également l’ACTA de placer les intérêts commerciaux au-dessus de droits comme la liberté d’expression.

« Il n’est pas surprenant que les citoyens européens soient descendus dans les rues par milliers pour protester contre un accord qui place les intérêts économiques privés au-dessus de leurs libertés fondamentales », dit Gwen Hinze, la directrice internationale de la propriété intellectuelle de l’Electronic Frontier Foundation, une fondation basée à San Francisco qui défend les libertés civiles sur Internet.

Tout ce tapage a mis les partisans de l’ACTA sur la défensive, pour le moment. L’accord a déjà été signé par les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et 20 autres pays.

Mais quelques gouvernements dont la Pologne, la Slovénie et la Bulgarie commencent à dire qu’ils ne le ratifieront pas. La République Tchèque a dit qu’il faudrait étudier attentivement la question avant de se prononcer. Un test décisif aura lieu cet été quand le Parlement Européen le soumettra au vote.

L’Allemagne annonce qu’elle soutient l’ACTA pour la défense de la propriété intellectuelle, mais a promis de dissiper les doutes à son propos avant de le signer. Des milliers de personnes ont manifesté samedi dernier contre ACTA à travers l’Allemagne où la protection des données a été longtemps un sujet sensible et où les administrations sont montées au créneau face à des géants d’Internet comme Google ou Facebook à propos des questions de vie privée.

L’ambassadrice slovène au Japon qui a signé le traité à Tokyo le mois dernier au nom de son pays s’est excusée depuis, expliquant qu’elle n’avait pas compris à ce moment à quel point cela pourrait restreindre la Liberté « sur le plus important réseau de l’histoire de l’Humanité ».

« J’ai signé l’ACTA par négligence civique » a écrit Helena Drnovšek Zorko sur son blog.

Notes

[1] Crédit photo : Nina Jean (Creative Commons By-Nd)




Si l’on pouvait copier la nourriture… ou la parabole qui tue

Et si un jour quelqu’un inventait une extraordinaire machine capable d’instantanément dupliquer la nourriture[1] pour la téléporter où bon nous semble sur la planète ? Quel merveilleux progrès alors pour l’humanité !

Rien n’est moins sûr dans le monde insensé où nous vivons actuellement…

Martin Cathrae - CC by-sa

La parabole des fermiers et du duplico-téléporteur

The parable of the farmers and the Teleporting Duplicator

Mike Taylor – 10 février 2012 – The Guardian
(Traduction Framalang : FredB, Isammoc, Goofy, Lamessen, HgO)

Imaginez un monde où la nourriture serait bon marché et accessible librement, grâce à l’incroyable duplico-téléporteur. Qu’est-ce qui pourrait aller de travers ?

Chapitre 1

Il était une fois une planète très semblable à la nôtre. Des milliards de personnes y vivaient, et tous avaient besoin de se nourrir. De nombreuses personnes avaient des emplois chronophages qui les empêchaient de cultiver leur propre nourriture, mais la plupart d’entre eux pouvaient manger grâce aux fermiers.

Les cultivateurs produisaient de quoi nourrir toutes les bouches, et les denrées alimentaires étaient transportées par des distributeurs. Même si chacun des fermiers ne cultivait qu’une seule sorte d’aliment, ils pouvaient manger de manière variée, car chaque fermier avait accès à ce que les autres cultivaient.

Les transporteurs prenaient grand soin de s’assurer de la qualité des aliments distribués, ils ont donc mis en place un système dans lequel les fermiers vérifiaient les aliments des autres, en refusant ceux dont la qualité n’était pas assez bonne. Certains distributeurs étaient considérés comme meilleurs que d’autres, parce qu’ils refusaient davantage de produits aux fermiers que les autres, et distribuaient seulement ce qu’il y avait de mieux.

Le système n’était pas parfait, mais il était bon. Les fermiers avaient besoin des distributeurs pour recevoir leur nourriture et pour l’envoyer aux autres fermiers. Puis les distributeurs ont ajouté de la valeur à la nourriture produite par les fermiers : ils l’ont emballée dans un joli paquet.

Il faut admettre que tout le monde ne recevait pas la nourriture : dans chaque pays, certains mouraient de faim, et dans certains pays, la plupart mouraient de faim. Mais globalement, c’était un bon système – les distributeurs, avec leurs réseaux ferrés et maritimes coûteux, faisaient tout leur possible. Tout le monde avait le même objectif : les gens voulaient de la nourriture, les fermiers voulaient leur en faire parvenir, et les distributeurs gagnaient leur vie en rendant cela possible.

Chapitre 2

Un beau jour, un magicien inventa une machine extraordinaire qui permettait de déplacer les ressources alimentaires d’un point à l’autre intantanément. Plus étonnant encore, la nourriture était présente au point d’origine comme au point d’arrivée. La même nourriture pouvait être téléportées sur un troisième lieu, et un quatrième – autant de fois qu’on le désirait. Non seulement le duplico-téléporteur était un engin stupéfiant, mais en plus il ne coûtait presque rien. Bientôt, des millions de gens du monde entier en furent équipés.

Ce fut une ère merveilleuse. Avec les nouvelles machines, le premier qui tombait sur un mets particulièrement délicieux ou nourrissant pouvait l’envoyer à tous ses amis. Les fermiers pouvaient envoyer leurs nouvelles récoltes directement aux autres cultivateurs, même à ceux qui étaient à l’autre bout de la planète. Les populations des pays les plus reculés où l’agriculture était improductive recevaient la nourriture dont elles avaient besoin.

Chacun pouvait se rendre compte que le duplico-téléporteur avait changé le monde de façon définitive, et que personne ne souffrirait plus de la faim. Un nouvel âge d’or et de prospérité semblait assuré.

Chapitre 3

« Attendez une minute » demandèrent les distributeurs, « et nous ? Nous représentons un segment non-négligeable de la logistique. Nous ajoutons de la valeur. il vaudrait bien mieux continuer à distribuer les produits alimentaires comme avant, avec des trains et des bateaux ».

Mais tout le monde a immédiatement vu que c’était idiot. L’ancienne technologie était obsolète, la nouvelle meilleure sur tous les points. Face au tollé, les distributeurs se sont rendus compte qu’ils ne pourraient plus faire machine arrière, en faisant comme si le duplico-téléporteur n’existait pas.

« Vous ne pouvez pas nous évincer si simplement du circuit de distribution alimentaire, dirent-ils. Ce serait bien mieux si les fermiers et les braves gens ne pouvaient pas utiliser les duplico-téléporteurs. Nous allons les exploiter pour tout le monde, et vendre la nourriture dupliquée. »

Certains fermiers en étaient furieux. « Nous avons désormais une méthode pour distribuer la nourriture, firent-ils remarquer. C’est rapide et peu coûteux. Maintenant que notre nourriture peut être dupliquée librement, il serait mauvais de limiter l’accès en vous laissant ajouter des frais pour cela. La nourriture ne manque plus : elle a une grande valeur mais un coût faible. Nous devons transmettre cette valeur au monde entier. »

Mais les distributeurs répondirent : « Vous ne pouvez pas simplement distribuer nos aliments et… »

« Attendez une minute, dirent les fermiers, vous avez dit vos aliments ?

– Oui, répondirent les distributeurs, nous vous l’avons déjà dit : nous ajoutons de la valeur aux aliments. Ils sont donc à nous.

– Et comment ajoutez-vous de la valeur ?

– Eh bien pour commencer, nous la faisons examiner par des experts pour nous assurer de la qualité de la nourriture.

– C’est nous qui vérifions la qualité ! s’exclamèrent les fermiers, maintenant vraiment remontés.

– Bon, d’accord. Mais nous gérons l’organisation. Nous choisissons les spécialistes, nous expédions les échantillons, analysons les commentaires des testeurs, et prenons la décision d’accepter ou refuser. Nous sommes les éditeurs de la nourriture. »

Mais ce n’était pas vrai non plus, et les fermiers le savaient bien. C’étaient les fermiers eux-mêmes qui faisaient tout ça, se mettant bénévolement au service des distributeurs pour que chacun travaille au mieux de ses possibilités.

« Ah d’accord, dirent les distributeurs. Mais nous nommons les personnes qui doivent choisir les spécialistes et analyser leurs commentaires. Vous voyez bien qu’on ajoute de la valeur. Et ce n’est pas tout : nous enveloppons aussi les aliments dans de jolis paquets. Alors, vous comprenez, vous autres les fermiers, tout ce que vous faites c’est de fournir la matière première. C’est nous les distributeurs qui la transformons en un véritable produit alimentaire, donc logiquement c’est notre propriété. Nous seuls devrions décider de qui peut recevoir de la nourriture et suivant quelles conditions. Après tout, il nous faut bien rentrer dans nos frais et offrir une plus-value à nos actionnaires ».

Chapitre 4

Quand ils entendirent ça, les fermiers prirent conscience que les distributeurs n’avaient véritablement aucun droit de propriété sur la nourriture. Pendant un instant, la nourriture semblait pouvoir devenir universellement disponible et gratuite.

Mais les distributeurs dirent quelque chose de sensé : « Comment les gens sauront-ils que votre nourriture est la meilleure tant qu’ils ne verront pas qu’elle est distribuée par les meilleurs distributeurs ? Vous ne progresserez jamais dans l’industrie agro-alimentaire si les gens ne peuvent pas voir que les meilleurs distributeurs acceptent votre nourriture. »

Alors, les fermiers devinrent très calmes et pensifs. Ils savaient tous que leur nourriture devrait être disponible librement à travers le monde. Mais ils voulaient aussi améliorer leurs conditions de travail et développer leurs fermes. Pour cela, ils devaient augmenter leur réputation. Ce n’était pas possible s’ils utilisaient le duplico-téléporteur pour distribuer gratuitement leur nourriture. Mais c’était possible en le donnant aux distributeurs les plus prestigieux, et en leur permettant de vendre des copies de leur nourriture scrupuleusement protégées et contrôlées aux personnes qui pouvaient se l’offrir.

Les fermiers étaient tristes parce qu’ils voulaient que tout le monde ait à manger. Mais que pouvaient-ils faire ? Laisser toute leur nourriture être dupliquée gratuitement sans le soutien d’un distributeur renommé aurait été un suicide professionnel.

Ainsi les choses revenaient comme avant pour les distributeurs, sauf qu’ils n’avaient plus besoin de dépenser leur argent dans des trains et des bateaux onéreux. Et les choses revenaient comme avant pour les gens avec peu ou pas de nourriture : ils vivaient, ou mouraient le plus souvent, exactement comme avant l’invention du duplico-téléporteur.

Et quelque part dans un pays lointain, la tête dans ses mains, le magicien pleurait.

Addendum : Les opposants au libre accès aux publications universitaires peuvent dire que cette parabole est en fait une hyperbole. Elle l’est, mais uniquement sur un point. Quand les gens n’ont pas accès à la nourriture, ils meurent rapidement. Quand ils n’ont pas accès à la science, ils meurent à petit feu.

Notes

[1] Crédit photo : Martin Cathrae (Creative Commons By)