Passage télé de Benjamin Bayart sur la Loppsi

Vendredi dernier, Benjamin Bayart était invité au journal du soir de Public Sénat pour venir s’exprimer sur la loi Loppsi (dont les débats commencent aujourd’hui à l’Assemblée nationale et que l’on peut suivre par exemple sur Numérama).

Le récent et édifiant livre d’InLibroVeritas dont il est question dans l’interview est Confession d’un pédophile, l’impossible filtrage du web.

—> La vidéo au format webm

Transcript de l’intervention de Benjamin Bayart

La Chaîne Parlementaire – Journal de 22h – Vendredi 5 février 2010
(Transcript récupéré et modifié sur BàB : L’Blog à Birdy)

À partir de mardi, les députés entameront l’examen du projet de Loi d’Orientation de Programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure, un nom à rallonge qui est en général résumé par le petit nom de Loppsi et pour en parler nous sommes avec Benjamin Bayart. Bonsoir.

Bonsoir,

Vous êtes expert en communication, président de FDN. C’est le plus ancien, j’ai lu, fournisseur d’accès Internet en France.

Oui.

Alors, la LOPPSI, pour la résumer, prévoit une mutualisation et une coopération entre les forces de sécurité, donc la police et la gendarmerie, et une modernisation de leurs moyens, notamment en ayant recours aux nouvelles technologie pour être plus efficace, notamment contre la cybercriminalité. Mais cette loi inquiète les associations internautes qui la jugent liberticide. Pourquoi ?

Alors il faut comprendre que toute la loi n’inquiète pas les associations internautes. Elle est très longue je n’ai pas eu le temps de la lire en entier, alors que dieu sait que je passe énormément de temps sur les questions législatives.

Il y a une mesure précisément qui vous inquiète.

Il y a un article très précis qui nous pose problème, qui est l’article 4, tel qu’il était proposé et rédigé par le gouvernement. Il prévoyait que sur décret du ministère de l’Intérieur, les fournisseurs d’accès internet auraient obligation d’empêcher l’accès à certains sites Web, que la liste…

Lesquels, les sites pornographiques ?

Ce que prévoit le texte de loi ce sont les site pédopornographiques. Mais ce que prévoit aussi le texte et ses conditions d’application évidentes, c’est que la liste des sites doit être secrète, sinon c’est un annuaire des sites pédoporno, c’est un truc inconcevable. Donc la liste est secrète, elle aurait été publiée par le ministère de l’Intérieur et je dois dire que censure secrète sur le ministère de la police, c’est quand même curieux dans un pays normalement démocratique. Ça c’était vraiment le point de départ tel que ca sortait vu par le gouvernement, visiblement les députés ont bien compris ce qu’il leur est arrivé dans l’affaire Hadopi, ils ont relu la décision du Conseil Constitutionnel…

Donc il y a eu un amendement.

Ils ont décidé qu’on ne pouvait pas filtrer Internet n’importe comment. Et pour le moment, dans l’état des discussions, on en est a : y’aura un juge dans la boucle.

Donc ça, ça vous rassure ?

Donc c’est plutôt rassurant.

Mais c’est vrai que, quand même, Internet peut être un lieu de danger. Il y a la pédopornographie, y’a aussi les escroqueries, le terrorisme etc. Est ce qu’il ne faut pas instaurer des filtres ?

Instaurer des filtres, je sais pas. La bonne façon de comprendre ça c’est qu’Internet est un lieu public, et donc jouer sur les peurs, légitimes, les crimes abominables comme la pédopornographie, ca fait peur de manière légitime et logique. Mais jouer sur les peurs des gens pour instaurer un tout sécuritaire, c’est quelque chose de dangereux. Ça met en place des dérives qui sont malsaines. Internet est un lieu public comme les autres, il y a des pédophiles sur Internet exactement comme il y a des pédophiles dans la rue et on filtre pas la rue. On ne met pas un policier tous les trois mètres pour surveiller tout le monde. De la même manière, pour les mêmes raisons, cette tendance de fond qui est de vouloir contrôler Internet, dénote fondamentalement quelque chose d’assez précis, qui est que basiquement les hommes politiques n’ont pas bien compris ce qu’était Internet et qu’ils commencent par contre à comprendre un élément là-dedans : c’est que ça les gêne.

Mais il y a des moyens de contourner ce filtre par exemple ?

Oh oui, de manière très efficace et très simple. Il faut comprendre que les… il y a un livre qui est paru récemment aux éditions InLibroVeritas sur le sujet qui explique assez bien, y compris détaillé par des gens de la gendarmerie spécialisés dans le domaine, que le monde du pédoporno mafieux, business, etc, a déja trois guerres d’avance sur ce genre de sujets là, et se diffuse indépendamment de ce qu’on sait faire de manière simple comme filtre.

Donc liberticide et inefficace, nous dites-vous ?

Donc particulièrement inefficace puisque lorsque l’on interroge la police et la gendarmerie sur le sujet, comme j’en ai eu l’occasion de le faire lors d’une réunion, petit un, il n’y a pas de sites pédos en France, ça c’est très clair, il y en a deux ou trois qui ouvrent temporairement tous les ans, fermés dans la semaine avec les gens derrière qui finissent en prison. Et surtout quand on leurs demande ce que ça a donné comme effet positif dans les pays où cela a été mis en place, par exemple en Australie, par exemple en Grande Bretagne, ils ne savent pas donner de chiffres. On leur demande quelle influence, en quoi est-ce que ça a fait baisser la délinquance, parce que c’est quand même ca le but. Réponse : néant.

Il n’y a pas d’efficacité prouvée. Merci beaucoup Benjamin Bayart d’être venu nous expliquer ce que vous redoutez dans cette loi.




Rencontre avec Jean-Christophe Frachet et Valentin Villenave du Parti Pirate

Parti Pirate - Affiche élections régionales 2010Ce blog tente modestement d’en témoigner au quotidien, quelque chose d’important est en train de se jouer actuellement autour d’Internet et des nouvelles technologies.

En caricaturant à l’extrême, on pourrait, c’est maladroit et réducteur mais c’est parlant, poser la question ainsi : souhaitons-nous, pour aujourd’hui et pour demain, vivre dans un monde « inspiré par l’Hadopi » ou dans un monde « inspiré par le logiciel libre » ?

Politiques, industriels, juristes, financiers, publicitaires, grands médias… les tenants d’un « monde Hadopi » sont nombreux et puissants. Structurellement et culturellement issus du millénaire précédent, ils ont toutes les peines du monde à comprendre pourquoi on leur répond partage quand ils nous disent consommation. Ils ont une bonne longueur d’avance parce qu’ils possèdent pouvoir, argent, monopoles, brevets ou propriété intellectuelle, et influencent plus ou moins directement tous les moyens de communication de masse, permettant ainsi trop souvent de modeler ou endormir les esprits (qui ne se réveillent que pour les soldes).

Tous les moyens de communication sauf un. Ils ont mis du temps à comprendre mais ils ont désormais pris la mesure de la menace et ils ne s’en laisseront pas compter.

C’est dans ce contexte qu’une « minorité d’agités avant-gardiste » a décidé d’entrer en résistance pour préserver tous les possibles qu’offre potentiellement Internet (normalement, là, la musique de Star Wars devrait se déclencher).

Les modalités d’actions sont diverses et variées. Cela peut par exemple prendre la forme d’un réseau de sites et de projets collaboratifs qui placeraient subversivement toutes ses ressources sous licence libre. Cela peut également prendre la forme d’un groupe de pression qui, de Paris à Strasbourg en passant par Bruxelles, obligerait les élus du peuple à se rappeler au bon souvenir de leurs responsabilités et obligations citoyennes.

Mais cela peut aussi, et pourquoi pas, prendre carrément la forme d’un parti politique, original et différent, qui viendrait se mêler à la cour des grands pour y apporter sa fraîcheur et sa vision.

Telle est mon introduction toute personnelle du Parti Pirate, qui après une sorte de galop d’essai remarqué lors d’une législative partielle dans les Yvelines, a décidé de déployer ses voiles à l’occasion des prochaines élections régionales, où tout le monde peut encore être candidat à la candidature (on appréciera au passage la déclaration d’intention de Perline, tête de liste à Paris).

Le connaissant finalement assez peu, j’ai décidé d’en savoir plus en interviewant deux de ses membres ci-dessous.

Entretien croisé avec Jean-Christophe Frachet et Valentin Villenave

Bonjour Jean-Christophe, bonjour Valentin, pouvez-vous vous présenter rapidement ?

Jean-Christophe – Je m’appelle Jean-Christophe Frachet, j’ai 44 ans. J’ai récemment démissionné du MRC de Jean-Pierre Chevènement, où j’étais responsable de fédération, et délégué national aux TIC. J’ai, de plus, été élu à Paris dans le 2e arrondissement délégué au TIC et au développement économique de 2001 à 2008. J’ai été PDG d’un groupe de communication pendant 10 ans ; je suis aujourd’hui responsable de la mission TIC à la direction générale d’un département d’Île-de-France. Je suis au Conseil d’administration de la FING et de Silicon Sentier. J’ai une petite fille de 18 mois, et je joue de la guitare basse dans un groupe.

Valentin – Je m’appelle Valentin Villenave, j’ai 25 et je suis musicien. J’ai découvert les licences libres grâce à Framasoft, et je suis très vite devenu activiste du Libre, tant dans le domaine culturel qu’informatique (je suis contributeur du projet GNU LilyPond). J’ai rejoint le Parti Pirate dès son apparition en juin 2006, et au fil du temps, je me suis retrouvé parmi l’équipe dirigeante : je suis aujourd’hui trésorier du parti.

Qu’est-ce que le Parti Pirate ? Quel est son programme, sa motivation ?

Valentin – L’histoire du Parti Pirate commence comme une blague, un soir de réveillon (trop ?) arrosé. Un programmeur suédois qui, sur un coup de tête et pour épater ses amis, ouvre une page web avec simplement « Parti Pirate » en noir sur fond blanc. La blague marche au-delà de toute attente : des dizaines de milliers de citoyens accourent, parce qu’il y a longtemps qu’ils ne se reconnaissent plus dans les partis politiques traditionnels, parce qu’ils n’en peuvent plus d’être traités, à longueur de médias, de « pirates » pour un oui ou pour un non, et parce qu’ils y voient, enfin, l’espoir de se réapproprier une vie politique qui leur est étrangère. Rien qu’en 2006, une vingtaine de Partis Pirates apparaissent, en Europe puis dans le monde (il y en a aujourd’hui deux fois plus). En France, l’indignation suscitée par la loi « DADVSI » est grande, et les débuts du Parti Pirate seront volontiers provocateurs ; il faudra quelques semaines pour que se stabilisent une idée-force simple et évidente : il faut réaffirmer les Droits de l’homme et les valeurs citoyennes dans la société d’aujourd’hui, en tirant pleinement parti des possibilités ouvertes par le progrès technologique.

Cela passe, notamment, par un accès plus transparent, plus immédiat et universel à l’information, à la culture et à la connaissance. Le droit de la « Propriété Intellectuelle », ces deux derniers siècles, s’est transformé en un outil d’asservissement, de maintien de monopoles et de raréfaction artificielle (alors que, nous le savons bien, les richesses immatérielles peuvent aisément être partagées à l’infini). Le droit (originellement) « d’auteur », par exemple, happe les artistes dans un engrenage d’intermédiaires et d’industriels qui, de fait, les dépossède du contrôle de la façon dont est diffusé le fruit de leur travail.

Autre exemple, le système des brevets tourne en circuit fermé (ex: brevets logiciels), s’étend à tout et n’importe quoi (ex: brevets sur le vivant), et ce au détriment des régions déshéritées du monde (ex: les brevets pharmaceutiques qui empêchent l’accès au soin). Enfin, il est urgent de s’interroger sur l’avenir qui se dessine, aussi bien dans « nos » démocraties occidentales que dans le monde entier : les citoyens doivent faire entendre leur voix, partout, pour que la technologie soit un outil d’émancipation et d’enrichissement, et non d’asservissement ou de flicage. Pas besoin d’aller chercher loin pour en trouver des exemples : ici-même, sous nos yeux, la neutralité du réseau, l’accessibilité et la transparence de l’information, les libertés civiques les plus fondamentales (liberté d’expression, droit à la vie privée) sont constamment rognées sous des prétextes de lutte contre le terrorisme, contre la pédophilie,… sans oublier les vilains « pirates » !

Jean-Christophe. – Après trois ans et demi d’existence en France, j’ai proposé au Parti Pirate de se doter d’un premier texte fondateur, que nous avons rédigé ensemble pour récapituler nos positions et nous permettre de nous exprimer dans différents domaines. Nous en avons assez de la politique purement gestionnaire qui navigue à vue. On arrive à des absurdités où l’on se plaint qu’on ne vend pas assez de voitures mais il ne faut pas s’en servir parce que ça pollue ! On appuie sur le frein et l’accélérateur en même temps.

Le Parti Pirate défend les valeurs de Liberté, Egalité et Fraternité, que l’on pourrait appeler le socle Républicain. Il est le seul qui prend aujourd’hui en compte le bouleversement de l’arrivée de l’internet et des nouvelles technologies avec tout ce que cela modifie dans nos sociétés et nos organisations. Le « développement durable » est aussi une dimension très présente, qui complète notre réflexion. C’est sur ces trois piliers que s’articulent nos prises de positions et propositions.

Est-ce à dire que les partis traditionnels déjà en place ne remplissent pas toutes leurs responsabilités ? Se coupent-ils de la jeune génération ?

Jean-Christophe – Je pense que les Partis « traditionnels » ne prennent pas en compte les bouleversements de l’arrivée des TIC. Nous avons des générations d’hommes et de femmes au pouvoir qui sont nés dans l’illusion d’abondance de ressources et d’énergie, mais dans une rareté de l’information. Cependant c’est aujourd’hui le contraire : il y a pénurie de ressources et d’énergie, alors que l’information est accessible au plus grand nombre. Je crois aux fondamentaux Républicains et à ce projet de société. Pour moi, c’est un projet collectif au service des individus. Mais si on prend en compte le passage de l’ère industrielle à la société de l’information, beaucoup de paradigmes sont remis en question (biens dématérialisés, temps, espaces, citoyenneté, sphère privée,…). Il ne faut pas chercher les solutions de demain avec le contexte d’hier. Je pense que la fracture est là.

Valentin – Nous n’avons pas la prétention d’être un parti générationnel ! Il est certain qu’une certaine partie de la population s’est déjà rendu compte des formidables opportunités nouvelles qu’ouvre, par exemple, Internet ; nous ne devons pas nous en réjouir, mais faire en sorte que cette connaissance s’étende le plus vite possible au reste des citoyens ! En ce qui concerne les partis traditionnels, nous avons bon espoir qu’ils comprendront tôt ou tard qu’il n’y a pas de sens à s’accrocher à un édifice républicain « pyramidal ». Cette prise de conscience a déjà commencé, et se traduit par des réactions de peur, ou de convoitise. Nous voulons croire que peu à peu la notion d’intérêt général prédominera. Le but ultime du Parti Pirate… c’est qu’il n’y ait plus besoin de Parti Pirate !

Et êtes-vous réellement si différent d’un parti écologiste par exemple ? Et que feriez-vous si un tel parti, ou un autre, adoptait en bloc votre programme ?

Valentin – Cela a déjà commencé, très tôt. Nous nous en réjouissons, même si nous regrettons souvent que nos propositions les plus marquantes (par exemple, légalisation du P2P) soient reprises sans les questions fondamentales qui vont avec : à aucun prix nous ne voulons devenir un simple distributeur à buzzwords. Nous cherchons à inventer et proposer un modèle de société, pas à fournir des concepts creux pour communicants de tous poils. Tu évoques les mouvements écologistes ; il est vrai qu’on nous en rapproche parfois, et d’ailleurs les députés européens Pirates siègent avec le groupe parlementaire des Verts. Mais nous osons croire que (tout comme nos préoccupations) le souci des générations futures et du Tiers-monde ne sont pas l’apanage d’un parti quel qu’il soit !

Jean-Christophe – Avant tout, nous défendons des idées. Les idées appartiennent à ceux qui les mettent en œuvre en politique. Il me semble néanmoins qu’il est nécessaire d’avoir une vision politique au delà de telle ou telle proposition. Certains points peuvent nous rapprocher effectivement d’un parti écologiste, mais je ne vois pas pourquoi seulement de ce type de parti. Mon modeste parcours en politique m’a appris à me méfier des étiquettes. J’ai tellement rencontré, par exemple, de militants ou d’élus qui se réclamaient de Gauche et qui avaient oublié l’intérêt général et la défense des services publics ! C’est pour ça qu’au delà des Partis, il y a les idées et les actes.

Jean-Christophe, tu te présentes aux prochaines régionales en tête de la liste Île de France du Parti Pirate. Quelles sont les spécificités de cette région par rapport aux thèmes qui vous sont chers ?

Jean-Christophe. – Avec la réforme territoriale, la Région va prendre de plus en plus d’importance. Et l’Île de France, à ce titre, est symbolique de par son rayonnement national et international. Les problématiques de transport, de logement ou d’éducation y prennent des proportions considérables. Je ne pense pas qu’il y ait un seul domaine qui ne puisse pas être regardé sans tenir compte de l’arrivée des nouvelles technologies et du développement durable. C’est transversal, général et inéluctable.

Par exemple, passer du transport à la mobilité. Comment rendre utile le temps de transport et favoriser le télétravail plutôt que multiplier le nombre de routes ou bien la taille des trains. Cela ne suffira jamais avec l’évolution de la démographie. La spécificité de l’ïle de France, c’est 20% de la population Française, un territoire parmi les plus visités au monde et un rayonnement international.

Valentin – D’une façon générale, les régions sont un espace de choix pour implémenter une politique publique d’accès aux infrastructures, au savoir (lycées, portails Internet, information du grand public,…) et à la culture. Et elles ont également un rôle primordial à jouer dans la défense des libertés civiques : ainsi, la région Île-de-France est particulièrement mise à contribution de la politique sécuritaire que prévoit le projet de loi « Loppsi », que nous avons lu très attentivement et dont nous serons amenés à beaucoup reparler dans les semaines à venir…

Ce n’est pas la première expérience électorale nationale du Parti Pirate puisqu’il y a eu la législative partielle de la 10ème circonscription des Yvelines en septembre dernier. Quels enseignements en avez-vous tiré ? La petit polémique qui a suivi était-elle infondée ?

Jean-Christophe – Même si je suivais déjà tout ça avec attention, je n’étais pas encore au Parti Pirate à cette époque. Valentin ?

Valentin – Ah, les Yvelines… Une bonne surprise au premier tour (où nous avons fait plus de 2%), une mauvaise surprise au second tour (où l’UMP s’est maintenue, à 5 voix près !). Notre candidat Maxime Rouquet n’avait pas voulu donner de consigne explicite, mais avait signalé que le choix de nos électeurs serait « décisif, et pourrait faire basculer cette circonscription » en faveur de la candidate écologiste. D’aucuns ont accusé le Parti Pirate d’avoir fait le jeu de la droite, d’où cette « tempête dans un Vert d’eau » à laquelle tu fais allusion.

Mon principal regret est que cette campagne tout entière ait été submergée par la loi «Hadopi», ce qui a notamment permis au député UMP sortant de brouiller les pistes en s’achetant une vocation de anti-hadopiste de la onzième heure. Il n’en demeure pas moins que le (relatif) enthousiasme provoqué au premier tour par la présence du Parti Pirate ne pouvait que s’estomper lors d’un second tour entre deux partis plus traditionnels.

Nous avons d’ailleurs tenu à rencontrer les Verts par la suite, pour réaffirmer clairement que notre propos n’est pas de faire obstacle à un parti en particulier, et certainement pas au leur. Bien au contraire, comme je le disais plus haut, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux une remise en question profonde des partis traditionnels, que nous souhaiterions plus proches des citoyens, plus ouverts à la société et au monde d’aujourd’hui. Et il sera à ce titre particulièrement intéressant de voir dans quel sens les Verts ont la volonté (et la capacité) d’évoluer.

Comment s’inscrit le Parti Pirate au sein des autres partis pirates nationaux ? Je pense notamment au suédois qui a fait grand bruit aux dernières élections européennes. Et d’ailleurs que fait-il ce Piratpartiet suédois depuis qu’il siège au parlement ?

Valentin – Le mouvement Pirate a ceci d’intéressant (et d’inédit) qu’il a commencé à exister au niveau international avant même le niveau national. Le Parti Pirate International, comme il convient aujourd’hui de l’appeler, est un agrégat à la fois disparate et surprenamment uni ; non en ce qu’il n’y a pas de débats animés, mais qu’on trouvera souvent plus de dissensions entre deux pirates d’un même pays qu’entre des pirates des quatre coins du monde ! Premier parti pirate historiquement, le Piratpartiet est aujourd’hui l’un des partis les plus importants de Suède. Outre son efficacité et le talent de ses membres, il a bénéficié (comme nous-même avec Hadopi) de la politique inique et choquante du gouvernement : la mascarade de procès The Pirate Bay, etc.

Vous apportez un regard nouveau à notre fameuse devise républicaine sur votre site. Or Richard Stallman commence toujours ses conférences en français par : « Je puis définir le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité… ». Dans la mesure où Framasoft sort en ce moment un livre qui lui est consacré, que vous inspirent cette personnalité et sa croisade pour le logiciel libre ?

Jean-Christophe – Je trouve l’analogie avec les fondamentaux républicains très intéressante. En effet, le logiciel libre regroupe ces concepts. Richard Stallman est « un grand bonhomme », qui a fait beaucoup pour apporter une vision politique, même si cela n’est pas vu comme tel pour une « population » qui, même si elle est militante, se défend d’être politisée. Je pense que c’est dans quelques années que le grand public se rendra compte de l’apport théorique qu’il a apporté à cette société de l’information qui se met en place. Va-t-on revenir aux deux blocs de la guerre froide, du moins sur le plan idéologique ?

Valentin – RMS est sans aucun doute le participant le plus éminent des discussions du Parti Pirate International, dont il ne loupe pas une miette, toujours avec la patience et la minutie qui le caractérisent. J’ai deux grandes fiertés : la première est de pouvoir entretenir, grâce à notre Parti Pirate frenchy, une relation privilégiée avec lui ; nous avons d’ailleurs été les premiers à prendre en compte ses remarques sur la réforme du copyright. La seconde, bien moins anecdotique, est qu’il est également indéniable que l’apparition du Parti Pirate a visiblement nourri la pensée de rms lui-même, et contribue à donner corps à ce qu’il avait pressenti dès le début : « le logiciel Libre est un mouvement social ».

Lorsqu’il nous a rejoints cet automne, Jean-Christophe a été (agréablement, je crois) surpris de constater combien nous étions attachés aux valeurs citoyennes de Liberté, Égalité, Fraternité. De fait, c’est peut-être là l’extraordinaire convergence que permet de réaliser le Parti Pirate : offrir aux communautés du Libre, du P2P, aux artistes, aux citoyens de tous horizons une base commune de dialogue, de réflexion et d’action. Mes collègues du PP vont probablement me dire que ce sont de bien grands mots, mais c’est exactement cette convergence qui m’a amené à tenir bon, contre vents et marées, depuis près de quatre ans, en tant que contributeur Libriste, enseignant, auteur, et citoyen avant tout, le Parti Pirate est presque un résumé de ma vie 🙂

Et d’ailleurs que vous inspire la citation qui orne le Framablog : « …mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code » ?

Valentin – … Que cette phrase a une mauvaise influence sur les âmes trop sensibles, puisqu’elle m’a moi-même conduit à gaspiller bêtement quatre ans de ma vie au lieu de m’inscrire à la SACEM « comme tout le monde »… Au-delà de l’anecdote, nous espérons que le Parti Pirate pourra « hacker » la vie politique de la même façon que RMS a « hacké » le copyright lorsqu’il a rédigé la toute première licence libre. L’internet a potentiellement aboli la distance entre émetteur et récepteur, et ouvre la voie à de nouveaux modèles sociaux : contributifs, plus horizontaux et moins pyramidaux. Du reste, les mordu(e)s du Libre ne s’y trompent pas puisque Perline, grande SPIPienne devant l’Éternel, nous a également rejoints il y a peu !

Jean-Christophe – Je pense qu’en effet, il y a des modèles dans le libre qui peuvent être déclinés dans la vie matérielle. Nous avons besoin de revisiter certains fondamentaux de notre société et la société de l’information va très vite, on pourrait dire des années de chien (1 an = 7 ans) ! Il y a des modèles qui se mettent en place, évoluent, mutent et se perfectionnent ou meurs rapidement. C’est presque un laboratoire en accéléré de différents modes de société. Il me semble que l’on pourrait s’en inspirer parfois en politique.

Et pour parfaire le tableau, notre slogan : « La route est longue mais la voie est libre… »

Valentin – Je relis cette phrase avec un peu de nostalgie car elle me renvoie à une époque lointaine où l’on pouvait se dire que la vie politique française avait touché le fond… Nous étions loin du compte.

Jean-Christophe – En effet, nous n’en sommes qu’au début.

Quant à Lenine, il disait : « le communisme, c’est les soviet plus l’électricité ». Et Internet, c’est les réseaux sociaux plus l’électricité ?

Jean-Christophe – Je pense que le réseau c’est le cartographie d’un nouveau monde avec de nouvelles frontières, de nouvelles règles et de nouveaux acteurs. Il y a 15 ans, on ne se serait pas douté de ce qui advient aujourd’hui, alors dans 15 ans… Tout est possible, le meilleur comme le pire, mais à une échelle de temps très réduite.

Valentin – À titre personnel, l’expression même de « réseau social » me hérisse. Nous sommes heureusement nombreux à faire tout notre possible pour qu’Internet ait davantage à apporter aux populations du monde que des gadgets branchouilles et propriétaires.

Vous souhaitez en profiter pour lancer un appel important je crois…

Jean-Christophe – En effet, nous proposons à tout citoyen qui partage nos idées de partager les listes avec nous, sans nécessairement adhérer au Parti Pirate : nous défendons des idées, pas des étiquettes.

Nous avons fait un dossier à télécharger où tout est expliqué. Il ne faut pas trainer, les listes sont à déposer début février ! Vous pouvez en savoir plus sur : http://2010.parti-pirate-elections.fr/Etre-candidat-a-la-candidature

En tout cas, bravo pour le travail que vous faites à Framasoft, c’est utile pour aujourd’hui et pour demain. Et en plus, c’est sympa, ce qui ne gâche rien !

Valentin – Merci à toi aKa pour ton curiosité, ton dévouement et tes questions toujours pertinentes et approfondies. À très bientôt !




Le petit scarabée et la copie privée

Fesoj - CC byLorsque, par exemple, vous achetez une Framakey Ubuntu-fr Remix dans notre boutique, il y a 0,60€ qui sont prélevés au titre de l’exception pour copie privée. Vous n’y trouverez évidemment pas d’iPod dernier cri, mais si tel avait été le cas on aurait alors dépassé les 20€ de copie privée !

Qu’est-ce donc que cette taxe particulière ? Il y a Wikipédia mais il y a aussi le site officiel dédié du gouvernement : « Compenser financièrement le préjudice subi par les titulaires de droits d’auteur et de droits voisins afin de maintenir l’exception de copie privée au bénéfice du consommateur, tel est l’objectif du système de la rémunération pour copie privée. »

On notera d’ailleurs que ce site est sous le très libre Spip, dont la communauté ne demande aucune compensation financière, mais un don est toujours le bienvenu. Parenthèse fermée.

Cette compensation a rapporté rien moins que 173 millions d’euros en 2008, plus d’un milliard de nos anciens francs pour une seule année ! Il faut dire qu’elle ratisse très large, le nombre de produits taxés donne un peu le vertige.

Et pourquoi pas taxer Google tant qu’on y est ?!

Personnellement il peux m’arriver d’acheter un disque dur externe, une clé, des CD ou DVD vierges, une mémoire supplémentaire pour mon appareil photo, voire peut-être un jour un smartphone, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir un jour utilisé tout ceci dans le but de faire la moindre copie « d’œuvres protégées ». Et mon baladeur audio ne contient que des podcasts radios et de la musique en libre diffusion. Moralité, je finance indirectement les industries culturelles sans aucun avantage en retour et alors même que, Hadopi oblige, je suis en complet désaccord avec leurs politiques actuelles vis-à-vis du numérique.

Admettons cependant qu’il me prenne soudainement l’envie de faire des copies privées.

Toujours sur le site officiel : « L’exception pour copie privée, faculté accordée à l’acquéreur légitime d’une oeuvre, couvre tout acte de copie d’une oeuvre sur un autre support, pour son propre usage. Cette exception est une restriction apportée au droit de reproduction de l’auteur ou du titulaire de droits voisins d’interdire ou d’autoriser une copie de son oeuvre ainsi que le droit d’en percevoir, en contrepartie, une juste et équitable rémunération. »

J’ai souligné en gras le passage parce que la moindre des choses c’est alors de pas bloquer techniquement la possibilité de faire des copies privées. Sinon c’est la double peine : la taxe pour autoriser une pratique impossible à effectuer !

Or c’est exactement ce qui est arrivé à A. Salaün dans le récit ci-dessous qui ne manque pas d’humour. Parce qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer…

Je voulais juste sauver mon DVD

URL d’origine du document

A. Salaün – 20 janvier 2010 – Creative Commons By-Sa

Voici mon histoire, au cours de laquelle je cherchais à copier, pour le sauvegarder, un DVD que j’avais acheté dans le commerce sur un DVD+R que j’avais aussi acheté dans le commerce en France et tout bien payé ce que je devais sur ce DVD d’un (très mais alors très) grand musée public national français, moi le petit français utilisateur de Gnu/linux. Et d’abord après avoir constaté que ma copie ne marchait pas, j’ai donc dû faire une plongée dans le système d’exploitation des forces du mal pour essayer de comprendre et de faire cette copie de sauvegarde de MON DVD. C’est alors que j’ai pu constater que ce DVD était protégé par un système appelé « StarForce » qui empêche d’ en faire une copie valide. Enfin on peut mais c’est très compliqué et surtout interdit. Je me suis renseigné, en voici la preuve :

« Mais dis donc Nicolas (j’ai choisi ce prénom au hasard et par goût parce que je trouve que c’est un vraiment très beau prénom que j’aurai voulu m’appeler comme ça mais pas de peau moi c’est un autre que je dis pas, on sait jamais, fin de la parenthèse) je paie une taxe pour droit de copie privée moi ? Et pourquoi je ne peux pas copier mon DVD que j’ai payé et toussa alors ?

— Parce que, petit scarabée récalcitrant[1], tu serais alors un malfrat.

— Oh ! Mais grand maître ! Puisque j’ai payé la taxe du droit kivabien !

— Tu insistes lourdement, petit scarabée récalcitrant et puant, et comme tous les petits scarabées récalcitrants et puants, tu ne comprend pas la LOI : ça n’est pas parce qu’il existe une taxe copie privée et que tu l’as payée que tu as le droit de copier privativement !

— Mais quand même oh ! grand-maître-qui-sent-si-bon ! Pourquoi payer un droit si on ne peut l’exercer ?

— Aaaahhhh ! Petit sacarabée récalcitrant, puant et lourdingue, parce qu’il y a sur ce DVD une mesure de protection des droits, et qu’il est interdit de la contourner, car ainsi tu deviendrais un pirate ! Et avant que tu n’insistes encore, sache que tu ne peux ABSOLUMENT PAS contourner cette mesure, même si elle t’empêchait d’exercer ton droit à copie privée, car vois-tu, petit scarabée récalcitrant, puant, lourdingue et un peu con, ce droit n’en est pas réellement un, c’est juste une tolérance et tu ne peux donc t’en prévaloir !

— Mais oh ! mon-maître-si-tellement-élevé-à-la-pensée-profonde-et-affutée-et- qui-sent-si-bon puisque c’est écrit que j’ai payé un droit pourquoi ne l’est-il pas. N’est-ce pas contradictoire ? Et votre deuxième loi ne contredit-elle pas alors la première ?

— Dis donc ! Petit scarabée récalcitrant, puant, lourdingue , un peu con et hors-la-loi, tu te crois peut-être plus compétent et intelligent que les experts réunis en commissions, Grenelles et autre symposium ? Plus compétent que les JUGES qui en ont ainsi décidé. Remettrais-tu en cause la LOI ? N’aurais-tu pas tenté de contourner cette protection pour être si bien au fait de tout cela. Tu l’as fait c’est certain ! Sinon tu ne serais pas aussi renseigné ! Et en plus tu as l’audace de t’en vanter ! De réclamer ! Alors que tu as, c’est sûr maintenant, piraté la sacro-sainte propriété intellectuelle et ses mesures de protection, piétiné et bafoué la loi-du-peuple-et-ou-de-ses-représentants-démocratiquement-zélus ! Peut-être même as-tu attenté à la sécurité nationale ou penses-tu le faire, ce qui est presque la même chose, essayé de faire déraillé nos trains, pire ! nos T.G.V ! Voire t’être affilié à un-mouvement-d’ultra-gauche-qui-cherche-à-destabilser-la-démocratie-fleuron-de-le-France-éternelle-et-des-lumières ! Écoute bien, petit bousier récalcitrant, puant, lourdingue , un peu con, hors-la-loi, anarcho-gauchiste et crypto-terroriste sais-tu bien que je pourrais te livrer à l’Hadopi ?

Elle seule pourra alors constater à quel point tu as pêché ! Elle retournera tes disques durs, y installera des espions logiciels, te confisquera tes biens informatiques, te livrera aux mains de ses miliciens les plus féroces et déterminés, te fera dire la VÉRITÉ tu entends ! LA VÉRITÉ ! Et si tu avoues tu seras alors puni mais pardonné et tu pourras reprendre place dans le monde des citoyens-numériques.

Mais si tu t’obstines à nier, c’est l’ENFER numérique que je te promets ! Tu seras banni, tes biens confisqués, tes blogs effacés, tes opinions oubliées, tes articles et leurs archives annihilés., même la vieille presse écrite ne te connaîtra plus ! Et si tu viens à trépasser avant que ne sois absous, point n’auras le droit d’ être de jour et par tes amis et commensaux enterré en hors-sol numérique, et ton avatar errera à jamais dans les réseaux infernaux du monde warez des succubes ! »

Alors là, je l’avoue j’ai eu peur et j’ai abandonné. Tant pis. si j’abîme mon DVD je paierai à nouveau, mais je suis bien content de l’avoir échappé belle. Ouf ! ! Je ne suis pas un héros … heu… non… pardon,pardon je ne savais pas que c’était copyrighté, j’ai barré, j’ai barré…

…Je suis bien content oui ! bien content… Vive la France ! Oui vive la France !

A. Salaun
(comme dit plus haut je ne donne pas mon prénom … on ne sait jamais…)

Notes

[1] Crédit photo : Fesoj (Creative Commons By)




Pour que La Quadrature du Net continue à écrire la doc et les pages man d’Internet

La Quadrature va-t-elle jetter l’éponge ? C’est le cri qu’a poussé Benjamin Bayart hier sur son blog.

Rien de tel que de se remémorer alors son intervention, en juillet dernier aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre de Nantes, où il explique pourquoi La Quadrature a besoin de notre soutien.

Et de laisser ensuite la parole à un Jérémie Zimmermann éloquent quant au sens donné à leur action : « S’appuyer sur notre expertise pour écrire la doc et les pages man de l’outil que l’on a bâti et que l’on veut préserver : Internet ».

PS : Et comme on ne peut plus s’en passer, il y a également une vidéo bonus de Stallman en fin d’article 😉

—> La vidéo au format webm

Transcript

Jérémie Zimmermann : Je pense que les sociologues, ethnologues et autres bidulogues se pencheront sur la question, s’ils ne le font pas déjà. De voir que c’est nous, la bande de geeks, qui allons retourner les parlements.

Alors nous la bande de geeks, on est ceux qui connaissons le mieux Internet, ceux qui l’utilisons tous les jours depuis plus longtemps que tout le monde, et ceux qui en quelque sorte l’avons fabriqué. Et donc on peut dire sans se vanter qu’on a une expertise en la matière, un expertise en matière d’Internet et des technologies numériques.

Et c’est intéressant de voir que l’on utilise spécifiquement notre expertise dans quelque chose que l’on a bâti. Pour le préserver tel qu’on le connaît aujourd’hui et tel qu’on aime à l’utiliser aujourd’hui.

Et j’aimerais me livrer ici a un parallèle peut-être un petit peu hasardeux. Je sais que pas grand monde aime la politique, ou en tout cas la politique telle qu’elle existe aujourd’hui, à base de spectacle et de petites phrases, de connards bronzés qui ne connaissent pas leurs dossiers et qui raisonnent à coups de sondages, etc.

Mais la politique, la vraie, c’est pas ça. C’est s’intéresser à la vie de la cité. Et pour s’intéresser à la vie de la cité, pour participer, il faut précisément transmettre son expertise, transmettre sa connaissance.

Et donc notre rôle, ce que l’on fait tous les jours dans ces campagnes, on transmet l’expertise que l’on a de l’outil que l’on veut préserver.

Mais transmettre de l’expertise, c’est un petit peu de la communication, et c’est un petit peu un truc que les geeks ne savent pas bien faire en général.

Et le parallèle hasardeux que je vais faire, c’est dire qu’en gros ce que l’on est en train de faire. c’est faire la doc et faire les pages man qui vont avec l’outil qu’on a développé.

Et que nous les geeks, on sait qu’on n’aime pas faire les pages man, et qu’on n’aime pas rédiger la doc. Et le problème c’est que si on ne les fait pas, le projet ne va pas décoller et il n’ira pas très loin. Et donc voilà, à vos éditeurs de texte quoi !

Benjamin Bayart : On ne peut pas laisser les parlementaires écrire tout seul le manuel d’Internet, ça ça va pas être bon, va falloir qu’on s’en mêle…

Soutien de Richard Stallman à La Quadrature du Net

—> La vidéo au format webm




L’avenir d’Internet selon Laurent Chemla

Roby Ferrari - CC by-saÉcrivain, informaticien et cofondateur du registrar français Gandi, Laurent Chemla est l’une des rares personnes en France capables de véritablement « penser l’Internet », et ce depuis ses origines ou presque.

Je me souviens ainsi avoir particulièrement apprécié son livre Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée et la vision pertinente qu’il donnait alors du réseau. Et son article, plus de dix ans déjà, Internet : Le yoyo, le téléporteur, la carmagnole et le mammouth demeure pour moi une solide référence.

C’est pourquoi je félicite InLibroVeritas d’avoir eu la bonne idée de le solliciter pour conclure l’excellent livre chorale La bataille Hadopi. Et pour se rappeler que ce livre, tout comme l’Agenda 2010 Wikimedia d’ailleurs, est plus que jamais disponible à la vente (et au bénéfice de La Quadrature du Net), nous avons choisi d’en reproduire donc ci-dessous ce deuxième extrait, après La neutralité du réseau de Benjamin Bayart.

L’article est, par sa longueur (et non sa pertinence), à la limite du format blog, puisqu’il dépasse allègrement, pensez-donc, la centaine de messages Twitter à lui tout seul ! Mais, que vous le parcouriez ici ou ailleurs, il vaut la peine de s’extirper quelques minutes du flux pour faire le point et tenter d’anticiper ensemble un avenir qui s’annonce mouvementé pour les uns et passionnant pour les autres[1].

Analyse, Synthèse, Prospective

URL d’origine du document

Laurent Chemla – Octobre 2009 – La Bataille Hadopi (InLibroVeritas)
Licence Creative Commons By-Sa et Licence Art Libre

Je l’avoue, j’ai vu le film « District 9 » un mois avant sa sortie en France, en version Hadopisée.

Certes, les extra-terrestres étaient sous-titrés en russe, mais la bande-son était bien en français. Et il s’agissait d’un « cam », c’est à dire d’une capture faite dans une salle de cinéma dans des conditions plus ou moins bonnes et un cadrage quelquefois défaillant.

Est-ce que je le regrette ? Pas davantage que quand je regardais sur ma petite télévision noir et blanc d’étudiant des films que je n’avais pas pu aller voir sur un grand écran en couleurs. Dans les deux cas, l’œuvre est dénaturée, redécoupée, adaptée à un usage qui n’est pas celui que l’auteur avait prévu.

J’ai économisé le prix de la place : pour un film que je n’ai pas aimé et que je n’aurais pas été voir en salle, je ne vois pas très bien où est le problème. Il me semble d’ailleurs que le statu quo ante, même s’il était passé dans les mœurs, n’était peut-être pas si normal que ça : quand j’achète un produit qui s’avère défectueux, ou qui ne convient pas à l’usage que le vendeur m’avait promis (ici : me divertir), je suis en règle générale remboursé… Payer pour voir, je veux bien le faire au poker – c’est un jeu – mais pas pour mes loisirs : quand je paie ma place de cinéma, je ne vois pas au nom de quel droit je devrais avoir une chance de perdre.

Pourtant, c’est illégal. Aujourd’hui.

Les lois changent. Elles naissent, vivent, et meurent. Elles suivent l’évolution des pratiques sociales et des connaissances scientifiques. L’esclavage a existé pendant des millénaires, et le statut de l’esclave a fait l’objet de bien des lois, mais personne, aujourd’hui, n’oserait s’attribuer la propriété d’un autre être humain. Le droit d’auteur n’existe comparativement que depuis peu, mais les tenants de l’ordre établi semblent vouloir absolument qu’il n’évolue que dans le sens où l’auteur aurait toujours plus de droits sur son œuvre et la société toujours moins. Est-ce bien raisonnable ?

À première vue ça semble une évidence : l’auteur est le propriétaire de ce qu’il crée. Mais si on creuse un peu ?

Sans tous ceux qui l’ont précédée et inspirée, une œuvre pourrait-elle exister ? Et sans la société qui l’entoure, ses modes, ses espérances et ses souffrances, l’auteur pourrait-il puiser dans sa seule expérience ce qui fera que son émotion sera partagée par le plus grand nombre ? Bien sûr que non, et c’est la raison pour laquelle les premières lois encadrant le droit d’auteur, à commencer par le statut d’Anne en 1710, étaient des lois d’équilibre entre les intérêts de l’auteur et ceux de la société.

Depuis, loi après loi, siècle après siècle, cet équilibre a largement été rompu au profit non seulement des auteurs mais aussi de tous leurs représentants, au point peut-être de nuire – bien plus que le piratage – à la diffusion de la culture. Que penser par exemple de la durée de protection des œuvres après la mort de l’auteur : passée de 5 ans à l’époque de Mirabeau, 50 ans au 19ème siècle et dans la convention de Berne, puis 70 ans en Europe aujourd’hui, ces durées excessives créent des rentes de situation pour des éditeurs qui ont, du coup, bien d’avantage intérêt à rééditer des ouvrages déjà rentabilisés que de risquer la publication d’œuvres nouvelles. Elle est loin l’époque du Front Populaire où Jean Zay prévoyait – avant d’être assassiné par la milice de Vichy – de limiter de nouveau à 10 ans cette durée avant laquelle un livre pouvait être diffusé par n’importe qui.

Il semble pourtant qu’un tel rééquilibrage soit non seulement devenu nécessaire, mais surtout résolument inévitable.

Et pour commencer : si les privilèges excessifs des auteurs n’étaient pas si criants, il est probable que je me sentirais bien plus coupable lorsque je bafoue leurs droits. Car la loi ne fait pas tout, et l’éthique, ici, pourrait jouer un bien plus grand rôle si seulement le public ne se sentait pas lui-même bafoué. Devenu par la volonté des producteurs un simple consommateur d’une œuvre transformée en produit de supermarché, comment s’étonner s’il ne respecte pas davantage une chanson qu’une pomme tombée d’un étalage ? Et quand a-t’on vu un chanteur ou un acteur remercier lors d’une remise de prix – au-delà de sa famille et de ses amis – la société qui a rendu sa création possible ?

Les droits de paternité de la société sur les œuvres qu’elle produit sont niés, refusés, abrogés au point que l’on oublie jusqu’à leur existence. Mais ils se rappellent d’eux-mêmes au bon souvenir de chacun par le biais de la morale. Car qui se sent aujourd’hui coupable de pirater une chanson dont l’auteur a vendu des millions d’exemplaires et qui fera la fortune de ses enfants et de ses petits-enfants après lui, quelle que soit la quantité de copies illicites qui seront diffusées ? Qui se sent coupable de regarder sans payer un blockbuster qui a déjà plus que largement été un succès outre-atlantique ?

On aura beau agiter l’épouvantail ridicule de la fin de toute création (il suffit de s’être connecté un jour à Internet pour constater de soi-même l’inanité de cet argument, la création est partout et n’a jamais été aussi vivante) : le public, lui, sent bien qu’il ne commet là rien de répréhensible, et aucune loi ne peut aller contre un tel sentiment de justice.

Il faudra donc, si le monde de la culture ne veut pas se couper définitivement de sa base populaire et voir ainsi disparaître le lien qui fait qu’on a envie de rémunérer celui qui nous montre une image de ce que nous sommes, que quelque chose change. Et justement, quelque chose a changé.

Par sa seule existence, Internet a plusieurs effets incontournables : la disparition des intermédiaires, la disparition des frontières, un modèle déflationniste et une nature décentralisée qui le rend non régulable.

D’abord, il tend à faire disparaître les intermédiaires. Ce qui aura surtout des effets dans le monde de la musique et de l’édition. Pourquoi en effet s’encombrer d’un éditeur ou d’une maison de disque quand on peut distribuer soi-même son livre, ou son album, à la terre entière ? Et se faire connaître sur YouTube en filmant un clip suffisamment décalé pour créer du buzz ; et en multipliant ses contacts sur FaceBook et ses followers sur Twitter, et en publiant des billets bien cinglants sur son blog de manière à préparer la sortie de son livre sur InLibroVeritas ?

Bien sûr, ces pratiques ne concernent pas encore la grande majorité des œuvres. Mais la tendance est là pourtant. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer des artistes comme Yelle, les Artic Monkeys, Lilly Allen, Lorie et encore beaucoup d’autres qui sont arrivés dans le show business sans passer par les voies habituelles. Et ça ne fait que commencer bien sûr.

Et que dire de la diminution drastique des ventes de musique physique : ironiquement ce sont les majors qui ont initié le mouvement. En préférant la grande distribution aux réseaux de petits disquaires (ils étaient près de 3000 dans les années 70, il n’en restait que moins de 300 à l’aube du 21ème siècle), l’industrie musicale a choisi de pouvoir mieux contrôler les offres de têtes de gondole sans avoir à passer par la critique d’un vendeur passionné. Seulement voilà : Internet se développe, et la logique de concentration de l’offre disparaît du jour au lendemain. à l’espace physique limité dans les bacs des hypermarchés et des FNAC répond la mise à disposition de tous les trésors de nos discothèques, depuis longtemps sortis des stocks et introuvables légalement. Ces albums, qui auraient pu continuer à être vendus par des petites échoppes spécialisées, ont disparu partout, sauf sur Internet. Et Internet fait, bien sûr, de la concurrence à ces chaînes de distribution contrôlées, menant à une réaction toute logique de la grande distribution : ce qui ne se vend plus n’est plus mis en rayon. Le disque se vendant moins, la surface qu’il occupait dans les supermarchés diminue, créant de nouveau un appel d’air pour la distribution en ligne. C’est un cercle vertueux qui lui aussi ne fait que commencer.

On peut sans grand risque parier que, dans un futur proche, l’offre physique aura ainsi presque totalement disparu. Mais elle ne disparaîtra pas seule.

Car qui dit disparition des intermédiaires dit aussi et très logiquement baisse des coûts. Là où il fallait presser des milliers de disques pour être présent dans tous les points de vente physiques en nombre suffisant, il n’y aura plus que de petits pressages, destinés aux passionnés qui ne se satisferont pas de la dématérialisation totale de l’œuvre numérique. Un stock réduit, donc, qui entraînera avec lui quelques industriels spécialisés dans le packaging des CD. Et puisque les majors n’auront plus à leur service une chaîne de distribution captive, il leur deviendra bien difficile de diriger le client vers le dernier chanteur sorti du néant pour vendre de la soupe industrielle préformatée. Alors, que va-t’il se passer ?

D’abord, il faudra bien que soit répercutée sur le prix public la disparition des intermédiaires et des stocks. Le client n’est pas idiot, et si on persiste à vouloir lui vendre de simples fichiers de musique compressée au prix où on lui vendait dans le passé un objet physique de qualité supérieure et disponible immédiatement là où il avait l’habitude de faire ses courses, il n’aura pas de scrupule à aller voir du côté de l’offre pirate. Faire payer autant pour un service et une qualité moindres, c’est à l’évidence un non-sens commercial qui ne pourra que se retourner contre ses tenants.

Ensuite, il faudra bien que les majors acceptent de s’adapter à la réalité plutôt que de vouloir plier celle-ci à des modèles dépassés. Quand dans le passé un artiste devait accepter des contrats léonins pour avoir une chance de convaincre une maison de disque de le « signer », il est probable que dans le futur le rapport de force soit inversé.

L’auteur, surtout celui qui aura pu commencer à se faire un nom sans l’aide de personne, sera dès lors courtisé par des éditeurs qui auront grand intérêt à écumer le web pour ne pas rater la future star. Et il faudra lui offrir autre chose qu’un simple réseau de distribution pour le convaincre : si elle ne lui offre pas des services bien réels, un musicien talentueux n’aura aucune raison de traiter avec une major. Il faudra que celle-ci lui accorde non seulement de bien meilleures conditions, tant matérielles que techniques, mais aussi qu’elle assure sa promotion autrement qu’en lui promettant la tête d’une gondole qui aura coulé depuis longtemps.

C’est ainsi que, probablement, on verra les petits labels indépendants prendre de plus en plus d’importance. Ironiquement, ce sont ceux qui souffrent le plus de la situation actuelle – ils sont bien plus précaires que ces intermédiaires inutiles qui se plaignent de voir fondre leurs bénéfices – auront leur revanche. Une infrastructure moins lourde et plus à même de naviguer dans les réseaux sociaux et les nouveaux médias à la mode, une spécialisation qui leur permettra de cibler un public moins large, mais plus fidèle, et qui leur sera reconnaissant de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, des packagings innovants pour ceux qui souhaitent posséder un objet physique et une qualité d’enregistrement supérieure pour ceux qui se satisferont de musique dématérialisée, tels seront les atouts de nouveaux intermédiaires à valeur ajoutée.

Encore plus important pour l’avenir : la disparition des frontières de l’information.

On mesure encore mal toutes les implications d’une telle révolution. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare par exemple de trouver le même disque, le même DVD, pour un tarif 2 ou 3 fois moins élevé sur la version grand-bretonne d’Amazon que sur son équivalent français (le dernier disque du duo « Basement Jaxx, « Scars », sorti le mois dernier, coûte 11 euros sur amazon.co.uk contre 17 euros sur amazon.fr). La preuve est ainsi faite que l’internaute moyen n’est pas encore très au fait du fait qu’il est libre de comparer les prix bien au-delà de ses propres frontières nationales, puisque les marchands n’hésitent pour le moment pas à établir des tarifs en fonction des marchés nationaux.

Mais les choses changeront vite et j’en veux pour preuve l’émergence de services tels que « myus.com », qui permettent aux plus malins de déjouer les tentatives des marchands d’interdire l’achat à qui ne dispose pas d’une adresse postale sur leur territoire. Il semble bien que – même pour les biens matériels – la notion de territoire n’en ait plus pour très longtemps.

Et dans les nombreux effets qu’une telle disparition va causer, il y aura la révolution de ce qu’on appelle la « chronologie des médias », qui va toucher de plein fouet l’industrie cinématographique.

Mise en place dans les années 1980 pour protéger les exploitants de salles de cinéma de la concurrence de la télévision et des supports enregistrés, cette « chronologie » établit une durée minimale entre la sortie d’un film en salle et sa diffusion sous forme d’abord de DVD ensuite télévisuelle.

Dans un monde de frontières intangibles, il fallait pour voir un film avant sa sortie en France se déplacer physiquement dans un pays où il était déjà diffusé (et de préférence en comprendre la langue). Dans le monde où Internet abolit toute notion de frontière physique pour les contenus culturels, il ne passe pas 24 heures avant qu’un petit malin n’enregistre discrètement sur sa caméra vidéo ce qui passe sur le grand écran qu’il regarde. Et pas plus d’une semaine avant que des équipes de toutes nationalités ne sous-titrent le film ainsi mis à la disposition de tous sur les réseaux P2P.

Et c’est ainsi que je peux regarder « District 9 » un mois avant sa sortie en France.

Alors, bien sûr, on pourrait mieux surveiller toutes les salles obscures de tous les pays en y mettant quelques forces de l’ordre chargées d’interdire l’enregistrement du film, on pourrait ensuite faire fermer tous les sites web qui diffusent des liens vers la copie pirate, on pourrait enfin interdire la traduction et punir les gens qui auront téléchargé le film.

On pourrait faire tout ça, mais force est de dire que ce serait très difficile, pour ne pas dire impossible. Alors qu’il serait si simple d’abolir, purement et simplement, toute cette notion de « chronologie des médias ».

C’est entendu : le producteur d’un film ou d’une série américaine aurait dès lors bien du mal à vendre son produit aux télévisions étrangères pour une diffusion décalée dans le temps. Mais ce type de commerce avait un sens lorsqu’il n’existait pas de moyens de diffusion planétaire : aujourd’hui qu’est-ce qui empêcherait – sinon les usages établis – la chaîne Fox de diffuser via son site web des versions de bonne qualité, et sous-titrées dans toutes les langues, de sa série « Dr House » ? Des accords commerciaux, d’accord, mais nul n’oblige cette chaîne à passer de tels accords dans le futur pour ses prochaines séries.

On verrait alors des coupures de publicité – pourquoi pas spécifiques à telle ou telle langue – dans les fichiers librement diffusés par leurs auteurs, sur des serveurs à fort débit. Rien de bien différent de ce qui se passe sur leur télévision nationale, donc. Quant aux diffuseurs des autres pays, il leur restera la possibilité de diffuser des versions doublées plutôt que sous-titrées, ou mieux encore ils feront le choix de créer eux-mêmes des séries d’une qualité suffisante pour attirer un public devenu mondial. C’est la conséquence logique d’une disparition des frontières, et tout mouvement pour contrer cette pente naturelle finira tôt ou tard par se heurter au réel. La chaîne CBS semble l’avoir compris la première, elle qui a récemment annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de demander le retrait des séries diffusées sans autorisation sur YouTube : selon elle, la diffusion pirate n’a causé aucun préjudice à l’audience.

Quant aux films de cinéma, qui font de plus en plus souvent l’objet de sorties mondiales, il deviendra de plus en plus difficile de retarder de plusieurs années leur diffusion sur d’autres médias : il existera toujours une attente pour voir sur petit écran des films même pendant qu’ils seront diffusés en salles obscures. L’évolution la plus probable est peut-être à chercher du côté du film de Yann Arthus Bertrand : « Home » a en effet été diffusé dans le même temps à la télévision et sur grand écran, et cela dans tous les pays à la fois. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un succès en salle, et d’être pendant plusieurs semaines en tête des ventes de DVD à la FNAC alors même qu’il était parallèlement disponible gratuitement sur Internet. De quoi réfléchir à un futur de la diffusion cinématographique moins sclérosé ?

On entend souvent, comme justification pour la loi Hadopi, qu’il faut absolument empêcher le piratage pour qu’une offre légale puisse se développer. Selon les tenants de cet argument, il serait impossible d’offrir une offre payante s’il existe en face une offre gratuite.

Ca semble logique, mais est-ce pour autant recevable ? Cet état de fait n’est nullement limité aux industries culturelles. Partout, depuis l’avènement du Web, les offres payantes sont concurrencées par des alternatives gratuites. L’information, en premier lieu, en sait quelque chose : toujours à la recherche d’un modèle économique qui tienne un peu la route, les sites d’information payants doivent tous faire face à la diversité et à la gratuité des sources. Et que dire de l’industrie du logiciel commercial, qui doit faire face à la concurrence de plus en plus importante du logiciel libre ? Faudrait-il aussi interdire Linux pour que Windows puisse rester payant ? Et quid des sites de petites annonces, de comparaison des prix et de la qualité des produits… La liste serait aussi longue que celle des activités commerciales au-delà des seuls biens matériels.

Il est bien rare qu’il n’existe aucune contrepartie gratuite, créée par des passionnés, ou financée par d’autres moyens, d’autres modèles économiques, à un site payant. Pour autant, nul n’oserait affirmer qu’à cause de cette concurrence aucun site payant ne peut exister : là encore le réel viendrait démentir lourdement l’argument. Mais il est certain que cet état de fait pousse l’offre commerciale vers la plus grande valeur ajoutée possible – pour se démarquer des offres gratuites moins étoffées – et vers des tarifs toujours plus bas : c’est l’effet déflationniste d’Internet.

Alors, bien sûr, on rétorquera que Linux n’est pas une copie de Windows et qu’à ce titre il n’enfreint pas les lois sur la propriété intellectuelle. Outre qu’une telle affirmation devrait être fortement nuancée (on vient par exemple d’apprendre que certains brevets de Microsoft avaient été rachetés par les grands groupes qui soutiennent Linux pour éviter de futurs procès), la question n’est pas tant la contrefaçon en elle-même que dans le mensonge sous-tendant l’argument de l’impossibilité d’une offre dite « légale » en face de l’offre dite « pirate ».

En 2003 – 6 ans déjà – Philippe Chantepie, alors chargé de mission au ministère de la Culture, affirmait « Il ne s’agit pas d’interdire le P2P, mais d’imaginer une offre alternative cohérente ». On mesure là non seulement l’immense recul de la réflexion politique depuis que le problème se pose, mais surtout le retard pris par l’industrie du disque dans la mise en place d’une telle offre.

Car si l’on reprend les différents modèles des services payants d’Internet, il n’est pas difficile de voir comment une offre légale cohérente pourrait prendre toute sa place sans pour autant légiférer dans l’urgence pour interdire toute alternative comme condition d’une telle offre.

D’abord, le maximum de valeur ajoutée, ensuite un tarif cohérent avec l’existence d’une offre gratuite. Or, que manque-t’il à l’offre « pirate » ? Pas mal de choses en réalité.

À l’évidence, sinon une centralisation de l’offre contraire aux usages d’Internet, au moins la mise en place d’un index centralisé permettant de savoir où acheter la version numérisée du disque que l’on cherche : que ce soit sur le site de l’artiste ou chez un revendeur, il sera nécessaire de faciliter l’achat en laissant à Google le soin de se charger – forcément moins bien – de l’offre concurrente.

Ensuite il faut bien entendu qu’à chaque titre de l’album soient attachées les paroles (s’il y a lieu), mais aussi l’index du titre dans l’album, la date de publication, le genre musical… Et qu’à chaque album soient attachés l’image de la jaquette ainsi que tous les textes et photos présents dans le boitier du CD physique. Bref, tout ce qui fera la différence entre une offre professionnelle et la numérisation faite au bon gré des amateurs qui ne prendront jamais le temps d’être aussi complets que des professionnels.

Il faudra aussi passer aux oubliettes le format MP3 : quelle que soit la qualité de numérisation choisie, ce format implique une perte de qualité par rapport à l’original numérique. Or si la compression des fichiers ainsi obtenue avait une raison d’être il y a quelques années, l’énorme augmentation de la taille de stockage des disques durs ainsi que de la bande passante des accès modernes ne nécessite plus depuis longtemps qu’on se contente d’une qualité moindre. Il faudra donc que les industriels se mettent d’accord sur un format « sans perte » qui sera adopté n’en doutons pas très rapidement par les fabricants de lecteurs portables.

Enfin, bien entendu, il faudra revoir à la baisse le prix d’un album numérique. Outre le fait qu’il coûte moins cher à produire que le disque physique – fait qui à lui seul devrait impliquer un tarif largement moindre – il faudra aussi que ce prix prenne en compte la disparition des intermédiaires que l’on a déjà vue, et qu’en soit donc déduite la part qui leur revenait.

Ainsi, si l’industrie musicale cessait de croire qu’elle pourra forcer le monde à faire marche arrière, on voit aisément la forme que devrait avoir la fameuse « offre légale » pour concurrencer avec succès tout ce que le monde de la flibusterie pourra lui opposer : l’exhaustivité de l’offre, des albums numériques aussi complets que leur équivalent physique, d’une qualité numérique irréprochable et à un prix « défiant toute concurrence ». Là sera le salut du modèle payant, et certainement pas dans la lutte illusoire pour faire disparaître toute concurrence.

Gageons qu’un jour viendra bientôt où nos majors cesseront de dépenser leur fortune en lobbying pour enfin se mettre au travail et nous présenter une alternative payante digne de ce nom. Il est plus que temps. Car, pendant qu’elles combattent des moulins à vent, l’offre pirate de qualité s’étoffe et – surtout – les artistes, auteurs, interprètes qu’elles avaient laissés de côté ont bel et bien commencé à s’organiser pour diffuser leurs albums sur les plates-formes de musique libre (dogmazic, jamendo, magnatune…) et pour mettre en place des systèmes de rémunération innovants (SARD).

Pourtant, quoi qu’elles fassent, l’essor de la culture libre semble largement irréversible aujourd’hui, comme l’était celui du logiciel libre il y a 10 ans.

Si les informaticiens ont compris les premiers que le partage de l’information était nécessaire à la création de logiciels toujours plus innovants, ce n’est peut-être pas un hasard. Le droit d’auteur dans le domaine du logiciel est récent, et avant les années 1970 il n’était même pas certain qu’il s’y applique. D’autant plus que les fabricants d’ordinateurs, en concurrence les uns avec les autres, se devaient d’offrir à leurs clients une base logicielle la plus large possible, et à cet effet n’hésitaient pas à diffuser très largement les outils permettant de développer ces logiciels (y compris le code source de ceux qu’ils avaient eux-même développés). Aujourd’hui encore, il n’est guère surprenant de voir des fabricants comme IBM soutenir le logiciel libre : la main-mise d’un unique vendeur de logiciel – Microsoft – sur le marché qui le fait vivre est un risque industriel qu’une grande entreprise ne peut pas se permettre. Il se doit donc de faire en sorte que la concurrence s’exerce au maximum pour ne pas dépendre d’une offre unique.

L’art libre, au-delà des aspects philosophiques qui président à sa nécessaire existence, n’est lui-même pas étranger à ces notions économiques. Entre des majors toutes-puissantes et des indépendants peu connus qui ont du mal à exister dans un marché en pleine crise, les artistes ont peu de choix s’ils n’ont pas eu la chance d’être remarqués par les unes ou les autres. Ainsi, l’image du musicien qui se déplaçait avec sa maquette pour tenter d’obtenir quelque passage à la radio est désormais remplacée par celle du génie qui, par son seul talent, va émerger de la masse anonyme qui diffuse ses œuvres sur Internet.

L’histoire n’est évidemment pas si simple, et il ne suffit pas d’être excellent pour être remarqué. Il faut aussi savoir se servir de cet outil, en connaître les moteurs, comprendre comment faire du « buzz » ou disposer du temps nécessaire pour se créer peu à peu une audience, bref : être un bon commerçant de sa propre image. Là où dans le passé l’artiste se reposait sur ses producteurs pour être mis en avant, il doit désormais apprendre à faire ce travail préalable seul, à peine aidé par les plates-formes de diffusion de culture libre. Sans même parler de vendre assez pour vivre, l’urgence sur Internet est de savoir se faire connaître. Et dans cette optique, il sera mal vu de demander à ses futurs clients de payer d’abord. La culture « libre » a de beaux jours devant elle, de la même manière qu’à mon époque il fallait, pour se faire un nom dans le milieu de la programmation, faire des « démos » largement diffusées pour prouver son talent.

À cet égard, la nouvelle génération née avec un clavier d’ordinateur entre les mains aura à court terme un avantage décisif sur ses parents, et il est probable que de plus en plus de nos idoles soient issues de cette culture du libre. Rompues aux réseaux sociaux, disposant depuis toujours d’une base « d’amis » et de « suiveurs », habituées à partager leur quotidien, nos nouvelles stars n’auront pas à apprendre ces notions pour atteindre une renommée que les anciens espéraient à peine. Élevés dans la logique de partage d’Internet, nos enfants n’hésiteront pas à diffuser librement leurs œuvres tant qu’ils n’auront pas atteint la notoriété nécessaire pour vivre de leur passion. Et même alors, ils sauront sans doute éviter les pièges d’une logique entièrement commerciale tant qu’ils seront eux-mêmes concurrencés par leurs pairs et l’offre gratuite qui persistera.

Loin de risquer la sclérose annoncée par les hérauts du tout-marchand, la culture va connaître, grâce à Internet, une nouvelle Renaissance.

Reste que pour qu’il soit le moteur annoncé de l’évolution du droit d’auteur, ainsi que d’une offre culturelle plus large, moins chère et de meilleure qualité, il faudra qu’Internet ne soit pas bâillonné par des lois rétrogrades visant à empêcher son essor.

Il ne passe guère de jour sans que tel ou tel homme politique ne nous assène qu’il faut – à tout prix – réguler ce « far-west » où seule la loi du plus fort s’appliquerait.

Bien sûr, cette caricature tient beaucoup au fait que la plupart d’entre eux n’apprécient guère de se voir porter la contradiction par de simples citoyens sur la place publique, habitués qu’ils étaient à disposer seuls de l’attention des médias anciens. Mais pour certains cela va plus loin, et la volonté de contrôler tout l’espace médiatique est telle qu’ils n’hésiteront pas à tenter de museler un espace de liberté qu’ils considèrent comme un vrai danger.

Ils ont raison.

Non pas qu’Internet soit un espace de non-droit : cette idée ridicule a toujours été battue en brèche tant les divers procès qui ont accompagné son évolution ont montré que le droit s’y appliquait avec toute sa rigueur. Quant aux fantasmes du pirate néo-nazi pédophile, nos élites sont plus promptes à les dénoncer dans le cyberespace (où la très grande majorité d’entre nous ne les a jamais croisé) que dans les rangs de leurs amis politiques ou médiatiques… La démagogie a du mal à exister dans un lieu où la contradiction est accessible à tout un chacun et où rien ne s’oublie.

Non : le vrai danger, pour eux, est dans la démonstration quotidienne de leur aveuglement. Plus ils crient que la gratuité n’existe pas et que le marché est tout-puissant, plus leurs concitoyens constatent l’inverse dans ce vaste réseau de partage des connaissances et des opinions. Plus ils affirment que la liberté de parole est dangereuse pour la démocratie, plus le succès des blogs politiques augmente. Plus ils expliquent qu’ils ne maîtrisent pas ces nouveaux outils – relégués à d’obscurs assistants parlementaires, plus le nombre de familles connectées croît.

Alors ils légifèrent. Depuis 1995 et la première émission de télévision traitant du phénomène Internet, on ne compte plus les lois qui ont tenté de « réguler » (lire « contrôler ») ce nouveau média. Le premier, François Fillon avait tenté en 1997 déjà de créer un « Conseil Supérieur de l’Internet » qui devait avoir la haute main sur tout ce qui était publié sur le Web. Déjà, il fut censuré par le Conseil Constitutionnel. Vinrent ensuite diverses tentatives, de droite comme de gauche, toutes avortées. La Commission Beaussant (qui cherchait à imposer aux hébergeurs, par contrat, l’obligation de respecter les décisions d’un comité Théodule chargé de censurer les sites irrévérencieux) dont le rapport fut mis au panier. L’amendement Bloche, tellement remanié par nos deux assemblées qu’il n’en est presque rien resté après son passage devant les mêmes sages. La LCEN de 2004, si stricte dans la forme qu’elle en est presque inapplicable. Et la DADVSI de 2006, qui impose le respect de mesures de protection anti-piratage abandonnées depuis par quasiment tous les industriels…

Une longue suite d’échecs patents qui – forcément – ridiculisent par avance les tentatives futures.

Car il n’est pas facile de faire des lois (forcément nationales) pour encadrer Internet (fondamentalement international). Le réseau est mouvant, il change quotidiennement et ses usages sont loin d’être établis. Il mute bien plus vite que nos législateurs ne sont capables de le prévoir. Hadopi n’était pas encore adoptée que ses contre-mesures étaient déjà en place. Et la future LOPPSI, dernière resucée de ces tentatives de créer une police privée chargée de la censure du réseau, se heurtera sans doute et malgré le volontarisme affiché de notre Président aux mêmes écueils que ses prédécesseurs : l’article 11 de notre Constitution est difficilement contournable, et Internet n’a jamais été prévu pour être centralisé de manière à permettre quelque contrôle que ce soit.

Cependant, ces essais ont bel et bien un effet. Mais sans doute pas celui que nos gouvernants espèrent…

Il y a à ce jour 28 millions d’abonnés à Internet en France. Plus d’un foyer sur deux est connecté. Très bientôt, la majorité de nos concitoyens auront goûté à la liberté d’expression que permet (enfin) cet outil. Qui peut dire aujourd’hui ce que signifie le fait que 28 millions de personnes aient désormais, dans ce pays, accès à la parole publique ?

Que deviendront les mondes associatifs et politiques quand ils verront arriver le flux de millions de gens désormais habitués à prendre la parole ? Que sera cet avenir où tout citoyen pourra non seulement débattre publiquement de ses opinions, mais aussi apprendre à les confronter à d’autres, mais encore réussir à se convaincre que sa parole est toute aussi importante que n’importe quelle autre. Que sera un monde dans lequel les enfants n’auront plus à demander la parole pour l’obtenir, au gré des parents et des maîtres, puis des médias et des politiciens ?

En s’attaquant à la liberté d’expression sur Internet, comme ils le font en critiquant, légiférant et Hadopisant, ils ne font pas que se heurter à une technologie définitivement non régulable. Ils lèvent aussi, contre eux, toute une génération de futurs acteurs qui seront devenus conscients de leur pouvoir et de leurs actes, et qui auront été formés comme jamais au fonctionnement de nos institutions, comme le sont tous les gamins qui ont suivi les débats et les méandres du feuilleton d’Hadopi.

Ils élèvent, de fait, tous ceux qui les enterreront par des compétences acquises à la dure – et autre part que sur les bancs bien sages de Science-Po et de l’ENA. Car que dire sinon la désolation que provoque l’écoute de ces politiciens professionnels, visiblement dépassés par un dossier qu’ils ne maîtrisent pas, qui avouent leur méconnaissance totale de cet outil pourtant utilisé par la majorité de leurs électeurs, et qui tremblent de peur devant cette évolution qu’ils n’ont ni voulue ni prévue ?

Comment croyez-vous que va réagir l’étudiant né dans le monde numérique quand il écoute un député annonçant des arguments débiles (« dans 20 ans plus personne n’achètera de CD », quel visionnaire !), mauvais orateur, répétant à l’envi des antiennes largement démontrées comme étant de purs mensonges ? Que croirez-vous qu’il se dira, sinon qu’un député grassement payé à ne presque rien faire ne mérite pas son poste ?

Car c’est vers ça qu’on se dirige, si vous m’en croyez. La révolution ne viendra pas des urnes, ou pas seulement, mais bien surtout de la réaction non aux idées mais à l’indigence des débats publics quand on les compare à la richesse des débats numériques.

Combien de bloggeurs d’aujourd’hui seront nos penseurs de demain ? Et quel talent, si l’on les compare à nos tristes habitués des plateaux télé. Quel verbe que celui d’un simple utilisateur de Twitter, habitué à faire passer son opinion en seulement 140 caractères, quand on le compare aux discours mal rédigés par des attachés parlementaires bien pâlots.


Et que croyez-vous que pensent tous ces utilisateurs d’Internet, lorsqu’ils s’envoient des adresses de billets tous plus intelligents les uns que les autres, quand ils constatent la bêtise flagrante de ceux qui sont sensés les représenter mais ne représentent finalement que les intérêts des grands industriels pourvoyeurs de financements politiques et de futures reconversions dans des postes de parachutistes dorés ?

Certes, il faudra du temps. On ne passe pas du jour au lendemain de MSN à la politique. Mais ce temps-là sera passé en lutte, et ces luttes accoucheront d’hommes d’État, je veux le croire, plutôt que d’hommes politiques. Elle seront menées contre la réaction à une évolution nécessaire et inéluctable de nos sociétés, et parce qu’elle se heurteront à cette réaction, elles ne feront guère de réactionnaires. Et les premiers mouvements comme les différents « partis pirates » d’Europe ne sont que les prémices d’un futur qui balaiera je l’espère la caste des parlementaires, idiots inutiles de la République.

C’est vrai : nul ne peut dire ce qu’il adviendra. Mais je peux sans trop de risque, après avoir observé l’évolution d’Internet depuis plus de 17 ans maintenant – déjà – prédire que le futur ne sera pas rose pour ces politiciens qui n’ont jamais connu de réelle concurrence et qui vont devoir s’y résigner.

Notes

[1] Crédit photo : Roby Ferrari (Creative Commons By-Sa)




Filtrage du Net : danger pour la démocratie et l’État de droit

Dolmang - CC by-saLe groupe de travail Framalang du réseau Framasoft, et La Quadrature du Net publient la traduction du résumé d’une étude juridique indépendante sur les dangers du filtrage du Net.

Ce que l’on retire de la lecture de cette étude, c’est que comme lors de la bataille HADOPI, où le gouvernement se cachait derrière la supposée « défense des artistes » pour imposer une absurde et dangereuse coupure de l’accès au Net, des politiques publiques légitimes sont désormais instrumentalisées pour imposer le filtrage gouvernemental des contenus sur Internet[1].

Toutefois, de même que les coupures d’accès, si elles sont appliquées, n’apporteront pas un centime de plus aux artistes et ne feront pas remonter les ventes de disques, le filtrage ne peut en aucun cas résoudre les problèmes au prétexte desquels il sera mis en place.

Si l’objectif de lutter contre la pédopornographie et son commerce est bien évidemment légitime, la solution qui consiste à bloquer les sites incriminés pour éviter leur consultation revient en réalité à pousser, dangereusement, la poussière sous le tapis. Le seul moyen de lutte véritablement efficace contre ces pratiques ignobles passe par le renforcement des moyens humains et financiers des enquêteurs, l’infiltration des réseaux criminels ainsi que le blocage des flux financiers et le retrait des contenus des serveurs eux-mêmes. Or, en la matière, des politiques efficaces existent déjà.

Il importe donc d’améliorer ces dispositifs existants et d’y consacrer les ressources nécessaires, plutôt que de remettre en cause les libertés au motif de politiques de prévention du crime totalement inefficaces. En effet, les arguments de lutte contre la criminalité, au potentiel émotionnel fort, sont aujourd’hui instrumentalisés pour tenter de légitimer un filtrage du Net qui porte pourtant radicalement atteinte à la structure du réseau, et entraîne de grands risques pour les libertés individuelles et « l’état de droit » tout entier.

L’étude dont le résumé de 30 pages vient d’être traduit en français conjointement par les volontaires de Framalang et de La Quadrature du Net est un pavé dans la mare. Elle conteste, démonstrations juridiques à l’appui, l’idée – évoquée par un nombre croissant de gouvernements européens – que le filtrage du Net puisse être une solution efficace et indolore de régulation des pratiques sur Internet. Réalisée par les éminents spécialistes Cormac Callanan[2], Marco Gercke[3], Estelle De Marco[4] et Hein Dries-Ziekenheine[5], ses conclusions sur l’inefficacité et la dangerosité du dispositif sont sans appel :

  • Quel que soit le mode de filtrage des contenus utilisé, il entraîne de graves risques de sur-blocage (risques de faux-positif : des sites innocents rendus inaccessibles).
  • Quel que soit le mode de filtrage retenu, il sera ridiculement facile à contourner. Les criminels se servent déjà de moyens de contournement et continueront d’agir en toute impunité.

La seule mise en place du filtrage entraine des risques de dérives : si l’on commence pour la pédopornographie, pourquoi ne pas continuer par la suite pour la vente de cigarettes sans TVA[6], le partage de musique et de films (comme le souhaitent les lobbies derrière l’ACTA)[7], les sondages en sorties des urnes ou même les insultes au président ? La plupart des pays non-démocratiques (Chine, Iran, Birmanie, etc.) utilisent le filtrage du Net aujourd’hui, systématiquement à des fins de contrôle politique.

La loi LOPPSI (loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure) sera bientôt examinée au Parlement français. Elle contient des dispositions visant à imposer le filtrage du Net sans contrôle de l’autorité judiciaire, par une autorité administrative dépendante du ministère de l’intérieur.

Il est indispensable que les citoyens attachés à Internet, aux valeurs démocratiques et à l’État de droit se saisissent de cette question, grâce à cette étude, afin de stimuler un débat public. Il est crucial de contrer cette tentative d’imposer un filtrage du Net attentatoire aux libertés fondamentales !

Passages essentiels :

p. 4 : Dans les pays où l’autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ce qui devrait être le cas dans toutes les démocraties libérales, seul un juge devrait avoir la compétence de déclarer illégal un contenu, une situation ou une action.

Un problème crucial autour des listes noires est celui de leur sécurité et leur intégrité. Une liste de contenus tels que ceux-là est extrêmement recherchée par ceux qui sont enclins à tirer parti d’une telle ressource. Sans même mentionner les fuites de listes noires directement sur Internet, des recherches indiquent qu’il serait possible de faire de la rétro ingénierie des listes utilisées par n’importe quel fournisseur de services.

p. 5 : En tout état de cause, il faut souligner qu’aucune stratégie identifiée dans le présent rapport ne semble capable d’empêcher complètement le filtrage abusif. Ceci est d’une importance décisive lorsqu’on met en balance la nécessité de bloquer la pédo-pornographie et les exigences des droits de l’Homme et de la liberté d’expression. Il semble inévitable que des contenus légaux soient aussi bloqués lorsque le filtrage sera mis en œuvre.

p. 13 : Aucune des stratégies identifiées dans ce rapport ne semble être capable de protéger du sur-filtrage. C’est une des préoccupations majeures dans l’équilibre entre la protection des enfants et les droits de l’homme et de la liberté. Il parait inévitable que le contenu légal soit filtré aux endroits où les filtres sont implémentés. Le sous-filtrage est aussi un phénomène universel spécialement présent dans la plupart des stratégies étudiées.

p 18 : Que l’accès à Internet soit ou non un droit fondamental indépendant, celui-ci est tout au moins protégé comme un moyen d’exercer la liberté d’expression, et chaque mesure de filtrage d’Internet qui tente d’empêcher les personnes d’accéder à l’information est par conséquent en conflit avec cette liberté. Chaque mesure de filtrage limite le droit à la liberté d’expression, de manière plus ou moins large selon les caractéristiques du filtrage et le degré de sur-filtrage, puisque l’objectif initial d’une telle mesure est de limiter l’accès à un contenu particulier.

p 21 : La seule sorte d’accord qui pourrait autoriser une mesure de filtrage serait le contrat entre l’utilisateur d’Internet et le fournisseur d’accès. La légalité d’une telle mesure de filtrage dépendrait pour beaucoup du type de contenu consulté, de la nature de l’entorse aux droits et libertés et des preuves requises. Si cela n’est pas précisé d’une façon raisonnable, il est facile d’envisager que de tels contrats soient considérés comme des entorses à la directive européenne sur les clauses contractuelles abusives, particulièrement si cela permet au fournisseur d’accès à Internet de prendre des sanctions unilatérales à l’encontre de son client.

p 23 : Le filtrage du web et du P2P dans l’intérêt de l’industrie de la propriété intellectuelle. Une mesure de filtrage du web ou du P2P, qui servirait l’intérêt des ayants droit, aurait probablement un effet global plus négatif :

  • tout d’abord, si le filtrage du P2P peut être présenté comme menant à un chiffrement des échanges rendant toute surveillance ou la plupart des contenus impossible, il deviendrait alors impossible de surveiller ces communications, même dans les conditions où cela est autorisé ;
  • ensuite, cela impliquerait des coûts. Elevés pour l’industrie d’Internet, les gouvernements et les internautes ;
  • enfin, cela mènerait à coup sûr au filtrage de fichiers légaux.

Au regard du critère qui requiert qu’il existe une base suffisante pour croire que les intérêts des ayants-droits soient en péril , nous pouvons dire qu’il n’y a aucune preuve d’un tel danger. Il n’y a aucune preuve de la nature et de l’étendue des pertes possibles dont souffrent les ayants-droits à cause des infractions commises à l’encontre de leurs droits sur le web ou les réseaux P2P, étant donné que les études sur ce problème sont insuffisantes ou démontrent un résultat inverse.

Le filtrage des contenus illégaux du web ou du P2P dans le but de la prévention du crime. L’objectif de la prévention du crime devrait être d’empêcher les gens de commettre des crimes ou délits ou d’en être complices en achetant, téléchargeant ou vendant des contenus illégaux. Sa proportionnalité dépendrait de l’équilibre trouvé entre, d’une part, le pourcentage de la population qui ne commettrait plus de délits puisque n’ayant plus accès aux contenus illégaux et, d’autre part, les restrictions des libertés publiques que causerait la mesure. L’effet de la mesure ne devrait pas être une réduction significative de la liberté d’expression ni du droit à la vie privée de chaque citoyen. Il n’existe pour l’instant aucune preuve qu’une mesure de filtrage pourrait aboutir à une diminution des crimes et délits, alors qu’elle restreindrait certains comportements légitimes et proportionnés.

p 25 : Si avoir le droit d’attaquer devant un tribunal une décision qui limite une des libertés est un droit fondamental, cela suppose que cette limitation a déjà été mise en place et que le citoyen a déjà subi ses effets. Par conséquent, il est essentiel qu’un juge puisse intervenir avant qu’une telle décision de filtrage ne soit prise. En ce qui concerne le filtrage d’Internet, ces situations sont tout d’abord relatives à l’estimation et la déclaration d’illégalité d’un contenu ou d’une action, puis à l’appréciation de la proportionnalité de la réponse apportée à la situation illégale.

p. 26 : Un passage en revue technique des principaux systèmes de filtrage d’Internet utilisés de nos jours, et la façon dont ils s’appliquent à différents services en ligne, soulignent la gamme croissante des contenus et des services qu’on envisage de filtrer. Une analyse de l’efficacité des systèmes de filtrage d’Internet met en évidence de nombreuses questions sans réponse à propos du succès de ces systèmes et de leur capacité à atteindre les objectifs qu’on leur assigne. Presque tous les systèmes ont un impact technique sur la capacité de résistance d’Internet et ajoutent un degré supplémentaire de complexité à un réseau déjà complexe. Tous les systèmes de filtrage d’Internet peuvent être contournés et quelquefois, il suffit de modestes connaissances techniques pour le faire. Il existe des solutions logicielles largement disponibles sur Internet qui aident à échapper aux mesures de filtrage.

p. 27 : En bref, le filtrage d’Internet est conçu avec des solutions techniques qui sont inadéquates par elles-mêmes et qui en outre sont sapées par la disponibilité de protocoles alternatifs permettant d’accéder à du matériel illégal et de le télécharger. Il en résulte que l’estimation du caractère proportionné des mesures ne doit pas seulement respecter l’équilibre des divers droits en jeu, mais aussi garder à l’esprit l’incapacité des technologies de filtrage à préserver les droits en question, ainsi que les risques d’effets pervers, tels qu’une diminution de la pression politique pour rechercher des solutions complètes, ou le risque d’introduction de nouvelles stratégies chez les fournisseurs de sites illégaux pour éviter le filtrage, ce qui rendrait à l’avenir plus difficiles encore les enquêtes pénales.

Notes

[1] Crédit photo : Dolmang (Creative Commons By-Sa)

[2] Cormac Callanan est Membre du conseil consultatif Irlandais sur la sûreté d’Internet et directeur d’Aconite Internet Solutions, qui fournit des expertises dans le domaine de la cybercriminalité.

[3] Marco Gercke est Directeur de l’Institut du droit de la cybercriminalité et professeur de droit pénal à l’Université de Cologne.

[4] Estelle De Marco est juriste. Ancienne consultante de l’Association des Fournisseurs d’Accès.

[5] Hein Dries-Ziekenheine est PDG de Vigilo Consult, cabinet de juristes spécialisés dans le droit de l’Internet.

[6] Voir Tabac et vente sur Internet : le gouvernement dément.

[7] En juin 2008, interrogé par PCINpact, le directeur général de la SPPF, Jérome Roger, qui représente les producteurs indépendants français, a déclaré : « les problématiques de l’industrie musicale ne sont pas éloignées de ces autres préoccupations (la pédophilie) qui peuvent paraître évidemment beaucoup plus graves et urgentes à traiter. Bien évidemment, les solutions de filtrage qui pourraient être déployées à cette occasion devraient faire l’objet d’une réflexion à l’égard des contenus, dans le cadre de la propriété intellectuelle ». Voir Quand l’industrie du disque instrumentalise la pédopornographie.




Copyright Watch ou l’observatoire mondial et collaboratif du droit d’auteur

Copyright Watch - EFFHadopi aura non seulement contribué à intéresser un grand nombre de nos concitoyens sur un sujet autrefois chasse gardée des industries culturelles, mais elle aura également permis de mettre le focus sur la France (en refroidissant d’ailleurs peut-être certains autres gouvernements dans leur velléités d’en faire autant).

Or justement qu’en est-il exactement de la situation hors de nos frontières sur toutes ces questions autour d’un droit d’auteur[1] qui se trouve totalement bousculé par l’avènement des nouvelles technologies et pratiques en réseau qui en découlent ?

Force est de reconnaître qu’en dehors de notre propre pays et de celui, influence numérique oblige, des États-Unis, nous n’en avons bien souvent qu’une connaissance ponctuelle, partielle et parcellaire (même si des sites comme Numerama, FFII ou La Quadrature font de gros efforts pour nous tenir au courant, en particulier sur l’Europe).

C’est pourquoi la nouvelle initiative de l’Electronic Frontier Foundation est plus que bienvenue. Elle s’appelle Copyright Watch et vise à suivre et surveiller le droit d’auteur et ses évolutions dans chaque pays.

En effet, avoir ainsi à disposition eu un unique endroit des documents, liens et informations actualisées, indépendantes et localisées sur les législations en vigueur (ou en préparation) nous sera précieux pour étude, information, comparaison, action, etc.

Le projet débute à peine, il est pour ainsi en bêta actuellement. Le premier objectif étant de trouver des correspondants (NdT : des local copyright monitors) prêt à maintenir leurs informations nationales à jour. Une fois ceci réalisé nous serons alors en présence d’une ressource de référence nous permettant d’avoir une meilleure vue d’ensemble sur la situation internationale, pointant ici des lois liberticides et là des lois favorisant au contraire le partage et diffusion d’une culture des biens communs.

Une base de données d’autant plus bienvenue que tout le monde n’a pas forcément intérêt à ce que tout ceci soit facilement accessible 😉

Qu’est-ce que Copyright Watch ?

About Copyright Watch

Copyright Watch – Novembre 2009 – Traduction partielle de la page « About » du site
(Traduction Framalang : Siltaar et Goofy)

Avant, le détail des lois sur le droit d’auteur n’était important que pour une minorité travaillant dans les industries culturelles. Désormais, avec la croissance d’Internet, nous sommes tout concernés car nous sommes potentiellement tous des auteurs, éditeurs, et partageurs d’œuvres de création.

Notre rêve est ici de construire une ressource conviviale sur les lois nationales du droit d’auteur afin d’aider les citoyens du monde à entreprendre des recherches comparatives. Nous souhaitons en effet sensibiliser à l’importance d’un droit d’auteur équilibré dans la société de l’information, et attirer l’attention sur les points communs et les divergences dans l’approche législative des différents pays.

Nous avons aussi voulu créer un outil de partage d’information, où des correspondants locaux pourraient publier des informations à propos des amendements proposés sur leurs propres lois du droit d’auteur, et à comprendre les changements dans celles des autres.

Nous espérons que Copyright Watch sera une ressource maintenue et conduite par la communauté de l’accès au savoir (NdT : Access to Knowledge movement, c’est-à-dire nous tous si nous participons) et que ce système de veille sur le droit d’auteur dans chaque pays permettra de garder cette information pertinente et à jour.

Enfin, nous espérons que Copyright Watch aidera à documenter l’importance du droit d’auteur sur tous les aspects de la vie culturelle et des libertés fondamentales. Équilibrées et bien calibrées les lois sur le droit d’auteur sont extrêmement importantes dans notre société mondiale et mondialisée de l’information.

Le plus petit changement dans l’équilibre juridique entre les ayants droit et le public peut permettre ou détruire des modèles économiques, criminaliser ou libérer des comportements quotidiens, et transformer ou éradiquer de nouvelles technologies. Une loi qui est passée dans un pays peut rapidement être reprise par d’autres, par des accords commerciaux bilatéraux, des initiatives politiques régionales ou des traités internationaux.

Nous devons tous rester vigilants.

Notes

[1] Rappelons une nouvelle fois que le Copyright anglo-saxon n’est pas synonyme de Droit d’auteur (cf liens Wikipédia).




La neutralité du réseau – Benjamin Bayart – Extrait du livre La bataille Hadopi

La bataille Hadopi - InLibroVeritas - CC by-sa et Art Libre« La bataille d’Hadopi n’a été, finalement, qu’une des batailles, ni la première, ni la dernière, de la guerre qui vise à obtenir ou maintenir la liberté d’expression sur les réseaux, et donc qui vise à consacrer le principe de la neutralité du réseau. C’est la première grande guerre des enjeux politiques du 21e siècle. »

Ainsi s’achève ce très intéressant article de Benjamin Bayart pioché dans le non moins intéressant livre choral d’InLibroVeritas La bataille Hadopi (et ses 40 auteurs).

Benjamin Bayart, c’est le président de French Data Network (FDN). C’est aussi l’homme de la désormais célèbre expression du « Minitel 2.0 » et de la citation suivante qui prend le même chemin : « l’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire ».

Mais c’est surtout un « expert des libertés numériques » (dixit Nicolas Dupont-Aignan) et certainement l’un des meilleurs d’entre nous lorsqu’il s’agit d’exposer et d’expliquer ce sujet à la fois simple (à comprendre) et complexe (à défendre) qu’est la Neutralité du Net.

C’est pourquoi cet article synthèse, au style plaisant malgré la rugosité du propos, nous semble important à lire et à faire lire.

PS : Vous trouvez l’article trop long pour un blog ? C’est peut-être parce qu’Internet vous a rendu idiot ! Mais nous avons une solution : commander le livre, dont les bénéfices iront intégralement à La Quadrature du Net, et qui vous fera découvrir par la même occasion 39 autres articles du même acabit.

La neutralité du réseau

URL d’origine du document

Benjamin Bayart – Octobre 2009 – La Bataille Hadopi (InLibroVeritas)
Licence Creative Commons By-Sa et Licence Art Libre

La bataille d’Hadopi, telle que nous l’avons connue à l’Assemblée Nationale et dans les médias a eu plusieurs vertus. La première, longuement expliquée déjà, est d’avoir amené à la politique toute une population, appelée « les Internautes » pour faire simple, qui ne s’en préoccupait pas vraiment avant.

La seconde vertu de la bataille d’Hadopi, c’est d’avoir permis de bien mettre en avant ce qui est, au fond, l’enjeu central de tous ces sujets, à savoir non pas la rémunération des artistes, auteurs et troubadours, mais la neutralité du réseau et ses enjeux.

En effet, quand le Conseil Constitutionnel a eu à connaître de ce texte, finalement bébêtte, qui menaçait de couper d’Internet les enfants qui téléchargent comme nos parents nous privaient de télé, il le censura. Et pas sur de l’argutie légère ou sur un point de détail, non, sur du fondamental, sur du lourd, du très lourd : présomption d’innocence et liberté d’expression. Deux des piliers des Droits de l’Homme depuis 1789.

Comment cette loi supposée traiter un problème assez léger a pu se cogner dans des problèmes aussi lourds ?

Internet – liberté fondamentale

Pour expliquer ça, il faut revenir un peu en arrière, et essayer de comprendre ce qu’est Internet, et son influence sur la marche du monde. Internet est, en beaucoup de points, comparable à l’imprimerie. D’abord par sa nature, c’est un moyen de diffusion de la connaissance, et d’accès à celle-ci. Ensuite, par ses conséquences. L’invention de l’imprimerie, et son lent développement, à partir de 1445, ne peut pas être séparée des évolutions majeures de l’époque. Pas de renaissance et de démarche scientifique sans moyen moderne de diffusion des connaissances. On ne peut pas séparer la renaissance du renouveau philosophique, et en particulier de la philosophie des Lumières, donc des révolutions démocratiques. De même que tout le progrès scientifique et technique du dix- neuvième siècle est impensable sans les avancées fondamentales de la renaissance et la naissance de la démarche scientifique.

Ce n’est pas l’imprimerie qui a fait ça. On peut toujours lancer des petits caractères en plomb sur les soldats, ça ne renverse pas les gouvernements. Mais l’imprimerie était une étape nécessaire, pour permettre ces évolutions et ces changements, il fallait un moyen moderne et rapide de diffuser et de conserver le savoir pour qu’il puisse s’accroître.

De la même manière, Internet change très en profondeur la façon dont se diffuse, et donc la façon dont se crée, le savoir. Une bonne façon de résumer ça est de dire que l’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire.

On a déjà dit cent fois qu’Internet met à la disposition de tous, et sans coût notable, modulo quelques barrières pénibles, la totalité du savoir de l’humanité, c’est facile à comprendre. On a moins souvent dit, parce que c’est moins clair pour un esprit formé au siècle dernier, qu’Internet permet à chacun de construire le savoir de l’humanité, c’est-à-dire d’écrire.

Bien entendu, chacun sait qu’Internet n’est pas qu’un lieu d’échanges savants entre érudits. Forcément. L’imprimerie ne sert-elle qu’à imprimer des ouvrages savants ? Pour un livre « intelligent », combient sont imprimés de prospectus, de tracts, de catalogues, de correspondances sans intérêts (factures, relevés, avis, et autre paperasses) ? Et bien Internet suit la même pente. Fondamentalement, il a été créé pour diffuser et produire de la connaissance scientifique à grande échelle et rapidement, mais il était évident depuis le premier jour qu’il servirait aussi à diffuser et produire tout le reste de ce qu’on peut vouloir diffuser ou produire comme information.

Cependant, bien que l’imprimerie soit en majorité utilisée à des fins futiles, il ne vient à l’idée de personne de remettre en cause la liberté de la presse. Il y a là une logique, l’outil technique a apporté une avancée pour la société, et c’est pour défendre l’avancée qu’on défend l’outil. D’une manière similaire, Internet crée une percée importante, un changement profond, même si une partie colossale du trafic sur le réseau correspond à autre chose.

Un argument souvent opposé à cette vision du réseau est d’expliquer que les discussions y sont trop souvent d’un faible niveau, qualifiées de discussions de café du commerce. Là encore, c’est une analyse à courte vue. D’abord parce que la forme d’expression permise par le café du commerce ne permet pas de construire de vrais argumentaires : on est dans l’oral, dans le périssable, et dans le débat privé, donc sans argumentation extérieure possible. Ce qu’Internet crée comme débat est structurellement différent. Les débats sur la place publique, le plus souvent par écrit, permettent aux points de vues de se confronter, de s’invalider, ou au contraire de se renforcer, de s’étayer. De tout cela, il ressort une espèce de discussion du café du commerce dont on consignerait les arguments par écrit, pour les étudier, les rendre publics, bref, pour en faire une vraie réflexion. Au final, c’est plus proche des débats publics, qu’on connaît depuis longtemps, mais qui ne sont plus réservés à de petits groupes.

De tout celà, une idée forte est à retenir : Internet est l’avancée technique qui a permis, enfin, l’exercice réel de la liberté d’expression. La presse, on s’en rend compte avec le recul, ne fournissant au fond que la liberté d’accéder à l’information. Et c’est bien sur cette base-là que la Conseil Constitutionnel a censuré l’Hadopi, c’est bien en se référant à l’article 11 de la Déclaration Universelles des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, à savoir :

Art. 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

On a donc, validé par le Conseil Constitutionnel, cette première étape de marquée : Internet est essentiel à l’exercice de la liberté d’expression, qui est une liberté fondamentale.

Hadopi – Besoin d’un juge

C’est le premier point, immense, gagné dans la bataille d’Hadopi. Maintenant, ce n’est plus une renvendication, ce n’est plus un point de vue de visionnaire maniaque du réseau ou de futurologue échevelé, c’est une décision, forte, d’une autorité qu’on ne peut pas soupçonner de travailler avec légèreté, ou de se laisser emporter par sa technophilie. Or, de ce point fondamental qui vient d’être édicté par le Conseil, il découle des conséquences inattendues et fortes, pour ceux qui pensaient priver les gens d’Internet comme on prive un enfant de télévision ou de dessert.

En effet, priver un citoyen d’une liberté fondamentale, ce n’est pas une décision qui se prend à la légère. Il y a des cas, prévus, connus, codifiés, mais ce sont des sanctions lourdes, pour des délits ou des crimes graves. L’exemple le plus connu, et pratiquement le seul, est l’emprisonnement ou l’assignation à résidence[1]. Une telle mesure de privation de liberté ne peut être décidée que par un juge, et dans le cadre d’une procédure contraignante. Ce qu’on apprend donc, toujours en lisant la même décision du Conseil, couper l’accès Internet d’un citoyen, c’est aussi sérieux que de l’envoyer en prison, et ne peut donc pas se faire dans n’importe quelles conditions. On est maintenant bien loin de la petite loi simpliste, pensée trop vite par des gens qui ne comprennent plus le monde qui les entoure.

De là, bien entendu, les autres conséquences qu’en tire le Conseil dans sa décision, à savoir que la présomption d’innocence est de mise, qu’il faudra des preuves de la matérialité des faits pour condamner, que le juge sera requis, que le mouchard filtrant obligatoire pour pouvoir se disculper n’est pas valable dans ce contexte, bref, tout l’édifice Hadopi s’effondre.

Neutralité du réseau

Un point n’est pas abordé par le Conseil Constitutionnel dans sa décision, et pourtant il est important pour comprendre là où on va, c’est celui de la nécessité de la neutralité du réseau.

Pour aborder ce sujet-là, il faudrait faire un peu de technique, expliquer avec quelques termes barbares des notions affreuses, comme l’analyse de traffic, l’analyse protocolaire, l’analyse de contenu, l’analyse de comportement, et le tout dans un beau jargon anglais. Pour éviter cela, on va se contenter d’une définition intuitive et pratique : on dit que le réseau est neutre si on sait qu’on peut lui faire confiance pour ne pas altérer le message. C’est le cas par exemple du réseau utilisé pour les discussions orales : quand on parle, de vive voix, en face à face, on sait que l’air qui nous sépare ne modifie pas les propos, que ce qui est dit est vraiment dit. Qu’il vienne se glisser dans la discussion un interprète, et alors, forcément, la question de confiance se pose.

L’intermédiaire, dans cet échange, n’est acceptable que si les deux interlocuteurs lui font une confiance entière et absolue. à tel point que, lorsqu’on n’a pas confiance en l’interprète, chacun vient avec le sien. On dit alors que le réseau est neutre quand il joue le rôle d’un interprète idéal, réussissant à transporter le message sans l’altérer en rien, sans le déformer.

Une autre façon de le dire, c’est de considérer ce qu’est Internet. D’où que je sois sur le réseau, je vois Internet. Si l’Internet que je vois depuis un point A n’est pas le même que l’Internet que je vois depuis un point B, alors, quelque part, quelque chose n’est pas neutre. Par exemple, quand un site est filtré dans un pays, c’est une atteinte à la neutralité du réseau : depuis ce pays-là, le site ne marche pas, et curieusement depuis partout ailleurs il marche bien. Par exemple, quand un site est enrichi : je peux mettre en place, sur le réseau de mon entreprise, un mécanisme qui fait qu’à chaque fois que j’accède à tel site de mon fournisseur habituel, il soit affiché des informations annexes (dernière fois qu’on a commandé tel produit, quantité disponible en stock, etc). Quelqu’un qui viendra se connecter à ce réseau verra un site qui n’est pas le même que celui qu’il voit quand il se connecte depuis chez lui : mon réseau n’est plus neutre, il fausse la communication, il ajoute des informations qui n’existent pas.

La neutralité des réseaux est importante. En fait, autant que le réseau lui même. C’est presque sa définition. Internet n’est que l’accord d’interconnexion, techniquement neutre, entre les réseaux de plus de 40.000 opérateurs sur la planète. Supprimez cette neutralité, et ce n’est plus Internet.

Il ne faut pas se méprendre, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas, jamais, enrichir ou filtrer, simplement, que ce n’est pas le réseau qui doit le faire, et que si un réseau fait ça, ce n’est plus Internet.

Pour reprendre les exemples précédents, le service, fort utile, imaginé sur ce réseau d’entreprise, n’est pas en soi une mauvaise chose. Simplement, ce réseau d’entreprise n’est plus Internet. C’est un réseau d’entreprise, un outil interne, comme le logiciel de comptabilité ou l’outil pour faire les devis.

Il y a donc deux éléments fondamentaux pour définir la neutralité du réseau : le premier est que jamais le réseau lui-même ne doit altérer en rien le contenu, le second est que les altérations sont nécessairement pilotées en périphérie du réseau. Par exemple quand je filtre les mails publicitaires (les spams), c’est moi qui ai la maîtrise de ces filtres, je peux les activer ou les désactiver, selon mon bon vouloir. Et ce point-là est fondamental, c’est moi qui trie le courrier intéressant du courrier inutile, pas le facteur.

Pilier des libertés

La neutralité du réseau n’est pas, en elle-même, une liberté fondamentale. Mais c’est un élément important, parce que sur cette neutralité sont adossées des libertés.

Par exemple la liberté d’expression évoquée par le Conseil Constitutionnel, n’a pas de sens sur un réseau qui ment : comment savoir si le texte que je suis en train d’écrire sera bien reçu, non modifié, par mes lecteurs ? Comment savoir s’il sera modifié, et si oui par qui ? Moi, je vois bien ce texte tel que je l’ai posté. Tant qu’Internet est neutre, et que donc tout le monde voit le même Internet, alors tout le monde voit mon texte tel que je l’ai publié. Sitôt que le réseau n’est plus neutre, je n’ai aucun moyen de savoir ce que voit mon voisin. Donc, sur un réseau non-neutre, je ne peux pas exprimer librement ma pensée, et donc l’exercice pratique et réel de cette liberté est remis en cause.

Par exemple la liberté d’accès à l’information. En effet, tant que le réseau est neutre, chacun peut être confiant dans ce qu’il lit sur le réseau. Non pas que toutes les informations y soient justes (ce serait utopique comme croyance), mais simplement de savoir que l’information qu’on reçoit est bien celle qui a été émise. Si le réseau n’est plus neutre, comment savoir si le texte est bien le fruit de la pensée de son auteur, ou s’il a été ‘‘ caviardé ’’ au passage par les habiles ciseaux de la censure moderne ? Si je ne peux plus avoir confiance dans le réseau de transport, alors je ne peux plus avoir confiance dans l’information qui est dessus. La liberté d’accès à l’information est amputée.

Par exemple, la libre concurrence, qui est une liberté moindre en général (la liberté de choisir son fournisseur, par exemple), peut devenir fort sérieuse sitôt qu’on parle d’accès à l’information (choisir un quotidien par exemple, ce n’est pas tout à fait comme choisir une marque de lessive). En effet, les atteintes à la neutralité du réseau sont souvent le fait d’opérateurs en place, ou de fournisseurs de services bien implantés, utilisant une position de force pour évincer d’éventuels concurrents. Ce mode de fonctionnement n’est pas le modèle habituel d’Internet. En effet, sur un réseau neutre, n’importe quel abonné à Internet peut, de chez lui, proposer n’importe quel service, et peut donc, sans permis, sans moyens financiers particuliers, sans moyens techniques particuliers, innover et mettre en œuvre des idées nouvelles. Sur un réseau non-neutre, ce n’est plus possible. Les modèles économiques qui découlent de ce choix d’un réseau neutre ou non ont, entre autre conséquence, pour effet d’empêcher l’innovation en la réservant aux acteurs en place.

Si la neutralité du réseau n’est pas une liberté en elle-même, elle est nécessaire à pouvoir garantir d’autres libertés, tout comme la séparation et l’équilibre des pouvoirs n’est pas une liberté en elle-même, mais une condition nécessaire.

Modèle économique

L’argument le plus souvent employé par les opposants à la neutralité des réseaux est celui de la congestion. Internet serait trop plein, et, étant rempli, il faudrait rationnaliser l’usage de la bande passante devenue rare. La technique habituelle de rationalisation des ressources rares étant l’économie, on transporterait de manière plus prioritaire les données des plus offrants, et donc on pénaliserait les autres.

Cet argument a pour principale caractéristique d’être faux. Sauf dans sa causalité, en effet le réseau est très régulièrement saturé. Et ce de manière normale et naturelle. En moins de dix ans, la France est passée, par exemple, de zéro à plus de dix-huit millions d’accès permanents à haut débit, générant des usages, et donc de la charge pour le réseau. Dans cette croissance très rapide, bien entendu, il y a des phases de saturation, qui sont résorbées en investissant sur la capacité du réseau.

Il y a deux façons de traiter une saturation du réseau, l’une qui est d’investir sur la capacité du réseau, cet investissement devant être refait très régulièrement, aussi longtemps que les usages continueront de croître à un rythme soutenu, l’autre étant d’investir, très régulièrement aussi, dans des équipements permettant de sélectionner le trafic à faire passer en priorité. Ces deux modèles correspondent à des niveaux d’investissements similaires, simplement pas sur les mêmes technologies.

Porter atteinte à la neutralité du réseau est donc bien, effectivement, un moyen de résoudre une saturation du réseau, tout comme on peut résoudre une pénurie de logements en augmentant les prix des loyers, ou en construisant des logements. Simplement, ce moyen est dangereux, qui porte atteinte, comme on l’a vu, aux libertés. Laisser à des opérateurs privés, à des financiers, le choix de porter atteinte aux libertés individuelles n’est pas une option valable.

Difficultés techniques

Filtrer Internet, puisque c’est bien de cela qu’on parle, pose de grosses difficultés techniques :

  • Que ce soit du filtrage pur (faire disparaître tel contenu), et on se retrouve alors avec des moyens qui fleurissent pour contourner le filtre. Par exemple, tel texte est interdit, il circulera le lendemain sous forme d’une image, ou d’un enregistrement audio.
  • Que ce soit de la priorisation de trafic, et là aussi les moyens de contournement fleuriront. Le trafic web est plus rapide que le trafic de partage de musique chez mon opérateur ? Dans les jours qui suivent, l’application de téléchargement ressemblera à s’y méprendre à du trafic web, pour devenir elle aussi favorisée.

Ce n’est pas nouveau, c’est le principe de l’arme et de l’armure. Plus l’arme est puissante, plus l’armure est solide. Et, en matière de réseau et de numérique en général, la puissance des moyens de contournement des filtres se trouve sur les ordinateurs en périphérie du réseau (basiquement, sur mon bureau). Or il y a beaucoup plus de puissance sur les ordinateurs individuels des utilisateurs que sur la totalité de tous les systèmes de traitement du réseau lui-même. Pour faire un parallèle hasardeux : que les automobilistes décident de ne plus s’arrêter au péage, et, forcément, les barrières de péage seront explosées. Il y a trop de voitures pour les contenir autrement qu’avec la bonne volonté des conducteurs.

Difficulté politique

Par ailleurs, le filtrage décidé par un état, en général sous couvert de nobles objectifs, comme par exemple de museler les terroristes, ou de protéger les enfants, etc. pose une vraie difficulté politique.

Chaque état aura sa propre politique de filtrage, selon ses propres critères, correspondant à sa notion de l’intérêt général. Par exemple, l’Iran et les USA n’ont pas la même vision de ce qu’est un dangereux terroriste mettant en danger la nation. Or le trafic, sur Internet, passe d’un opérateur à l’autre, sans faire vraiment attention aux pays. Si chaque pays a sa propre politique de filtrage, alors le filtrage résultant, pour l’internaute, est la somme des effets de ces politiques sur le chemin suivi par sa communication.

Pour aboutir à un résultat cohérent, il faut donc une cohérence des filtrages. Sans quoi, quand je veux accéder à une information interdite dans le pays A, je m’arrange pour que ma connexion passe plutôt par un pays B qui a d’autres vues, chose qui est techniquement assez simple, et en train de se démocratiser. D’ailleurs, pourquoi ces techniques sont en train de se démocratiser ? Elles ont été mises au point en général pour des usages pointus, par exemple d’accéder aux données clefs de l’entreprise, pour le cadre dirigeant, depuis chez lui, sans risque pour la sécurité de l’entreprise. Elles ont été raffinées pour contourner les filtrages les plus voyants, par exemple pour accéder à de l’information y compris quand on est en Chine. Et elles sont en train de se démocratiser… à cause de la bataille d’Hadopi et des batailles voisines qui ont lieu dans toute l’Europe.

Le premier grand combat

Au final, tout ça nous dit quoi ? Qu’Internet est important, que ce n’est pas un jouet, mais un pilier de la société de demain. Et qu’on ne peut pas en faire n’importe quoi. En particulier, on ne peut pas se permettre de l’abîmer, de le polluer, de le filtrer.

La bataille d’Hadopi n’a été, finalement, qu’une des batailles, ni la première, ni la dernière, de la guerre qui vise à obtenir ou maintenir la liberté d’expression sur les réseaux, et donc qui vise à consacrer le principe de la neutralité du réseau. C’est la première grande guerre des enjeux politiques du 21e siècle.

Notes

[1] Qui portent, bien entendu, atteinte à la liberté d’aller et venir, qui est elle aussi une liberté fondamentale.