De l’art libre et de la Culture Libre par Antoine Moreau

Philippe Jimenez - Licence Art LibreNous sommes toujours ravis d’accueillir en ces lieux la prose d’Antoine Moreau, précurseur et visionnaire de l’Art Libre, à moins que ce ne soit l’art libre.

Justement, le simple fait de mettre ou ne pas mettre de majuscules au concept procède déjà du choix voire du parti pris. Et si le parti est pris, il n’est plus libre (cette dernière phrase étant une tentative maladroite de « faire moi aussi mon Antoine Moreau », mais c’est impossible, il est unique !).

Une conférence donnée à la Biennale de Montréal le 3 mai dernier qui interroge les relations entre l’art et la culture libre[1], en soulignant l’importance du copyleft, cet étrange mais fondatrice « interdiction d’interdire ».

De l’art libre et de la Culture Libre.

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Antoine Moreau – 3 mai 2009 – Licence Art Libre

Introduction.

La rupture esthétique a ainsi installé une singulière forme d’efficacité : l’efficacité d’une déconnexion, d’une rupture du rapport entre les productions des savoir-faire artistiques et des fins sociales définies, entre des formes sensibles, les significations qu’on peut y lire et les effets qu’elles peuvent produire. On peut le dire autrement : l’efficacité d’un dissensus[2].

Si l’expérience esthétique touche à la politique, c’est qu’elle se définit aussi comme expérience de dissensus, opposée à l’adaptation mimétique ou éthique des productions artistiques à fins sociales[3].

Avec la venue de l’internet et la généralisation du numérique dans de nombreuses pratiques culturelles nous observons la mise en place d’un nouveau type de culture nommée « Culture Libre »[4] basée sur le partage et la diffusion des productions de l’esprit. « Libre » fait ici référence aux logiciels libres dont le code-source est ouvert. Ils sont définis par quatre libertés fondamentales : liberté d’exécuter le programme, d’en étudier le fonctionnement, de redistribuer des copies et d’améliorer le programme (et de publier ces améliorations).

La question des droits d’auteur est au cœur de cette nouvelle donne culturelle. Un juriste, Lawrence Lessig, en 2001, s’est inspiré des principes de création des logiciels libres pour rédiger des licences dites « libres »[5] pour les œuvres non logicielles. Mais on ne pourrait réduire l’intention d’ouvrir la création à des questions de droit et je vais essayer de vous montrer que c’est le processus de création artistique lui-même qui ouvre et libère la création.
Un an avant l’apparition des licences Creatives Commons, en janvier puis en mars 2000, j’organisais avec un groupe d’artistes[6] les Rencontres Copyleft Attitude. Elles ont donné naissance à la Licence Art Libre, rédigée en juillet 2000[7]. C’est une licence libre de type copyleft, inspirée de la General Public License[8] et recommandée par la Free Software Foundation en ces termes :

We don’t take the position that artistic or entertainment works must be free, but if you want to make one free, we recommend the Free Art License[9].

Voici un extrait du préambule de la Licence Art Libre :

Avec la Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l’auteur.
Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression. (…) L’intention est d’autoriser l’utilisation des ressources d’une oeuvre ; créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. La Licence Art Libre permet d’avoir jouissance des oeuvres tout en reconnaissant les droits et les responsabilités de chacun.
Elle s’appuie sur le droit français, est valable dans tous les pays ayant signé la Convention de Berne[10].

Cette initiative d’artistes, n’était pas tant motivée par des questions liées au droit d’auteur ou à l’informatique, que par le processus de création qu’ils éprouvaient dans leurs pratiques. Il s’agissait d’observer ce que le numérique et l’internet fait à la création pour en prendre acte et agir en conséquence. Agir en phase avec l’écosystème du net et du numérique qui ne fait, en fait, que confirmer nos pratiques artistiques ordinaires. Le logiciel libre ouvre tout simplement la voie pour formaliser nos intentions de créations libres.
Aujourd’hui, cette préoccupation artistique est devenue une occupation sociale, culturelle, politique et économique. En m’appuyant notamment sur les notions de « société close » et « société ouverte » développées par Bergson[11], je vais tenter de clarifier ce qui se joue entre la « culture libre » et l’« art libre ».
Tout d’abord essayons de comprendre ce que fait la Culture Libre à la Culture.

1. Ce que fait la Culture Libre à la Culture.

Si nous entendons par « Culture » ce qui « permet à l’homme non seulement de s’adapter à son milieu, mais aussi d’adapter celui-ci à lui-même, à ses besoins et à ses projets », alors la « Culture Libre » est une adaptation à cette nouvelle donne naturelle qu’est l’immatériel, mais également ce qui « rend possible la transformation de cette nature »[12] portée par le numérique.

Ce nouveau paradigme, nous devons reconnaître qu’il procède d’une nouvelle dogmatique[13]. Il s’agit, pour la Culture Libre, comme pour toute culture, d’instituer ce qui va faire tenir une société et ses sujets à l’intérieur de celle-ci. Cette nécessité institutionnelle est indéniable et la Biennale de Montréal consacrée à la Culture Libre en est le signe. Voyons maintenant ce que l’Art Libre fait à la Culture Libre.

2. Ce que fait l’Art Libre à la Culture Libre.

Distinguons la culture de l’art. Sans les opposer frontalement, il s’agit de ne pas les confondre, prendre acte du hiatus qu’il y a entre ces deux notions. Disons-le d’une formule simple, qui prend la lettre comme image : la culture est une police de caractères, l’art est du vent dans les glyphes[14]. Le sculpteur Carl André le dit autrement : « La culture, c’est ce que d’autres m’ont fait. L’art, c’est ce que je fais à d’autres[15]. »

Ce qui diffère l’art libre de la Culture Libre, c’est ce je-ne-sais-quoi et presque-rien[16] qui procède davantage de la sensibilité que du raisonnement. L’art libre est une trouée dans la Culture Libre. Car si toute culture peut être comparée à un édifice, l’art est alors une fenêtre ou une porte, toutes ouvertures, tout vide qui laisse passer l’air. L’air de rien, l’art est là dans le passage qui permet la respiration. Ce que fait l’art libre à la Culture Libre, c’est d’ouvrir ce qui s’offre à l’ouverture, de mettre en branle ce qui se met en mouvement, d’émanciper ce qui se libère. Car si la Culture Libre procède d’une intention de liberté, l’art libre procède d’une liberté libre, celle qu’exprime le poète aux semelles de vent lorsqu’il constate : « Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre (…)[17]. »

La « liberté libre » c’est ce qui est imprenable, comme on le dit de la vue imprenable qui offre un paysage protégé des captations propriétaires. C’est ce que fait, précisément, le copyleft en interdisant la prise exclusive des œuvres ouvertes qui s’offrent au bien commun. C’est l’objet de la Licence Art Libre et la licence Creative Commons Attribution-Share Alike[18], licences copyleft pour ce qui concerne les créations hors logiciel.

L’art libre échappe donc très concrètement à l’appropriation exclusive. Comme tous langages, il traverse et nourrit les esprits pour à nouveau se transporter et ainsi de suite, sans cesse et sans fin, de façon à créer au passage, des objets tangibles, traces de langages. Mots, images, sons, gestes, etc. Ainsi, l’art, libre, se renouvelle et demeure vivant. Imprenable définitivement, il ne se prend et ne se comprend que momentanément dans le mouvement même de son apparition et de sa création. Et ce moment là est aussi un moment d’éternité. L’art libre, grâce au copyleft, ne peut pas être captif d’une emprise qui voudrait en arrêter le cours. C’est la raison pour laquelle, par ailleurs, même s’il produit des objets apparemment finis, l’art libre est davantage un mouvement gracieux qu’un objet quand bien même serait-il gratuit. Il ne s’agit pas de nier la production d’objets, mais d’observer l’opération qui se fait entre esprit et matière. Ceci est amplifié avec l’immatériel qui :

(…) trouve sa source dans la séparation du matériel et du logiciel. (…) Tout document informatiquement conservé n’existe que sous forme de bribes disjointes, qu’il peut être dupliqué et multiplié, retouché et transformé. Il ne s’agit pas de matière d’une chose, mais d’un état de la matière, celle des circuits. Il ne s’agit pas des circuits en tant que circuits mais de leur état physique. Il ne s’agit pas de matériel versus immatériel, mais d’état de la matière (…)[19].

En posant le copyleft comme principe conducteur, l’art libre[20] renoue avec ce qu’a toujours été l’art depuis la nuit des temps, avant même que soit reconnue son histoire : une mise en forme de ce que produit l’esprit, insoumise à la culture qui voudrait la comprendre et la dominer. Cet exercice invente des formes qui découvrent l’esprit humain au delà de l’imagination, au delà d’un projet, d’une projection calculée. Sans raison, si ce n’est celle qui excède le raisonnement calculateur. Car il s’agit d’être en présence de ce qui se donne, du don qui élève, sans penser au retour sur investissement. C’est en cela que l’art est une pratique libre par excellence qui émancipe y compris l’idée de liberté quand celle-ci devient un mot d’ordre, un absolu, un fétiche ou une qualité culturelle.
Pour paraphraser Adorno nous dirons alors que : l’art libre c’est ce qui résiste à son assimilation culturellement libre[21].

Mais l’art libre, en trouant la culture libre, en procédant par négativité, n’est pas pour autant iconoclaste et négateur. Il ne détruit pas son cadre d’exercice, il le travaille au corps, il en fait de la dentelle. Plus celle-ci est fine, plus elle est forte. L’art libre porte attention à ce qui fait tenir la fabrique de l’esprit humain : la culture aérée par l’art. Sans ce souci d’aération, c’est l’étouffement, c’est le renfermement. Y compris le renfermement « libre » d’une « Culture Libre ». C’est bien pourquoi l’initiative de Copyleft Attitude, qui a eu pour conséquence la rédaction de la Licence Art Libre, n’a pas été le fruit d’un raisonnement savant mais le passage à l’acte d’une intuition. Car si la Culture Libre est intelligente, on parle même d’intelligence collective, l’art libre, lui, est une pratique qui se passe sans trop de réflexion. C’est ce passage à l’acte qui ouvre et invente la vie et la création qui va avec.

Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle. Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord sur l’eau tant bien que mal et en me débattant contre elle, et peu à peu je m’adapterai à ce nouveau milieu, j’apprendrai à nager (…) Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle[22].

Voyons maintenant de quelle nature est l’art libre en émettant l’hypothèse qu’il est une création qui tend à l’incréé.

3. L’art libre tend à l’incréé.

Décréation : faire passer du créé dans l’incréé.
Destruction : faire passer du créé dans le néant. Ersatz coupable de la décréation.
(…)
La création : le bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal.
Le mal est l’illimité, mais il n’est pas l’infini.
Seul l’infini limite l’illimité[23].

Nous le constatons, l’art libre est un art qui n’a pas forcément les qualités reconnues habituellement à la création artistique. Du fait de son ouverture, il prend aussi le risque d’une destruction. Mais, son mouvement procède d’une décréation qui ouvre sur l’incréé car, s’il œuvre, c’est en passant. Il peut-être passable et fort médiocre comme possiblement génial. Si nous essayons de trouver des repères dans l’histoire de l’art récente nous pourrions dire qu’il relève de l’art brut inventé par Dubuffet et du readymade de Duchamp. Art brut, parce qu’il est fait par « l’homme du commun à l’ouvrage »[24] sans trop de volonté artistique et readymade parce qu’il est déjà fait et qu’il suffit de l’observer avec des yeux d’artiste.

Quel est le plus difficile de tout ? Ce qui te paraît le plus facile : Voir avec tes yeux ce qui se trouve devant tes yeux[25].

Maintenant que nous avons posé l’art libre en rapport avec la Culture Libre, posons-nous la question :

4. Une Culture Libre est-elle possible, est-elle souhaitable ?

Non seulement la Culture Libre est possible mais elle est inévitable, car elle procède d’une logique (im)matérialiste propre à la numérisation de la culture mondiale via les pratiques qui vont avec et notamment via l’internet, mais pas seulement. Par contre, elle n’est souhaitable que si, et seulement si, elle comprend le mouvement imprenable d’une création qui tend à l’incréé. Sinon,

(…) se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulé dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout[26].

Pour maintenir ce qui s’ouvre et ne pas voir refermer le cercle, l’institution du copyleft est nécessaire car il interdit de refermer ce qui a été ouvert. S’agirait-il finalement de modifier le Code de Propriété Intellectuelle de façon à ce que soit inclus, comme droit de l’auteur, la copie, la diffusion et la modification des œuvres sans autoriser la captation exclusive ? Une sorte de domaine public, mais qui reste ouvert et ne peut être refermé. Sans doute, cette piste est-elle à envisager[27].

5. L’art libre : de l’art tout simplement possible.

Et si c’était l’art, activité considérée comme dépassée[28], qui, avec le copyleft comme principe de création, demeurait toujours possible ? Possible car impossible à clore de façon définitive. Un possible toujours à faire, une impossible affaire dont on n’a pas fini de faire le tour. Car la « réelle présence »[29] de l’art (libre) ne se confond pas avec le présent de la Culture (Libre), même s’il peut y prendre part. L’art libre serait alors le fil conducteur ténu mais persistant de ce qu’une Culture Libre promet, mais sans pouvoir le faire tenir durablement : une société ouverte à tous et à chacun et qui ne se referme pas mais poursuit tout simplement son mouvement gracieux d’ouverture.

Ainsi, pour celui qui contemple l’univers avec des yeux d’artiste, c’est la grâce qui se lit à travers la beauté et c’est la bonté qui transparaît sous la grâce. Toute chose manifeste, dans le mouvement que sa forme enregistre, la générosité infinie d’un principe qui se donne[30].

« De l’art libre et de la Culture Libre », Antoine Moreau
Texte de la conférence donnée le 03 mai 2009 lors de la Biennale de Montréal
Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le copier, le diffuser et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre

Notes

[1] Crédit photo : Philippe Jimenez (Licence Art Libre)

[2] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique éditions, Paris, 2008, p 66.

[3] Jacques Rancière, Idem, p 67.

[4] Lawrence Lessig Free Culture, how big media uses technology and the law to lock down culture and control creativity, Penguin USA, 2004, traduction française en téléchargement sur ReadWriteWeb.

[5] Les licences Creatives Commons, au nombre de 11 à l’origine, puis de 6 (sans compter les cas particuliers).

[6] Regroupés autour de la revue Allotopie (François Deck, Emmanuelle Gall, Antonio Gallego, Roberto Martinez).

[7] Par Mélanie Clément-Fontaine, David Geraud (juristes) et Isabelle Vodjdani, Antoine Moreau (artistes).

[8] GPL version 3. Traduction non officielle en français de la version 2.

[9] GNU Operating System, Licenses,

[10] Licence Art Libre.

[11] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Quadrige, Paris, 1988.

[12] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, La découverte, Paris, 1996, 2001, 2004, p.3.

[13] « Dogmatique est le discours occupant la place mythique de la vérité et, de ce fait, servant de fondement aux images identificatoires, pour la société en tant que telle et pour tout sujet ressortissant de cette représentation. » Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992, p. 68.

[14] « Représentation graphique en variation d’un signe ou caractère typographique. » Wictionary.

[15] Carl André, cité par Boris Groys, Politique de l’immortalité, quatre entretiens avec Thomas Knoefel, Maren Sell Éditeurs, Paris, 2002-2005, p. 77.

[16] Vladimir Jankélevitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien 1/ La manière et l’occasion, Seuil, Essais, 1980.

[17] Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard – 2 novembre 1870.

[18] Attribution-Share Alike 3.0 Unported.

[19] C. Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombres, code, Gallimard, 2007, p. 453, 454.

[20] Ne mettons pas de majuscule pour signifier qu’il n’a rien de grandiose.

[21] Cité par Christiane Carlut : « Adorno définissait l’œuvre d’art en tant que résistance à son assimilation au culturel », Copyright \ Copywrong, Éditions MeMo, 2003, p. 18.

[22] Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, Quadrige, 2006, p.193-195.

[23] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Plon, Agora, 1947 et 1988, p. 81 et p.130.

[24] Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Gallimard, Idées, 1973.

[25] Goethe, Xenien, cité par Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Gallimard, Folio, p. 332.

[26] Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Quadrige, Paris, 1988, p. 284.

[27] À notre connaissance, cette piste a été envisagée par Mélanie Clément-Fontaine dans son article « Faut-il consacrer un statut légal de l’œuvre libre ? » PI, n° 26, janvier 2008.

[28] « L’art n’apporte plus aux besoins spirituels cette satisfaction que des époques et des nations du passé y ont cherchée et n’ont trouvé qu’en lui (…). L’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu. Il a, de ce fait, perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentique. » Hegel, Cours d’esthétique, Tome 1, Aubier, Paris, 1995-1997, p. 17 & 18, cité par Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel, Ellipses, Paris 2000, p. 12.

[29] Référence au livre de Georges Steiner, Réelles présences, les arts du sens, Gallimard Folio, 1994.

[30] Bergson, La pensée et le mouvement, PUF, 2003, p. 280 cité Pierre Hadot, op. cit., Gallimard, Folio, p. 296.




Le journal La Croix consacre un dossier au logiciel libre

Intéressante évocation du logiciel libre dans le journal La Croix du jour. D’abord parce qu’on y parle de libre dans un grand quotidien, mais aussi par le contenu des articles (pluriels, et qui forment donc un véritable dossier).

Il y a tout d’abord l’article Les logiciels libres, histoire d’un succès qui introduit le dossier.

Depuis leur apparition il y a vingt-cinq ans, les logiciels libres n’ont cessé de se développer, convainquant un large public, professionnels comme amateurs, entreprises comme administrations, de l’efficacité de leur modèle de développement.

On y parle de vente liée, de Stallman et des méthodes de travail du libre. Une large place est faite au témoignage d’Alexandre Zapolsky (président de la FniLL et de Linagora), pour qui le libre sait s’adapter aux difficultés des temps actuels.

Reste que « le libre profite de la crise », selon Alexandre Zapolsky. Jusque-là, les grands organismes ne voulaient pas prendre de risques en abandonnant le « propriétaire » au motif que, selon Loïc Rivière, « la possibilité de l’accès au code peut tenter des personnes mal intentionnées ». « Mais cette frilosité s’estompe avec les restrictions budgétaires », reprend Alexandre Zapolsky. L’argument économique n’est cependant pas la seule cause de la progression du secteur : « Nos clients veulent leur indépendance à l’égard des grands éditeurs et fournisseurs », ajoute le président de la FniLL.

J’ai noté une double citation, de l’Afdel et de NKM, qui pourrait faire l’objet d’un petit débat.

Des solutions qui coûtent souvent beaucoup moins cher que celles qui font appel à des logiciels propriétaires. « C’est moins cher à court terme, mais à long terme, les services achetés à une société du libre peuvent coûter plus cher que l’acquisition d’un logiciel propriétaire », rétorque Loïc Rivière, délégué général de l’Association française des éditeurs de logiciels (Afdel), qui veille à ce que l’État reste neutre en face du choix de solutions entre « libre » et « propriétaire ».

(…) « Ce que beaucoup redoutent, ce n’est pas forcément le libre, mais c’est la migration vers un environnement différent, analyse Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État au développement de l’économie numérique. Pour les collectivités, l’État finance beaucoup de formations aux logiciels libres en direction des élus. Mais on ne peut pas les forcer à faire le choix entre libre et propriétaire. »

L’Angleterre semble avoir fait un choix différent. Il ne s’agit pas de forcer mais d’inciter fortement pour les raisons que l’on sait (par exemple en parcourant les cinq cents articles du Framablog !).

Un deuxième article s’intitule Peaufiner les logiciels est un modèle de science participative.

Il s’agit donc de comprendre un peu mieux comment fonctionne le logiciel libre et de faire plus ample connaissance avec tous ces gens qui gravitent autour non, sans un certain enthousiasme.

Parmi eux, il y a un administrateur de Rue89, l’incontournable April et… notre ami Pierre-Yves (alias Pyg quand il est rédacteur du Framablog). Ce dernier me fait savoir dans l’oreillette que retenir ce qui suit sur près d’une heure d’entretien téléphonique avec la journaliste, c’est un peu… frustrant ! (d’autant qu’il lui arrive d’être barbu et de manger des pizzas à 3 heures du mat’).

« Nous ne sommes pas des utopistes barbus qui mangent de la pizza à 3 heures du matin. » Pierre-Yves Gosset, délégué général de l’association Framasoft, s’élève contre les clichés qui frappent les développeurs de logiciels libres. « Les gens pensent toujours que c’est un sujet technique seulement maîtrisé par les informaticiens », déplore-t-il.

Lancé par des spécialistes en informatique, le mouvement du « libre » rassemble aujourd’hui des profils très divers, techniciens comme profanes. Framasoft structure un réseau de sites Internet et met à la disposition du public des ressources sur les logiciels libres.

Avec une volonté participative : ce sont les utilisateurs de logiciels eux-mêmes qui rédigent leur présentation, enrichissent l’annuaire, traduisent des textes pour les mettre à la portée de tous. « Nous encourageons les utilisateurs à s’entraider et à publier de l’information, c’est une sorte de “Wikipedia du libre” », précise Pierre-Yves Gosset.

(…) À distance, un échange se crée entre développeurs professionnels, traducteurs bénévoles, utilisateurs vigilants. Leur passion commune permet d’améliorer sans cesse les logiciels existants, ou d’en créer de nouveaux. « Le public est très varié, confirme Pierre-Yves Gosset. Il y a des médecins, des plombiers, des couturières. Chacun peut devenir producteur et créateur. »

Quand je pense qu’il ne m’a jamais présenté la couturière ! Bref passons…

Par contraste, « l’enfermement du savoir » est le principal reproche adressé aux logiciels propriétaires. « Le logiciel est l’expression technique d’une idée, affirme Pierre-Yves Gosset. C’est un enjeu éthique : est-ce que le marché peut s’approprier quelque chose qui relève du bien commun ? »

(…) Les acteurs du libre refusent néanmoins qu’on leur prête des intentions idéologiques. Bill Gates, le richissime fondateur de Microsoft, les surnomme « les communistes d’un nouveau genre ». Ils admettent en revanche défendre une vision « citoyenne ». Pierre-Yves Gosset résume les valeurs du « libre » par une devise bien connue : « Liberté, égalité, fraternité. »

Fallait bien la placer quelque part la devise 😉

Un troisième article se demande si Le logiciel libre paraît-il utopique ? dans une sorte de dialogue entre NKM et François Elie (cf la récente interview).

L’avis de NKM sur le sujet laisse à penser qu’elle a bien compris le logiciel libre et ses enjeux. De quoi être malgré tout un peu optimiste pour la période gouvernementale post-Hadopi ?

« Le logiciel libre est d’abord une philosophie, avant d’être un standard ou un modèle économique. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une religion, bien que l’on parle des commandements du logiciel libre !

(…) Le modèle de financement du libre est cependant plus fragile que celui du logiciel dit propriétaire. Les éditeurs de logiciels disposent de la rente annuelle de licences. Dans le libre, il faut sans cesse inventer et améliorer des produits pour pouvoir survivre. L’avantage du libre est son caractère innovant.

(…) Le libre est un peu l’anti-trust d’un secteur facilement monopolistique. Du coup, la philosophie du libre s’étend et un équilibre dynamique s’installe entre “libre” et “propriétaire” avec des mouvements de vague tantôt dans un sens tantôt dans l’autre. Je ne crois donc pas que cette évolution aboutisse à la disparition du propriétaire. »

C’est pourtant ce que prophétise peu ou prou François Elie dans son livre Économie du logiciel libre.

Il n’y a pas de fatalité à ce que ce logiciel soit propriétaire. Toute l’informatique est en train de basculer vers un autre modèle. Même Microsoft songe à basculer vers le libre. »

Il y a également un petit Lexique sur les logiciels libres expliquant le logiciel libre, l’open source, le logiciel propriétaire, et la licence GPL.

D’habitude lorsque le Framablog pointe un article de presse autour du logiciel libre, il y a toujours de « gentils pinailleurs » prêts à dégainer dans les commentaires pour en souligner les inexactitudes (sachant qu’il n’est pas toujours simple de vulgariser le logiciel libre, sachant aussi que ces précisions apportent de l’information aux lecteurs du blog).

En ira-t-il de même ici ? Vous le saurez en parcourant… les commentaires 😉




Interview de François Elie par Intelli’n TV

J’ai lu le livre Économie du logiciel libre de François Elie, pendant les vacances de Pâques et je l’ai trouvé très intéressant et… enrichissant !

J’ai prévu d’en faire un billet dédié sur ce blog, expliquant pourquoi ce livre est assurément à posséder dans sa bibliothèque (la vraie, pas la virtuelle), et pourquoi j’oscillais entre l’accord total avec ses dires et quelques réserves d’ordre « politique » qui tiennent principalement de la différence d’approche entre « l’open source » et le « free software».

Or mon emploi du temps est en train de craquer… et moi avec ! Dans ce contexte il me semble plus sage de commencer par relayer cette tout aussi intéressante interview en quatre parties, réalisée tout récemment par Interlli’n TV (licence Creative Commons By-Sa).

1. Définition du libre

La vidéo au format OGG à télécharger (73 Mo)

2. La communauté et son rôle

La vidéo au format OGG à télécharger (84 Mo)

3. Les bénévoles et les GULs

La vidéo au format OGG à télécharger (128 Mo)

4. Oracle/Sun et les risques que courent l’open source

La vidéo au format OGG à télécharger (60 Mo)

PS : Un dernier mot sur le livre, son blog.




Avec le temps, va, tout s’en va…

Salut l’ami Léo, toi le poète, l’insoumis, l’anarchiste… Regarde un peu ce que tes « ayant-droits » ont fait de toi. Je te préviens, c’est pas beau à voir et c’est difficile à entendre (dans tous les sens du terme). De quoi se retourner plusieurs fois dans sa tombe, surtout en présence de l’innocence des enfants.

Résumons calmement (si possible) la petite histoire[1].

La célèbre chanson Avec le temps de Léo Ferré figure cette année au programme musique de baccalauréat. Du coup la très officielle et vénérable institution scolaire SCÉRÉN-CNDP nous a proposé à la rentrée 2008 le service suivant ainsi présenté (rappelons pour la forme la signification des acronymes : SCÉRÉN pour Services, culture, éditions, ressources pour l’Éducation nationale, et CNDP pour Centre national de documentation pédagogique) :

Chansons au baccalauréat 2009-2010

Le SCÉRÉN-CNDP et le Hall de la chanson s’associent pour proposer un nouveau site de téléchargement légal des chansons inscrites au programme musique du baccalauréat 2009. Candidats, professeurs et parents trouveront ici, non seulement les chansons dans des interprétations de référence, mais aussi, progressivement, d’autres versions et d’autres mises en musique qui enrichiront la connaissance des œuvres.

En savoir plus : www.chansons-baccalaureat.fr

Pour ceux qui, comme moi, ne connaissaient pas Le Hall de la Chanson :

Le Hall de la Chanson, Centre National du Patrimoine de la Chanson, des Variétés et des Musiques actuelles, association de la loi 1901 établie à la Villette, est soutenu par le Ministère de la Culture et la SACEM.

Son objectif est de valoriser un patrimoine méconnu, oublié, parfois injustement négligé, et d’en raconter l’histoire.

Cela part donc d’un bon sentiment. Mais rendons-nous donc sur ce « site de téléchargement légal des chansons inscrites au programme musique du baccalauréat 2009 ».

Si l’on veut obtenir notre si belle chanson de Ferré, il nous en coûtera 0,99 euros.

Mais en fait il nous en coûtera beaucoup plus car le service est complètement verrouillé par le « choix Microsoft », en utilisant une technologie que l’on croyait définitivement enterrée : les DRM !

C’est écrit noir sur blanc sur la page de téléchargement : WMA DRM (protégé) – Compatible uniquement Microsoft Windows.

Chansons au Baccalauréat 2009-2010 - Copie d'écran

Il y a des Conditions Générales de Vente. Extrait :

Le service de vente de musique s’adresse aux internautes qui possèdent un ordinateur compatible PC équipé d’un processeur cadencé à 450MHz ou plus, de 64Mo de mémoire vive et de 640Mo d’espace disque disponible au minimum , d’un Système d’exploitation: Microsoft Windows 98SE ou plus récent et d’une carte son reconnue par Windows.

Il est optimisé pour Internet Explorer 6 ou ultérieur et nécessite Windows Media Player 9 (celui fourni avec Windows XP) ou ultérieur pour l’écoute, la gravure et le transfert vers les baladeurs numériques compatibles.

Et plus loin, conséquence directe des DRM, des fois qu’il vous viendrait l’idée de vouloir lire vos fichiers sous autre chose que Windows et son affreux Media Player :

Le Client s’engage également à ne pas essayer de contourner ou de modifier les logiciels nécessaires à l’utilisation du service.

Sans oublier, pour que le tableau soit complet, l’interdiction de liens (je rappelle que l’idée de départ c’est a priori de rendre service aux élèves qui passent le BAC) :

La société Starzik interdit à tout tiers de placer un lien hypertexte pointant sur une ou plusieurs pages du SITE sans son autorisation expresse et préalable.

Oups, c’est déjà fait ! (Starzik étant, à ce que j’ai compris, la société qui a mis en place le site)

Mais c’est l’Aide en ligne qui devient parfois totalement orwellienne. Morceaux choisis :

Attention ! pour que vos phonogrammes PROTEGES PAR DRM soient utilisables, il est indispensable que toutes ces opérations soient réalisées avec le Logiciel Windows Media Player de Microsoft version 10 ou 11 A JOUR (l’utilisation d’un autre lecteur tel que WinAmp, peut vous avoir fait consommer vos licences pour rien).

(…) Pour écouter le titre, démarrer l’application Lecteur Windows Media, dans le menu Fichier, sélectionnez "Ouvrir", et naviguez jusqu’au dossier où vous avez enregistré le fichier lors de son téléchargement. Ouvrez ce fichier et le lecteur Windows média player, après avoir récupéré la licence associée à ce titre (ou l’album dont il est issu si vous l’avez acquis entièrement) se mettra automatiquement à lire le morceau choisi.

(…) Lors de la première écoute d’un morceau acheté au détail, ou lors de l’écoute du premier titre tiré d’un album acheté en tant que tel, le Lecteur Windows Media à besoin d’acquérir une licence d’utilisation sur le site de Hall de la chanson – Sceren – CNDP. Vous devez donc être connecté ou établir une connexion à internet lors de cette première écoute. Une partie des informations de sécurité qui composent une licence sont stockées sur nos serveurs, voilà pourquoi il vous est nécessaire d’être connecté à Internet lors de la première écoute.

(…) La licence ainsi obtenue permettra l’écoute illimitée du phonogramme sur votre ordinateur, sa gravure (7 fois), et son transfert sur baladeur numérique compatible (5 fois). Cette license n’est utilisable que sur l’ordinateur sur lequel elle a été acquise. En cas de perte de celle-ci, une seconde et dernière license pourra vous être délivrée (une deuxième fois).

(…) A cette fin, vous devez posséder un baladeur numérique compatible avec le format WMA, et respectant le standard SDMI (système de protection des droits d’auteur DRM, qui permet à l’ensemble des artistes ayant contribué à la création des œuvres que vous avez téléchargées, d’être rétribués). Une liste de ces baladeurs est disponible sur le site de Microsoft à cette adresse. Attention, pour être pris en compte par le lecteur Windows Media Player, la plupart des baladeurs nécessitent l’installation préalable d’un ‘driver ou plugin’ sur la machine. Celui-ci est généralement fourni avec votre baladeur, veuillez donc vous référer à la notice d’utilisation jointe à celui-ci.

(…) Il peut arriver quelques fois que vous ne parveniez pas sur votre page de téléchargement. Les causes peuvent être multiples et n’entrent pas dans le propos de cette section.

Et le reste est à l’avenant. Je n’ai pas bien compris au juste ce qu’ils appelaient un « phonogramme ». Mais si il n’y avait que cela que je n’avais pas bien compris…

On notera qu’ils ne sont pas dénués d’humour, puisqu’après le véritable parcours du combattant de la gravure et du transfert sur baladeur, on a droit à lire respectivement ceci en guise de récompense : « Profitez maintenant de vos dernières acquisitions dans votre salon… » et « Profitez maintenant de vos dernières acquisitions en promenade… »

Et pour finir en beauté, les Inspecteurs s’en mêlent et s’emmêlent (lu sur le site de l’Académie de Poitiers) :

Remarque de l’inspection générale : ce modèle économique novateur a été difficile à mettre en place. Si sa réussite est avérée et le nombre de téléchargements significatifs, de nouvelles perspectives s’offriraient pour apporter de la ressource documentaire aux professeurs à tous les niveaux de l’enseignement.

Conclusion 1 (blasée) : Votons l’Hadopi et les moutons seront bien gardés !

Conclusion 2 (plus constructive) : Et si nous proposions un autre dispositif pour l’année prochaine ?

PS aux lycéens : Avec le temps sur Dailymotion.

Notes

[1] J’ai glané cette (mauvaise) nouvelle sur la liste de discussion des adhérents de l’April. D’ailleurs, il ne manque plus grand monde pour atteindre l’objectif fixé des cinq mille membres. Encore un petit effort 😉




Le mouvement du logiciel libre vu par Hervé Le Crosnier

Aussiegall - CC by« … mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code. »

Quand Hervé le Crosnier s’immisce sur le site de l’association Attac pour leur (et nous) parler du mouvement du logiciel libre, cela donne un article majeur qui vient parfaitement illustrer la citation mise en exergue sur ce blog, permettant de mesurer à l’instant t le chemin parcouru[1].

Extrait : « N’ayons pas peur de dire la même chose avec d’autres mots qui parleront peut-être plus clairement aux héritiers du mouvement social et ouvrier : le mouvement des logiciels libre a fait la révolution, créé de nouveaux espaces de liberté, assuré un basculement des pouvoirs et libéré plus largement autour de lui ce qui aurait pu devenir un ordre nouveau, balisé par les décisions de quelques entreprises. Comme toute révolution, elle est fragile, comporte des zones d’ombres, des « risques » de dérapages ou de récupération. Mais avant tout, comme les révolutions sociales, elle est un formidable espoir qui va ouvrir à la joie du monde non seulement les acteurs, mais tous les autres courants entraînés dans la dynamique… »

À lire, en évitant le « syndrome des textes longs à l’ère de la distraction permanente » (pour vous aider : version PDF de cet article), mais aussi et surtout à faire lire à votre entourage.

Leçons d’émancipation : l’exemple du mouvement des logiciels libres

URL d’origine du document

Hervé Le Crosnier – 24 avril 2009 – Attac
Licence Creative Commons By-Nc

Un mouvement ne parle que rarement de lui-même. Il agit, propose, théorise parfois sa propre pratique, mais ne se mêle qu’exceptionnellement de la descendance de son action dans les autres domaines, qu’ils soient analogues, tels ici les autres mouvement dans le cadre de la propriété immatérielle, ou qu’ils soient plus globalement anti-systémiques. Les incises sur le rôle politique du mouvement du logiciel libre dans la phase actuelle et sa puissance d’émancipation ne sont donc que mes propres interprétations… même si une large partie du mouvement en partage, si ce n’est l’expression, du moins le substrat. Mais d’autres, pourtant membres du même mouvement, et construisant eux aussi le bien commun du logiciel libre pourraient penser que leur motifs d’adhésion et leur objectifs restent largement différents, considérant l’élaboration de logiciels libres comme une autre approche de l’activité capitalistique et de marché, mais qui leur semble plus adaptée au travail immatériel. Approche « pragmatique » et approche « philosophique » ne sont pas incompatibles, c’est du moins la principale leçon politique que je pense tirer de ce mouvement et de son impact plus global sur toute la société. Car si un mouvement ne parle pas de lui-même, il « fait parler » et exprime autant qu’il ne s’exprime. Le mouvement des logiciels libres, et ses diverses tendances, est plus encore dans ce cas de figure, car son initiateur, Richard M. Stallman n’hésite pour sa part jamais à placer les fondements philosophiques au cœur de l’action du mouvement.

Introduction

Pour saisir la genèse du mouvement des logiciels libres, mais aussi son réel impact libérateur pour toute la société, il convient de revenir à la question même du logiciel. Le néophyte a souvent tendance à assimiler le logiciel aux outils de productivité, tels les traitements de texte ou les navigateurs. Mais il convient de comprendre que le logiciel intervient dès qu’une machine, un microprocesseur, sait « traiter l’information », i.e. transformer des signaux d’entrée (souris, clavier, réseau, mais aussi capteurs les plus divers) en signaux de sortie exploitables soit directement par les humains (écran, impression,…), soit utilisés en entrée par une autre machine de « traitement de l’information ».

Le logiciel est partout dans le monde informatique :

  • c’est l’outil essentiel d’accès aux connaissances et informations stockées dans les mémoires numériques
  • il est lui même une forme d’enregistrement de la connaissance et des modèles du monde produits par les informaticiens
  • enfin chaque logiciel est une brique nécessaire au fonctionnement des ordinateurs (système d’exploitation), des réseaux et de plus en plus de tous les appareils techniques qui incorporent une part de « traitement de l’information », depuis les machines-outils de l’industrie jusqu’aux outils communicants de « l’internet des objets ».

Le logiciel est donc tout à la fois un « produit » (un bien que l’on acquiert afin de lui faire tenir un rôle dans l’activité privée ou industrielle), un service (un système, certes automatisé, auquel un usager va faire remplir des tâches) et une méthode (une façon de représenter le monde et les actions possibles). Ce statut ubiquitaire du logiciel est essentiel pour comprendre certaines des revendications de liberté des acteurs du mouvement : il ne s’agit pas simplement d’un outil (un produit de type « machine-outil »), mais d’un système-monde dans lequel se glissent peu à peu la majeure partie des activités humaines, dans tous les domaines, de la production industrielle à la culture, de la communication à l’éducation,… André Gorz parle d’une « logiciarisation de toutes les activités humaines »[2].

La conception des logiciels s’en trouve affectée, ainsi que sa catégorisation qui lui dessine une place spécifique dans le cadre même du « marché ». Le logiciel est à la fois :

  • une œuvre de création : on peut réellement parler d’un « auteur » de logiciel, au moins collectif grâce au développement de techniques de partage de code et de maintenance (génie logiciel et programmation par objets). Chaque logiciel porte la trace des raisonnements de celui qui l’a programmé ;
  • un travail incrémental : un logiciel comporte des « bugs », qui ne peuvent être corrigés qu’au travers de l’expérience utilisateur, et un logiciel doit suivre l’évolution de son environnement informatique (les autres logiciels). Ceci implique la coopération comme base de la construction de logiciels fiables, évolutifs, et adaptables aux divers besoins ;
  • une production de connaissances (les « algorithmes ») qui pourraient devenir privatisées si les méthodes de raisonnement et les formes du calcul ne pouvaient être reprises par d’autres programmeurs (cette question est au coeur du refus par le mouvement des logiciels libres des brevets de logiciels et de méthodes).

Le développement de l’informatique, et l’extension du réseau et du numérique à tous les aspects de la production, de la consommation et des relations interpersonnelles (au niveau privé comme au niveau public) crée un véritable « écosystème », dans lequel :

  • chaque programme doit s’appuyer sur des couches « inférieures » (des applications déjà existantes jusqu’aux pilotes des machines électroniques dites « périphériques ») et rendre des informations à d’autres logiciels. La définition des « interfaces » entre programmes devient essentielle, et la normalisation de ces échanges une nécessité vitale.
  • les programmes peuvent lire ou écrire des données provenant d’autres programmes ou outils. C’est l’interopérabilité.

Que ces échanges soient « ouvert » ou « à discrétion d’un propriétaire » devient une question déterminante. Dans le premier cas, l’innovation s’appuie sur ce qui existe, et peut rester concurrentielle (nouveaux entrants, mais aussi nouvelles idées) ; dans le second, tout concours à la monopolisation (au sens de monopoles industriels, mais aussi de voie balisée limitant la créativité). D’autant qu’un « effet de réseau » (privilège au premier arrivé[3]) vient renforcer ce phénomène.

Tous ces points techniques forment un faisceau de contraintes et d’opportunités pour les industries du logiciel comme pour les programmeurs individuels :

  • la capacité à « rendre des services aux usagers » sans devoir maîtriser une chaîne complète. Ce qui entraîne la création d’un « marché du service » et la capacité de détournement social de tout système numérique : innovation ascendante, usage de masse, relations ambiguës entre les facilitateurs -producteurs de logiciels ouverts ou de services interopérables – et les usagers,… ;
  • la mise en place d’un espace d’investissement personnel pour les programmeurs (autoréalisation de soi, expression de la créativité, capacité à rendre des services associatifs et coopératifs). On rencontre ici un changement émancipateur plus général que Charles Leadbeater et l’institut Demos a nommé « the pro-am révolution »[4].

Le mouvement des logiciels libres

Les logiciels libres partent de cette intrication du logiciel, de la connaissance et du contenu : tout ce qui limite l’accès au code source des programmes va :

  • limiter la diffusion de la connaissance,
  • privatiser les contenus (avec les dangers que cela peut représenter pour les individus, mais aussi les structures publiques, des universités aux États)
  • brider la créativité

Le « code source » est la version lisible par un « homme de l’art » d’un logiciel. L’accès à ce code est un moyen de comprendre, d’apprendre, de modifier, de vérifier, de faire évoluer un logiciel. C’est de cette liberté là qu’il est question dans le mouvement des logiciels libres.

Il s’agit de construire la « liberté de coopérer » entre les programmeurs. Un logiciel libre respecte quatre libertés :

  • la liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0.)
  • la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, et de l’adapter à ses besoins (liberté 1) ; pour cela, l’accès au code source est nécessaire.
  • la liberté de redistribuer des copies, donc d’aider son voisin, (liberté 2).
  • la liberté d’améliorer le programme et de publier ses améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3) ; pour cela, l’accès au code source est nécessaire.

On notera que cet ensemble de « libertés » constitue une nouvelle « liberté de coopérer », et non un « droit » au sens où la responsabilité de la continuité de cette liberté reposerait sur des structures et des forces extérieures aux communautés concernées. C’est parce qu’ils ont besoin de coopérer pour libérer leur créativité (et aussi souvent pour gagner leur vie avec cette création de logiciel) que les développeurs ont installé, dans le champ de mines des entreprises du logiciel et de l’informatique, les espaces de liberté dont ils pouvaient avoir besoin. Le maintien de cet espace de liberté peut évidemment demander l’intervention de la « puissance publique » : procès, respect des contrats de licence, mais aussi financement de nouveaux logiciels libres ou amélioration/adaptation de logiciels libres existants, … Mais à tout moment, c’est la capacité à élargir et faire vivre les outils, méthodes, normes et réflexions par la communauté des développeurs du libre elle-même qui détermine l’espace de cette « liberté de coopérer ».

Une des conséquences, souvent marquante pour le grand public, au point d’occulter le reste, vient de la capacité de tout programmeur à reconstruire le programme fonctionnel (le logiciel « objet ») à partir du « code source »… Si le « code source » est accessible, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, il existera donc toujours une version « gratuite » du logiciel. Mais ce n’est qu’une conséquence : un logiciel libre peut être payant, c’est d’ailleurs souvent le cas : mais les copies seront à la discrétion de celui qui aura acheté un logiciel. S’il le souhaite, il peut redistribuer gratuitement. Le produit payant, s’il veut avoir une « raison d’être », y compris dans le modèle du marché, doit donc incorporer du service complémentaire. On passe d’un modèle « produit » à un modèle « service ».

La question économique pour la communauté des développeurs de logiciels libres, tourne alors autour du phénomène de « passager clandestin », celui qui va profiter des logiciels libres produits par d’autres, sans lui-même participer à l’évolution de l’écosystème. Pire, celui qui va privatiser la connaissance inscrite dans les logiciels libres. Par exemple, le système privé Mac OS X s’appuie sur l’Unix de Berkeley. Apple profite du choix des concepteurs de ce dernier, dans la pure tradition universitaire, de considérer leur logiciel comme une « connaissance » construite à l’Université et donc délivrée par elle pour tous les usages, sans règles et sans contraintes… une subtile question de gouvernance au sein du mouvement des logiciels libres, mais qui a des conséquences sociales d’ampleur… Dans la théorie des biens communs, la maintenance de la capacité des communautés à continuer d’accéder aux biens communs qu’elles ont produite est centrale.

Le « mouvement des logiciels libres » part de cette double contrainte :

  • favoriser la coopération autour du code informatique pour étendre l’écosystème
  • laisser fonctionner un « marché de l’informatique » (tout service mérite rétribution)

L’invention de la GPL (« General Public Licence »)[5] en 1989 par Richard Stallman et Eben Moglen va marquer un tournant :

  • auparavant le modèle « universitaire » produisait des biens de connaissance dont les usagers (étudiants, mais aussi industries) pouvaient disposer sans contraintes. Ceci permettait le développement de plusieurs produits construits sur les mêmes connaissances (vision positive), mais aussi la privatisation par les entreprises associées aux centres de recherche universitaires ou publics ;
  • écrite pour protéger une construction communautaire, celle du projet GNU (GNU’s Not Unix), la GPL produit une forme de gouvernance adaptée à un type de bien, à une série de règles et normes communautaires, et à un projet politique (représenté par la Free Software Foundation).

La GPL s’appuie sur le « droit d’auteur » pour compléter celui-ci par un « contrat privé » (une « licence ») qui autorise tout usage (donc offre les quatre libertés du logiciel libre), mais contraint celui qui s’appuie sur du code libre à rendre à la communauté les ajouts et corrections qu’il aura pu apporter. On parle d’une « licence virale » : tout logiciel qui utilise du logiciel libre doit lui aussi rester un logiciel libre.

Cette invention juridique est fondatrice, non seulement du mouvement des logiciels libres, et du maintien et extension de cet espace alternatif de liberté, mais aussi fondatrice pour d’autres mouvements qui vont exploiter la capacité des détenteurs de connaissance (ou les producteurs de culture) à décider volontairement de construire de nouveaux espaces de coopération et de liberté.

Un mouvement symbole

Le mouvement des logiciels libre représente une expérience sociale de grande ampleur, qui a profondément bouleversé le monde de l’informatique. Il suffit d’imaginer un monde dans lequel seul l’achat d’un logiciel permettait de tester des produits et services informatiques : dans ce monde il n’y aurait pas d’internet (les règles de l’organisme technique qui élabore les normes, l’IETF, imposent l’existence d’au moins un logiciel libre pour valider un protocole), pas d’échange de musique numérique, l’évolution des sites web serait soumise à la décision d’opportunité économique des géants oligopolistiques qui se seraient installés sur l’outil de communication, l’apprentissage des méthodes de développement informatique dans les universités seraient soumises à la « certification » de tel ou tel béhémot du logiciel ou des réseaux,…

N’ayons pas peur de dire la même chose avec d’autres mots qui parleront peut-être plus clairement aux héritiers du mouvement social et ouvrier : le mouvement des logiciels libre a fait la révolution, créé de nouveaux espaces de liberté, assuré un basculement des pouvoirs et libéré plus largement autour de lui ce qui aurait pu devenir un ordre nouveau, balisé par les décisions de quelques entreprises. Comme toute révolution, elle est fragile, comporte des zones d’ombres, des « risques » de dérapages ou de récupération. Mais avant tout, comme les révolutions sociales, elle est un formidable espoir qui va ouvrir à la joie du monde non seulement les acteurs, mais tous les autres courants entraînés dans la dynamique, comme nous le verrons plus loin.

Le mouvement des logiciels libres met en avant la notion de « biens communs » : créés par des communautés, protégés par ces communautés (licence GPL, activité de veille permanente pour éviter les intrusions logicielles[6]) et favorisant l’élargissement des communautés bénéficiaires. La gouvernance des biens communs, surtout quand ils sont dispersés à l’échelle du monde et de milliards d’usagers, est une question centrale pour la redéfinition de l’émancipation. Le mouvement des logiciels libres montre que cela est possible.

C’est un mouvement qui construit de « nouvelles alliances ». Les clivages face au logiciel libre ne recouvrent pas les clivages sociaux traditionnels. Par exemple, le souverainisme ne sait pas comment se situer face à des biens communs mondiaux : il n’y a plus de capacité à défendre des « industries nationales ». Seuls les services peuvent localiser l’énergie économique ouverte par de tels biens. Le mouvement des logiciels libres ne se définit pas en tant que tel « anti-capitaliste », car nombre d’entreprises, parmi les plus importantes et dominatrices (IBM en tête) ont compris que l’écosystème informatique ne pouvait fonctionner sans une innovation répartie, et donc des capacités d’accès et de création à partir des bases communes (le fonctionnement de l’internet et les normes d’interopérabilité). Il est plutôt « post-capitaliste », au sens où il s’inscrit dans le modèle général du « capitalisme cognitif »[7], qui est obligé de produire des externalités positives pour se développer.

Enfin, c’est un mouvement social qui s’est inscrit dès sa formation dans la sphère politique en produisant une utilisation juridique innovante (la GPL) comme moyen de constituer la communauté et protéger ses biens communs. Ce faisant, ce mouvement agit en « parasite » sur l’industrie qui le porte. On retrouve des éléments du socialisme du 19ème siècle : ne plus attendre pour organiser des « coopératives » et des « bourses du travail ». Une logique qui est aussi passée par l’expérience des mouvements dits alternatifs (« californiens ») : construire ici et maintenant le monde dans lequel nous avons envie de vivre.

Cette symbiose entre le mouvement, son radicalisme (c’est quand même un des rares mouvements sociaux qui a produit et gagné une révolution dans les trente dernières années) et les évolutions du capital montre qu’il existe une autre voie d’émancipation que « la prise du Palais d’Hiver », surtout dans un monde globalisé et multipolaire, dans lequel le « Quartier Général » n’existe plus[8].

Enfin, le mouvement des logiciels libres a construit une stratégie d’empowerment auprès de ses membres. La « communauté » protège ses membres. Il y a évidemment les règles juridiques de la GPL d’une part, mais pensons aussi à la capacité à « offrir » du code en coopération pour que chaque membre puisse s’appuyer sur un écosystème en élargissement permanent afin de trouver les outils dont il a besoin ou d’adapter les outils existants à ses besoins. C’est une des raisons de la force du mouvement : en rendant plus solides et confiants ses membres, il leur permet d’habiter la noosphère[9]. Cet empowerment doit beaucoup au mouvement féministe (même si paradoxalement il y a peu de femmes et qu’elles sont souvent traitées avec dédain parmi les activistes du logiciel libre). Comme dans l’empowerment du mouvement féministe, c’est la vie quotidienne et l’activité humaine créatrice qui est au coeur de la réflexion du mouvement social. La « concurrence » entre programmeurs libres se joue sur le terrain de « l’excellence » au sens des communautés scientifiques : il s’agit de donner du code « propre », de qualité, rendant les meilleurs services, autant que de permettre aux débutants de s’inscrire dans la logique globale, par leurs initiatives et activités particulières, sans la nécessité d’être un élément dans un « plan d’ensemble ». C’est un mouvement qui pratique l’auto-éducation de ses membres (nombreux tutoriels sur le web, ouverture des débats, usage des forums ouverts,…).

Enfin, même si de nombreuses structures associatives organisent et représentent le mouvement, la structuration de celui-ci comme mouvement social mondial est beaucoup plus floue. C’est au travers de l’usage des produits du mouvements que l’on devient « membre » du mouvement, et non au travers de la production d’un discours ou d’une activité de lobbyisme ou de conscientisation. On retrouve les formes d’adhésion « à la carte » des autres mouvements sociaux. On s’aperçoit aussi que les mouvements parlent toujours au delà des discours de leurs membres, individus ou organisations…

Extension : les nouveaux mouvements du numérique

Un autre élément essentiel pour comprendre l’importance et l’enjeu du mouvement des logiciels libre est de voir sa descendance dans d’autres mouvements liés à la sphère du numérique. Comme tout mouvement, les acteurs des logiciels libres ne sont pas tous conscients de l’étendu stratégique de leur actions. Nombre des membres se contentent des règles et normes « techniques » établies par le mouvement et se reconnaissent dans l’aspect pratique des résultats. Mais pourtant, les règles et les méthodes mise en place par le mouvement des logiciels libres se retrouvent dans d’autres sphères.

On parle d’une « société de la connaissance » ou « de l’information », ce qui est une expression ambiguë, qu’il conviendrait de mettre en perspective[10]. Mais pour résumée qu’elle soit, l’expression souligne que la propriété sur la connaissance, la capacité à mobiliser « l’intelligence collective » sont des questions organisatrices essentielles de l’économie du monde à venir. Et que ces questions renouvellent autant les formes de domination (par exemple la montée des grands « vecteurs »[11] sur l’internet, comme Google, Yahoo !, Orange, Adobe,… qui souvent s’appuient sur les logiciels libres) que les formes de l’émancipation, et la notion de contournement, de situation (au sens du situationisme) et de symbiose parasitique.

On voit donc apparaître de nouvelles lignes de faille dans les oppositions « de classe » liées au capitalisme mondialisé et technicisé. Et en conséquence de nouveaux regroupements des « résistants » ou des « innovateurs sociaux ». Plusieurs tentatives de théorisation de cette situation existent, depuis la théorie des Multitudes de Toni Negri et Michael Hardt[12], à celle de la Hacker Class de MacKenzie Wark[13], qui décrivent des facettes de ce monde nouveau qui émerge. Toutefois, ces interprétations ne savent pas encore répondre à deux questions centrales. D’abord celle dite traditionnellement des « alliances de classes », notamment la relation entre ces mouvements sociaux et les mouvement de libération issus de l’ère industrielle. Des « alliances » posées non en termes « tactiques » (unité de façade ou d’objectifs), mais bien en termes programmatiques (quelle société voulons-nous construire ? quelle utopie nous guide ? quelle articulation entre l’égalité – objectif social – et l’élitisme – au sens fort des communautés scientifiques ou des compagnons : être un « grand » dans son propre domaine de compétence – ?). Ensuite celle dite de la transition, particulièrement en ce qu’elle porte sur les relations entre les scènes alternatives et les scènes politiques. Le capitalisme, comme forme de sorcellerie[14], ne peut pas s’effondrer de lui-même sous le poids de ses contradictions internes. Le politique, avec toutes les transformations nécessaires des scènes où il se donne en spectacle (médias, élections, institutions,…), garde une place dans l’agencement global des divers dispositifs alternatifs – ou internalisés et récupérés – qui se mettent en place.

Ces questions peuvent avancer quand on regarde l’évolution du mouvement des logiciels libres, qui est né d’une innovation juridique (la GPL), et qui défend aujourd’hui son espace alternatif au travers de multiples actions contres les tentatives, souvent détournées et perverses, de mettre en place des enclosures sur le savoir et la culture. La place du mouvement des logiciels libres en France, avec notamment l’association April[15], au côté du mouvement spécialisé dit « La quadrature du net »[16], sur les dernières lois concernant la propriété immatérielle (lois dites DADVSI et HADOPI) en est un exemple. L’approche de la politique n’est plus « frontale », mais part de la défense des espaces de libertés, des « biens communs » créés, et leur reconnaissance comme forme essentielle de la vie collective. On retrouve les logiques du socialisme du XIXème siècle, des coopératives et de la Première Internationale.

Le mouvement des logiciels libres, s’il est le plus abouti et le plus puissant de ces nouveaux mouvements, n’est plus seul. C’est dans le domaine de la connaissance et de l’immatériel, dont la « propriété » que l’image de la GPL et des logiciels libres a connu une descendance abondante et pugnace. Les questions de la propriété sur la connaissance et de la construction, maintenance et gouvernance des biens communs créés par les communautés concernées sont deux éléments clés de ces nouveaux mouvements sociaux.

Quelques exemples :

  • le mouvement des créations ouvertes (Creative commons[17], Licence Art Libre,…) est construit autour de règles juridiques qui permettent aux auteurs d’autoriser des usages pour mieux faire circuler leurs idées, musiques, travaux divers. Ce mouvement emprunte directement à la « révolution douce » de la GPL pour son côté subversif, et à la fluidification du marché culturel comme conséquence de l’extension des communs de la culture. Une manière pragmatique de poser les problèmes qui évite l’enfermement dans des alternatives infernales[18].
  • le mouvement des malades qui veulent partager les connaissances avec leurs médecins. Avec une participation politique forte des malades de SIDA dans l’opposition aux ADPIC, qui s’est traduite par l’adoption des exceptions pour les médicaments dans les Accords de Doha[19]
  • le mouvement des chercheurs pour le libre-accès aux publications scientifiques et aux données scientifiques
  • le renouveau des mouvements paysans autour du refus de l’appropriation des semences par les trusts multinationaux (contre les OGM, pour le statut de bien communs des « semences fermières »[20] – un exemple symptomatique en est la réalisation d’un numéro de « Campagnes solidaires », journal de la Confédération Paysanne avec Richard Stallman)
  • le mouvement pour un nouveau mode de financement de la recherche pharmaceutique (notamment les propositions de James Love pour l’association KEI – Knowledge Ecology International[21]) et pour l’utilisation de nouveaux régimes de propriété afin de permettre le développement de médicaments adaptés aux « maladies négligées » (Médecins sans frontières, DNDi[22]…)
  • le mouvement mondial pour le libre-accès à la connaissance (a2k : access to knowledge) qui réunit des institutions (États, notamment pour l’Agenda du développement à l’OMPI, constitution du bloc des « like-minded countries »), des réseaux d’associations (IFLA, association internationale des bibliothécaires, Third World Network,…) ou des universitaires (il est intéressant de penser que ce mouvement a tenu sa première conférence mondiale à l’Université de Yale[23])
  • le mouvement OER (Open Educational Ressources[24]) qui réunit autant des grandes institutions (MIT, ParisTech) que des enseignants souhaitant partager leurs cours, avec le parrainage de l’UNESCO… et de HP !
  • le mouvement dit « société civile »[25] lors du SMSI (Sommet mondial sur la société de l’information, sous l’égide de l’ONU en 2003 et 2005) ou du Forum pour la Gouvernance de l’Internet, et tous les mouvement qui s’interrogent sur l’évolution des réseaux, combattent l’irénisme technologique autant que le refus passéiste des nouveaux modes de communication
  • les mouvements portant sur le « précariat intellectuel », depuis les intermittents du spectacle jusqu’à l’irruption d’une « hacker class » (MacKenzie Wark) pratiquant le piratage comme valeur de résistance
  • les mouvements de refus de la mainmise publicitaire sur l’espace mental collectif, qui organisent la dénonciation et le rejet de l’industrie de l’influence (Résistance à l’Agression publicitaire[26], AdBusters…)
  • le Forum Mondial Sciences & Démocratie[27], dont la première édition s’est tenue à Belèm en janvier 2009. Ce mouvement introduit la question des biens communs de la connaissance au coeur d’une nouvelle alliance entre les producteurs scientifiques et techniques et les mouvements sociaux.

Les formes de politisation au travers de l’empowerment des membres et des « usagers » de ces mouvements sont largement différentes de celles de la vague précédente des mouvements sociaux du vingtième siècle. La capacité de ces mouvements à s’inscrire directement dans la sphère politique est aussi une particularité. Il ne s’agit pas seulement de « faire pression » sur les décideurs politiques, mais d’imposer à la société politique la prise en compte de biens communs déjà établis et développés.

La problématique des biens communs n’a pas fini de produire une remise en mouvement de la conception d’une révolution émancipatrice, des rythmes de l’activité militante et de la relation entre les communautés de choix et les communautés de destin. Un élément moteur de la réflexion théorique en cours reste la dialectique entre l’empowerment individuel et coopératif/communautaire par la création et la maintenance de biens communs, et la défense des plus fragiles (financièrement, mais aussi juridiquement par des droits leur permettant une nouvelle gouvernance, l’accès à la connaissance ou de respect de leurs formes de connaissances, cf les mouvements « indigènes »[28]).

Car il faudra bien trouver des articulations théoriques, pratiques et politiques entre les diverses formes de résistance aux sociétés de contrôle, de militarisme, d’influence et de manipulation qui se mettent en place.

Pour cela, les pratiques, les réflexions et les succès sur le terrain du mouvement des logiciels libres sont à la fois un encouragement et une première pierre d’une réflexion par l’action. Ici et maintenant. En osant s’opposer aux nouveaux pouvoirs et aux franges les plus avancées des dominants.

Notes

[1] Crédit photo : Aussiegall (Creative Commons By)

[2] L’immatériel, André Gorz, Galilée, 2004

[3] Effet de réseau, Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_de_réseau

[4] The Pro-Am revolution, How enthusiasts are changing our economy and society, Charles Leadbeater, Paul Miller, Pamphlet, 24th November 2004 ISBN : 1841801364. http://www.demos.co.uk/publications/proameconomy

[5] http://www.gnu.org/licenses/licenses.fr.html

[6] C’est par exemple par ce type d’analyse des logiciels propriétaires que l’on a trouvé le « rootkit » (logiciel espion) installé par Sony à chaque fois qu’on lisait un CD de cette entreprise sur un ordinateur. Les logiciels libres, en permanence sous l’oeil des usagers et des membres de la communauté comportent beaucoup moins de failles et de risques d’infections par des virus ou autres « badware ».

[7] Le capitalisme cognitif : la nouvelle grande transformation, Yann Moulier-Boutang, Ed. Amsterdam, 2007

[8] Ces deux références renvoient à l’imagerie du mouvement communiste de libération (bien distinct du stalinisme de pouvoir). La prise du Palais d’Hiver de Saint Petersbourg signait le début de la révolution de 1917 et l’écroulement de la dictature tsariste ; le texte de Mao Zedong « Feu sur le Quartier général » était un appel à la révolte contre l’installation bureaucratique « par en haut », qui allait ouvrir la période dite de la « Révolution culturelle ». L’histoire a fini par avoir raison des mouvements de libération, ce qui n’enlève rien à leur force de contestation, mais montre que la vision d’un monde centralisé, avec des noeuds de pouvoir centraux à défaire, reste en deçà des formes exactes du pouvoir… et donc des besoins des révolutions émancipatrices.

[9] Homesteading the noosphere, Eric Raymond http://catb.org/ esr/writings/homesteading/homesteading/ Une traduction française est disponible dans le livre Libres enfants du numériques, Florent Latrive et Olivier Blondeau, Ed. De l’Eclat.

[10] Société de l’information/société de la connaissance, Sally Burch : In : Enjeux de Mots, sous la direction de Valérie Peugeot, Alain Ambrosi et Daniel Pimienta, C&F éditions, 2005. http://vecam.org/article516.html

[11] Tentative de définition du vectorialisme, In : Traitements et pratiques documentaires : vers un changement de paradigme ? Actes de la deuxième conférence Document numérique et Société, 2008 Sous la direction d’Evelyne Broudoux et Ghislaine Chartron. Ed. ADBS

[12] Multitude : Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Michael Hardt et Antonio Negri, La découverte, 2004

[13] Un Manifeste Hacker : "a Hacker Manifesto", McKenzie Wark, Ed. Criticalsecret, 2006 (traduction française)

[14] La sorcellerie capitaliste : Pratiques de désenvoûtement, Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Découverte, 2004

[15] http://april.org

[16] http://laquadrature.net

[17] http://fr.creativecommons.org

[18] Construire le libre-accès à la connaissance, Hervé Le Crosnier, In : Entre public et privé, les biens communs de l’information. Colloque, Université de Lyon 2, 20 octobre 2005 http://archives.univ-lyon2.fr/222/

[19] Sida : comment rattraper le temps perdu, Gernan Velasquez, In : Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l’information et à la propriété intellectuelle, C&F éditions, 2005. http://vecam.org/article1035.html

[20] Les paysans sont-ils les protecteurs des semences locales, Guy Kastler, à paraître (version en ligne : http://vecam.org/article1075.html)

[21] Prizes to stimulate innovation, James Love, KEI International http://www.keionline.org/content/view/4/1/

[22] Relancer la recherche et développement de médicaments contre les maladies négligées, Bernard Pecoul et Jean-François Alesandrini In : Pouvoir Savoir, op. Cité. http://vecam.org/article1033.html

[23] Accès à la connaissance : Access to Knowledge, Compte-rendu de la conférence Access to knowledge qui s’est tenue à l’Université de Yale du 21 au 23 avril 2006, par Hervé Le Crosnier http://herve.cfeditions.org/a2k_yale/

[24] Cape Town Open Education Declaration : Unlocking the promise of open educational ressources, http://www.capetowndeclaration.org/read-the-declaration

[25] Relieurs, Première phase du Sommet mondial de la société de l’information – SMSI 2002/2003, Note de synthèse Octobre 2004 par Valérie Peugeot http://vecam.org/article364.html

[26] http://www.antipub.org

[27] http://fm-sciences.org

[28] Forum social mondial : un appel pour « bien vivre » plutôt que vivre mieux, Christophe Aguiton http://www.cetri.be/spip.php?article1037




Sans les « pirates » l’offre de musique légale risque de prendre l’eau

Mikebaird - CC byAlors qu’en ce moment même est débattu pour la deuxième fois à l’Assemblée nationale le projet de loi Création & internet, que le gouvernement veut imposer en dépit des nombreuses voix qui s’élèvent contre dans le monde de l’Internet (Quadrature du Net, Free, pétition de SVM) chez les artistes (lettre ouverte de personnalités du cinéma, producteurs indépendants de musique) des et même dans les rangs de la majorité, il n’y a qu’à se pencher pour trouver des éléments invalidant les contre-vérités dont les pro-Hadopi nous rebattent les oreilles.[1]

On sait que ce projet de loi, sous prétexte de défendre la création et les artistes, vise à maintenir sous perfusion le monopole de majors et de producteurs dont le modèle commercial obsolète est condamné, et l’on peut aisément avancer que depuis le début, les adversaires du téléchargement dit "illégal" et le gouvernement qui va dans leur sens se trompent de débat.

Plusieurs études ont montré que depuis le début des années 2000, alors qu’explosait le téléchargement par réseaux P2P, les ventes de musique et de DVDs, la fréquentation des salles de concerts et de cinéma n’avait cessé de croître.

Le gouvernement hollandais l’a d’ailleurs bien compris, et déclaré légal le téléchargement gratuit d’œuvres sous copyright, après qu’un rapport avait montré que les échanges de musique et de films par peer-to-peer étaient bénéfiques à l’industrie du divertissement.


Par ailleurs, une étude norvégienne a démontré que les téléchargeurs sont aussi ceux qui achètent le plus de musique disponible au téléchargement payant.

C’est donc la traduction d’un billet détaillant cette étude que nous vous proposons ici pour prouver, s’il en était encore besoin, que le projet de loi Création & Internet, s’il est adopté, sera, en plus d’être coûteux, inepte, injuste et obsolète, complètement inutile.

Étude : Les pirates sont aussi les plus gros acheteurs de musique. Réponse des labels : Mais bien sûr !

Study: pirates biggest music buyers. Labels: yeah, right

Jacqui Cheng – 20 avril 2009 – Ars Technica
(Traduction Framalang : Tyah, Olivier, Don Rico)

D’après une récente étude norvégienne, ceux qui téléchargent de la musique "gratuitement" sur les réseaux P2P (peer-to-peer, ou poste à poste) sont plus enclins à acheter légalement leur musique que ceux qui ne s’écartent pas du droit chemin. Les labels de musique, cependant, ne veulent pas y croire.

Selon une étude de la BI Norwegian School of Management, ceux qui téléchargent des copies illégales de musique sur les réseaux P2P sont les plus gros consommateurs de musique légale. Les chercheurs ont examiné les habitudes de téléchargement de plus de 1 900 internautes âgés de plus de quinze ans, et concluent que les habitués du téléchargement illégal de musique sont significativement plus enclins à acheter de la musique que ceux qui n’utilisent pas les réseaux P2P.

Sans surprise, les conclusions de la BI établissent que les 15-20 ans sont plus enclins à payer pour télécharger de la musique numérique qu’à acheter des CDs, même si la plupart d’entre eux ont acquis un CD au cours des six derniers mois. Cependant, quand on arrive aux échanges par P2P, il semblerait que ceux battant pavillon noir sont aussi les clients les plus enthousiastes de sites comme iTtunes et Amazon MP3. BI affirme ainsi que ceux qui déclarent télécharger de la musique illégalement et "gratuitement" consomment dix fois plus en musique légale que ceux qui ne téléchargent jamais illégalement. La traduction automatique de Google de la déclaration d’Auden Molde de la Norwegian School of Management à l’Aftenposten dit ainsi : "Le plus surprenant reste la très importante proportion de téléchargement légal".

Le label EMI émet toutefois des doutes sur les statistiques de la BI. Bjørn Rogstad de EMI déclare à l’Aftenposten que les résultats laissent à penser que le téléchargement gratuit stimule le téléchargement payant, mais rien n’est moins sûr. "Si une chose est sûre, c’est que la consommation de musique augmente alors que les revenus diminuent. La seule explication est que le téléchargement illégal est plus important que le téléchargement légal", poursuit-il.

En rejetant ainsi les résultats de l’étude, Rogstad ne tient pas compte du fait que l’Internet a considérablement modifié la façon d’acheter de la musique. Les labels de musique ne vendent plus les albums complets par camions entiers comme c’était le cas avec les supports physiques, ils vendent aujourd’hui de gros volumes de chansons individuelles, de morceaux choisis. Le vieux format de l’album se meurt à cause de la vente de musique sur Internet, ce n’est un secret pour personne, et ça explique en grande partie la baisse générale du chiffre d’affaire de la musique.

Le rapport de la BI corrobore celui de la branche canadienne de la RIAA, la Canadian Record Industry Association, publié en 2006. À l’époque, l’organisme conclut que les utilisateurs des réseaux P2P achètent aussi plus de musique que l’industrie ne veut l’admettre, et que les réseaux P2P ne sont pas la cause principale de la baisse des ventes de musique. 73% des participants à l’étude de la CRIA déclaraient acheter la musique après l’avoir téléchargée illégalement, alors que si les non-"pirates" n’achetaient pas de musique, c’était simplement par paresse.

Notes

[1] Crédit photo : Mikebaird (Creative Commons By)




Le jour où la suite bureautique MS Office devint fréquentable ?

Kevin N. Murphy - CC byLe 28 avril prochain, Microsoft devrait mettre en ligne sa nouvelle mise à jour majeure de la suite Office 2007 (dans le vocable Microsoft, on parle de Service Pack, ici le numéro 2, donc SP2).

C’est un évènement beaucoup plus important qu’il n’y parait. En effet, parmi les nouveautés, la célèbre suite bureautique intégrera pour la première fois nativement le format ouvert Open Document Format.

Auparavant on pouvait en théorie lire et écrire en ODF sur la suite Office, mais il fallait télécharger un plugin et faire tout un tas de manipulations compliquées pour arriver au résultat souhaité (lire le rapport Becta pour avoir de plus amples informations).

En arriver là ne fut pas une mince affaire, il aura fallu mettre la pression sur Microsoft qui, avec son arrogance sa manière de faire habituelle, souhaitait plutôt nous imposer son propre format de fichier, le très controversé OOXML.

Toujours est-il qu’on tient enfin là un format de fichier bureautique, ouvert, standard, et en pratique réellement interopérable (en admettant bien entendu que la qualité technique soit bel et bien au rendez-vous). D’un coup d’un seul, la principale critique faite à la suite MS Office tombe, et l’on se retrouve avec un produit beaucoup plus fréquentable, pourvu que les utilisateurs de cette suite aient la bonne idée et lire, écrire et échanger par défaut avec le format ODF (ce qui, a mon humble avis, nécessitera tout de même un temps d’adaptation où il faudra être patient et pédagogue).

Pour « célébrer » l’événement, nous avons choisi de traduire un vieil article Jonathan Schwartz, PDG de Sun, qui témoigne de l’intérêt fondamental de posséder des formats ouverts, en bureautique comme ailleurs[1].

Mes photos de famille – et ODF

My Family Photos – and ODF

Jonathan Schwartz – 12 février 2007 – Blog
(Traduction : Poupoul2, Goofy et Olivier)

Il y a quelques années, alors que je me trouvais chez mes parents, j’ai passé un peu de temps à regarder de vieilles photos de famille tirées d’une boîte à chaussures. C’était sympa. J’y prenais beaucoup de plaisir… jusqu’à ce que je m’aperçoive que la plupart de ces photos étaient uniques. C’est à dire qu’il s’agissait d’exemplaires uniques. Uniques au monde. Et pour au moins l’un des membres de ma famille, il n’existait que deux ou trois photos prises au long de sa vie. Ouch !

Une boîte à chaussures, me dis-je. Un peu archaïque, non ? Et si jamais il y avait une inondation, ou pire encore, un feu ? Voici des photos que je veux partager avec ma famille et transmettre de génération en génération. Je veux que mes enfants en connaissent l’histoire, et mes petits-enfants, et les enfants de mes petits enfants.

Alors, j’ai fait ce que tout bon fils ferait : j’ai convaincu mes parents de me laisser leur subtiliser la boîte un certain temps, je suis rentré à la maison et j’ai numérisé les photos (j’ai aussi rendu la boîte à mes parents).

Les photos numérisées se trouvaient désormais sur mon disque dur. Dans mon portable. Dans ma cuisine (c’est là que vit mon portable).

Étant donné ce qui se passe tous les jours dans ma cuisine, elles s’y trouvaient sans doute moins en sécurité que dans leur boîte à chaussures. Et un point pour l’archaïsme. Un échec, un !

J’ai alors gravé quelques DVDs, les ai distribués autour de moi, et en ai donné quelques-uns aux autres membres de la famille. Cela va sans dire, la plupart des DVDs ont été perdus, ce n’est pas un hasard si les administrateurs système amateurs restent amateurs… Et deux échecs, deux !.

La bonne nouvelle, c’est qu’un jour, quelqu’un de brillant a dit que le réseau est l’ordinateur… Il y a quelque temps, j’ai décidé de les télécharger sur mon service de photos en ligne. Si vous allez vous résoudre à surveiller une boîte à chaussures, autant se tourner vers quelqu’un dont c’est le métier, qui surveille déjà plein d’autres boîtes à chaussure et qui pourrait bien être le meilleur au monde dans ce domaine.

Et puis je me suis demandé…

Comment puis-je garantir que le service sera au rendez-vous, ou que je serais capable de visualiser les images que j’y ai stockées… pas seulement dans un an, mais dans cinq ou cinquante ans ? Que se passera-t-il si les images survivent à la technologie ?

Le décor étant planté, voilà qui illustre bien la raison d’être de ce petit truc qu’on appelle Open Document Format.

Mettez vous dans la peau du législateur écrivant un texte de loi, ou dans celle d’un médecin rédigeant l’ordonnance de son patient, ou encore dans celle d’un étudiant travaillant sur une nouvelle de son cru. Et cinq ou cinquante ans plus tard vous prend l’envie de revoir vos documents. Sauf que le développeur de l’application qui a servi à créer ces documents, l’entreprise qui a créé le traitement de texte a, au choix, cessé son activité, ou décidé de vous demander $10000 pour vous fournir une version capable de lire de vieux formats de fichiers. L’information survit toujours à la technologie, ces scénarios en sont de bons exemples.

Que faites vous alors ?

Premier réflexe : vous râlez. Après tout, l’information que vous avez créée vous appartient à vous et pas à l’éditeur. C’est pareil pour vos photos de famille, vous imaginez qu’un fabricant d’appareil photo vous demande de passer à la caisse avant que vous ne puissiez voir vos propres photos ? C’est là tout le danger lié aux des applications n’utilisant pas des formats de fichiers ouverts. N’oubliez pas, l’information survit à la technologie.

C’est la raison pour laquelle, aux côtés de quelques-uns des plus grands groupes technologiques, ainsi que d’une foule de gouvernements et d’organismes du monde entier, nous avons créé quelque chose que l’on appelle Open Document Format (ou "ODF" de son petit nom). ODF décrit un format ouvert pour les informations contenues dans des documents, indépendant des applications utilisées pour créer les documents enregistrés en ODF.

En d’autres termes, si vous écrivez un texte de loi, un dossier médical ou une fiche réglementaire avec un traitement de texte supportant aujourd’hui l’ODF, et que vous avez besoin d’y accéder n’importe quand dans l’avenir, vous serez libre de le faire à vos conditions. ODF est un véritable format standard, mis en oeuvre par des éditeurs variés (d’IBM à Sun, en passant par Google, Red Hat et même Microsoft désormais), et adopté à une très large échelle sur toute la planète. Et c’est gratuit.

My family photos and ODF - Google docsLa pérennité de l’information et des formats de fichiers est plus qu’essentielle pour des institutions et des entreprises adoptant des politiques de rétention de documents allant bien au-delà de la vie utile du logiciel (ou des employés) qui a permis la création des documents. La disponibilité de l’information est ainsi garantie dans l’avenir. Il en va de même pour nos photographies dans nos boîtes à chaussures. En tant que CIO (NdT : Directeur informatique) à la maison, j’exige que les images me survivent.

Et juste au cas où vous auriez raté une étape, nous travaillons avec Google pour garantir l’interopérabilité entre les documents bureautique de Google et les documents OpenOffice, élevant l’ODF au rang de mécanisme d’échange. Tout document créé avec la suite bureautique de Google peut être aisément exporté vers (et bientôt importé de) OpenOffice (voir la copie d’écran). Combinés, les 2 produits permettent aux entreprises et aux particuliers de préserver, dans le monde entier et pour plusieurs générations, l’accès aux lois, aux contrats, aux dossiers médicaux, aux journaux ou aux plans stratégiques. Et c’est strictement pareil pour les présentations et les feuilles de calculs.

Enfin, pour ceux qui découvrent OpenOffice, il s’agit d’une suite bureautique libre, qui sera toujours gratuite, pour les entreprises comme pour les utilisateurs finaux. D’après nos estimations, nous en avons distribué des centaines de millions de copies autour du monde (cliquez ici pour le télécharger). Et maintenant que Microsoft a annoncé le support de l’ODF, les utilisateurs peuvent sereinement penser qu’OpenOffice peut être introduit dans toutes les chaumières et les bureaux, pas uniquement dans les pays en voie de développement, mais aussi dans les pays développés. Dans quelques semaines, vous aurez la possibilité de télécharger ici un plug-in ODF, qui permettra à Microsoft Word de lire et écrire de l’ODF par défaut. Une fois installé, vous le verrez apparaître dans les options de Word :

my family photos and ODF - MS Office

(Je mettrai un lien dès que le plug-in sera prêt)

À partir de maintenant, ODF devient votre format par défaut. Que vous soyez une compagnie pétrolière ou un étudiant, ODF vous permettra une interopérabilité sans heurts entre des environnements Open Source ou propriétaires, aussi longtemps que le standard (et pas la technologie ou le produit) existera.

Du point de vue des entreprises, de grandes institutions peuvent envisager une migration en douceur, les cadres pourraient conserver Microsoft Word, tandis que le reste du personnel peut passer à une alternative interopérable (par exemple : le traitement de texte de Google ou OpenOffice, ou même les deux). Accessibilité et interopérabilité sont de bonnes choses pour Internet, et nous avons bien l’intention de les utiliser pour les générations futures.

Notes

[1] Crédit photo : Kevin N. Murphy (Creative Commons By)




3 000 jours de retard pour Hadopi

Inocuo - CC byIl y a une semaine, Sylvain Zimmer, l’un des fondateurs de la plate-forme de musique « libre, légale et illimitée » Jamendo, faisait paraître un intéressant article témoignage dans la presse (en l’occurrence Le Monde), que nous avons choisi de reproduire ici avec son autorisation (oui, je sais, c’est sous licence Creative Commons, donc il n’y a pas besoin d’autorisation, mais rien n’empêche l’élégance et la courtoisie).

3 000 jours de retard, ça nous ramène directement à l’époque de l’apogée de Napster, où il n’était quand même pas si compliqué de comprendre que nous étions à l’aube de grands bouleversements[1] dans le monde musical…

3 000 jours de retard pour HADOPI

Sylvain Zimmer – 12 avril 2009 – Jamendo
Paru initialement dans le supplément TV du Monde
Licence Creative Commons By-Sa

Pour comprendre pour quel Internet a été pensée la loi Hadopi, il faut revenir seulement 3 000 jours en arrière. Un disque dur de 15 Go coûtait 100 euros. Les réseaux peer-to-peer n’étaient pas encore cryptés, on pouvait rêver de les contrôler un jour. Je n’avais que 16 ans à l’époque, mais je me souviens encore du peu de gens dans la rue qui portaient des écouteurs. Forcément, l’iPod n’existait pas. Wikipédia, Facebook et YouTube non plus. Trois des sept sites les plus fréquentés aujourd’hui, tous gratuits.

Que s’est-il passé entre-temps qui a manifestement échappé aux douze députés ayant voté pour la loi Hadopi ? L’innovation. Des géants sont nés dans les garages de quelques auto-entrepreneurs et ont révolutionné l’accès à la culture en la rendant gratuite pour tous. On peut les accuser d’avoir fait chuter les ventes de CD, mais déjà à 16 ans je savais que je n’en achèterai aucun de ma vie. Cela ne m’a pas empêché de dépenser plus de 8 000 euros, depuis, en places de concert. Le marché de la musique se transforme, mais globalement ne cesse de grossir. Nous passons d’une économie de stock où le mélomane était limité par son budget CD à une économie de flux où la valeur ne se situe plus dans la musique elle-même (car elle est numérique, donc illimitée, donc gratuite), mais dans ce qu’elle représente : la relation entre un artiste et ses fans.

En 2008, la meilleure vente de musique en ligne sur Amazon a été un album de Nine Inch Nails, un groupe qui distribue pourtant sa musique gratuitement et légalement par ailleurs. Qu’ont donc acheté ces gens ? Certainement pas la musique elle-même. Comme les millions d’autres qui l’ont écoutée gratuitement, ils sont devenus fans, l’ont « streamée », partagée sur Facebook ou ailleurs, l’ont recommandée à leurs amis qui, à leur tour, ont acheté places de concert, coffrets collectors et autres produits ou services dérivés.

Tous les jours, des milliers d’artistes comprennent ce qu’ils ont à gagner dans la diffusion gratuite. La fidélité accrue de leurs fans crée de la valeur. Soyons cyniques : peut-être que la loi Hadopi servira à accélérer cette transformation de l’économie culturelle, cette éducation des artistes au monde numérique. Quand arriveront les premières lettres recommandées, les premières coupures d’Internet, quel cadeau pour le gratuit et légal ! Quelle remise en question pour l’artiste constatant que ses fans, punis, n’ont plus accès à Wikipédia !

Plus concrètement, comme les lois LCEN et DADVSI qui l’ont précédée, on se souviendra (ou pas) d’Hadopi comme d’une loi inapplicable dès son premier jour, imaginée pour une économie et des technologies déjà dépassées. Un gaspillage de temps et d’argent que le gouvernement aurait certainement mieux fait de consacrer à des lois plus pertinentes en faveur de l’environnement ou des auto-entrepreneurs. Car ce sont eux qui aujourd’hui innovent et préparent ce que sera Internet dans 3 000 jours. Quand l’industrie musicale existera toujours, mais ne vendra plus de disques. Quand télécharger un film prendra moins d’une seconde. Quand 200 ans de musique tiendront dans la poche. Quand une nouvelle génération d’artistes n’aura ni e-mail ni ADSL, mais un compte Facebook et une connexion Internet sans fil permanente. C’est pour ce siècle-là, pas pour le précédent, que nous devons penser la culture.

Notes

[1] Crédit photo : Inocuo (Creative Commons By)