Nous disons Liberté – Ils entendent Gratuité

Drewski Mac - CC by-saNous le savons, l’adjectif anglais free est un mot qui signifie aussi bien libre que gratuit.

Tout dépend du contexte. Lorsque Stevie Wonder chante I’m free, il n’y a pas d’équivoque possible. Mais il faut encore parfois préciser à un Anglo-Saxon qu’un free software est un logiciel libre et non un logiciel gratuit. C’est d’ailleurs l’une des raisons de l’existence de l’expression alternative (mais controversée) open source.

Il en va de même pour la célèbre citation « Information wants to be free », que notre ami Cory Doctorow nous propose ici d’abandonner parce qu’elle arrange trop ceux qui feignent de croire que nous voulons la gratuité alors qu’il ne s’agit que de liberté. Une gratuité « qui détruit toute valeur » et qu’il faut combattre, quitte à restreindre les… libertés ! CQFD

N’est-ce pas la même stratégie et le même dialogue de sourds que nous avons retrouvés lors de notre bataille Hadopi ? Ce n’est pas l’information gratuite qui nous importe, c’est l’information libre. Mais ça c’est tellement étrange et subversif que cela demeure impossible à entendre de l’autre côté de la barrière[1]. À moins qu’ils n’aient que trop compris et qu’ils ne fassent que semblant de faire la source oreille…

Remarque des traducteurs : Le mot « free » apparaît dix-sept fois dans la version originale de l’article, que nous avons donc traduit tantôt par « gratuit » tantôt par « libre », en fonction de ce que nous pensions être le bon contexte.

Répéter que l’information veut être gratuite fait plus de mal que de bien

Saying information wants to be free does more harm than good

Cory Doctorow – 18 mai 2010 – Guardian.co.uk
(Traduction Framalang : Barbidule et Daria)

Arrêtons la surveillance et le contrôle parce que ce que veulent les gens c’est avant tout être réellement libres.

Pendant dix ans, j’ai fait partie d’un groupe que l’industrie du disque et du cinéma désigne comme « ceux qui veulent que l’information soit gratuite ». Et durant tout ce temps, jamais je n’ai entendu quelqu’un utiliser ce cliché éculé – à part des cadres de l’industrie du divertissement.

« L’information veut être gratuite » renvoie au fameux aphorisme de Stewart Brand, énoncé pour la première fois lors de la Conférence de Hackers de Marin County, Californie (forcément), en 1984 : « D’un côté, l’information veut être chère, parce qu’elle a énormément de valeur. La bonne information au bon moment peut changer votre vie. D’un autre côté, l’information veut être gratuite, car le coût pour la diffuser ne fait que diminuer. Ces deux approches ne cessent de s’affronter. »

Ce savoureux petit koan résume élégamment la contradiction majeure de l’ère de l’information. Il signifie fondamentalement que l’accroissement du rôle de l’information en tant que source et catalyseur de valeur s’accompagne, paradoxalement, d’un accroissement des coûts liés à la rétention d’information. Autrement dit, plus vous avez de TIC à votre disposition, plus elles génèrent de valeur, et plus l’information devient le centre de votre monde. Mais plus vous disposez de TIC (et d’expertise dans les TIC), et plus l’information peut se diffuser facilement et échapper à toute barrière propriétaire. Dans le genre vision prémonitoire anticipant 40 années d’affrontements en matière de régulation, de politique et de commerce, il est difficile de faire mieux.

Mais il est temps qu’elle meure.

Il est temps que « l’information veut être gratuite » meure car c’est devenu l’épouvantail qu’agitent systématiquement les grincheux autoritaires d’Hollywood à chaque fois qu’ils veulent justifier l’accroissement continu de la surveillance, du contrôle et de la censure dans nos réseaux et nos outils. Je les imagine bien disant « ces gens-là veulent des réseaux sans entraves uniquement parce qu’ils sont persuadés que « l’information veut être gratuite ». Ils prétendent se soucier de liberté, mais tout ce qui les intéresse, c’est la gratuité ».

C’est tout simplement faux. « L’information veut être gratuite » est aux mouvements pour les droits numériques ce que « Mort aux blancs » est aux mouvements pour l’égalité raciale : une caricature, qui transforme une position de principe nuancée en personnage de dessins animés. Affirmer que « l’information veut être gratuite » est le fondement idéologique du mouvement revient à soutenir que brûler des soutiens-gorges est la principale préoccupation des féministes (dans l’histoire du combat pour l’égalité des sexes, le nombre de sous-tifs brûlés par des féministes est si proche de zéro qu’on ne voit pas la différence).

Mais alors, si les défenseurs des libertés numériques ne veulent pas de « l’information gratuite », que veulent-ils ?

Ils veulent un accès ouvert aux données et aux contenus financés par des fonds publics, parce que cela contribue à améliorer la recherche, le savoir et la culture – et parce qu’ils ont déjà payé au travers des impôts et des droits de licence.

Ils veulent pouvoir citer des travaux antérieurs et y faire référence, parce que c’est un élément fondamental de tout discours critique.

Ils veulent avoir le droit de s’inspirer d’œuvres antérieures afin d’en créer de nouvelles, parce que c’est le fondement de la créativité, et que toutes les œuvres dont ils souhaitent s’inspirer ont elles-mêmes été le fruit de la compilation des œuvres qui les ont précédées.

Il veulent pouvoir utiliser le réseau et leurs ordinateurs sans être soumis à des logiciels de surveillance et d’espionnage installés au nom de la lutte contre le piratage, parce que la censure et la surveillance ont un effet corrosif sur la liberté de penser, la curiosité intellectuelle et le progrès vers une société ouverte et équitable.

Ils veulent des réseaux qui ne soient pas bridés par des entreprises cupides, dont l’objectif est de vendre l’accès à leurs clients aux majors du divertissement, parce que quand je paie pour une connexion au réseau, je veux recevoir les bits de mon choix, aussi vite que possible, même si ceux qui fournissent ces bits refusent de graisser la patte de mon fournisseur d’accès.

Ils veulent avoir le droit de concevoir et d’utiliser les outils qui permettent de partager l’information et de créer des communautés, parce que c’est le fondement de la collaboration et de l’action collective – même si un petit nombre d’utilisateurs se servent de ces outils pour obtenir de la musique pop sans payer.

« l’information veut être gratuite » est d’une concision élégante, et elle joue subtilement sur le double sens du mot anglais free , mais aujourd’hui elle fait plus de mal que de bien.

Il vaut mieux dire « Internet veut être libre » .

Ou plus simplement : « les gens veulent être libres » .

Notes

[1] Crédit photo : Drewski Mac (Creative Commons By-Sa)




De l’honnêteté intellectuelle et du HTML5 – Christopher Blizzard (Mozilla)

Christopher Blizzard est évangéliste chez Mozilla (pour rappel, évangéliste n’est pas un gros mot). Il a récemment publié un billet coup de gueule sur son blog dont ZDNet et PC Inpact se sont faits l’écho.

Extrait de l’article Un évangéliste de Mozilla critique l’emprise marketing d’Apple et Google sur HTML5 de ZDNet :

Apple et Google seraient allés trop loin. Pour Christopher Blizzard, évangéliste Open Source chez Mozilla, les deux sociétés ont chacune à leur manière tiré la couverture de HTML5 à elles au détriment des autres acteurs qui contribuent à son développement, comme Mozilla. Première cible : Apple. La firme a mis en ligne sur son site des démonstrations des capacités de HTML5, CSS3 et javascript… réservées aux utilisateurs de Safari. Selon notre évangéliste, Apple donne du coup l’impression aux internautes d’être le seul à supporter ces standards en ajoutant « tous les navigateurs ne les supportent pas ».

Extrait de l’article HTML5 : Un évangéliste de Mozilla s’en prend à Apple et Google de PC Inpact :

Le HTML5 est devenu synonyme pour beaucoup de futur du Web. Au point qu’il est également devenu un argument marketing important pour plusieurs sociétés, dont Google, Apple ou encore Microsoft. Christopher Blizzard, évangéliste chez Mozilla, fulmine dans un billet sur son blog à propos de toutes les déformations que l’on peut lire ici et là.

Vous trouverez ce fameux billet traduit ci-dessous dans son intégralité.

Remarque : Les copies d’écran ont été également francisées par nos soins et ne sont donc pas directement issues du site d’Apple.

De l’honnêteté intellectuelle et du HTML5

Intellectual honesty and html5

Christopher Blizzard – 4 juin 2010 – Blog personnel
(Traduction Framalang : Julien, Goofy, Joan et Don Rico)

Je vous préviens, le billet qui suit expose ce que tout le monde sait déjà dans le milieu des navigateurs, sans oser le dire tout haut. Il est grand temps que quelqu’un fasse tomber les masques. Il est dommage que la principale victime ici soit Apple, sachant que c’est Google qui est passé maître dans ce genre de stratégie, mais après tout, Apple s’est distingué de façon si outrancière et trompeuse qu’ils méritent une volée de bois vert. (Lors de sa conférence I/O, Google a réussi à faire passer son modèle d’applications natives et Chrome store pour du HTML5 – ils se sont surpassés. Mais j’en parlerai dans un autre billet, une prochaine fois.)

Commençons d’abord par la contradiction la plus flagrante. Voilà sur quoi on tombe :

HTML5 et les standards du Web

Comme c’est beau ! Ils sont le web, j’adore ça ! J’aurais pu l’écrire. J’aurais l’écrire.

Le titre gris foncé classique au-dessus du texte gris clair typique de chez Apple que tout le monde adore. Et le texte : les standards, les CSS, JavaScript, les web designers, les bisounours sous l’arc-en-ciel… Comment pourrait-on ne pas être d’accord ? Du point de vue marketing, c’est impeccable – message vague, sympathique, Apple aime le web, Apple vous aime.

Mais comment le prouvent-ils ?

Only Safari

Vous avez bien lu. Si vous ne naviguez pas avec Safari, allez vous faire foutre.

Au-delà des termes un peu vifs que j’emploie pour vous aider à comprendre de quoi il retourne, voici le message qu’il faut lire entre les lignes : si vous n’avez pas accès à Safari, vous ne devez pas avoir accès au HTML5. Attendez un peu… N’y a-t-il que Safari qui gère le HTML5 ?

Eh non, c’est le cas d’un tas d’autres navigateurs. Aujourd’hui, la majeure partie des internautes a accès à des standards comme le HTML5. D’ailleurs, puisque l’on parle d’HTML5, vous pourriez vous demander quel est le navigateur qui le prend le mieux en charge actuellement… Pas Safari. Ni Chrome. Un navigateur qui, se trouve-t-il, possède également une part de marché significative — j’ai nommé Firefox.

HTML5 et navigateurs

(Le meilleur site pour obtenir des informations utiles sur le sujet est un site que malheureusement peu de gens utilisent : caniuse.com — amoureusement maintenu par Alexis Deveria sur son temps libre.)

Bien sûr, le gros problème, c’est que HTML5 finit par vouloir dire un tas de choses, principalement grâce à Google. Au fond, ils ont enfourché ce cheval de bataille, l’ont fait avancer à la cravache, et se le sont approprié. (Ça et les performances – un message marketing simple et génial. J’apprécie, même si la malhonnêteté avec laquelle c’est réalisé me fait bouillir).

Et je suis convaincu que si Apple a pondu ce site, c’est parce qu’ils sont confrontés au même problème que nous. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner, c’est la question que nous a posée récemment un candidat lors d’un entretien d’embauche : « Hé, vous comptez supporter le HTML5 un jour ? »

Tu te fous de moi ou quoi ? Voilà la preuve que le marketing, ça marche. Le fossé entre la perception de la réalité et la réalité telle qu’elle est vraiment est énorme.

Je suis certain c’est pareil chez Apple. Ils doivent se dire en interne « Flûte, tout le monde pense qu’on ne supporte pas HTML5, il faut qu’on prouve le contraire ! On va créer des tests ! Des démos ! La vérité éclatera enfin au grand jour et on nous percevra de nouveau comme les fers de lance du projet Webkit, lui aussi plein de bisounours et d’arcs-en-ciel ! ».

Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec des sites de ce genre. Des sites qui passent complètement à côté de la vraie nature du web, de l’interopérabilité, des standards et du HTML5. Les démos qu’ils ont mis en ligne ne contiennent rien d’autre que des trucs bricolés par Apple, qui ne sont pas du HTML5, et qui entament à peine le processus de standardisation. Ça fait partie du CSS3 ? Plus ou moins, mais encore en plein développement et toujours en phase de feedback.

Soyons clairs. Si je suis sarcastique, c’est surtout pour attirer votre attention. Parce que c’est vraiment important. Et si vous ne deviez lire qu’un paragraphe, ce serait celui-ci :

La caractéristique la plus importante du HTML5, ce ne sont pas les nouveaux trucs comme la balise vidéo ou la balise canvas (que Safari comme Firefox ont intégrées depuis longtemps), c’est bel et bien de permettre une interopérabilité absolue. Même chez ces vieux raseurs de Microsoft, qui ont fait de leur mieux pour freiner le web pendant presque une décennie, on a compris ça : vous allez le voir en long et en large pendant leur campagne marketing pour IE9 (leur slogan est « balisage unique » – ouvrez l’œil, vous le verrez partout dans leur communication). C’est l’idée que des balises identiques, même si elles comportent des erreurs, auront un rendu en tout point semblable. HTML5 représente une bonne occasion pour les navigateurs Internet de travailler ensemble et de trouver un terrain d’entente.

Avant que l’on ne se méprenne sur mes propos, je précise que c’est une tout autre question que celle de l’innovation sur les navigateurs. Les standards font partie du processus, mais les standards suivent bien plus souvent qu’ils ne guident. Le HTML5 recèle un grand nombre de nouveautés qui ne proviennent pas d’IE, qui donne donc l’impression d’innover, mais chez Mozilla, on utilise la majeure partie du HTML5 comme on respire. Nous travaillons avec depuis des années. Aujourd’hui, ce qui nous intéresse le plus, c’est l’étape suivante.

Hélas, je crois qu’il est inévitable que les navigateurs s’affrontent sur le mieux-disant HTML5. Il est pourtant indispensable de s’interroger : quand quelqu’un commence à se vanter, quel est son véritable but ? Se trouve-t-on face à un test bidonné par le constructeur ? La démo d’une fonctionnalité qui va bien au-delà des standards existants ? (Elle a tout à fait sa place mais devrait être présentée pour ce qu’elle est !) Est-ce un test destiné à exhiber les bogues des autres navigateurs de façon articulée et constructive ? La personne qui conduit les tests sait-elle ce qu’elle fait, et tient-elle compte des commentaires constructifs ?

À l’évidence, Apple a pour objectif de crier sur les toits qu’ils adorent le web, mais leurs démos et le fait qu’on ne peut y accéder en utilisant un autre navigateur que le leur ne collent pas avec leur slogan. Il s’agit d’un manque flagrant d’honnêteté intellectuelle.

Puisque vous m’avez lu jusqu’ici, je vais vous faire une promesse. Je ne peux pas réparer les erreurs commises par le passé, mais je peux donner des idées pour bâtir un avenir meilleur. Moi qui suis en bonne partie à l’origine de la communication qui émane de Mozilla (même si ça risque de changer après ce billet !), voici à quoi je m’engage :

  • Je serai aussi honnête que possible pour expliquer ce que nous faisons, ce que cela implique pour les autres navigateurs et même pour le le nouvel enfant chéri du web, le HTML5.
  • Je ferai tout ce que je peux pour m’assurer que les démos que crée Mozilla fonctionnent sur autant de navigateurs que possible, même s’il faut leur proposer gentiment une solution de repli.
  • Les démos et les messages qui sont destinés à montrer des trucs qui ne sont conformes à aucun standard seront identifiés clairement comme tels.

Le HTML5 est un terrain miné, car tout le monde veut se l’attribuer, mais personne n’en est au même point sur sa prise en charge ni même sur sa définition. Je ne peux pas m’engager pour d’autres entreprises, mais je peux au moins annoncer comment moi je vais me comporter. Chez Mozilla, l’honnêteté intellectuelle n’est pas un vain mot, et c’est également le cas pour moi de façon personnelle. C’est pourquoi je pense que nous ne nous abaisserons jamais à de telles pratiques. Pour nous, le web et ses utilisateurs importent plus que n’importe quel standard ou navigateur particuliers. Et vous retrouverez cette philosophie dans mes billets et dans nos campagnes marketing.




Et l’homme créa la vie… mais déposa un brevet dans la foulée

Liber - CC by-saGrande première : des chercheurs américains sont récemment parvenus à créer une cellule bactérienne vivante dont le génome est synthétique.

Il n’en fallait pas plus pour que la presse vulgarise l’évènement en nous posant cette spectaculaire question : et si l’homme venait de créer la vie ?

C’est aller un peu vite en besogne nous précise le célèbre scientifique français Joël de Rosnay : « Craig Venter, l’auteur de la fameuse publication dans Science, n’a pas créé la vie, il a fait un copier coller du génome d’une bactérie qui existe dans la nature ». Mais il reconnaît cependant que « c’est la première fois qu’un être vivant n’a pas d’ancêtre, qu’il a pour père un ordinateur ».

Nous voici donc en présence d’un être vivant dont le père serait partiellement un ordinateur. Or qui manipule cet ordinateur ? Craig Venter et son équipe, et si l’homme est avant tout un biologiste c’est également un homme d’affaire, ce ne sont pas des fonds publics mais privés qui financent ses recherches. Ainsi Le Monde nous révèle que « Venter, qui aurait déjà investi 40 millions de dollars dans ce projet, a déposé un portefeuille de brevets pour protéger son concept de Mycoplasma laboratorium, hypothétique machine à tout faire des biotechnologies ».

Une vie qui n’est alors qu’information et données entrées dans un ordinateur mais dont l’exploitation et l’accès sont strictement contrôlés et réservés aux entreprises qui l’ont enfantée. Cela ressemble à de la mauvaise science-fiction. C’est pourtant peut-être le monde qui nous attend demain. Et l’Apocalypse arrivera plus tôt que prévu[1].

Sauf si… sauf si on insuffle là aussi un peu d’esprit « open source », nous dit cet article du The Economist traduit ci-dessous.

Avoir ou non la possibilité de « hacker la vie », telle sera l’une des questions fondamentales de ce siècle.

Et l’homme créa la vie…

And man made life

20 mai 2010 – The Economist Newspaper
(Traduction Framalang : Martin, Olivier et Don Rico)

La vie artificielle, porteuse de rêves et de cauchemars, est arrivée.

Créer la vie est la prérogative des dieux. Au plus profond de sa psyché, malgré les conclusions rationnelles de la physique et de la chimie, l’homme a le sentiment qu’il en est autrement pour la biologie, qu’elle est plus qu’une somme d’atomes en mouvement et en interaction les uns avec les autres, d’une façon ou d’une autre insufflée d’une étincelle divine, d’une essence vitale. Quel choc, alors, d’apprendre que de simples mortels ont réussi à créer la vie de façon artificielle.

Craig Venter et Hamilton Smith, les deux biologistes américains qui en 1995 ont démêlé pour la première fois la séquence d’ADN d’un organisme vivant (une bactérie), ont fabriqué une bactérie qui possède un génome artificiel – en créant une créature vivante sans ascendance (voir article). Les plus tatillons pourraient chipoter sur le fait que c’est seulement l’ADN d’un nouvel organisme qui a été conçu en laboratoire, les chercheurs ayant dû utiliser l’enveloppe d’un microbe existant pour que l’ADN fasse son travail. Néanmoins, le Rubicon a été franchi. Il est désormais possible de concevoir un monde où les bactéries (et à terme des animaux et des plantes) seront conçues sur ordinateur et que l’on développera sur commande.

Cette capacité devrait prouver combien l’Homme maîtrise la nature, de façon plus frappante encore que l’explosion de la première bombe atomique. La bombe, bien que justifiée dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, n’avait qu’une fonction de destruction. La biologie, elle, s’attache à « mettre en culture » et « faire croître ». La biologie synthétique, terme sous lequel on regroupe cette technologie et des tas d’autres moins spectaculaires, est très prometteuse. À court terme, elle devrait permettre d’obtenir de meilleurs médicaments, des récoltes moins gourmandes en eau (voir article), des carburants plus écologiques, et donner une nouvelle jeunesse à l’industrie chimique. À long terme, qui peut bien savoir quels miracles elle pourrait permettre d’accomplir ?

Dans cette perspective, la vie artificielle semble être une chose merveilleuse. Pourtant, nombreux sont ceux qui verront cette annonce d’un mauvais œil. Pour certains, ces manipulations relèveront plus de la falsification que de la création. Les scientifiques n’auraient-ils plus les pieds sur terre ? Leur folie conduira-t-elle à l’Apocalypse ? Quels monstres sortiront des éprouvettes des laboratoires ?

Ces questionnements ne sont pas infondés et méritent réflexion, même au sein de ce journal, qui de manière générale accueille les progrès scientifiques avec enthousiasme. La nouvelle science biologique a en effet le potentiel de faire autant de mal que de bien. « Prédateur » et « maladie » appartiennent autant au champ lexical du biologiste que « mettre en culture » et « faire croître ». Mais pour le meilleur et pour le pire, nous y voilà. Créer la vie n’est désormais plus le privilège des dieux.

Enfants d’un dieu mineur

Il est encore loin le temps où concevoir des formes de vie sur un ordinateur constituera un acte biologique banal, mais on y viendra. Au cours de la décennie qui a vu le développement du Projet Génome Humain, deux progrès qui lui sont liés ont rendu cet événement presque inévitable. Le premier est l’accélération phénoménale de la vitesse, et la chute du coût, du séquençage de l’ADN qui détient la clé du « logiciel » naturel de la vie. Ce qui par le passé prenait des années et coûtait des millions prend maintenant quelques jours et coûte dix fois moins. Les bases de données se remplissent de toutes sortes de génomes, du plus petit virus au plus grand des arbres.

Ces génomes sont la matière première de la biologie synthétique. Tout d’abord, ils permettront de comprendre les rouages de la biologie, et ce jusqu’au niveau atomique. Ces rouages pourront alors êtres simulés dans des logiciels afin que les biologistes soient en mesure de créer de nouvelles constellations de gènes, en supposant sans grand risque de se tromper qu’elles auront un comportement prévisible. Deuxièmement, les bases de données génomiques sont de grands entrepôts dans lesquels les biologistes synthétiques peuvent piocher à volonté.

Viendront ensuite les synthèses plus rapides et moins coûteuses de l’ADN. Ce domaine est en retard de quelques années sur l’analyse génomique, mais il prend la même direction. Il sera donc bientôt à la portée de presque tout le monde de fabriquer de l’ADN à la demande et de s’essayer à la biologie synthétique.

C’est positif, mais dans certaines limites. L’innovation se porte mieux quand elle est ouverte à tous. Plus les idées sont nombreuses, plus la probabilité est élevée que certaines porteront leurs fruits. Hélas, il est inévitable que certaines de ces idées seront motivées par une intention de nuire. Et le problème que posent les inventions biologiques nuisibles, c’est que contrairement aux armes ou aux explosifs par exemple, une fois libérées dans la nature, elles peuvent proliférer sans aide extérieure.

La biologie, un monde à part

Le club informatique Home Brew a été le tremplin de Steve Jobs et d’Apple, mais d’autres entreprises ont créé des milliers de virus informatiques. Que se passerait-il si un club similaire, actif dans le domaine de la biologie synthétique, libérait par mégarde une bactérie nocive ou un véritable virus ? Imaginez qu’un terroriste le fasse délibérément…

Le risque de créer quelque chose de néfaste par accident est sans doute faible. La plupart des bactéries optent pour la solution de facilité et s’installent dans de la matière organique déjà morte. Celle-ci ne se défend pas, les hôtes vivants, si. Créer délibérément un organisme nuisible, que le créateur soit un adolescent, un terroriste ou un État-voyou, c’est une autre histoire. Personne ne sait avec quelle facilité on pourrait doper un agent pathogène humain, ou en choisir un qui infecte un certain type d’animal et l’aider à passer d’une espèce à une autre. Nous ne tarderons toutefois pas à le découvrir.

Difficile de savoir comment répondre à une telle menace. Le réflexe de restreindre et de bannir a déjà prouvé son efficacité (tout en restant loin d’être parfait) pour les armes biologiques plus traditionnelles. Mais celles-ci étaient aux mains d’états. L’omniprésence des virus informatiques montre ce qu’il peut se produire lorsque la technologie touche le grand public.

Les observateurs de la biologie synthétique les plus sensés favorisent une approche différente : l’ouverture. C’est une manière d’éviter de restreindre le bon dans un effort tardif de contrer le mal. Le savoir ne se perd pas, aussi le meilleur moyen de se défendre est-il de disposer du plus d’alliés possible. Ainsi, lorsqu’un problème se présente, on peut rapidement obtenir une réponse. Si l’on peut créer des agents pathogènes sur ordinateur, il en va de même pour les vaccins. Et à l’instar des logiciels open source qui permettent aux « gentils sorciers » de l’informatique de lutter contre les « sorciers maléfiques » (NdT : white hats vs black hats), la biologie open source encouragerait les généticiens œuvrant pour le bien.

La réglementation et, surtout, une grande vigilance seront toujours nécessaires. La veille médicale est déjà complexe lorsque les maladies sont d’origine naturelle. Dans le cas le la biologie synthétique, la surveillance doit être redoublée et coordonnée. Alors, que le problème soit naturel ou artificiel, on pourra le résoudre grâce à toute la puissance de la biologie synthétique. Il faut encourager le bon à se montrer plus malin que le mauvais et, avec un peu de chance, on évitera l’Apocalypse.

Notes

[1] Crédit photo : Liber (Creative Commons By-Sa)




Refaire le monde, une rue après l’autre, avec OpenStreetMap

Pelican - CC by-saSavez-vous pourquoi j’aime les animaux du zoo de Berlin ? Parce qu’ils témoignent du fait qu’on peut faire mieux que Google !

Comparons la carte du zoo selon Google et selon OpenStreetMap. Cela saute aux yeux non ? Le zoo de Berlin made by Google reste désespérément vide (et ses voitures espionnes ne peuvent y pénétrer) tandis qu’il fait bon flâner dans les allées du zoo d’OpenStreetMap[1].

Bon, évidemment, il faut savoir que Murmeltiere signifie Marmotte en allemand, mais pour Pinguine, nul besoin d’explication de texte 😉

« S’il te plaît, dessine-moi un monde libre ! » Tel est, au sens propre, le projet un peu fou d’OpenStreetMap auquel nous avons déjà consacré plusieurs billets. Jetez un œil sur cette extraordinaire animation illustrant une année d’édition planétaire dans OpenStreetMap et vous partagerez peut-être ma fascination pour le travail réalisé par toutes ces petites fourmis, c’est-à-dire toi, plus moi, plus eux, plus tous ceux qui le veulent !

Remarque : Vous trouverez sous la traduction, en guise de bonus, un extrait vidéo de notre chroniqueuse télé préférée Emmanuelle Talon évoquant l’aide qu’a pu fournir OpenStreetMap aux secours portés à Haïti juste après le triste séisme.

OpenStreetMap : Refaire le monde, une rue après l’autre

OpenStreetMap: Crowd-sourcing the world, a street at a time

Nate Anderson – 1 juin 2010 – ArsTechnica.com
(Traduction : Joan et Goofy)

Wikipédia et son modèle « crowdsourcing » (NdT : la production de contenu assurée par des milliers d’internautes amateurs plutôt que par quelques professionnels) ont rendu possible un bien commun formidable, mais tout le monde sait qu’il faut se tenir sur ses gardes : s’il s’agit de quelque chose d’important, ne faites pas confiance à l’encyclopédie en ligne sans vérifier l’information par ailleurs. Un tel modèle « crowdsourcing » aurait-il du succès pour la construction d’une carte détaillée des rues du monde ?

Il y a quelques années, cette même question a conduit à la création d’OpenStreetMap.org, une carte de la planète que tout le monde peut modifier, conçue comme un wiki. Plusieurs amis britanniques en ont eu en effet assez de la politique protectionniste en matière d’échanges de données (Ordnance Survey, l’équivalent britannique de l’IGN, a mis au point des cartes extrêmement détaillées de la Grande-Bretagne à l’aide de fonds publics, mais l’utilisation de ces données à des fins personnelles requiert l’acquisition d’une licence). Ils décidèrent donc de remédier au problème.

La question évidente était « pourquoi réinventer la roue ? ». Des cartographies excellentes de Google, Microsoft et d’autres avaient déjà une avance significative et était la plupart du temps utilisables gratuitement. Mais les services de localisation étaient en plein boom et étaient tous basés sur des données cartographiques. Le fait qu’il n’existe aucune carte du monde de qualité, gratuite et libre restait un problème.

On peut lire dans la foire aux questions d’OpenStreetMap que « La plupart des bidouilleurs connaissent la différence entre gratuit et libre. Google Maps est gratuit mais pas libre. Si les besoins en cartographie de votre projet peuvent être satisfaits en utilisant l’API Google Maps, alors tant mieux. Mais cela n’est pas le cas de tous les projets. Nous avons besoin de données cartographiques libres pour permettre aux développeurs, aux acteurs sociaux et autres de mener à terme leurs projets sans être limités par l’API Google Maps ou par ses conditions d’utilisation. ».

Une carte du monde détaillée à la rue près peut sembler un projet démesurément ambitieux, mais OpenStreetMap a vu sa côte de popularité exploser. Alors qu’à son lancement le projet ne mobilisait qu’une poignée d’amis, c’est plus de 250 000 personnes qui contribuent dorénavant à la cartographie. En peu de temps, la carte a atteint un niveau de précision incroyable, en particulier en Europe où le projet a été lancé.

Regardons l’Allemagne par exemple, où la cartographie libre est devenue un véritable phénomène de société. Le zoo de Berlin (Zoologischer Garten Berlin) est bien entendu renseigné dans Google Maps, mais il n’a que peu de détails (alors même que, contrairement à OpenStreetMap, il dispose de cartes satellitaires). Des habitants motivés de la région ont utilisé les outils d’OpenStreetMap pour faire mieux que Google et cartographier tous les animaux du zoo. Si vous voulez repérer votre itinéraire jusqu’à la tanière du « Großer Panda », c’est possible. Même les toilettes sont utilement indiquées.

Le zoo de Berlin selon OpenStreetMap :

OpenStreetMap - ArsTechnica - Berlin Zoo

La version de Google Maps :

OpenStreetMap - ArsTechnica - Berlin Zoo Google

Une plateforme !

À mesure que le succès de la carte allait grandissant, il devenait clair qu’il manquait quelque chose pour que les développeurs puissent vraiment s’exprimer. Les données cartographiques en tant que telles avaient beaucoup de valeur, mais cette valeur ne pouvait-elle pas être décuplée en créant une plateforme complète de cartographie ? Une plateforme qui pourrait supporter la charge d’applications commerciales, proposer des services de routage côté serveur, faire du geocoding ou du geocoding inversé (NdT : retrouver latitude et longitude à partir de nom de rues), et concevoir des outils pour manipuler les données et créer les applications qui les utilisent…

C’est ainsi que CloudMade a vu le jour. Après un an de développement (l’essentiel du travail ayant été fait par des programmeurs ukrainiens), la plateforme de cartographie fournie par CloudMade est maintenant utilisée par 10 500 développeurs. Chaque semaine, la plateforme récupère les dernières données d’OpenStreetMap, ce qui fait émerger quelque chose d’inédit : la possibilité pour les utilisateurs frustrés de corriger les erreurs agaçantes sur les cartes locales, et de voir leurs modifications diffusées dans les applications en l’espace d’une semaine.

Les correctifs sont effectués « par des gens qui connaissent leur environnement » indique Christian Petersen, vice-président de CloudMade. Alors que l’on pourrait penser que le gros du travail est réalisé dans des zones comme les États-Unis ou l’Europe, Petersen précise que « 67% de la cartographie est réalisée en-dehors de ces deux régions. ».

CloudMade espère subsister financèrement en fournissant un accès gratuit aux services qui utilisent sa plateforme : en échange ils lui verseront une partie de leurs recettes publicitaires. (les développeurs peuvent également payer par avance s’ils le souhaitent).

Lorsque ce fut possible, une cartographie de base a été importée de banques de données libres comme TIGER, du bureau de recensement américain. Mais dans de nombreux lieux, la plus grande partie de la carte a été fabriquée à la main, en partant d’une feuille blanche. Les résultats sont impressionnants. Un coup d’œil à la carte révèle de nombreux détails sur des endroits comme Mumbai et La Paz, bien que les lieux très reculés comme les îles de Georgie du Sud près de l’Antarctique n’aient pas encore de données.

Des obstacles inattendus sont apparus en cours de route. En Chine par exemple, l’état place de sévères restrictions sur la cartographie privée. « Faire des affaire en Chine reste un défi » rapporte Petersen.

Et il y a parfois des modifications problématiques sur des cartes sensibles comme celle de l’île de Chypre qui connait une partition de son territoire.

Mais Petersen est convaincu que l’approche « par le peuple » de la cartographie fonctionne bien. Mieux que les alternatives commerciales en fait. « La passion est la plus forte », les entreprises commerciales de cartographie pratiquent la collecte d’informations sur un endroit donné une fois par an environ, et mettent à jour leurs cartes encore moins souvent. Lorsque les utilisateurs locaux s’impliquent, les modifications sont faites rapidement.

Nettoyez votre quartier

La précision des données a été mise à l’épreuve la semaine dernière lorsque l’entreprise Skobbler a dévoilé un outil de guidage GPS « turn-by-turn » pour iPhone, basé sur la plateforme CloudMade. Vu le prix des logiciels de navigation GPS concurrents, cela semble révolutionnaire.

Les gens sont-ils prêts à corriger leurs propres cartes ?

OpenStreetMap - ArsTechnica - SkobblerMalheureusement, le logiciel ne fonctionne pas très bien. Les « plantages » du logiciels ont été courants durant nos tests, les temps de réponse sont importants, et l’interface n’est pas intuitive. Les utilisateurs lui ont donné une note de 2 sur 5. Même le communiqué de presse officiel contenait un passage qui en disait long : « Bien que nous soyons conscients de ne pas être encore tout à fait prêts pour concurrencer les solutions commerciales, nous y arriverons bientôt. » a déclaré Marcus Thielking, co-fondateur de Skobbler.

De tels soucis peuvent être corrigés. Mais il y a un problème plus sérieux : les clients vont-ils faire confiance à un logiciel qui les encourage à cliquer sur une coccinelle pour rapporter les problèmes de cartographie ? (le clic positionne une alerte dans OpenStreetMap qui permettra aux utilisateurs locaux d’identifier et corriger les erreurs.)

Les utilisateurs pourraient rechigner à contribuer à la conception d’une carte censée leur servir de référence. Mais on disait la même chose de Wikipédia. Il est acquis que la carte est en constante amélioration, CloudMade indique que 7 017 modifications sont enregistrées par heure.

Le processus est très addictif. Un rapide coup d’œil dans mon quartier m’a révélé une petite erreur – sur la carte, une route se poursuivait par erreur dans un chemin privé à environ un pâté de maisons de chez moi. J’ai créé un compte sur OpenStreetMap, zoomé sur la zone problématique, et cliqué sur « Modifier ». Une fenêtre d’édition en flash est apparue, superposant la carte OpenStreetMap à une image par satellite issue de Yahoo. Le problème a été résolu en quelques glisser-déposer et clics, et le tour était joué – j’avais apporté ma pierre à l’édifice. (OpenStreetMap offre de nombreux outils de modification, et CloudMap en propose d’autres souvent plus élaborées. Tous impactent les mêmes données sous-jacentes.).

Ajout d’une déviation sur le Pont de Brooklyn :

OpenStreetMap - ArsTechnica - Brooklyn Bridge

Vingt minutes plus tard, après avoir précisé les contours de l’étang d’un parc du voisinage, ajouté la caserne de pompiers et corrigé une rue qui traversait quelques maisons, j’ai malheureusement dû passer à autre chose. Le niveau de détail de la carte est déjà très impressionnant et la modifier était une expérience agréable. Disposer d’une telle ressource libre et gratuite sur Internet est une très bonne chose. Et si CloudMade pouvait s’associer à d’excellents développeurs et produire du code de haute qualité, cela pourrait également devenir quelque chose extrêmement utile.

Bonus Track

Chronique d’Emmanuelle Talon – La Matinale de Canal+ – 18 janvier 2010

« Qu’est-ce que c’est OpenStreetMap ? C’est en quelque sorte le Wikipédia de la cartographie. »

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] Crédit photo : Pelican (Creative Commons By)




La fin du Web ouvert – Apple ou la banlieue riche du Web

Dirk Hartung - CC byQuelques rares voix discordantes ont réussi tant bien que mal à émerger du concert de louanges médiatiques qui a accompagné la sortie toute récente de l’iPad en France.

Pourquoi je n’achèterai pas un iPad nous a ainsi expliqué Cory Doctorow. L’iPad, c’est de la merde ! surenchérissait Tristan Nitot dont la formule lapidaire est d’autant plus marquante que le garçon est d’ordinaire calme et courtois (il s’en justifie plus longuement sur Mac4Ever).

Et puis il y a eu également ce brillant exposé d’Affordance.info, dont le titre La boutique contre le bazar en rappelle un autre. Ce billet s’appuyant tout du long sur un article du New York Times qui anticipe rien moins que la mort du Web tel que nous le connaissons, nous avons eu envie d’en savoir plus en le traduisant ci-dessous[1].

La mort du Web ouvert

The Death of the Open Web

Virginia Heffernan – 17 mai 2010 – The New York Times
(Traduction Framalang : Barbidule et Goofy)

Le Web est une gigantesque et foisonnante zone commerciale. Son organisation est anarchique, ses espaces publics sont assaillis par la foule et les indices de friche industrielle se multiplient avec ses liens morts et ses projets à l’abandon. Les spams et les logiciels malveillants ont rendu insalubres et invivables des secteurs entiers. Les petits dealers et ceux qui vous harcèlent traînent dans les allées. Une population de racaille excitée et polyglotte semble régner sur les principaux sites.

Les gens qui ne trouvent pas le Web à leur goût – trop affreusement barbare – sont pourtant bien obligés d’y vivre : c’est là qu’on peut chercher du travail, des ressources, des services, une vie sociale, un avenir. Mais maintenant, avec l’achat d’un iPhone ou d’un iPad, il existe une solution, une banlieue résidentielle bien tenue qui vous permet de goûter aux possibilités offertes par le Web sans avoir à vous frotter à la populace. Cette banlieue chic est délimitée par les applications de l’étincelant App Store : de jolies demeures proprettes, à bonne distance du centre Web, sur les hauteurs immaculées de la Résidence Apple. À travers l’exode vers des applications coûteuses et d’accès réservé de ceux qui protestent contre le Web « ouvert », nous sommes témoins de la décentralisation urbaine vers des banlieues résidentielles, un équivalent en ligne de la fuite des Blancs (NdT : White flight : désigne l’exode des populations blanches – souvent les plus aisées aux Etats-Unis – de plus en plus loin du centre-ville, à mesure que s’y installent les classes inférieures, souvent composées de minorités).

Il existe une similitude frappante entre ce qui s’est passé pour des villes comme Chicago, Detroit et New York au 20ème siècle et ce qui se produit aujourd’hui pour l’Internet depuis l’introduction de l’App Store. Comme les grandes métropoles américaines modernes, le Web a été fondé à parts égales par des opportunistes et des idéalistes. Au fil du temps, tout le monde s’est fait un nid sur le Web : les étudiants, les nerds, les sales types, les hors-la-loi, les rebelles, nos mamans, les fans, les grenouilles de bénitier, les amis des bons jours, les entrepreneurs à la petite semaine, les starlettes, les retraités, les présidents et les entreprises prédatrices. Un consensus se dégage pour affirmer que le Web est entré dans une spirale dangereuse et qu’il faudrait y remédier, Mais assez bizarrement il existait peu de quartiers réservés en ligne – comme celui que Facebook prétend incarner (mais sans vraiment le faire).

Mais une sorte de ségrégation virtuelle est désormais à l’œuvre. Webtropolis est en train de se stratifier. Même si, comme la plupart des gens, vous surfez encore sur le Web à partir d’un poste de travail ou d’un portable, vous avez sans doute remarqué les pages à péage, les clubs réservés aux membres, les programmes d’abonnement, les paramètres pour les données privées, et tous ces systèmes qui créent différents niveaux d’accès. Ces espaces nous donnent l’impression d’être « à l’abri » – pas seulement à l’abri des virus, de l’instabilité, des sons et lumières indésirables, du porno non sollicité, des liens sponsorisés, et des fenêtres publicitaires intrusives ; ils nous préservent aussi des interfaces sommaires, des commentateurs fâcheux et anonymes, ainsi que des opinions et des images excentriques qui font du Web un lieu perpétuellement étonnant, stimulant et instructif.

Quand une barrière est érigée, l’espace dont l’accès devient payant se doit, pour justifier le prix, d’être plus agréable que les espaces gratuits. Les développeurs appellent ça « une meilleure expérience utilisateur ». Derrière les accès payants, comme sur Honolulu Civil Beat, le nouveau projet du fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, ou sur le Times de Londres de Ruppert Murdoch, la valeur ajoutée monte en flèche. De sympathiques logiciels accueillent ces Messieurs-Dames qui ont payé ; on leur fournit les services d’un majordome, et d’autres avantages. Les plateformes Web avec entrée payante ressemblent plus à une boutique qu’à un bazar.

Ce qui tout aussi remarquable, si ce n’est plus, c’est que de nombreuses personnes sont en train de quitter totalement le Web ouvert. C’est ce que les 50 millions d’utilisateurs de l’iPhone et de l’iPad s’apprêtent à faire. En choisissant des machines qui ne prennent vie que lorsqu’elles sont affublées d’applications de l’App Store, les utilisateurs d’appareils mobiles Apple s’engagent dans une relation plus distante et inévitablement plus conflictuelle avec le Web. Apple examine de près chaque application, et prend 30% des ventes ; le contenu gratuit et l’énergie du Web ne correspondent pas aux standards raffinés de l’App Store. Par exemple, l’application « Chaîne météo Max », qui transforme la météo en film interactif palpitant, offre une meilleure expérience en matière de climat que météo.com, qui ressemble à un manuel encombré et barbant : espaces blancs, listes à puces tarabiscotées, et images miniatures.

« L’app Store est sûrement l’une des plateformes logicielles les plus attentivement surveillées de l’histoire », écrit dans le Times le chroniqueur technologies Steven Johnson. Pourquoi cette surveillance ? Pour préserver la séparation entre l’App Store et le Web ouvert, bien sûr, et pour accroître l’impression de valeur des offres qu’il propose. Car au final, tout est affaire d’impression : beaucoup d’apps sont au Web ce que l’eau en bouteille est à l’eau du robinet : une manière nouvelle et inventive de décanter, conditionner et tarifer quelque chose qu’on pouvait avoir gratuitement auparavant.

Les apps étincellent tels des saphirs et des émeraudes, pour ceux qui sont blasés par l’aspect camelote de sites géants comme Yahoo, Google, Craiglist, eBay, YouTube et PayPal. Cette étincelle vaut de l’argent. Même pour le moins snob, il y a quelque chose de rafraîchissant à être délivré de la barre d’adresse, des pubs, des liens et des invitations pressantes – qui nous rappellent en permanence que le Web est une mégalopole surpeuplée et souvent affolante dans laquelle vous n’êtes qu’un passant parmi d’autres. Avoir l’assurance que vous ne serez ni bousculé ni assailli ni agressé – c’est précieux également.

Je comprends pourquoi les gens ont fui les villes, et je comprends pourquoi ils fuient le Web ouvert. Mais je pense que nous pourrions bien le regretter un jour.

Notes

[1] Crédit photo : Dirk Hartung (Creative Commons By-Sa)




Dis-moi si tu préfères bidouiller Arduino ou consommer iPad et je te dirai qui tu es

FreeduinoParmi la centaine de commentaires provoqués par notre récent article Pourquoi je n’achèterai pas un iPad, on a pu noter une opposition franche entre ceux qui pensaient qu’il était important, voire fondamental, d’avoir la possibilité « d’ouvrir le capot » logiciel et matériel de la bête, et ceux qui n’y voyaient qu’une lubie de geeks passéistes et rétrogrades.

Or aujourd’hui nous allons justement évoquer un drôle d’objet qui accepte d’autant plus volontiers de se mettre à nu qu’il sait que c’est sa principale qualité aux yeux de son enthousiaste et créative communauté.

Il s’agit de la carte Arduino qui est un peu à l’électronique ce que le logiciel libre est à l’informatique, puisque le design, les schémas, les circuits et l’environnement de programmation sont disponibles sous licence libre[1].

Pour vous en dire plus sur cet atypique hardware libre, nous avons choisi de traduire ci-dessous un article de présentation qui fait le parallèle et la liaison avec les hackers ou bidouilleurs du monde GNU/Linux.

Nous vous suggérons également cette excellente interview de Alexandra Deschamps-Sonsino, réalisée par Hubert Guillaud pour InternetActu, dont voici quelques larges extraits :

Arduino est une plateforme de prototypage en électronique. Elle permet aux gens de faire par eux-mêmes, c’est-à-dire de fabriquer des projets interactifs, des objets qui répondent, qui réagissent par exemple à la présence des gens, à leurs mouvements, aux pressions qu’ils y exercent… Arduino relie le monde réel au monde virtuel et vice-versa.

Arduino est né en 2005 au sein d’une école de Design en Italie (…). Plusieurs professeurs ressentaient le besoin d’une plateforme technique pour créer des environnements physiques interactifs, utilisables par des gens qui n’avaient pas les compétences techniques pour cela.

(…) Arduino permet de faire un lien entre une entrée et une réponse. Il agit comme un cerveau : quand il reçoit telle information, il fait telle chose, selon la manière dont je l’ai équipé ou programmé. Arduino est à la fois du hardware et du software (du matériel et du logiciel). Il se compose d’une carte électronique de quelques centimètres qu’on connecte à un ordinateur à l’aide d’un câble USB. On télécharge un logiciel gratuit sur son ordinateur qui permet de gérer et programmer la puce de la carte Arduino. Une fois programmée, cette puce exécute ce qu’on lui dit. Il n’y a plus qu’à connecter la carte à une batterie et elle fait ce pour quoi elle a été programmée.

(…) Au niveau de la communauté, cette plateforme a révolutionné la façon dont les gens pensaient et réfléchissaient à la technologie. Il a permis de ne plus penser la techno de manière abstraite, mais de produire et s’impliquer très rapidement. C’est une plateforme qui coûte peu cher (la carte de base et la puce coûtent une vingtaine d’euros). Toute l’information nécessaire pour accéder au matériel et à son fonctionnement est en ligne, en open source, que ce soit via les forums ou via l’aire de jeux (où la communauté publie codes, plans, tutoriels et astuces). La communauté est désormais forte de quelque 6000 personnes très présentes dans les forums pour accueillir et accompagner les débutants. Il s’est vendu plus de 60 000 cartes Arduino à travers le monde et la distribution est désormais mondiale.

(…) L’internet nous a permis de faire plein de choses avec nos vies en ligne… et nous a donné envie de faire la même chose avec les objets de tous les jours.

Depuis la révolution industrielle, on a beaucoup créé de dépendances aux produits déjà fabriqués, déjà organisés. Le mouvement DIY (Do It Yourself, Faites-le vous-mêmes) qui se développe depuis 2 ans, réunit une communauté qui ne veut plus accepter des produits tout finis, tout cuits. Cette nouvelle vague de hackers (bidouilleurs) essaye de regarder ce qu’il y a l’intérieur, alors que les conditions d’utilisation n’encouragent pas les gens à regarder ce qu’il y a l’intérieur de ce qu’ils achètent. (…) Le DIY devient un outil pour la microproduction, permettant à chacun de créer son propre business, de fabriquer 20 exemplaires et de voir ce qu’il se passe. Le DIY est finalement important pour sortir du carcan de la mégaproduction. Avant, il fallait un grand marché potentiel pour lancer un produit. Avec l’internet et des plateformes comme Arduino, chacun a accès à sa micro production.

Arduino s’inscrit donc en plein dans cette approche DIY (Do It Yourself), ou, encore mieux, du DIWO (Do It With Others), que l’on retrouve dans les Fab lab (lire à ce sujet cet article de Rue89).

Le professeur que je suis se met à rêver d’une utilisation accrue de ces objets libres dans nos écoles, en particulier en cours de technologie au collège[2].

Plus de curiosité, de créativité, d’esprit critique, d’autonomie, et d’envie d’appprendre, comprendre et entreprendre ensemble, pour moins d’idolâtrie, de passivité et d’individualisme consumériste : une « génération Arduino » plutôt qu’une « génération iPad » en somme…

PS : Tous les liens de l’article ont été ajoutés par nos soins pour en faciliter la compréhension.

Arduino – La révolution matérielle

Arduino – the hardware revolution

Richard Smedley – 23 février 2010 – LinuxUser.co.uk
(Traduction Framalang : Yoann, JmpMovAdd, Siltaar et Goofy)

Chaque année on nous annonce que ce sera « l’année de Linux sur nos écrans d’ordinateur ». Or cette percée tant attendue du logiciel libre chez le grand public tarde à arriver. Mais au moment même où nous guettons des signes d’espoir tels que les ventes de netbooks sous Linux, l’apparition de sites en Drupal ou le développement des téléphones Android (dont une partie est libre), une autre révolution est en marche, dans le monde physique et pourtant pas si éloigné de la sphère d’Internet.

Et voici Arduino qui fait son entrée : un faible coût, un code source ouvert, une carte matérielle pour le raccordement du monde réel à votre ordinateur, et/ou à tout l’Internet. Que peut-on en faire ? Tout. La seule limite est l’imagination, et comme vous allez le voir à travers quelques exemples de créations que nous passons en revue ici, l’invention de nouveaux usages est la seule règle.

Matériel ouvert

Tout comme dans le cas de GNU/Linux, la propagation de ce matériel tient aux raisons suivantes : tout le monde le possède, peut l’améliorer et il donne envie de s’y impliquer. Les plans de référence pour Arduino sont en effet distribués sous licence Creative Commons (le logiciel est quant à lui naturellement sous licence libre en GPL/LGPL), et la société italienne qui est derrière cette plateforme, Smart Projects, accepte avec plaisir les nouveaux collaborateurs et les suggestions alternatives. Les cartes sont réalisées en différents formats, vendues partout dans le monde entier, et si vous souhaitez en fabriquer une vous-même, le Web regorge de modèles différents, quel que soit votre niveau de compétence.

Le nombre de cartes utilisées est estimé à plusieurs centaines de milliers, mais comme dans le cas des distributions Linux, la possibilité de les copier librement rend délicat le décompte précis. Ce qui n’est pas difficile c’est de constater la nature véritablement ouverte des communautés en ligne et l’émergence de nombreuses réunions entre hackers autour des projets Arduino. Ceci a généré un flot continu des projets géniaux menés par toutes sortes de personnes à la fibre créative et artistique. Mais d’abord, un peu d’histoire…

Ceux qui ont de la mémoire et un intérêt pour l’histoire des geeks et du mouvement du logiciel libre se souviennent peut-être du Tech Model Railroad Club (TMRC) – un groupe d’étudiants du MIT créé dans les années 1950 qui s’étaient réunis pour jouer avec les trains électriques. Certains s’intéressaient avant tout aux modèles réduits mais d’autres se passionnaient pour les circuits, l’aiguillage et tout ce qui fait que les trains partent et arrivent à l’heure. C’est le fameux Signals and Power Subcommittee (NdT : Sous-comité des signaux et de l’énergie) qui a mis en œuvre dans les années cinquante et soixante un système de contrôle numérique semi-automatique très brillant, avant d’acquérir un ordinateurs PDP-11 en 1970.

Les membres du TMRC on incarné très tôt la culture hacker, lui donnant son vocabulaire et ses termes de référence. Beaucoup sont devenus des pionniers au sein des premières grandes entreprises d’informatique (DEC, …). Mais cette culture hacker correspondait bien au stéréotype américain du « nerd » : le génie sociopathe qui n’arrivait jamais à avoir de petite copine (au TMRC il n’y avait, inévitablement, que des garçons).

Les logiciels libres et la culture hacker ont toujours souffert d’un problème d’image, si bien que la participation féminine dans l’informatique professionnelle a chuté de 50% à 20% pendant les 50 dernières années, certain projets libres ont la proportion dérisoire de 1% de femme. C’est déplorable, les gars, vraiment ! mais il y a des lueurs d’espoir.

Au-delà d’Arduino

Les modules sont basées sur les micro-contrôleurs Atmel AVR et une conception open source. Il vous est donc facile de faire votre propre Arduino et en fait il existe beaucoup de versions de ce que l’on appelle les Freeduinos qui ont été créés pour des besoin très différents.

Même le micro-contrôleur Atmel n’est pas indispensable – du moment que l’interface et le langage sont compatibles, on peut bricoler toutes sortes de clones. Il existe aussi des kits pour créer son propre Arduino, vous pouvez même construire votre propre carte si vous êtes à l’aise avec l’électronique embarquée. C’est ce que font finalement certains après des expériences fructueuses avec l’Arduino, bien qu’ils ne soient pas à priori des hackers de systèmes embarqués.

Ainsi la télécommande Arduino pour caméra de Michael Nicholls’s, élaborée avec au Fizzpop hackerspace, est un voyage parmi les oscillateurs et les signaux carrés de contrôle. Chaque projet peut s’avérer aussi amusant qu’éducatif, et en fait, la vie ne devrait-elle pas toujours lier ces deux éléments ? Les télécommandes pour caméra sont un projet populaire, mais ceux qui souhaitent les rendre encore plus petites vont au-delà du projet Arduino, et développent leurs propres cartes mères.

Pour Abdul A Saleh et Aisha Yusuf, le projet Arduino a été une étape puisqu’ils bidouillaient un circuit à brancher sur des radios ordinaires jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’un service Web serait plus utile pour leur idée de startup, un moyen de trouver des émissions télé connexes. Leur système peut désormais pointer sur des podcasts au lieu de parcourir les stations de radios, mais « c’est cela qui donne désormais un nouvel élan à de notre projet » indique Yusuf.

En creusant autour de l’univers amical des hackers d’Arduino on trouve plusieurs startups, micro-sociétés et excellentes petites entreprises de constructeurs, vendeurs et formateurs, ainsi que des artistes. Certains, comme .:oomlout:. entrent dans toutes les catégories à la fois.

Beaucoup sont allés du « suivre la voie du matériel libre », à « poursuivre leur rêves ». Tout comme l’Internet mobile, les ordinateurs portables et les cybercafés ont permis aux créatifs numériques de se lancer en freelance à moindre frais, le bidouilleur de matériel dédié a besoin de son espace de travail partagé à moindre coût, avec si possible plein de collègues créatifs autour. Pour répondre à ce besoin, les hackerspaces (NdT : que l’on pourrait éventuellement traduire par « bidouilloires ») ont finalement vu le jour au Royaume-Uni.

Hackerspaces

Si le netbook n’a pas complètement fait de 2009 « l’année de Linux dans les ordinateurs grand public », il a vu l’arrivée en retard des hackerspaces sur ses rives, avec des groupes se formant à Birmingham, Brighton, Exeter, Leeds, Liverpool, Londres, Manchester, Shrewsbury, Stoke-on-Trent et York, avec deux groupes distincts coopérant à Manchester. (NdT : le même phénomène s’est produit en France avec au moins cinq hackerspaces rien qu’à Paris – voir Hackerspace.net et ce reportage de Rue89)

Fabrique le toi-même, ne l’achète pas. L’éthique du hacker sonne bien ces temps-ci, alors que l’intérêt pour les jardins familiaux va croissant et que les journaux multiplient les dossiers pour nous aider à bâtir des maisons plus écologiques. Ce n’est plus le « fais-le marcher et répare », hérité de nos parents avec le rationnement en temps de guerre, et l’austérité qui a suivi, mais un défi post-société de consommation, pour trouver de la valeur au-delà du « je suis ce que je consomme », par une implication plus profonde dans les choses qui nous entourent. C’est cette implication que l’on retrouve avec les projets Arduino et les réalisations complexes sorties des hackerspaces. Ils témoignent d’une approche vraiment ludique et d’une certaines aisance avec la technologie plutôt que son rejet.

L’Homo sapiens est la seule race définie par les objets dont elle s’entoure, et qui ne peut survivre sans les outils qu’elle fabrique. Des recherches archéologiques ont montré que les néanderthaliens de l’âge de pierre, vivant dans des caves, sans agriculture, et survivant grâce à la chasse et à la cueillette, employaient leurs précieuses heures de temps libre à fabriquer des bijoux et du maquillage.

Il semble que l’envie de jouer, de se parer et de s’amuser soit inhérente à ce que nous sommes. Les hackers et les artistes qui utilisent les modules Arduino pour s’amuser avec le matériel ne sont ni des fondus de technologie ni des artistes d’avant-garde mais la simple incarnation de l’esprit de notre temps.

Quelques liens connexes (en vrac)

Ne pas hésiter à en ajouter d’autres références dans les commentaires et bien entendu à donner votre avis sur Arduino, son modèle et notre choix discutable de l’opposer ici symboliquement et sociologiquement à l’iPad.

Notes

[1] Crédit photo : Freeduino.org (Creative Commons By)

[2] Il est à noter que le groupe toulousain LinuxÉdu (voir ce billet du Framablog) propose le 5 juin prochain une découverte d’Arduino parmi les nombreuses autres actions de sa journée de sensibilisation.




Lancement réussi du premier Traducthon Framalang à l’Ubuntu Party de Paris

Traducthon - Ubuntu Party Paris - mai 2010Votre mission, si toutefois vous l’acceptez…

Le « Traducthon », mais qu’est-ce donc que ce néologisme barbare que l’on vient d’inventer ?

Cela consiste à traduire collaborativement au même moment et au même endroit un document anglophone sélectionné préalablement. Le challenge étant de commencer et surtout terminer l’ensemble du travail dans le temps imparti[1].

À l’initiative du groupe de traducteurs Framalang, le premier « Traducthon » vient à peine de s’achever. Il a eu lieu ce samedi 29 mai de 11h à 14h lors de l’Ubuntu Party de Paris, dont nous remercions les organisateurs pour leur invitation et leur accueil.

Rencontre et convivialité sans perdre de vue l’objectif. C’est un peu comme un apéro Facebook sans Facebook dont l’apéro viendrait après le boulot 😉

En s’insérant dans cette prestigieuse manifestation, l’idée était également d’inviter spontanément les passants curieux à participer avec nous, ou tout du moins leur expliquer ce que nous faisions là avec tant d’enthousiasme. Parce que « l’esprit du Libre » c’est aussi ça et ça n’est donc pas uniquement réservé aux développeurs chevronnés.

Pour coller à l’actualité, nous avons fait le choix d’un article critique sur l’iPad de Cory Doctorow nous expliquant pourquoi il n’en achètera pas (nous non plus d’ailleurs). Pari tenu puisque la traduction a été mise en ligne dans la foulée sur le Framablog !

Voici un cliché, parmi d’autres[2], où figurent quelques uns des participants :

Traducthon - Ubuntu Party Paris - mai 2010

Vous remarquerez la présence d’un écran coloré projetant l’espace de travail du Traducthon.

Nous avons en effet travaillé en temps réel sur un unique fichier issu de l’excellent logiciel d’édition collaborative en ligne Etherpad (dont Google, encore lui, a eu la bonne idée de libérer les sources récemment).

Traducthon - Ubuntu Party Paris - mai 2010Ceux qui y étaient en témoigneront dans les commentaires, travailler à l’aide de l’application Etherpad est pratique et ludique. À chaque couleur son participant, comme l’illustre l’image ci-contre, que l’on voit éditer en même temps qu’on édite, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser quelques intéressants problèmes d’organisation.

Cliquez (si le serveur tient) sur la frise chronologique de notre fichier à l’instant t=0 et appuyez sur la grosse flèche en haut à droite pour faire défiler le temps… Partagez-vous ma fascination de voir apparaître au fur et à mesure les contibutions, modifications et commentaires de chacun ?

Du coup, ceux qui comme moi n’avaient pu physiquement se rendre sur place à Paris ont eu la possibilité d’apporter néanmoins leur pierre à l’édifice en se connectant à l’instant précis de la date fixée.

Nous n’avions ici que 3 petites heures à notre disposition, ce qui limitait d’autant la taille du document choisi. Mais avec l’expérience de cette première fois plus qu’encourageante, nous vous donnons rendez-vous début juillet à Bordeaux pour la onzième édition des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre où nous serons présents durant les 6 jours de la manifestation pour œuvrer cette fois-ci à un projet bien plus ambitieux : la traduction intégrale d’un livre.

Merci à tous les participants et à très bientôt.

Notes

[1] Le Traducthon est un fork non hostile et adapté à un travail de traduction du concept des Book Sprints issu du site FLOSS manuals.

[2] Crédit photos : Quentin Theuret alias cheval_boiteux (Creative Commons By)




Pourquoi je n’achèterai pas un iPad

Josh Liba - CC byHier, vendredi 28 mai, soit deux mois après les États-Unis, Apple a lancé officiellement la commercialisation en France de l’iPad.

L’occasion pour nous de traduire cet article de Cory Doctorow dont le titre ne souffre d’aucune ambiguïté.

L’ami Cory est l’un de nos plus brillants défenseurs des libertés numériques, et il n’est guère étonnant de le voir ici monter au créneau pour y manifester sa grande perplexité, arguments percutants et convaincants à l’appui.

Avec notre billet iPad’libertés pour les utilisateurs de la Free Software Foundation, cela nous fait deux bonnes raisons d’expliquer aux adorateurs du Veau d’or[1] que sous le vernis clinquant d’une fausse modernité se cache une réalité bien moins reluisante qu’il n’y paraît.

Remarque : Cette traduction a été entièrement réalisée le samedi 29 mai de 11h à 14h dans le cadre du premier « Traducthon », atelier original organisé par l’équipe Framalang et inséré dans l’Ubuntu Party de Paris. Pour en savoir plus…

Pourquoi je n’achèterai pas un iPad (et pense que vous ne devriez pas non plus)

Why I won’t buy an iPad (and think you shouldn’t, either)

Cory Doctorow – 2 avril 2010 – BoingBoing
(Traduction Framalang : la quinzaine de personnes présentes au Traducthon)

Voilà dix ans que j’écris des chroniques sur Boing Boing pour y faire découvrir des trucs sympas que d’autres ont créés. La plupart des nouveautés vraiment intéressantes ne sont pas venues de grosses entreprises aux budgets gigantesques, mais d’amateurs qui expérimentent. Des gens qui ont été capables de créer des produits, de les proposer au public et même de les vendre, sans avoir à se soumettre aux diktats d’une seule entreprise qui s’autoproclame gardien de votre téléphone et autres engins high-tech personnels.

Danny O’Brien explique très bien pourquoi je ne vois aucun intérêt à l’achat d’un iPad – on dirait vraiment le retour de la « révolution » CD-ROM, quand l’industrie du « contenu » proclamait qu’elle allait réinventer les médias, en concevant des produits hors de prix (à fabriquer et à acheter). J’ai commencé ma carrière dans l’informatique en tant que programmeur pour des CD-ROM, et j’ai moi aussi ressenti cet engouement, mais j’ai fini par comprendre que c’était une impasse et que les plateformes ouvertes et les amateurs inventifs finiraient par surpasser les pros roublards et disposant de gros budgets.

Je me rappelle les premiers jours du Web – et les derniers jours du CD-ROM – quand tout le monde s’accordait à dire que le Web et les PC étaient trop « geek », trop compliqués et trop imprévisibles pour « ma mère » (c’est incroyable le nombre de technophiles qui mettent leur mère plus bas que terre). Si on m’avait donné une action d’AOL à chaque fois qu’on m’a dit que le Web allait mourir parce qu’AOL était simplissime et que le Web était un vrai dépotoir, je serais un gros actionnaire.

Et mes parts ne vaudraient pas grand-chose.

Les entreprises dominantes font de piètres révolutionnaires

Compter sur les entreprises dominantes pour être à l’origine de nos révolutions est une erreur stratégique. Elles ont une fâcheuse tendance à utiliser leurs technologies pour facturer voire interdire tout ce qu’il y a de bien dans leur produit.

Prenez par exemple l’application Marvel dédiée à l’iPad (jetez juste un coup d’œil, pas plus). Enfant, j’étais fan de comics, et je le suis resté. Ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était de les échanger. Il n’existait pas de medium reposant davantage sur les échanges entre gamins pour constituer son public. Et le marché des bédés d’occasion ! C’était – et c’est encore – tout simplement énorme, et essentiel. Combien de fois ai-je farfouillé dans les caisses de bédés d’occasion dans un immense entrepôt poussiéreux pour retrouver des anciens numéros que j’avais ratés, ou de nouveaux titres pour pas cher (dans ma famille, c’est devenu une sorte de tradition qui se perpétue d’une génération à l’autre – le père de ma mère l’emmenait tous les week-ends avec ses frères et sœurs au Dragon Lady Comics sur Queen Street à Toronto pour troquer leurs vieilles bédés contre des nouvelles).

Qu’ont-ils fait chez Marvel pour « améliorer » leurs bandes dessinées ? Ils vous interdisent de donner, vendre ou louer les vôtres. Bravo l’amélioration. Voilà comment ils ont transformé une expérience de partage exaltante et qui crée du lien, en une activité passive et solitaire, qui isole au lieu de réunir. Bien joué, « Marvsney » (NdT : Contraction de Marvel et Disney, en référence au récent rachat du premier par le second pour 4 milliards de dollars).

Du matériel infantilisant

Considérons ensuite l’appareil lui-même : à l’évidence, on s’est creusé la tête pour le concevoir, mais on ressent aussi un grand mépris pour l’utilisateur. Je suis intimement convaincu de la pertinence du Manifeste du constructeur (NdT : Maker Manifesto) : « Si vous ne pouvez pas l’ouvrir, alors ce n’est pas à vous ». Il faut préférer les vis à la colle. Le Apple ][+ d’origine était fourni avec le plan schématique des circuits imprimés, et a donné naissance à une génération de hackers qui bidouillaient leur matériel informatique ou leurs logiciels et ont bousculé le monde dans le bon sens.

Mais, avec l’iPad, il semblerait que pour Apple le client type soit la maman technophobe et simplette, celle-là même dont on parle si souvent dans l’expression « c’est trop compliqué pour ma mère » (écoutez les pontifes chanter les louanges de l’iPad, ils ne tarderont pas à expliquer qu’on tient enfin quelque chose qui n’est pas trop compliqué pour leur pauvre maman).

La seule interaction que propose l’iPad est celle du simple « consommateur », c’est-à-dire, selon la mémorable définition de William Gibson, « un truc de la taille d’un bébé hippo, couleur patate bouillie vieille d’une semaine, qui vit seul, dans l’obscurité, dans un mobile home, aux alentours de Topeka. Il est recouvert d’yeux, et transpire en permanence. La sueur dégouline et lui pique les yeux. Il n’a pas de bouche… pas d’organes génitaux, et ne peut exprimer ses pulsions rageuses et ses désirs infantiles qu’en changeant de chaîne avec sa télécommande universelle ».

Pour améliorer votre iPad, ne cherchez pas à comprendre comment il fonctionne pour le bricoler, achetez des iApps. Offrir un iPad à vos enfants, ce n’est pas un moyen de leur faire comprendre qu’ils peuvent démonter et réassembler le monde autour d’eux. C’est un moyen de leur dire que même changer les piles c’est une affaire de pros.

Sur ce sujet, il faut absolument lire l’article de Dale Dougherty sur l’influence d’Hypercard pour toute une génération de jeunes hackers. J’ai effectué mes débuts comme programmeur Hypercard, dont l’invitation douce et intuitive à refaire le monde m’a donné envie d’embrasser une carrière dans l’informatique.

Le modèle de la grande distribution s’étend au logiciel

Intéressons-nous maintenant à l’iStore. Les DRM sont l’alpha et l’oméga d’Apple, alors même que son dirigeant clame partout qu’il les déteste. Apple s’est allié à deux industries (celles du divertissement et des télécoms) qui sont les plus convaincues que vous ne devriez pas être en mesure de modifier vos appareils, d’y installer vos logiciels, d’écrire des applications, et d’outrepasser les instructions envoyées par le vaisseau mère. Apple a construit son activité autour de ces principes. La société utilise des DRM pour contrôler ce que vous pouvez faire sur vos propres appareils, ce qui signifie que les clients d’Apple ne peuvent emmener leur « iContenu » avec eux vers des appareils concurents, et que ceux qui développent pour Apple ne peuvent vendre à leurs propres conditions.

Le verrouillage de l’iStore ne rend pas meilleure la vie des clients ou des développeurs d’applications . En tant qu’adulte, je veux être capable de choisir ce que j’achète et à qui je fais confiance pour l’évaluer. Je ne veux pas que le Politburo de Cupertino (NdT : La ville du siège d’Apple) restreigne mon univers applicatif à ce qu’il choisit d’autoriser sur sa plateforme. Et en tant que créateur et détenteur de copyright, je ne veux pas d’un unique canal de diffusion contrôlant l’accès à mon public et dictant quel contenu est acceptable. La dernière fois que j’ai blogué sur ce sujet, Apple s’est répandu en excuses pour le caractère abusif de ses conditions contractuelles, mais la meilleure était : « Pensiez-vous vraiment que nous fournirions une platefome où vous pouvez faire fortune sans aucune contrepartie ? ». J’ai lu cette phrase en imitant la voix de Don Corleone et ça sonnait vraiment bien. Je crois en un marché où la compétition peut prendre place sans que j’aie pour autant à m’agenouiller devant une entreprise qui a érigé un pont-levis entre mes clients et moi.

Le journalisme en quête d’une figure paternelle

Si la presse parle autant de l’iPad, c’est selon moi parce qu’Apple assure le spectacle, et parce dans le monde merveilleux de la presse, chacun cherche une figure paternelle qui lui promettra le retour de son lectorat payant. Toutefois, ce n’est pas seulement parce que les gens peuvent avoir accès gratuitement aux journaux qu’ils ne paient plus. C’est aussi parce que des contenus alternatifs, gratuits et de qualité équivalente, se multiplient. L’ouverture des plateformes a permis une explosion de la quantité de contenus, certains un peu amateurs, d’autres de qualité professionnelle, la plupart mieux ciblés que ne le proposaient les anciens médias. Rupert Murdoch peut menacer tant qu’il le veut de retirer son contenu de Google, je lui dis : Vas-y Rupert, fonce ! Ta fraction de fraction de morceau de pourcentage du Web nous manquera tellement peu qu’on ne le remarquera même pas, et nous n’aurons aucun problème à trouver du contenu pour combler le vide.

La presse techno regorge de gadgets dont les blogueurs spécialisés raffolent (et qui n’intéressent personne d’autre). De même, la presse généraliste est remplie d’articles qui nourrissent le consensus médiatique. Les empires d’hier pensent faire quelque chose de sacré, vital et surtout mature, et ce sont ces adultes qui veulent nous extraire de ce bac à sable qu’est le Web, plein de contenus amateurs sans circuits de distribution, afin d’y conclure des accords d’exclusivité. Et nous retournerons alors dans le jardin clôturé qui apporte tant de valeur actionariale à des investisseurs dont le portefeuille n’a pas évolué avec le commerce en ligne.

Mais l’observation attentive du modèle économique de l’édition sur iPad nous raconte une toute autre histoire : même des ventes astronomiques d’iPad n’arriveront pas vraiment à arrêter l’hémorragie des ventes de l’édition papier. Et ce n’est pas en poussant de grands soupirs et en regrettant le bon temps où tout était verrouillé que les clients reviendront.

Les gadgets, ça va ça vient

Les gadgets, ça va ça vient. L’iPad que vous achetez aujourd’hui va devenir de l’e-pollution dans un an ou deux (moins, si vous décidez de ne pas payer pour qu’on vous change la batterie). Le vrai problème n’est pas dans les fonctionnalités de ce bout de plastique que vous déballez aujourd’hui, mais dans l’infrastructure technique et sociale qui l’accompagne.

Si vous voulez vivre dans un univers créatif où celui qui a une bonne idée peut en faire un programme que vous pourrez installer sur votre appareil, l’iPad n’est pas fait pour vous.

Si vous voulez vivre dans un monde équitable où vous pouvez conserver (ou donner) ce que vous achetez, l’iPad n’est pas fait pour vous.

Si vous voulez écrire du code pour une plateforme où la seule chose qui conditionne votre succès est la satisfactions de vos utilisateurs, l’iPad n’est pas fait pour vous.

Notes

[1] Crédit photo : Josh Liba (Creative Commons By)