Qui est en crise ? La musique ou l’industrie musicale ?
Le second aimerait laisser croire que c’est du premier qu’il s’agit mais j’ai ma petite idée sur la question et cet article du célèbre magazine Rolling Stone traduit par nos soins[1] ne fait que renforcer mon impression.
On notera qu’il n’est pas fait mention des modèles alternatifs que pourraient constituer toutes les initiatives actuelles autour de la musique en libre circulation sous licences Creative Commons ou apparentées. Mais la période est propice et nulle doute qu’il naîtra quelque chose d’intéressant de ce petit chaos dont il est difficile de ne pas rendre l’industrie musicale principalement responsable.
Un système fortement propriétaire et monopolistique opposé à une pratique généralisée du piratage dont sortirait vainqueur un troisième larron qui porterait haut la main les couleurs de la liberté, cela nous vous rappelle rien ?[2]
Le déclin de l’industrie du disque
The Record Industry’s Decline
Rolling Stone – Brian Hiatt et Evan Serpick – 19 juin 2007
Les ventes de disques plongent et il n’y a pas d’espoir à l’horizon : Qu’est-ce qui a flanché.
Pour l’industrie du disque, ce fut l’une des rares bonnes nouvelles : le nouvel album de Linkin Park s’est vendu à 623 000 exemplaires au cours de sa première semaine en mai, le meilleur démarrage de l’année. Mais c’est loin d’être suffisant. Au cours du même mois, la maison de disque du groupe, Warner Music Group, a annoncé qu’elle allait se séparer de 400 personnes et sa valeur boursière s’est difficilement maintenue à 85% de son maximum de juin l’année dernière.
Les ventes globales de CD se sont effondrées de 65% pour cette année jusqu’à maintenant et ceci après 7 ans d’une érosion presque constante. Face à un piratage à grande échelle, l’attrait grandissant des consommateurs pour les singles numériques face aux albums qui dégagent plus de marge et d’autres maux, l’industrie du disque a plongé dans un déclin historique.
Les principaux labels se battent pour réinventer leurs modèles économiques, certains se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard. "Le business du disque est terminé" dit l’avocat de la musique Peter Paterno, qui représente Metallica et Dr Dre. "Les labels ont des avantages formidables… c’est juste qu’ils ne peuvent pas en tirer de l’argent". Une source haut placée dans l’industrie du disque, qui désire rester anonyme, va même plus loin : "Nous avons un business agonisant. Il n’y aura bientôt plus de grand label."
En 2000, les consommateurs américains ont acheté 785.1 millions albums, l’année passée ils en ont acheté 588.2 millions (un nombre qui regroupe les ventes de CD et les albums téléchargés), d’après Nielsen Soundscan. En 2000, les 10 meilleures ventes d’albums aux Etats-Unis représentaient 60 millions d’exemplaires, en 2006 les 10 meilleures n’en totalisaient plus que 25 millions. Les ventes de musique numérique augmentent, les fans ont achetés 582 millions de singles numériques l’an passé, en hausse de 65% par rapport à 2005 et ont acheté pour 600 millions de dollars de sonneries, mais les nouvelles sources de revenus ne compensent pas les pertes.
Plus de 2000 employés de maisons de disque ont été mis à la porte depuis 2000. Le nombre de majors est tombé de cinq à quatre quand Sony Music Entertainment et BMG Entertainment ont fusionné en 2004 et deux des labels restant, EMI et Warner, ont flirté avec leur propre fusion pendant des années.
Environ 2 700 magasins de musique ont fermé à travers le pays en 2003, d’après le groupe d’étude Almighty Institute of Music Retail. L’année dernière, la chaîne Tower Records (89 magasins), qui représente 2,5% des ventes au détail, a mis la clé sous la porte et Musicland, qui chapeautait plus de 800 magasins sous la marque Sam Goody, entre autres, a fait banqueroute. Environ 65% des ventes de musique se font maintenant dans les magasins généralistes comme Wal-Mart et Best Buy, qui proposent moins de variété que les magasins spécialisés et font moins d’effort pour promouvoir les nouveaux artistes.
Il y a encore quelques années, de nombreux dirigeants de l’industrie pensaient que leurs problèmes pourraient être réglés avec des plus gros hits. "Il n’y avait rien qu’un bon hit ne puisse faire pour ces gens-là" nous confie une source qui a travaillé en étroite collaboration avec les grands patrons plus tôt dans cette décennie. "Ils se rendaient compte que les choses allaient mal et ne faisaient qu’empirer, mais je ne suis pas sûr qu’ils avaient la bande passante pour trouver des solutions. Maintenant, peu d’entres eux sont encore à la tête de ces entreprises."
De plus en plus de patrons de maisons de disque maintenant semblent se rendre compte que leurs problèmes sont structurels : Internet paraît être la rupture technologique ayant le plus de conséquence pour l’économie de la vente de musique depuis les années 20, quand les enregistrements phonographiques ont remplacé les partitions comme centre des profits de l’industrie. "Nous devons collectivement comprendre que les temps ont changé", dit Lyor Cohen, PDG de Warner Music Group USA. En juin, Warner a annoncé un accord avec le site web lala.com qui permettra aux consommateurs d’écouter en ligne l’essentiel de leur catalague gratuitement, en espérant que cela les poussera à payer pour des téléchargements. C’est là la dernière des plus récentes tentatives des majors, qui aurait semblé impensable il y a quelques années :
- En mai, l’une des quatre majors, EMI, a commencé à permettre à l’iTunes Music Store de vendre son catalogue les protections anti-copies sur lesquels les labels ont insisté pendant des années.
- Quand YouTube a commencé à montrer des clips sans permission, les quatre labels ont signé des accords de licence plutôt que de lancer des poursuites pour violations de droits d’auteur.
- Au désarroi de certains artistes et managers, les labels s’obstinent sur des accords avec de nombreux artistes grâce auxquels ils touchent un pourcentage sur les tournées, les produits dérivés, les produits sponsorisés et d’autres sources de revenus sans liens avec la musique enregistrée.
Qui a donc tué l’industrie du disque comme nous la connaissions ? "Les maisons de disque ont créé cette situation elles-mêmes", dit Simon Wright, PDG de Virgin Entertainment Group, qui dirige les Virgin Megastores. Bien que certains facteurs ne relèvent pas du contrôle des labels, de l’avènement d’Internet à la popularité des jeux-vidéo et des DVD, beaucoup dans l’industrie voient les sept dernières années comme une série d’opportunités sabotées. Parmi les plus importantes, disent-ils, se trouve l’incapacité qu’ont eu les labels à gérer le piratage en ligne à son balbutiement en faisant la paix avec le premier service de partage en ligne : Napster. "Ils ont jeté des milliards et des milliards de dollars par la fenêtre en attaquant Napster, c’est à ce moment que les labels se sont tués eux-mêmes", dit Jeff Kwatinetz, PDG de l’entreprise de management The Firm. "L’industrie du disque avait alors une opportunité incroyable. Tout le monde utilisait le même service. C’était comme si tout le monde écoutait la même station de radio. Ensuite Napster a fermé et ses 30 à 40 millions d’utilisateurs se sont tournés vers d’autres services de partage."
Les choses auraient pu être différentes : sept ans auparavant, les grands patrons de l’industrie du disque se sont réunis pour des discussions secrètes avec le PDG de Napster, Hank Barry. Lors d’une rencontre le 15 Juillet 2000, les dirigeants, y compris le PDG de la maison mère d’Universal, Edgar Bronfman Jr., le chef de Sony Corp, Nobuyuki Idei, et celui de Bertelsmann, Thomas Middelhof, se sont réunis avec Barry dans un hôtel à Sun Valley, Idaho et lui ont annoncé qu’ils voulaient conclure des accords de licence avec Napster. "M Idei a commencé la réunion", se souvient Barry, maintenant directeur de l’entreprise de droit Howard Rice. "Il disait que Napster était ce que les clients voulaient."
L’idée était de laisser les 38 millions d’utilisateurs de Napster libres de télécharger pour un abonnement mensuel, à peu près 10$, dont les revenus seraient partagés entre le service et les labels. Mais finalement, malgré une offre publique de 1 milliard de dollars de Napster, les compagnies ne sont jamais parvenues à un accord. "Les maisons de disque devaient sauter de la falaise, mais elles n’arrivaient pas à réunir le courage nécessaire", dit Hilary Rosen, qui était alors directrice de la Recording Industry Association of America. "Beaucoup de gens disent, ‘Les labels étaient des dinosaures et des idiots, c’était quoi leur problème ?’ Mais leurs revendeurs leur disaient, ‘Vous feriez mieux de ne rien vendre en ligne moins cher qu’en magasin’ et ils y avaient des artistes qui leur disaient ‘Ne déconnez pas avec les ventes de Wal-Mart.’ " ajoute Jim Guerinot, qui s’occupe de Nine Inch Nails et Gwen Stefani, "Innover signifiait cannibaliser leur marché principal."
Pis encore, les maisons de disque ont attendu presque deux ans après la fermeture de Napster le 2 juillet 2001 avant de donner leur accord à une plateforme légale de téléchargement, une alternative aux services d’échanges non-autorisés : l’iTunes Music Store d’Apple, qui a ouvert au printemps 2003. Avant cela, les labels ont lancé leurs propres services à abonnement : Pressplay, qui ne proposait au début que Sony, Universal et EMI et MusicNet, qui n’offrait que les catalogues de EMI, Warner et BMG. Ces services ont échoué. Ils étaient onéreux, n’offraient peu ou pas de possibilité de graver des CD et n’étaient pas compatibles avec beaucoup de lecteurs MP3 du marché.
Rosen et d’autres voient cette période entre 2001 et 2003 comme désastreuse pour le business. "C’est à ce moment-là que nous avons perdu les utilisateurs" dit Rosen. "Le peer-to-peer a pris le dessus. C’est à ce moment-là qu’on est passé d’une situation où la musique avait une vraie valeur dans l’esprit des gens à une autre où elle n’avait plus de valeur économique mais uniquement émotionnelle.
A l’automne 2003, la RIAA a lancé ses premières poursuites pour violation des droits d’auteur contre des personnes partageant des fichiers. Ils ont depuis attaqué plus de 20 000 fans de musique. La RIAA maintient que les poursuites sont faites pour passer le message que le téléchargement non autorisé peut avoir des conséquences. "Ce n’est pas fait pour punir" dit le président de la RIAA, Mitch Bainwol. Mais le partage de fichiers ne disparaît pas pour autant, le nombre d’utilisateurs de logiciels de peer-to-peer a augmenté de 4,4% en 2006, avec environ 1 milliard de chansons téléchargées illégalement par mois, d’après le groupe d’étude BigChampagne.
Malgré les maux de l’industrie, les gens écoutent toujours au moins autant de musique qu’avant. Les consommateurs ont acheté plus de 100 millions iPods depuis leur commercialisation en novembre 2001 et l’économie des tournées est florissante, atteignant un record l’année passée avec 437 millions de dollars. Et selon l’organisme NPD Group, l’audimat de la musique enregistrée, que ce soit depuis les CD, les téléchargements, les jeux-vidéo, les radios satellites, la radio terrestre, les flux en ligne ou d’autres sources, a augmenté depuis 2002. Le problème auquel fait face l’industrie est de convertir cet intérêt en argent. "Comment se fait-il que les gens qui font la musique fassent banqueroute alors que l’utilisation des produits explose ?" se demande Kwatinetz de chez Firm. "Le modèle est mauvais."
Kwatinetz voit d’autres compagnies, plus petites, depuis les entreprises de management comme la sienne, qui maintenant fait aussi maison de disque, aux pièces rapportées comme Starbucks, s’inviter. Paul McCartney a récemment abandonné sa longue relation avec EMI Records pour signer avec le jeune Hear Music de Starbucks. Le géant des jeux-vidéo Electronic Arts a aussi lancé son label, utilisant la valeur promotionnelle de ses jeux et le renaissant CBS Records va vendre la musique utilisée dans les émissions de la chaîne CBS.
Accorder des droits sur la musique aux jeux-vidéo, aux films, aux émissions de télévision et aux services avec abonnement en ligne devient une source de revenue grandissante. "Nous nous attendons à devenir un organisme qui accorde des contrats de licence" dit Cohen de Warner, qui en mai a lancé une nouvelle division, Den of Thieves NdT : L’antre des voleurs, dédiée à la production d’émissions de télévision et autres contenus vidéo basés sur ses droits musicaux. Et les maisons d’édition cherchent à augmenter leurs parts dans le business en pleine croissance de la publication musicale qui collecte les redevances liées aux droits d’auteur auprès des radios et d’autres sources. La société qui s’occupe de percevoir les droits liés aux spectacles vivants, ASCAP, annonce des revenus records de 785 millions de dollars pour 2006, en hausse de 5% par rapport à 2005. "Tous les indicateurs sont au vert" d’après Martin Bandier, PDG de Sony/ATV Music Publishing, qui contrôle la publication des Beattles. "La publication de musique va prendre une part de plus en plus importante dans le business" dit-il. "Si je travaillais pour une maison de disque, je serais en train de m’arracher les cheveux. Le monde de l’édition musicale est dans la confusion la plus totale, à la recherche d’une échappatoire.
Presque chaque acteur de l’industrie du disque est touché. "L’un des grands secteurs américains a été durement touché", dit Bainwol de la RIAA, qui accuse le piratage, "depuis les paroliers jusqu’aux accompagnateurs ou aux gens qui travaillent pour les labels. Le nombre de groupes en contrat avec les labels a été sérieusement atteint, en baisse de presque un tiers."
Les temps sont durs pour les employés des maisons de disque. "Les gens se sentent menacés" dit Rosen. "Leurs amis se font virer de tous côtés." Adam Shore, directeur de Vice Records, alors affilié à Atlantic Records, disait à Rolling Stone en janvier que ses collègues vivent une "crise existentielle." "Nous avons de super disques, mais nous ne sommes vraiment pas sûrs que les gens vont les acheter" dit-il. "On a un peu l’impression de perdre la foi."