Ce que pense Stallman de Chrome OS et du Cloud Computing

Jean-Baptiste Paris - CC by-saIl y a un mois Google annonçait la sortie du Cr 48, premier prototype de netbook tournant sous Chrome OS. Avec cet OS d’un nouveau genre vos applications, vos fichiers, vos données, etc. sont déplacés sur le Web, votre ordinateur n’est plus qu’un terminal permettant d’y avoir accès. C’est en apparence fort pratique (et c’est de qualité Google) mais il y a un réel risque de sacrifier sa liberté, individuelle et collective, sur l’autel de notre confort.

Du coup le Guardian en profita pour demander son avis au gardien du temple qu’est Richard Stallman[1].

Tout comme la critique de Facebook, ce qui se cache derrière Google Chrome OS, c’est le cloud computing, c’est-à-dire, d’après Wikipédia, le « concept de déportation sur des serveurs distants des traitements informatiques traditionnellement localisés sur le poste utilisateur ».

D’autres appellent cela « l’informatique dans les nuages » mais Stallman nous invite ici à prendre garde à cette appellation trompeuse que l’on a trop vite fait de connoter positivement (et d’évoquer alors plutôt une « careless computing », c’est-à-dire une informatique negligente ou imprudente).

Son point de vue sera-t-il partagé, en paroles et en actes, au delà des initiés du réseau ? Le doute est malheureusement permis. Et tout comme Facebook, il y a de bonnes chances pour que les ordinateurs Google Chrome OS soient bien le succès annoncé.

Lire aussi la suite de ce billet : Ce que pensent les internautes de ce que pense Stallman sur le Cloud Computing.

Embrasser ChromeOS, c’est accepter de perdre le contrôle de ses données, nous avertit Richard Stallman, fondateur de GNU

Google’s ChromeOS means losing control of data, warns GNU founder Richard Stallman

Charles Arthur – 14 décembre 2010 – The Guardian (Blog Technology)
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler)

Le nouveau système d’exploitation dans les nuages de Google, ChromeOS, va « entraîner les gens à utiliser l’informatique imprudemment » en les forçant à stocker leurs données dans les nuages plutôt que sur leur machine. Telle est la mise en garde de Richard Stallman, fondateur de la Free Software Foundation et créateur du système d’exploitation GNU.

Il y a deux ans, Stallman, un vieux de la veille dans le domaine de l’informatique, et un ardent défenseur des logiciels libres à travers sa Free Software Foundation, prévenait qu’utiliser intensivement l’informatique dans les nuages était « pire que stupide », car alors l’utilisateur perd le contrôle de ses données.

Il se dit maintenant de plus en plus inquiet à cause de la sortie de ChromeOS, le nouveau système d’exploitation de Google, basé sur GNU/Linux, pensé pour stocker le moins possible de données localement. Il s’en remet plutôt à une connexion permanente avec le nuage de serveurs de Google, éparpillé dans le monde, pour assurer le stockage des informations sur les machines de l’entreprise plutôt que sur la vôtre.

Stallman ajoute : « Aux États-Unis, vous perdez vos droits sur vos données si vous les confiez aux machines d’une entreprise plutôt qu’à la vôtre. La police doit vous présenter un mandat pour saisir vos données, mais si elles sont hébergées sur le serveur d’une entreprise, la police peut y accéder sans rien vous demander. Ils peuvent même le faire sans présenter de mandat à l’entreprise. »

Google a entrepris un lancement en douceur de ChromeOS la semaine dernière, en présentant quelques fonctionnalités du système d’exploitation et en fournissant des machines de test à certains développeurs et journalistes tout en précisant que le lancement officiel n’aurait pas lieu avant le deuxième semestre 2011.

Eric Schmidt, patron de Google, en fait l’éloge sur son blog : « Ces annonces sont à mes yeux les plus importantes de toute ma carrière, c’est l’illustration du potentiel qu’a l’informatique de changer la vie des gens. Il est fascinant de voir à quel point des systèmes complexes peuvent produire des solutions simples comme Chrome et ChromeOS, adaptées à tout public. » Puis il poursuit : « À mesure que les développeurs se familiarisent avec notre ordinateur de démonstration, le Cr-48, ils découvriront que malgré sa jeunesse, il fonctionne incroyablement bien. Vous retrouverez toutes vos habitudes, mais avec des logiciels clients qui vous permettront de pleinement profiter de la puissance du Web. »

Mais Stallman reste de glace. « Je crois que informatique dans les nuages ça plaît aux marketeux, parce que ça ne veut tout simplement rien dire. C’est plus une attitude qu’autre chose au fond : confions nos données à Pierre, Paul, Jacques, confions nos ressources informatiques à Pierre, Paul, Jacques (et laissons-les les contrôler). Le terme « informatique imprudente » conviendrait peut-être mieux. »

Il voit un problème rampant : « Je suppose que beaucoup de gens vont adopter l’informatique imprudente, des idiots naissent chaque minute après tout. Le gouvernement américain pourrait encourager les gens à stocker leurs données là où ils peuvent les saisir sans même leur présenter de mandat de perquisition, plutôt que chez eux. Mais tant que nous serons suffisamment nombreux à conserver le contrôle de nos données, personne ne nous empêchera de le faire. Et nous avons tout intérêt à le faire, de peur que ce choix ne nous soit un jour totalement retiré. »

La responsabilité des fournisseurs de services dans les nuages a bénéficié d’un gros coup de projecteur durant la dernière quinzaine lorsqu’Amazon a banni Wikileaks de son service d’informatique dans les nuages EC2, invoquant, unilatéralement et sans proposer de médiation, le non respect des conditions d’utilisation par le site.

Le seul point positif de ChromeOS pour Stallman est sa base : GNU/Linux. « Au fond, ChromeOS est un système d’exploitation GNU/Linux. Mais il est livré sans les logiciels habituels, et il est truqué pour vous décourager de les installer ». Il poursuit : « c’est le but dans lequel ChromeOS a été créé qui me dérange : vous pousser à confier vos données à un tiers et accomplir vos tâches ailleurs que sur votre propre ordinateur ».

Stallman met de plus en garde les hackers en herbe contre le logiciel LOIC, présenté comme un moyen d’exprimer sa colère contre les sites ayant pris des mesures contre Wikileaks, non pas car il est contre ces actions, mais parce que le code source de l’outil n’est pas ouvert aux utilisateurs. « Pour moi, utiliser LOIC sur le réseau c’est pareil que descendre dans la rue pour protester contre les boutiques qui pratiquent l’évasion fiscale à Londres. Il ne faut accepter aucune restriction au droit de protester » note-t-il. « (Mais) si les utilisateurs ne peuvent pas compiler eux-même le logiciel, alors ils ne devraient pas lui faire confiance. »

Mise à jour : Richard Stallman nous écrit : « Un article de la BBC rapportait que quelqu’un de chez Sophos disait que LOIC est un « logiciel inconnu », et j’ai cru qu’il entendait par là « propriétaire », mais je me suis trompé. En fait, LOIC est un logiciel libre, et donc les utilisateurs ont accès au code source et peuvent le modifier. Ses rouages ne sont pas obscurs comme ceux de Windows, de MacOS ou d’Adobe Flash Player, et personne ne peut y cacher de fonctionnalités malicieuses, comme c’est le cas pour ces programmes. »

Lire aussi la suite de ce billet : Ce que pensent les internautes de ce que pense Stallman sur le Cloud Computing

Notes

[1] Crédit photo : Jean-Baptiste Paris (Creative Commons By-Sa)




Où est le bouton « J’aime pas » Facebook ?

ZuckRépondons sans attendre à la question du titre. Vous trouverez la version française du bouton « J’aime pas » Facebook, ci-dessous, sur le Framablog ! Explications…

Il aurait pu faire comme Le Monde et désigner Julian Assange mais non, le célèbre hebdomadaire américain Time Magazine a choisi le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg comme Personnalité de l’année 2010.

Et cette décision est restée un peu en travers de la gorge de la Free Software Foundation, qui du coup vous propose une contre-offensive en détournant ce pernicieux espion traceur que représente le bouton Facebook « J’aime », qui pullule déjà sur d’aussi naïfs que nombreux sites.

Bouton que notre ami Poupoul2 s’est fait un plaisir d’adapter à notre langue et que vous trouverez en pièce-jointe (au format .SVG) à la fin de la traduction du billet de la FSF expliquant et justifiant cette action.

À partager et diffuser sans modération si affinités dans la démarche.

J'aime pas Facebook

Mark Zuckerberg, personnalité de l’année selon TIME Magazine ? Où est le bouton « J’aime pas » ?

Mark Zuckerberg is TIME Magazine’s Person of the Year? Where’s the “dislike” button?

Matt Lee et John Sullivan – 4 janvier 2011 – FSF.org
(Traduction Framalang : Julien et Antistress)

TIME Magazine fait l’éloge de Mark Zuckenberg pour avoir créé un système qui a interconnecté les gens du monde entier.

Malheureusement, les conditions sous lesquelles il prétend avoir réalisé cela a créé un épouvantable précédent pour notre avenir — s’agissant de la maîtrise des logiciels que nous utilisons pour interagir avec les autres, du contrôle de nos données et de notre vie privée. Les dégâts ne sont pas limités aux utilisateurs de Facebook. Parce que tant de sites — y Compris TIME — utilisent le bouton Facebook « J’aime » de traçage des internautes, Zuckerberg, est capable de collecter des informations sur des personnes qui ne sont même pas utilisatrices de son site. Ce sont des précédents qui entravent notre capacité à nous connecter librement les uns aux autres. Il a créé un réseau qui est avant tout une mine d’or pour la surveillance gouvernementale et les annonceurs publicitaires.

Tout cela est bien connu s’agissant du comportement du site Facebook lui-même et de ses relations avec l’extérieur — mais les choses pourraient s’avérer en fait bien pires. Les utilisateurs de Facebook ne se connectent pas directement entre eux. Ils parlent à M. Zuckenberg qui commence par enregistrer et stocker tout ce qui est dit, et, alors seulement, le transmet éventuellement à l’utilisateur destinataire, si ce qui est dit lui convient. Dans certains cas, il ne le fait pas — comme en sont témoins les récents comptes-rendus montrant que le service de messagerie de Facebook bloque des messages en se basant sur les mots et liens qu’ils contiennent, parce que ces liens pointent vers des services que Facebook préférerait que l’on évite de mentionner.

Heureusement, il y a de nombreux efforts en cours pour fournir des services distribués, contrôlés par l’utilisateur, permettant de faciliter la mise en relation entre les gens, dont GNU social, status.net, Crabgrass, Appleseed et Diaspora. Ces services n’auront pas les mêmes types de problèmes parce qu’à la fois le code permettant le fonctionnement du réseau et les données échangées seront entre les mains des gens qui communiquent.

Ces efforts finiront par être couronnés de succès. Nous espérons que, lorsque ce sera le cas, TIME réparera son erreur d’appréciation en décernant le titre de la Personnalité de l’année avec plus de discernement.

Not Facebooked Me - FSF

Copiez et collez ce code dans votre propre site :

<a href="http://www.fsf.org/fb"><img src="http://static.fsf.org/nosvn/no-facebook-me.png" alt="Not f'd — you won't find me on Facebook" /></a>

En attendant, vous pouvez encourager les gens à ne pas se connecter à Zuckenberg lorsqu’ils croient qu’ils se mettent en rapport avec vous, en plaçant ce bouton sur votre blogue ou site web, avec un lien vers la méthode que vous préférez qu’ils utilisent pour vous contacter directement — peut-être votre compte sur identi.ca ou tout autre serveur status.net.

Sinon, vous pouvez faire pointer un lien vers ce billet ou tout autre article qui souligne les problèmes avec Facebook, tel que « Des amis tels que ceux-ci… » (NdT : dont il existe une traduction en français) de Tom Hodgkinson, ou les ressources disponibles sur http://autonomo.us — en particulier la « Déclaration sur la Liberté et les Services Réseaux de Franklin Street » (NdT : nommée d’après l’adresse des bureaux de la FSF à Boston).

Notre bouton n’est évidemment pas relié à une quelconque base de données de surveillance ou autre système de traçage.

Téléchargez notre bouton « J’aime pas » et ajoutez le à votre site web, ou imprimez vos propres autocollants.

Tous les boutons sont mis à disposition sous la licence Creative Commons Paternité – Partage des Conditions Initiales à l’Identique (CC BY SA).

Vous êtes libre de modifier les boutons, mais veuillez garder la mention des créateurs originaux intacte, et assurez-vous que vos boutons soient sous la même licence.

Vous ne me trouverez pas sur Facebook




2011 : année Mozilla Firefox ou année Google Chrome ?

Laihiu - CC byEn mai dernier, nous publiions un billet au titre ravageur : Google Chrome m’a tuer ou le probable déclin de Firefox si nous n’y faisons rien.

De nouveaux chiffres sont arrivés depuis dans le monde des navigateurs. Et si l’on peut légitimement faire la fête et se réjouir de voir Firefox dépasser aujourd’hui Internet Explorer en Europe, on constate comme prévu qu’un nouvel invité est arrivé et qu’il est particulièrement glouton.

Entre les deux, le coeur de Glyn Moody ne balance pas et il sait, tout comme nous, où placer sa confiance. Encore faudrait-il que, techniquement parlant, Firefox ne se laisse pas trop distancer et c’est aussi pourquoi la sortie de la version 4 est tant attendue[1].

2011 : L’année de Firefox ou de Chrome ?

2011: The Year of Firefox – or of Chrome?

Glyn Moody – 4 janvier 2011 – ComputerWorld
(Traduction Framalang : Penguin et Barbidule)

Tout le monde sait qu’il y a les mensonges, les mensonges énormes et les statistiques concernant le Web. Mais ces dernières peuvent néanmoins vous donner une vague idée de la situation. C’est le cas des récents chiffres sur les parts de marché des navigateurs en Europe.

L’événement principal est immédiatement manifeste : comme le graphique le montre, la part de marché de Firefox a dépassé celle d’Internet Explorer, avec 38,11% contre 37,52% (même si les deux dernières décimales ne m’inspirent qu’une confiance limitée voire nulle).

Maintenant, il est vrai qu’il s’agit uniquement de l’Europe, qui a toujours été pionnière dans ce domaine, mais il faut tout de même savourer l’instant. Après tout, lorsque Mozilla puis Firefox furent lancés, peu leur donnaient des chances de réussir à renverser le géant Microsoft. Il n’y avait tout simplement pas de précédent pour un courageux nouvel arrivant, et encore moins un arrivant open source, de partir de zéro et d’arriver à supplanter une entreprise qui semblait inarrêtable sur ses marchés clés. Il est vrai qu’au niveau du serveur, Apache est devant Internet Information Server de Microsoft, mais Apache était arrivé en premier, et était donc celui à battre : la situation du côté du client était très différente.

Évidemment, ce n’est pas la seule chose que nous dit ce graphique. Firefox a en fait légèrement régressé l’année dernière, c’est surtout qu’Internet Explorer a reculé encore plus. Et cette baisse a presque entièrement bénéficié à Google Chrome, dont la part de marché est passée de 5,06% à 14,58% pendant cette période.

C’est vraiment étonnant à tout point de vue, et cela confirme l’ascension de Chrome au Panthéon des navigateurs. La question est évidemment de savoir si cette ascension vertigineuse va se poursuivre, et ce qui va arriver aux autres navigateurs.

Naturellement, cela dépendra beaucoup des fonctionnalités qu’auront les nouvelles versions de Firefox, et dans une moindre mesure, d’Internet Explorer, mais je ne vois pas de raisons qui empêcheraient Chrome de s’élever au-dessus des 20% à court terme. Cela veut dire bien entendu que les parts de marché de Firefox et d’Internet Explorer vont continuer à baisser. Mais comme je le notais il y a quelque temps, ce n’est pas vraiment un gros problème pour Firefox, alors que ça l’est pour Microsoft.

La raison est assez simple : Firefox n´a jamais eu pour objectif la domination du monde, il combattait pour créer un Web ouvert, où aucun navigateur n’occuperait une position dominante d’où il pourrait ignorer les standards ouverts et imposer à la place des standards de facto. C’est plus ou moins la situation actuelle, désormais, Internet Explorer devenant de plus en plus conforme aux standards, et, de façon étonnante, l’affichant avec fierté.

Avec l’ascension continue de Chrome jusqu’au point où les trois navigateurs auront plus ou moins la même part de marché, nous aurons une situation parfaite pour une compétition amicale à trois, ce qui est même mieux qu’une simple rivalité à deux. Je suis presque sûr que le Web va devenir de plus en plus ouvert grâce à cela (c’est dommage qu’il reste menacé par d’autres actions : ACTA, censure, etc.).

Mais cela ne veut pas dire que Firefox et Chrome ont les mêmes buts, et qu’il ne faut pas s’inquiéter des parts de marché de Firefox. Il est important de se rappeler pourquoi Google a créé Chrome, et pourquoi il a libéré le code. C’est simplement parce qu’il sait que libérer le code, et permettre à d’autres de construire par dessus, est le moyen le plus rapide de donner une place à un produit dans un marché concurrentiel. En faisant cela, il est vrai que Google promeut les standards ouverts et l’open source, mais seulement jusqu’à un certain point.

La différence principale est que Google voit l’open source comme un moyen de générer davantage de revenus, alors que Firefox voit les revenus générés par la barre de recherche comme un moyen de favoriser son travail de protection et d’amélioration d’un Web ouvert. Entre les deux, je sais où je préfère placer ma confiance pour l’avenir.

Notes

[1] Crédit photo : Laihiu (Creative Commons By)




Citation de Lessig à propos de la Free Software Foundation de Stallman

Il y a un an, Lawrence Lessig, qu’on ne présente plus (sinon un coup de Wikipédia et ça repart), rendait en vidéo un bel hommage à la Free Software Foundation (FSF) de Richard Stallman, dans le cadre de sa campagne de soutien[1].

Nous avons choisi d’en traduire un court passage jugé particulièrement fort et significatif.

Le monde se numérise à une vitesse telle que l’on n’a parfois même pas le temps de penser aux enjeux et conséquences de cette numérisation. Fort heureusement il existe quelques boussoles qui évitent de totalement nous perdre…

“The Free Software Foundation and Richard Stallman’s work represents the most important work for freedom that this culture (the American culture) has seen in many many generations, because it takes the idea of freedom and it removes it from the ivory tower and it removes it from lawyers and places it in a community—a technology community—that is one of the most important communities defining the contours of freedom that most people in our culture—and increasingly around the world—will know.”

Ce qui pourrait donner :

« Les activités de la Free Software Foundation et de Richard Stallman constituent pour la liberté le travail le plus important qu’ait vu cette culture, la culture américaine, depuis plusieurs générations. En effet, la Fondation s’empare de l’idée de liberté et la sort de sa tour d’ivoire, elle la soustrait à la chasse gardée des juristes, et la plonge au cœur d’une communauté – de nature technologique – qui est l’une des mieux à même de définir les contours de la liberté telle que vont la connaître la plupart des gens, dans notre société et dans le monde entier. »

Notes

[1] J’en profite pour signaler que la Free Software Foundation a toujours besoin de nous.




Le long chemin du Libre Accès au Savoir à l’Université

Liber - CC by-saLa question du libre accès au savoir en général et à l’université en particulier est un enjeu fondamental de nos sociétés contemporaines.

Nous en avions déjà parlé sur le Framablog en relayant une fort intéressante interview de Jean-Claude Guédon.

Aujourd’hui, alors que l’on dispose de tout l’arsenal technique et juridique nécessaire pour en assurer sa large diffusion, il est encore recouvert d’un voile. Un voile hérité du passé qui a ses raisons historiques mais qu’il convient désormais petit à petit de tenter de lever[1].

C’est tout l’objet de cette dense et instructive traduction qui s’intitule fort judicieusement « Découvrir le libre accès ».

Découvrir le libre accès

Uncovering open access

Michael Patrick Rutter et James Sellman – 9 novembre 2010 – OpenSource.com
(Traduction Framalang : Gagea, Zilor, Seb seb et Siltaar)

Pour le grand public, « faire de la science » ne concerne que la recherche. Mais à dire vrai, ce n’est qu’à moitié exact. Réfléchissez à l’expérience d’un obscur moine Augustin du XIXe siècle…

De 1856 à 1863, Gregor Mendel a cultivé et observé 29.000 plants de pois et a réussi à percer quelques-uns des secrets de l’hérédité, y compris les notions de traits dominants et récessifs.

En 1865, Mendel présente ses découvertes lors d’une conférence en deux parties, « Recherches sur des hybrides végétaux » devant la Société d’Histoire Naturelle de Brünn (aujourd’hui Brno, République tchèque). Il publie ses résultats un an plus tard dans les comptes-rendus de la société, dont on connaît 115 exemplaires ayant été distribués. Après cela, son travail minutieux a disparu — pratiquement sans laisser de traces — pendant 35 ans. À l’échelle de la recherche scientifique, un éon.

Du coup les biologistes avancent à grand-peine, recherchant vainement à expliquer l’hérédité à travers d’étranges théories sur les mélanges ou encore avec la notion sérieuse mais erronée de « pangenèse » de Darwin. Finalement, en 1900, le travail de Mendel est redécouvert et aide à lancer la science moderne de la génétique. Le destin des recherches de Mendel est un rappel brutal qu’outre la découverte, la science est fortement assujettit à la diffusion, c’est-à-dire à l’accès de ces découvertes.

Le libre accès vise, par la puissance d’Internet, à rendre la documentation universitaire disponible gratuitement au monde entier. Aucun mot de passe. Aucun frais d’abonnement. Et aujourd’hui, il est dans l’œil du cyclone de la publication scientifique — avec Harvard, et un innatendu semeur de discorde nommé « Stuart Shieber ‘81 », en plein cœur du débat.

Shieber, informaticien de l’école d’ingénieur et des sciences appliquées (SEAS) de Harvard et infatigable défenseur du libre accès, a mis en place un programme de libre accès à la connaissance que la faculté des arts et sciences de Harvard (FAS) a adopté unanimement en février 2008. Réfléchi, la voix douce, presque serein, on a de la peine à l’imaginer jouant le rôle du révolutionnaire.

Richard Poynder, astucieux observateur du paysage changeant du journalisme et de l’édition, a insinué sur son blog qu’il manquait à ce « modèle » pour le libre accès, le cran nécessaire pour mener le mouvement plus loin. Mais résolu, Shieber persévère.

Le cœur de sa proposition : « chaque membre d’une faculté accorde au président, et à ses collaborateurs, de l’université d’Harvard la permission de rendre disponible ses articles universitaires et d’y jouir des droits d’auteurs ». Ne vous laissez pas tromper par ce lieu commun : c’est une vraie bombe. Cela a fait la « une » et a agité Internet, salué par des titres tels que « audacieux et visionnaire » et même par « un coup de pied dans la fourmilière du monde académique ».

Tandis que la politique de libre accès d’autres universités se base sur l’aptitude individuelle des membres à choisir, celle d’Harvard consiste à rendre leur travail librement (et gratuitement) disponible par défaut, à moins que — pour une publication en particulier — un membre de l’université décide du contraire.

Selon Peter Suber, un fervent défenseur du libre accès et actuellement enseignant de passage à l’école de droits « Centre pour Internet et la Société » de Berkman, il s’agit de « la meilleure politique universitaire qui existe ». Un bureau nouvellement créé pour les communications universitaires (OSC), dirigé par Shieber, a été chargé de gérer cette politique, incluant l’archivage des publications dans un dépôt central, connu sous le nom de DASH, pour « accès numérique au savoir à Harvard » (NdT : Digital Access to Scholarship at Harvard).

Mais pourquoi tout ce ramdam ? Internet n’a t-il pas déjà mis les sphères du savoir à la portée de tous d’un simple clic de souris ? Paradoxalement rien n’est moins sûr. Shieber fait en effet remarquer que, contrairement à ce qui est communément admis, l’accès des académies à des informations universitaires pertinentes est en fait en train de diminuer. Le problème ne vient pas de la technologie utilisée pour diffuser le savoir mais plutôt de l’incapacité croissante des institutions et des individus à payer pour y accéder. À côté, la politique de Harvard est d’une limpide et élégante simplicité. Suber explique ainsi qu’« avec cette nouvelle politique, les membres de la faculté gardent certains des droits qu’ils avaient précédemment donnés aux éditeurs, et utilisent ces droits pour permettre le libre accès ».

Pour les traditionnels éditeurs académiques, c’était un coup de semonce sans précédent. De plus, le département d’éducation et le département de droit ont rapidement adoptés des politiques similaires. Et le 15 septembre, les unversités de Cornell, de Darmouth, du MIT et l’université de Californie de Berkeley ont toutes rejointes Harvard dans un accord général pour supporter la publication en libre accès, en fournissant un support administratif, technique et financier.

Le changement est dans l’air du temps, mais où cela nous mène t-il, et qu’est-ce que cela présage ? Pour comprendre la controverse sur le libre accès vous devez revenir en arrière et explorer la longue histoire de l’université, l’ascension de l’édition universitaire et les financements fédéraux de la recherche depuis la Seconde Guerre mondiale, en bifurquant également vers l’ascension d’Internet et le rôle changeant des bibliothèques. Vous rencontrerez même, au cours de ce voyage, la nature de l’homme (ou, au moins celle de l’université). C’est un parcours compliqué mais essentiel pour comprendre où nous en sommes… et ce vers quoi nous nous dirigeons.

Le caractère d’imprimerie mobile crée une brèche dans la tour d’ivoire

Avant les Lumières, l’université était une structure très différente des institutions d’aujourd’hui centrées sur la recherche. Les universités médiévales, telles que Oxford (vers 1167), avaient un accent essentiellement religieux, et pendant des siècles leurs efforts de diffusion ont eux aussi été motivés par la foi : Harvard, par exemple, a été fondée en 1636 principalement dans le but de former des ministres. Mais petit à petit, sous l’influence des principes humanistes qui ont émergé au cours de la Renaissance, l’université amorça une métamorphose en donnant finalement naissance à la structure de recherche que nous connaissons aujourd’hui. Et la publication est au cœur de cette transformation.

L’Oxford University Press (OUP) a été l’un des tout premiers éditeurs académiques modernes. Comme l’explique le site de l’OUP, il est apparu dans le cadre de « la révolution des technologies de l’information à la fin du XVe siècle, qui a commencé avec l’invention de l’imprimerie à partir des caractères mobiles ». Lettres de plomb, nichées dans des cassetins en bois, il y a quelque chose de séduisant à mettre en parallèle la révolution numérique et un ensemble de bouts de métal tâchés. Mais comparez la tâche ardue de la copie à la main et l’enluminure d’un manuscrit avec la facilité toute relative de mettre en place (et imprimer) un caractère, et d’un seul coup vous vous rendrez compte des progrès immenses qui ont été alors accomplis.

De plus, avec l’adoption généralisée de l’imprimerie moderne, les portes de l’académie se sont petit à petit ouvertes. Les universités ont commencé par publier des Bibles et d’autres travaux religieux mais rapidement l’étendue de leur activité à commencé à s’élargir, se diversifiant dans les dictionnaires, les biographies, la musique, et les journaux. Les universités ont appris que pour conserver le savoir de leur faculté, ils avaient besoin de le diffuser : le savoir et l’accès au savoir sont allés de pair. Par conséquent les universités se sont aussi tournées vers l’édition de contenus académiques, et vers le XVIIIe siècle, beaucoup ont publiés leurs propres revues de recherche.

Les éditeurs commerciaux avancent prudemment dans le paysage

En revanche, les éditeurs commerciaux firent leur entrée dans le paysage académique de manière plus progressive. La publication commerciale était déjà soumise à une grande compétition, et les éditeurs peu enclins à prendre des risques. Dans un essai perspicace sur la presse universitaire américaine, Peter Givler remarque que livrer la publication de « la recherche académique hautement spécialisée » aux lois du marché « reviendrait, en effet, à la condamner à languir sans public ». Mais, contrairement à d’autres, les éditeurs commerciaux, avaient cependant les moyens nécessaire à sa distribution.

Pourtant, malgré le développement des presses universitaires et le foisonnement de l’activité scientifique, les résultats des travaux de recherche continuèrent à être étonnamment inacessibles. Jusqu’au XIXe siècle, la plus grande partie de l’échange d’information scientifique avait lieu dans des cercles fermés — dans les salons victoriens d’organisations réservées aux membres, comme la Royal Society en Angleterre, ou dans les sociétés scientifiques locales d’histoire naturelle devenant de plus en plus nombreuses. Même si nombre de ces sociétés publiaient des Comptes-rendus, elles et leurs publications, limitèrent l’accès aux trouvailles scientifiques — comme dans le cas de Mendel et des 115 tirages connus des Comptes-rendus de la Société d’Histoire Naturelle de Brünn de 1866.

De tels effort reflètent au moins la prise de concience du besoin de diffuser les savoirs. Aux États-Unis, par exemple, l’Association américaine pour l’avancée de la science (AAAS) fut fondée en 1848. Et La Lawrence Scientific School (ancêtre de SEAS), à Harvard, fut créée entre 1846 et 1847. Dans une lettre à l’Université, Abbott Lawrence — dont les dons permirent la fondation de la nouvelle école — exprima son inquiétude quant au fait « que nous avons été plutôt négligents dans la culture et l’encouragement de la partie scientifique de notre économie nationale ». Les éditeurs, à quelques exceptions près, étaient de ceux qui délaissaient l’entreprise scientifique de l’État. Et à la fin du XIXe siècle, la publication universitaire commerciale commença à se rapprocher de son apparence actuelle. En 1869, par exemple, l’éditeur Alexander Macmillan créa la revue Nature en Angleterre (Celle-ci n’a essentiellement survécu pendant un moment que par un travail personnel passioné : selon le site internet de Nature, Macmillan « supporta une aventure à perte pendant trois décennies »).

Aux États-Unis, la revue Science Magazine (qui sera plus tard simplifiée en Science) joua un rôle semblable, en tant que journal de connaissance scientifique générale. Et, comme Nature, elle dût affronter des défis économiques. Du temps de Thomas Edison et Alexandre Graham Bell, le journal commença à être imprimé en 1880. Mais il survécut tout juste à une série de crises financières, avant d’atteindre un niveau de stabilité grâce à un partenariat avec la revue de l’AAAS alors naissante. Science et Nature élevèrent, et même libérèrent, la communication universitaire, offrant une large vue d’ensemble des découvertes à tous ceux acceptant de payer la cotisation, alors relativement faible. De plus, de nombreux anciens éditeurs universitaires devenus commerciaux, comme Macmillan, ont estimé que la diffusion du savoir pouvait être facteur de profit.

Mais quel est l’intérêt des efforts de publication de l’époque victorienne en ce qui concerne le savoir libre d’accès ? Les problématiques présentes à la naissance du savoir moderne et de la publication universitaire (comment diffuser et archiver le savoir et, tout aussi important, comment payer pour celà) sont toujours les mêmes. Ce sont les même défis que nous devons affronter aujourd’hui. Depuis les manuscrits enluminés à la main et aux bordures dorés, en passant par les caractères de plomb et les presses à vapeur, jusqu’au silicium, aux bits et aux octets, le problème a toujours été celui de l’accès : qui le possède, qu’est-ce qu’il coûte, et est-il suffisant ?

Les chercheurs et les éditeurs — un partenariat en péril

Durant la dernière moitié du XXe siècle, alors que l’effectif des entreprises scientifiques, des collèges et des universités allaient croissant, un partenariat durable a vu le jour entre les chercheurs et les éditeurs. Ironiquement, une grande partie du mérite en revient à la Seconde Guerre Mondiale. En effet La guerre a mis en évidence l’importance stratégique non seulement de la science mais de l’accès à l’information scientifique. Dès le départ, le président Franklin D. Roosevelt et le premier ministre Winston Churchill sont parvenus à un accord informel stipulant que les États-Unis et la Grande Bretagne devraient partager (sans frais) tout développement scientifique ayant une valeur militaire potentielle. Le gouvernement fédéral a aussi collaboré comme jamais il ne l’avait fait auparavant avec les universités et le secteur privé, surtout pour le projet Manhattan et la création de la bombe atomique, mais aussi dans l’organisation d’autres développements comme le radar, le sonar, le caoutchouc artificiel, le nylon, la fusée de proximité, et le napalm (conçu entre 1942 et 1943 par une équipe de Harvard dirigée par le professeur de chimie Louis F. Fieser). Cet engagement fédéral dans la recherche scientifique ne s’est pas arrêté la paix venue, bien au contraire il a continué à se développer.

C’est ainsi que Edwin Purcell, « Gerhard Gade University Professor » (NdT : Titres universitaires à Harvard), émérite, et co-lauréat du prix Nobel de physique en 1952, a contribué au développement des principes de la résonance magnétique nucléaire (RMN). Dans les décennies qui suivirent, les sciences appliquées ont continuées à fleurir. Ainsi à Harvard, Harold Thomas Jr., « Gordon McKay Professor » en génie civil et sanitaire, dirigea seul le fameux programme de l’eau de Harvard, tandis que Ivan Sutherland mena des recherches qui ont abouti à son fameux casque virtuel, une des premières tentatives de réalité virtuelle, sans oublier bien sûr que l’université est devenue un des premiers nœuds sur ARPANET, le précurseur d’Internet.

Profitant de l’activité bouillonante de la recherche, des économies d’échelle offertent par les avancées dans les techniques d’impression, et de leurs compétences rédactionnelles bien établies, les éditeurs commerciaux se ruèrent sur la science comme une entreprise viable et rentable. De nouveaux domaines fleurirent — l’informatique, les sciences cognitives, les neurosciences — chacun accompagné par les revues spécialisées dédiées. De bien des façons, les maisons d’édition (et spécialement les éditeurs de tels journaux) ont rejoint les universitaires en tant que partenaires dans l’aventure universitaire. Les membres de la faculté fournissaient le contenu ; les maisons d’édition sélectionnaient des groupes de relecteurs bénévoles, organisaient la promotion et la distribution, et aidaient à peaufiner et nettoyer les manuscrits. Et puisque, selon elles, les maisons d’édition universitaires aidaient les différents domaines de recherches à s’organiser et à prendre forme, elles demandaient aussi généralement que les auteurs cèdent tous leurs intérêts sur les droits d’auteur (dans la plupart des cas sans aucune contrepartie financière).

Le partenariat a alors été considéré comme analogue au rôle des musées d’art. Si les gens voulaient voir les tableaux, ils devaient payer pour entrer. Et si les artistes voulaient que d’autres voient leurs créations, ils devaient confier ce travail à la galerie ou au musée. Étant donné le petit nombre d’inscrits et la haute qualité de la valeur ajoutée du travail éditorial, le coût de l’accès semblait justifié. Parce qu’avant l’essor de l’édition instantanée en ligne, comment les universitaires pouvaient-ils diffuser leurs travaux d’une manière plus durable que la présentation orale ? Shieber explique que, spécialement dans les vingt dernières années, « la demande a été statique, et elles (les maisons d’édition) en ont clairement tiré un gros avantage ». Ce qui n’était pas un problème pour les chercheurs : ils « n’ont jamais vraiment connu les coûts directs » parce que les bibliothèques universitaires payaient l’addition.

Malheureusement, aussi bien pour les unversitaires que pour les maisons d’édition, la lune de miel a tourné court. Bien avant l’actuelle tempête économique, le modèle de tarification établi pour les publications universitaires a en effet commencé à se dégrader. Les maisons d’édition ont fait payer des frais d’abonnement toujours plus élevés (les abonnements institutionnels en ligne à des revues comme Brain Research — recherche sur le cerveau — peut maintenant coûter jusqu’à 20 000 $ à l’année). Les bibliothèques et les universités ont certes protesté contre l’augmentation des prix mais ont initialement rien fait pour réellement empêcher cette inflation. Alors que des organismes privés peuvent négocier de meilleurs accords avec les maisons d’édition, dans l’ensemble, les bibliothèques ont été perdantes dans l’histoire.

Par exemple, en 2007 l’Institut Max Planck a arrêté son abonnement au revues de Springer en signe de protestation du coût trop élevé. Mais un an plus tard l’Institut s’est réabonné après avoir négocié une période d’essai « expérimentale », un confus mélange de libre accès et de modèles d’abonnement avec Springer (ils se murmurent que se sont les chercheurs eux-mêmes qui souhaitaient continuer à accéder aux revues). En vertu de l’accord, tous les auteurs de Max Planck ont accédé à 1200 revues et ont vu les coûts supprimés par le programme « choix libre » de Springer « en échange du paiement d’émoluments (pour frais de traitement de l’article) ». À coup sûr un signe de progrés, mais un progrès limité puisque cantonné à Max Planck qui devait de plus encore payer une note considérable (les conditions financières n’ont pas été divulguées). Pour les autres institutions cela demeurait verrouillé.

En fait, des coûts prohibitifs d’abonnement et, plus récemment, des coupes dans leur propre budget ont contraint de nombreuses bibliothèques à faire des économies sur les abonnements de revues en ligne ou imprimées. Même pendant sa période faste, Harvard (qui entretient une des plus grandes bibliothèques au monde) n’a pas été capable de s’abonner à chaque revue. Aujourd’hui la situation est pire encore. Un des problèmes, explique Martha « Marce » Wooster, à la tête de la bibliothèque Gordon McKay du SEAS, vient du manque d’« algorithmes qu’un bibliothécaire peut utiliser pour déterminer quel journal garder ou supprimer », basés aussi bien sur le prix que sur le besoin d’accéder à ce journal. Dans certains cas, les maisons d’édition proposent dorénavant de multiples revues par lots, profitant de l’aubaine des portails en ligne. Vous pouvez encore vous abonner à des revues à l’unité mais les économies sur les coûts globaux par rapport à l’achat du lot entier sont limitées voire nulles. Le résultat est que — mis à part les échanges entre bibliothèques ou la correspondance directe avec les chercheurs — l’unique solution pour un universitaire d’accéder à certains résultats particulier est de payer le tarif en vigueur élevé fixé par la maison d’édition. Avec les restrictions budgétaires continues imposées aux bibliothèques, l’équation est devenu de plus en plus difficile pour le monde universitaire.

Repenser le modèle

Internet est bien sûr le dernier maillon dans la chaîne d’évènements qui menace le partenariat académico-commercial. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Le Web a modifié drastiquement des pans entiers de notre activité, et l’université n’y a pas échappé.. À SEAS, par exemple, les cours CS 50 « Introduction à l’informatique I » et QR 48 « Les bits » sont disponibles en ligne (NdT : « Computer Science 50 » est un cours d’introduction à l’informatique de l’université de Harvard et QR 48 est un cours sur le raisonnement empirique et mathématique sur le sujet des « bits »). Et la série d’introduction aux Sciences de la vie se sert d’un support multimédia en lieu et place du bon vieux manuel papier. L’initiative MIT Opencoursware est un ambitieux programme pour rendre accessible, gratuitement et en ligne, une grande partie du contenu des cours du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais étonnament, alors que l’on peut faire de plus en plus de choses en lignes (envoyer des cartes postales, gérer son compte banquaire, renouveler son permis de conduire, etc.), les connaissances produites par les centres de recherche tel Havard sont restées, en comparaison inaccessibles, enfermées dans une sorte de cellule virtuelle. Comment a-t-on pu laisser cela se produire ?

Avant son émergence en tant que centre d’achats ou de constitution de réseaux sociaux à part entière, Internet était utile aux chercheurs. Mais si le modèle commercial actuel de publication persiste (laissant les éditeurs seuls gardiens du savoir académique en ligne), Internet pourrait devenir un frein, plutôt qu’un catalyseur, à l’avancé du travail universitaire. « Si l’éditeur possède et contrôle les connaissances académiques », explique Shieber, « il n’y a aucun moyen de l’empêcher d’en restreindre l’accès et de faire payer pour cet accès ». Aux débuts d’internet, le coût de la numérisation des documents imprimés était loin d’être négligeable, et les éditeurs pouvaient justifier des tarifs d’abonnement en ligne élevés alors qu’ils déplaçaient le contenu du journal vers ce nouveau média incertain. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Mais existe-t-il des alternatives viables ? Toute solution nécessitera de repenser le statu quo dans la publication académique. Une possibilité réside dans les journaux à libre accès, comme les publications de PLoS (Public Library of Science), fondée en 2000 par le lauréat du prix Nobel Harold Varmus. Dans les journaux de PLoS, les auteurs conservent tous les droits sur leurs travaux, et chacun peut télécharger et utiliser gratuitement l’information de PLoS, à condition de leur en attribuer le crédit et le mérite. Mais ces efforts restent éclipsés par les journaux payants nécessitant un abonnement, et la plupart des publications traditionnelles continuent à « compter davantage » du point de vue du statut académique. De plus, les entreprises de libre accès ne sont pas sans coûts : ces journaux ont tout de même besoin d’être soutenus et maintenus.

Dans le cas de nombreux journaux à accès libre, ces coûts sont transférés du lecteur vers l’auteur. On a ainsi vu un journal phare de PLoS demander à l’auteur autour de 3 000 $ pour la publication d’un article. Ceci rend les journaux à abonnements (qui ne font en général pas payer les auteurs pour la publication) bien plus attractifs pour de nombreux auteurs.

De plus, il est important de se rendre compte de la valeur ajoutée apportée par les éditeurs commerciaux. À l’âge de la publication instantanée, nous dit Shiever, « on a besoin de personnes qui font le travail que les éditeurs et les journaux fournissent actuellement ». Ceci comprend la gestion de la procédure d’évaluation par les pairs, le travail éditorial et de production, ainsi que la distribution et l’archivage du produit final. Tout aussi important, « il y a la création d’une identité de marque et l’imprimatur », qui accompagnent « plus ou moins consciemment » la publication dans un journal donné.

Le Web a rendu possible de « dissocier » ces tâches : l’évaluation par les pairs peut avoir lieu sur un forum en ligne ; le travail d’édition et de production peut être fait à peu près n’importe où. Mais ces tâches elles-mêmes (et leur coordination) restent essentielles, et elles ont un coût. Malheureusement, explique Wooster, la techologie du Web doit encore trouver pour la publication académique « une base économique qui ne soit pas dysfonctionnelle ». Bien que cela puisse paraître contre-intuitif, le passage du savoir papier au Web a conduit à une augmentation significative des prix (contrairement au passage de la musique des CDs aux MP3s), malgré l’élimination d’une multitude de coûts standards d’impression. Shieber pressent qu’il doit nécessairement y avoir un autre système, dans lequel le savoir finira par gagner.

L’homme qui possède un plan

Fortement incités à publier dans des revues commerciales, pourquoi ceux qui aspirent à devenir membre de la faculté choisiraient-ils le libre accès ? C’est là qu’intervient Shieber. Son plan est de rendre le libre accès viable, essentiellement, en nivelant le terrain de jeu de la publication universitaire. Selon Shieber, la seule chose nécessaire pour mettre le libre accès sur un pied d’égalité avec les solutions commerciales est que « ceux souscrivant aux services d’un éditeur proposant des journaux payants sur abonnement s’engagent également via un simple contrat à apporter leur soutien aux journaux en libre accès ».

Cet engagement, s’il est accepté par de nombreuses universités et organismes de financement, pourrait inciter les facultés à publier dans les journaux à libre accès. Assumer les frais de publication de libre accès est certainement un engagement coûteux à prendre pour une institution, mais cela pourrait sur le long terme être totalement compensé par la diminution des frais pour les journaux payants sur abonnement. De plus, le mouvement amorcé, les journaux à abonnement existants pourraient même se convertir doucement aux modèles de libre accès (si les bénéfices s’avéraient suffisament convaincants). Le contrat de Shieber a un autre avantage : le fait de payer pour publier rend les choses plus transparentes. Traditionnellement, explique Shieber, « les lecteurs d’articles universitaires ont été bien épargnés du coût de la lecture ». Si les universités étaient amenées à affronter les coûts réels, elles s’engageraient plus facilement à faire face au problème.

Pour Shieber, un tel contrat serait un moyen rationel, juste et économiquement viable de soutenir la publication académique. D’autres, plus radicaux, en sont moins convaincus. Il est naturel de se demander : « Pourquoi y aurait-il un quelconque problème ou la nécessité d’un contrat ? Pourquoi de nos jours quelqu’un devrait-il payer pour accéder au savoir ? ». Stevan Harnad, professeur de sciences cognitives à l’École d’électronique et d’informatique de l’université de Southampton (Royaume-Uni), et « archivangéliste » au célèbre franc parlé, est favorable au fait de donner aux universitaires le feu vert pour archiver gratuitement et immédiatement tous les articles qu’ils ont écrits. Il résume ses arguments dans cet haiku :

It’s the online age
You’re losing research impact…
Make it free online.

Que l’on pourrait traduire par :

Nous sommes à l’ère numérique
Votre recherche perd de son impact…
Publiez-là en ligne librement.

Principes opt-ins, définitions du droit d’auteur, fastidieuses négociations avec l’éditeurs pour baisser frais voire accorder le libre accès…, Harnad pense que tout ce qui nous détourne de cet objectif d’obtenir rapidement l’accès universel nous empêche d’aborder de front le vrai problème. Et dans ce cas, soutient Harnad, la communauté scientifique « se sera une nouvelle fois tiré une balle dans le pied ». Plutôt que replacer les chaises sur le pont du Titanic, dit-il, pourquoi ne pas faire quelque chose qui change vraiment la donne ? Le paradigme d’Harnad : l’auto-archivage en libre accès, les auteurs publiant leurs documents dans des archives digitales ouvertes. Selon lui, même les éditeurs bien intentionnés et les institutions cherchant à aider les universitaires empêchent ces derniers d’atteindre directement leur public.

Shieber répond à ces reproches comme le ferait un ingénieur. De nombreux aspects de l’édition commerciale fonctionnent bien, dit-il. Plutôt que de se battre contre le système dans sa globalité, notre but devrait être de l’installer sur une base saine et réaliste. « Tu peux être passionné par toutes sortes de choses », explique-t-il, « mais si elles ne reposent pas sur une économie, cela ne marchera pas ». Les notions telles que « on devrait simplement tout laisser tomber » ou « l’information veut être libre » ne sont pas de vrais solutions. Le modèle du contenu libre, même avec l’aide de la publicité, n’est probablement pas viable à court terme, sans même parler du long terme (l’industrie de la presse papier peut en témoigner). Même s’il loue les bonnes intentions des défenseurs du libre accès comme Harnard, Shieber nous avertit que la situation est loin d’être simple. « On se complaît un peu dans l’idée qu’une fois qu’on aura réglé le problème du libre accès, nos problèmes seront résolus », dit Shieber. La réalité, craint-il, ne sera pas si serviable.

Un vieux cas d’étude de l’American Physical Society (APS) souligne ce point. Dans un article paru dans la newsletter de l’APS de Novembre 1996, Paul Ginsparg (maintenant professeur de physique à Cornell) rermarquait :

Les maisons d’édition s’étaient elles-mêmes définies en termes de production et de distribution, rôles que nous considérons maintenant comme largement automatisés… « La » question fondamentale à ce moment là n’est plus de savoir si la littérature de la recherche scientifique migrera vers une diffusion complètement électronique, mais plutôt à quelle vitesse cette transition se fera maintenant que tous les outils nécessaires sont sur Internet.

Ginsparg a suggéré qu’une transition vers une diffusion électronique résolverait rapidement le problème d’accès. Mais plus d’une décennie plus tard, avec les revues scientifiques dûment installées sur Internet, le problème de l’accès continue à être délicat et non résolu. « Les gens sont des acteurs économiques », explique Shieber, « et cela signifie qu’ils travaillent dans leur propre intérêt, quelles que soient les contraintes auxquelles ils sont soumis ». Pour les maisons d’édition, posséder les droits d’auteur pour publier des articles et restreindre l’accès (à travers des cotisations élévées) augmente les probabilités de rendre les publications universitaires rentables. Mais qu’en est-il des universitaires ? Tandis qu’il est du plus grand intérêt des chercheurs de disposer de l’accès le plus large possible à leur travail, les récompenses (et l’habitude) du système existant exercent une force d’attraction puissante.

Shieber soutient qu’à moins que les avantages soient justes, autorisant les auteurs et les maisons d’édition à choisir parmi plusieurs plateformes d’édition sans pénalités, le savoir continuera à souffrir jusqu’à ce qu’une crise se produise. « Bien que vous ne puissiez pas séparer l’aspect économique des problèmes d’accès », dit-il, « les problèmes économiques sont clairement secondaires ». Une fois les aspects économiques réglés, les universités seront capable de se concentrer pour amener le savoir au niveau supérieur. Et c’est là, en discutant du rôle de l’université comme passerelle vers la connaissance, qu’il laisse clairement sa passion ressurgir. « L’université est sensée être engagée dans la production de connaissances pour le bien de la société », dit-il, « donc la société ne devrait-elle pas être capable d’en recevoir les bienfaits ? ».

Des bourses d’études comme bien(s) public(s)

Le choix de Shieber de se concentrer sur les aspects économiques et pratiques a indubitablement du mérite, et s’articule bien avec l’accent mis par la SEAS sur « ce qui marche » et « les applications pratiques ». Mais d’autres facteurs sont en jeux : le libre accès soulève des questions de principes, à la fois philosophiques et politiques. Sans le libre accès, comment le savoir peut-il promouvoir efficacement le bien public ? Pour certains — par exemple ceux qui trouvent difficile d’imaginer les mots « savoir » et « bien public » dans la même phrase — la limitation de l’accès à un article sur l’effet Casimir ou une nouvelle interprétation de l’Ulysse de James Joyce n’est pas vraiment une question de première importance. Ce ne sont que des considérations intellectuelles.

Dans le cas des sciences, de l’ingénierie et de la médecine, les gens comprennent en général que la recherche basique, apparement ésotérique, peut amener à de grandes améliorations dans nos vies : la résonnance magnétique nucléaire nous a conduit à l’imagerie par résonnance magnétique (IRM) améliorant les diagnostiques médicaux ; les technologies digitales et laser sont à l’origine des CD et des DVD ; et un melon cantaloup pourrissant dans un laboratoire de recherche de Peoria (Illinois) nous a fait découvrir la pénicilline. Wooster se demande si les bénéfices futurs pourraient être menacés par la rétention actuelle de l’information universitaire. « Si personne n’est au courant d’une découverte », dit-elle, « c’est un grand préjudice qui est fait au monde entier. Si l’intention des universités est vraiment de rendre le monde meilleur, nous devons y réfléchir sérieusement ».

Et il y a d’autres questions de principe en jeu. Comme le dit Wooster, « Cela a toujours été malsain que l’université fasse les recherches, rédige les articles et qu’enfin elle les offre — pour que nous soyions ensuite obligés de les racheter… N’est-on pas déjà sensé les posséder ? » D’autres utilisent un argument semblable concernant les contribuables : ils se voient refuser quelque chose qu’ils ont déjà payé. Après tout, les fonds fédéraux soutiennent une grande part de la recherche universitaire (en 2009, les fonds fédéraux ont financé environ 80% de toute la recherche du SEAS). Mais, à quelques exceptions près, les droits sur ces recherches à financement public — quand elles sont publiées dans une revue académique traditionnelle — sont transférés gratuitement à l’éditeur. Sans même se demander si le contribuable s’intéresse à, par exemple, la lecture des dernières avancées de la technologie des piles à combustible, Shieber et d’autres partisans du libre accès soutiennent qu’ils devraient pouvoir choisir : ce principe devrait toujours s’appliquer.

Ces considérations suggèrent un autre modèle valable pour le libre accès du savoir, indépendamment de l’auto-archivage et du contrat de Shieber. Le gouvernement fédéral pourrait s’en charger : après tout, l’enjeu n’est pas simplement le « bien public » mais aussi les biens publics. Étant donné qu’une grande partie de la recherche est financée publiquement, les citoyens (et leur gouvernement) sont concernés par les résultats (et l’accès à ces résultats). En d’autres termes, le partenariat chercheur-éditeur n’est pas bipartite — c’est une « route à 3 voies ». Peut-être les bourses fédérales de recherche pourraient-elles stipuler que les découvertes réalisées à partir de soutiens publics doivent être rendues disponibles gratuitement, soit par leur publication dans des journaux en libre accès, soit, si elles sont publiées dans des journaux à abonnement, en les rendant simultanément accessibles via une archive digitale gratuite. Parallèlrement, les bourses fédérales de recherche pourraient couvrir les coûts légitimes de publication. Le résultat, après quelques petits ajustements, pourrait réconcilier les intérêts de toutes les parties.

En fait, nous avons déjà un modèle qui fonctionne pour une bonne partie de cette approche, dans le domaine de la recherche médicale. La Bibliothèque Nationale de Médecine des États-Unis, faisant partie des Instituts Nationaux de la Santé (NIH, pour National Institutes of Health), gère PubMed, une vaste base donnée de citations et de résumés d’articles. Elle maintient aussi PubMed Central, une « archive numérique gratuite de ce qui s’est écrit en biomédecine et biologie ». En avril 2008, à la demande du Congrès, les NIH ont adopté une nouvelle politique d’accès public, ordonnant que tous les chercheurs financés par les NIH publient dans PubMed Central une copie de n’importe quel manuscrit révisé par des pairs et qui a été validé pour publication. Actuellement, cette politique ne prévoit pas de financement pour couvrir les coûts de publication, limitant quelque peu l’impact de la démarche.

Autres moyens d’ouvrir l’accès : des bibliothèques innovantes et des archives numériques

Bien évidemment il ne faut pas se contenter des acquis, et des questions restent ouvertes sur l’issue vraissemblable d’un engagement en faveur du libre accès. Cela conduira-t-il au déclin des maisons d’édition académiques et d’une partie de l’activité de l’édition commerciale ? Shieber affirme que son but (et celui du libre accès en général) n’a jamais été de « détruire les éditeurs ». Les éditeurs et la révision par les pairs sont toujours aussi indispensables, particulièrement dans le Far West sauvage du Web (où blog et article douteux de Wikipédia se côtoient, le tout relayé sans précaution par Twitter).

Pour sa part, Shieber minimise l’impact du débat actuel. « Un très faible pourcentage d’œuvres écrites tomberait dans le libre accès tel qu’il est actuellement en cours de discussion », dit-il. « Aujourd’hui, nous ne parlons que des ouvrages spécialisés en sciences évalués par les pairs ». Le débat ne concerne pas les livres, les éditoriaux, les contenus écrits par des journalistes, etc.. Même si demain la recherche scientifique passait entièrement au libre accès, les éditeurs ne seraient pas pour autant sans travail. En tout état de cause, il subsistera probablement un marché durable pour les versions imprimées des publications (Kindle n’a pas encore détrôné le livre chez Amazon).

Mais qu’en est-il de l’impact sur les bibliothèques ? Comme de plus en plus de collections se retrouvent en ligne, la fonction de stockage de la bibliothèque sera-t’elle diminuée ? Beaucoup de gens pensent que le passage aux revues électroniques et aux collections numériques constituerait une menace fatale pour les bibliothèques. Sur ce point, Wooster soulève des objections. Elle ne pense pas que les bibliothèques numériques seront aussi vitales que les dépôts de papier d’aujourd’hui. John Palfrey, professeur de droit « Henry N. Ess III » (NdT : Titre universitaire à Harvard), à la tête de la bibliothèque de la Faculté de droit de Harvard, et co-directeur du Berkman Center for Internet and Society, prévoit quant à lui l’émergence d’un tout nouveau type de bibliothécaire (illui préfère le terme « empiriste ») liée à la transformation des bibliothèques en centres d’information où les archives en libre auront un rôle prépondérant. Tout comme les éditeurs, les bibliothèques offrent des services qui continueront d’avoir de la valeur, même si les journaux se numérisent et les archives en libre accès se banalisent. Shieber est d’accord. « Les services de bibliothèques (consultation, enseignement, et les nouveaux services conçus pour rendre disponible les documents en libre accès) continueront tous à être nécessaires et seront incorporés dans le domaine de compétence de la bibliothèque », explique t-il. Et Wooster fait remarquer que le rôle de la bibliothèque en tant que lieu pour « un archivage de l’histoire » n’est pas prêt de changer de si tôt.

Progresser sur la question de l’accès peut aussi signifier revenir au rôle traditionnel de la presse universitaire comme éditrice et distributrice du savoir d’une institution donnée (Shieber reconnaît l’ironie d’avoir publié ses livres avec l’imprimerie du MIT plutôt qu’avec celle de l’université d’Harvard).

Les archives numériques universitaires représentent une autre possibilité pour le libre accès. De telles archives prennent déjà naissance, tel que vu dans le dépôt libre accès de DASH ou le projet catalyseur de l’école médicale de Harvard, qui est caractérisé par une base de données de mise en relation des personnes pour relier les chercheurs et la recherche (incluant des liens aux archives DASH) à travers toute l’université. Et quelques domaines (en physique, par exemple) ont depuis longtemps conservé des archives gratuites de pré-publication, par exemple arXiv.org, développé par Ginsparg au sein du département de physique de Cornell.

Mobiliser l’université de Harvard derrière le modèle du libre accès et développer une plateforme concrète pour son implémentation sont de sérieux défis. Shieber a d’ailleurs invité Suber un collègue expert du libre accès et membre non permanent du centre Berkman pour contribuer plus avant à promouvoir le processus. Shieber prévient qu’un changement vers le libre accès prendra du temps. Quand bien même que les problèmes conceptuels et économiques aient été résolus, il ne préconise pas de tout bouleverser d’un coup. Mais une fois le problème du libre accès devenu secondaire et les revendications des chercheurs et des éditeurs harmonisées de façon juste et équitable (et viable), alors, pense-t-il, les spécialistes, les universités, les éditeurs, et plus largement, le monde entier seront capable de se concentrer sur un excitant nouveau royaume de découverte. Et n’est-ce pas ce que nous désirons vraiment que la science et la recherche soient ?

Annexe : Pour aller plus loin

En savoir plus à propos du travail de Harvard sur le libre accès :

Cet article a été initialement publié dans la newsletter d’hiver 2010 de la SEAS de Harvard, et a ensuite été posté sur le site opensource.com avec la permission des auteurs, qui ont accepté de le publier pour le public sous la licence Creative Commons BY-SA.

Notes

[1] Crédit photo : Liber (Creative Commons By Sa)




Dan Bull, la vérité vous rendra libre

Dan Bull CC-By-SAPlus que jamais d’actualité suite à l’annonce par WikiLeaks du début de la publication de 250 000 câbles diplomatiques américains, voici une (relativement) nouvelle chanson de Dan Bull, sous-titrée comme pour les précédents morceaux par la fine équipe : Koolfy plus Framalang.

Dan Bull – WikiLeaks et le besoin de liberté d’expression

Dan Bull – WikiLeaks and the Need for Free Speech

—> La vidéo au format webm
—> Le fichier de sous-titres




Longue vie au Web, par Tim Berners-Lee

Neal Fowler - CC By « Sir » Tim Berners-Lee, le père du Web, a livré ce week-end au magazine Scientific American, une analyse complète lucide et accessible des menaces qui pèsent aujourd’hui sur ce curieux phénomène qui depuis vingt ans a changé la face du monde : Internet.

En termes simples, Berners-Lee revient sur l’universalité de ce réseau, qui n’a pu se développer que grâces à des conditions initiales propices :

  • Une technique simple et libre, donc bidouillable par chacun dans son coin;
  • Une conception décentralisée, permettant une croissance tous azimuts;
  • Le principe de neutralité du réseau, qui permet à tous de proposer du contenu.

Or, force est de constater que ces conditions, qui ont démarqué ce que nous appelons aujourd’hui « Internet » des autres tentatives de mise en réseau à grande échelle d’ordinateurs de par le monde, sont attaquées et mises en péril par de grandes entreprises, et, presque comme une conséquence par de nombreux gouvernements. [1]

À la lecture de ce texte, on peut également se rendre compte que la France est malheureusement en bonne position parmi les gouvernements les plus hostiles au réseau, et que la HADOPI, comme un pavé jeté dans la mare, éclabousse effectivement de honte le pays des droits de l’Homme face à ses voisins. Contrastant par exemple clairement avec le droit au haut débit pour tous mis en place par la Finlande et lui aussi mentionné par Berners-Lee.

Toutefois, la principale qualité de cette riche synthèse est son ton résolument grand public, qui a mobilisé l’équipe Framalang tout un week-end pour venir à bout de la traduction des 6 pages de l’article original en moins de 48h.

Longue vie au Web ! Un appel pour le maintien des standards ouverts et de la neutralité

Long Live the Web, A Call for Continued Open Standards and Neutrality

Tim Berners-Lee – lundi 22 novembre – ScientificAmerican.com
Traduction Framalang : Goofy, Pablo, Seb seb, Misc, Siltaar

Le Web est un enjeu crucial non seulement pour la révolution numérique mais aussi pour notre prospérité — et même pour notre liberté. Comme la démocratie elle-même, il doit être défendu.

Le world wide web est venu au monde, concrètement, sur mon ordinateur de bureau à Genève en Suisse en décembre 1990. Il était composé d’un site Web et d’un navigateur, qui d’ailleurs se trouvaient sur la même machine. Ce dispositif très simple faisait la démonstration d’une idée fondamentale : n’importe qui pouvait partager des informations avec n’importe qui d’autre, n’importe où. Dans cet esprit, le Web s’est étendu rapidement à partir de ces fondations. Aujourd’hui, à son 20ème anniversaire, le Web est intimement mêlé à notre vie de tous les jours. Nous considérons qu’il va de soi, nous nous attendons à ce qu’il soit disponible à chaque instant, comme l’électricité.

Le Web est devenu un outil puissant et omniprésent parce qu’il a été conçu suivant des principes égalitaires et parce que des milliers d’individus, d’universités et d’entreprises ont travaillé, à la fois indépendamment et ensemble en tant que membres du World Wide Web Consortium, pour étendre ses possibilités en se fondant sur ces principes.

Le Web tel que nous le connaissons, cependant, est menacé de diverses façons. Certains de ses plus fameux locataires ont commencé à rogner sur ses principes. D’énormes sites de réseaux sociaux retiennent captives les informations postées par leurs utilisateurs, à l’écart du reste du Web. Les fournisseurs d’accés à Internet sans fil sont tentés de ralentir le trafic des sites avec lesquels ils n’ont pas d’accords commerciaux. Les gouvernements — qu’ils soient totalitaires ou démocratiques — surveillent les habitudes en ligne des citoyens, mettant en danger d’importants droits de l’Homme.

Si nous, les utilisateurs du Web, nous permettons à ces tendances et à d’autres encore de se développer sans les contrôler, le Web pourrait bien se retrouver fragmenté en archipel. Nous pourrions perdre la liberté de nous connecter aux sites Web de notre choix. Les effets néfastes pourraient s’étendre aux smartphones et aux tablettes, qui sont aussi des portails vers les nombreuses informations fournies par le Web.

Pourquoi est-ce votre affaire ? Parce que le Web est à vous. C’est une ressource publique dont vous, vos affaires, votre communauté et votre gouvernement dépendent. Le Web est également vital pour la démocratie, en tant que canal de communication qui rend possible une conversation globale permanente. Le Web est désormais plus crucial pour la liberté d’expression que tout autre média. Il transpose à l’âge numérique les principes établis dans la constitution des États-Unis, dans la Magna Carta britannique et d’autres textes fondateurs : la liberté de ne pas être surveillée, filtrée, censurée ni déconnectée.

Pourtant les gens semblent penser que le Web est en quelque sorte un élément naturel, et que s’il commence à dépérir, eh bien, c’est une de ces choses malheureuses contre lesquelles on ne peut rien faire. Or il n’en est rien. Nous créons le Web, en concevant les protocoles pour les ordinateurs et les logiciels. Ce processus est entièrement entre nos mains. C’est nous qui choisissons quelles caractéristiques nous voulons qu’il ait ou non. Il n’est absolument pas achevé (et certainement pas mort). Si nous voulons contrôler ce que fait le gouvernement, ce que font les entreprises, comprendre dans quel état exact se trouve la planète, trouver un traitement à la maladie d’Alzheimer, sans parler de partager nos photos avec nos amis, nous le public, la communauté scientifique et la presse, nous devons nous assurer que les principes du Web demeurent intacts — pas seulement pour préserver ce que nous avons acquis mais aussi pour tirer profit des grandes avancées qui sont encore à venir.

L’universalité est le principe fondateur

Il existe des principes-clés pour s’assurer que le Web devienne toujours plus précieux. Le premier principe de conception qui sous-tend l’utilité du Web et son développement, c’est l’universalité. Lorsque vous créez un lien, vous pouvez le diriger vers n’importe quoi. Cela signifie que chacun doit être capable de mettre tout ce qu’il veut sur le Web, quel que soit l’ordinateur, le logiciel utilisé ou la langue parlée, peu importe qu’on ait une connexion avec ou sans wifi. Le Web devrait être utilisable par des personnes handicapées. Il doit fonctionner avec n’importe quelle information, que ce soit un document ou un fragment de données, quelle que soit la qualité de l’information — du tweet crétin à la thèse universitaire. Et il devrait être accessible avec n’importe quel type de matériel connectable à Internet : ordinateur fixe ou appareil mobile, petit ou grand écran.

Ces caractéristiques peuvent paraître évidentes, allant de soi ou simplement sans importance, mais ce sont grâce à elles que vous pourrez voir apparaître sur le Web, sans aucune difficulté, le site du prochain film à succès ou la nouvelle page d’accueil de l’équipe locale de foot de votre gamin. L’universalité est une exigence gigantesque pour tout système.

La décentralisation est un autre principe important de conception. Vous n’avez nul besoin de l’approbation d’une quelconque autorité centrale pour ajouter une page ou faire un lien. Il vous suffit d’utiliser trois protocoles simples et standards : écrire une page en HTML (langage de balisage hypertextuel), de la nommer selon une norme d’URI (identifiant uniforme de ressource), et de la publier sur Internet en utilisant le protocole HTTP (protocole de transfert hypertexte). La décentralisation a rendu possible l’innovation à grande échelle et continuera de le faire à l’avenir.

L’URI est la clé de l’universalité (à l’origine j’ai appelé le procédé de nommage URI, Universal Resource Identifier – Identifiant Universel de Ressource ; par la suite il est devenu URL, Uniform Resource Locator – Localisateur Uniforme de Ressource). L’URI vous permet de suivre n’importe quel lien, indépendamment du contenu vers lequel il pointe ou de qui publie ce contenu. Les liens transforment le contenu du Web en quelque chose de plus grande valeur : un espace d’information inter-connecté.

Plusieurs menaces à l’encontre de l’universalité du Web sont apparues récemment. Les compagnies de télévision par câble qui vendent l’accès à Internet se demandent s’il faut pour leurs clients limiter le téléchargement à leurs seuls contenus de divertissement. Les sites de réseaux sociaux présentent un problème différent. Facebook, LinkedIn, Friendster et d’autres apportent essentiellement une valeur en s’emparant des informations quand vous les saisissez : votre date de naissance, votre adresse de courriel, vos centres d’intérêts, et les liens qui indiquent qui est ami avec qui et qui est sur quelle photo. Les sites rassemblent ces données éparses dans d’ingénieuses bases de données et réutilisent les informations pour fournir un service à valeur ajoutée — mais uniquement sur leurs sites. Une fois que vous avez saisi vos données sur un de ces services, vous ne pouvez pas facilement les utiliser sur un autre site. Chaque site est un silo, séparé des autres par une cloison hermétique. Oui, vos pages sur ces sites sont sur le Web, mais vos données n’y sont pas. Vous pouvez accéder à une page Web contenant une liste de gens que vous avez rassemblée au même endroit, mais vous ne pouvez pas envoyer tout ou partie de cette liste vers un autre site.

Cette compartimentation se produit parce que chaque élément d’information est dépourvu d’URI. L’interconnexion des données existe uniquement à l’intérieur d’un même site. Ce qui signifie que plus vous entrez de données, et plus vous vous enfermez dans une impasse. Votre site de réseau social devient une plateforme centrale — un silo de données fermé, qui ne vous donne pas le plein contrôle sur les informations qu’il contient. Plus ce genre d’architecture se répand, plus le Web se fragmente, et moins nous profitons d’un unique espace d’information universel.

Un effet pervers possible est qu’un site de réseau social — ou un moteur de recherche, ou un navigateur — prenne une telle ampleur qu’il devienne hégémonique, ce qui a tendance à limiter l’innovation. Comme cela s’est produit plusieurs fois depuis les débuts du Web, l’innovation permanente du plus grand nombre peut être la meilleure réponse pour contrer une entreprise ou un gouvernement quelconque qui voudrait saper le principe d’universalité. GnuSocial et Diaspora sont des projets sur le Web qui permettront à chacun de créer son propre réseau social sur son propre serveur, et de se connecter à d’autres sur leur site. Le projet Status.net, qui fait tourner des sites comme Identi.ca, vous permet de monter votre propre réseau de micro-blogage à la manière de Twitter mais sans la centralisation induite par Twitter.

Les standards ouverts sont le moteur de l’innovation

Permettre à chaque site d’être lié à n’importe quel autre est nécessaire mais pas suffisant pour que le Web ait une armature solide. Les technologies de base du Web, dont les particuliers et les entreprises ont besoin pour développer des services avancés, doivent être gratuites et sans redevance. Amazon.com, par exemple, est devenu une gigantesque librairie en ligne, puis un disquaire, puis un immense entrepôt de toutes sortes de produits, parce que l’entreprise avait un accès libre et gratuit aux standards techniques qui sous-tendent le Web. Amazon, comme tout usager du Web, a pu utiliser le HTML, l’URI et le HTTP sans avoir à en demander l’autorisation à quiconque et sans avoir à payer pour cela. La firme a pu également bénéficier des améliorations de ces standards développées par le World Wide Web Consortium, qui permettent aux clients de remplir un bon de commande virtuel, de payer en ligne, d’évaluer les marchandises achetées et ainsi de suite.

Par « standards ouverts » je veux dire des standards à l’élaboration desquels peuvent participer tous les spécialistes, pourvu que leur contribution soit largement reconnue et validée comme acceptable, qu’elle soit librement disponible sur le Web et qu’elle soit gratuite (sans droits à payer) pour les développeurs et les utilisateurs. Des standards ouverts, libres de droits et faciles à utiliser génèrent l’extraordinaire diversité des sites Web, depuis les grands noms tels qu’Amazon, Craigslist et Wikipédia jusqu’aux blogs obscurs maintenus par des passionnés, en passant par les vidéos bricolées à la maison et postées par des ados.

La transparence signifie aussi que vous pouvez créer votre site Web ou votre entreprise sans l’accord de qui que ce soit. Au début du Web, je ne devais pas demander de permission ni payer de droits d’auteur pour utiliser les standards ouverts propres à Internet, tels que le célèbre protocole de contrôle de transmission (TCP) et le protocole Internet (IP). De même, la politique de brevets libres de droits du W3C (World Wide Web Consortium) dit que les entreprises, les universités et les individus qui contribuent au développement d’un standard doivent convenir qu’ils ne feront pas payer de droits d’auteur aux personnes qui pourraient l’utiliser.

Les standards libres de droits et ouverts ne signifient pas qu’une entreprise ou un individu ne peut pas concevoir un blog ou un programme de partage de photos et vous faire payer son utilisation. Ils le peuvent. Et vous pourriez avoir envie de payer pour ça, si vous pensez que c’est « mieux » que le reste. L’important est que les standards ouverts permettent un grand nombre d’options, gratuites ou non.

En effet, de nombreuses entreprises dépensent de l’argent pour mettre au point des applications extraordinaires précisément parce qu’elles sont sûres que ces applications vont fonctionner pour tout le monde, sans considération pour le matériel, le système d’exploitation ou le fournisseur d’accés internet (FAI) que les gens utilisent — tout ceci est rendu possible par les standards ouverts du Web. La même confiance encourage les scientifiques à passer des centaines d’heures à créer des bases de données incroyables sur lesquelles ils pourront partager des informations sur, par exemple, des protéines en vue de mettre au point des remèdes contre certaines maladies. Cette confiance encourage les gouvernements des USA ou du Royaume-Uni à mettre de plus en plus de données sur le réseau pour que les citoyens puissent les inspecter, rendant le gouvernement de plus en plus transparent. Les standards ouverts favorisent les découvertes fortuites : quelqu’un peut les utiliser d’une façon que personne n’a imaginée avant. Nous le voyons tous les jours sur le Web.

Au contraire, ne pas utiliser les standards ouverts crée des univers fermés. Par exemple, le systéme iTunes d’Apple identifie les chansons et les vidéos par des URI que l’on ouvre. Mais au lieu d’« http: », les adresses commencent par « itunes: » qui est propriétaire. Vous ne pouvez accéder à un lien « itunes: » qu’en utilisant le logiciel propriétaire iTunes d’Apple. Vous ne pouvez pas faire un lien vers une information dans l’univers iTunes, comme une chanson ou une information sur un groupe. L’univers iTunes est centralisé et emmuré. Vous êtes piégés dans un seul magasin, au lieu d’être sur une place ouverte. Malgré toutes les fonctionnalités merveilleuses du magasin, leurs évolutions sont limitées par ce qu’une seule entreprise décide.

D’autres entreprises créent aussi des univers fermés. La tendance des magazines, par exemple, de produire des « applis » pour smartphone plutôt que des applications Web est inquiétante, parce que ce contenu ne fait pas partie du Web. Vous ne pouvez pas le mettre dans vos signets, ni envoyer par email un lien vers une page pointant dessus. Vous ne pouvez pas le « tweeter ». Il est préférable de créer une application Web qui fonctionnera aussi sur les navigateurs des smartphones et les techniques permettant de le faire s’améliorent en permanence.

Certaines personnes pourraient penser que les univers fermés ne sont pas un problème. Ces univers sont faciles à utiliser et peuvent donner l’impression de leur apporter tout ce dont elles ont besoin. Mais comme on l’a vu dans les années 1990 avec le système informatique bas débit d’AOL, qui vous donnait un accès restreint à un sous-ensemble du Web, ces « jardins emmurés », qu’importe qu’ils soient agréables, ne peuvent rivaliser en diversité, en profusion et en innovation avec l’agitation démente du Web à l’extérieur de leurs portes. Toutefois, si un « clôt » a une emprise trop importante sur un marché cela peut différer sa croissance extérieure.

Garder la séparation entre le Web et l’Internet

Conserver l’universalité du Web et garder ses standards ouverts aide tout le monde à inventer de nouveaux services. Mais un troisième principe — la séparation des couches — distingue la conception du Web de celle de l’Internet.

Cette séparation est fondamentale. Le Web est une application tournant sur Internet, qui n’est autre qu’un réseau électronique transmettant des paquets d’information entre des millions d’ordinateurs en suivant quelques protocoles ouverts. Pour faire une analogie, le Web est comme un appareil électroménager qui fonctionne grâce au réseau électrique. Un réfrigérateur ou une imprimante peut fonctionner tant qu’il utilise quelques protocoles standards — aux États-Unis, on fonctionne sur du 120 volts à 60 hertz. De la même façon, chaque application — parmi lesquelles le Web, les courriels ou la messagerie instantanée — peut fonctionner sur Internet tant qu’elle suit quelques protocoles standards d’Internet, tels que le TCP et l’IP.

Les fabricants peuvent améliorer les réfrigérateurs et les imprimantes sans transformer le fonctionnement de l’électricité, et les services publics peuvent améliorer le réseau électrique sans modifier le fonctionnement des appareils électriques. Les deux couches de technologie fonctionnent en même temps mais peuvent évoluer indépendamment. C’est aussi valable pour le Web et Internet. La séparation des couches est cruciale pour l’innovation. En 1990 le Web se déploie sur Internet sans le modifier, tout comme toutes les améliorations qui ont été faites depuis. À cette période, les connexions Internet se sont accélérées de 300 bits par seconde à 300 millions de bits par seconde (Mbps) sans qu’il ait été nécessaire de repenser la conception du Web pour tirer profit de ces améliorations.

Les droits de l’homme à l’âge électronique

Bien qu’Internet et les principes du Web soient distincts, un utilisateur du Web est aussi un utilisateur d’Internet et par conséquent il compte sur un réseau dépourvu d’interférences. Dans les temps héroïques du Web, il était techniquement trop difficile pour une entreprise ou un pays de manipuler le Web pour interférer avec un utilisateur individuel. La technologie nécessaire a fait des bonds énormes, depuis. En 2007, BitTorrent, une entreprise dont le protocole de réseau « peer to peer » permet de partager les musiques, les vidéos et d’autres fichiers directement sur Internet, a déposé une plainte auprès de la FCC (commission fédérale des communications) contre le géant des fournisseurs d’accès Comcast qui bloquait ou ralentissait le trafic de ceux qui utilisaient l’application BitTorrent. La FCC a demandé à Comcast de cesser ces pratiques, mais en avril 2010 la cour fédérale a décidé que la FCC n’avait pas le droit de contraindre Comcast. Un bon FAI (Fournisseur d’Accès Internet) qui manque de bande passante s’arrangera souvent pour délester son trafic de moindre importance de façon transparente, de sorte que les utilisateurs soient au courant. Il existe une différence importante entre cette disposition et l’usage du même moyen pour faire une discrimination.

Cette différence met en lumière le principe de la neutralité du réseau. La neutralité du réseau garantit que si j’ai payé pour une connexion d’une certaine qualité, mettons 300 Mbps, et que vous aussi vous avez payé autant, alors nos communications doivent s’établir à ce niveau de qualité. Défendre ce principe empêcherait un gros FAI de vous transmettre à 300 Mbps une vidéo venant d’une société de média qu’il posséderait, tandis qu’il ne vous enverrait la vidéo d’une société concurrente qu’à une vitesse réduite. Cela revient à pratiquer une discrimination commerciale. D’autres situations complexes peuvent survenir. Que se passe-t-il si votre FAI vous rend plus facile l’accès à une certaine boutique en ligne de chaussures et plus difficile l’accès à d’autres ? Ce serait un moyen de contrôle puissant. Et que se passerait-il si votre FAI vous rendait difficile l’accès à des sites Web de certains partis politiques, de groupes à caractère religieux, à des sites parlant de l’évolution ?

Hélas, en août Google et Verizon ont suggéré pour diverses raisons que la neutralité ne doit pas s’appliquer aux connexions des téléphones portables. De nombreuses personnes dans des zones rurales aussi bien dans l’Utah qu’en Ouganda n’ont accés à l’Internet que par leur téléphone mobile. Exclure les accès sans fil du principe de neutralité laisserait ces utilisateurs à la merci de discriminations de service. Il est également bizarre d’imaginer que mon droit fondamental d’accés à la source d’information de mon choix s’applique quand je suis sur mon ordinateur en WiFi à la maison, mais pas quand j’utilise mon téléphone mobile.

Un moyen de communication neutre est la base d’une économie de marché juste et compétitive, de la démocratie et de la science. La polémique est revenue à l’ordre du jour l’année dernière pour savoir s’il est nécessaire qu’une législation gouvernementale protège la neutralité du réseau. C’est bien le cas. Même si généralement Internet et le Web se développent grâce à une absence de régulation, quelques principes fondamentaux doivent être protégés légalement.

Halte à l’espionnage

D’autres menaces envers le web résultent d’indiscrétions touchant Internet, ce qui inclut l’espionnage. En 2008, une entreprise du nom de Phorm a mis au point un moyen pour un FAI de fouiner dans les paquets d’informations qu’il envoie. Le fournisseur peut alors déterminer chaque URI sur laquelle un de ses clients a surfé, et ensuite créer un profil des sites que l’utilisateur a visités afin de produire des publicités ciblées.

Accéder à l’information contenue dans un paquet Internet est équivalent à mettre un téléphone sur écoute ou ouvrir le courrier postal. Les URI que les gens utilisent révèlent beaucoup de choses sur eux. Une entreprise ayant acheté les profils URI de demandeurs d’emploi pourrait les utiliser pour faire de la discrimination à l’embauche sur les idées politiques des candidats par exemple. Les compagnies d’assurance-vie pourraient faire de la discrimination contre les personnes qui ont fait des recherches concernant des symptômes cardiaques sur le Web. Des personnes mal intentionnées pourraient utiliser les profils pour traquer des individus. Nous utiliserions tous le Web de façon très différente si nous savions que nos clics pouvaient être surveillés et les données ainsi obtenues partagées avec des tierces personnes.

La liberté d’expression devrait être elle aussi protégée. Le Web devrait être semblable à une feuille de papier blanche : disponible pour y écrire, sans qu’on puisse contrôler ce qui y est écrit. Au début de cette année Google a accusé le gouvernement chinois d’avoir piraté ses bases de données pour récupérer les courriels des dissidents. Ces intrusions supposées ont fait suite au refus de Google d’obéir aux exigences du gouvernement, qui demandait à l’entreprise de censurer certains documents sur son moteur de recherche en langue chinoise.

Les régimes totalitaires ne sont pas les seuls qui violent les droits du réseau de leurs citoyens. En France une loi créée en 2009, appelée HADOPI, autorise une administration du même nom à déconnecter un foyer pendant un an si quelqu’un dans la maison est accusé par une compagnie de distribution de médias d’avoir téléchargé de la musique ou des vidéos. Suite à une forte opposition, en octobre le Conseil constitutionnel français a demandé qu’un juge soit saisi du dossier avant que l’accès à Internet ne soit coupé, mais si le juge l’accepte, le foyer familial pourra être déconnecté sans procédure légale digne de ce nom. Au Royaume-Uni, le Digital Economy Act, hâtivement voté en avril, autorise le gouvernement à demander à un FAI (Fournisseur d’Accès Internet) d’interrompre la connexion de quiconque figure dans une liste d’individus soupçonnés de violation de copyright. En septembre, le Sénat des États-Unis a introduit le Combating Online Infringement and Counterfeits Act (loi pour lutter contre la délinquance en ligne et la contrefaçon), qui devrait permettre au gouvernement de créer une liste noire de sites Web — qu’ils soient ou non hébergés aux USA — accusés d’enfreindre la loi, et d’obliger tous les FAI à bloquer l’accès des-dits sites.

Dans de tels cas de figure, aucune procédure légale digne de ce nom ne protège les gens avant qu’ils ne soient déconnectés ou que leurs sites soient bloqués. Compte-tenu des multiples façons dont le Web s’avère essentiel pour notre vie privée et notre travail, la déconnexion est une forme de privation de notre liberté. En s’inspirant de la Magna Carta, nous pourrions maintenant proclamer :

« Aucun individu ni organisation ne pourra être privé de la possibilité de se connecter aux autres sans une procédure légale en bonne et due forme qui tienne compte de la présomption d’innocence. »

Lorsque nos droits d’accès au réseau sont violés, un tollé général est déterminant. Les citoyens du monde entier se sont opposés aux exigences de la Chine envers Google, à tel point que la Secrétaire d’état Hillary Clinton a déclaré que le gouvernement des États-Unis soutenait la résistance de Google et que la liberté de l’Internet — et avec elle celle du Web — allait devenir une pièce maîtresse de la politique étrangère américaine. En octobre, la Finlande a fait une loi qui donne le droit à chaque citoyen d’avoir une connexion à haut débit de 1 Mbps.

Connexion vers l’avenir

Tant que les principes fondamentaux du Web seront maintenus, son évolution ultérieure ne dépendra d’aucun individu ni d’aucune organisation particulière — ni de moi, ni de personne d’autre. Si nous pouvons en préserver les principes, le Web est promis à un avenir extraordinaire.

La dernière version du HTML par exemple, intitulée HTML5, n’est pas simplement un langage de balisage mais une plateforme de programmation qui va rendre les applications Web encore plus puissantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. La prolifération des smartphones va mettre le Web encore plus au cœur de nos vies. L’accès sans fil donnera un avantage précieux aux pays en développement, où beaucoup de gens n’ont aucune connexion filaire ou par câble mais peuvent en avoir sans fil. Il reste encore beaucoup à faire, bien sûr, y compris en termes d’accessibilité pour les personnes handicapées, et pour concevoir des pages qui s’afficheront aussi bien sur tous les écrans, depuis le mur d’images géantes en 3D jusqu’à la taille d’un cadran de montre.

Un excellent exemple de futur prometteur, qui exploite la puissance conjuguée de tous ces principes, c’est l’interconnexion des données. Le Web d’aujourd’hui est relativement efficace pour aider les gens à publier et découvrir des documents, mais nos programmes informatiques ne savent pas lire ni manipuler les données elles-mêmes au sein de ces documents. Quand le problème sera résolu, le Web sera bien plus utile, parce que les données concernant presque chaque aspect de nos vies sont générées à une vitesse stupéfiante. Enfermées au sein de toutes ces données se trouvent les connaissances qui permettent de guérir des maladies, de développer les richesses d’un pays et de gouverner le monde de façon plus efficace.

Les scientifiques sont véritablement aux avants-postes et font des efforts considérables pour inter-connecter les données sur le Web. Les chercheurs, par exemple, ont pris conscience que dans de nombreux cas un unique laboratoire ou un seul dépôt de données en ligne s’avèrent insuffisants pour découvrir de nouveaux traitements. Les informations nécessaires pour comprendre les interactions complexes entre les pathologies, les processus biologiques à l’œuvre dans le corps humain, et la gamme étendue des agents chimiques sont dispersées dans le monde entier à travers une myriade de bases de données, de feuilles de calcul et autres documents.

Un expérience réussie est liée à la recherche d’un traitement contre la maladie d’Alzheimer. Un grand nombre de laboratoires privés ou d’état ont renoncé à leur habitude de garder secrètes leurs données et ont créé le projet Alzheimer’s Disease Neuroimaging. Ils ont mis en ligne une quantité phénoménale d’informations inter-connectées sur les patients, ainsi que des scanners cérébraux, une base dans laquelle ils ont puisé à maintes reprises pour faire progresser leurs recherches. Au cours d’une démonstration dont j’ai été témoin, un scientifique a demandé : « quelles protéines sont impliquées dans la transduction des signaux et sont liées aux neurones pyramidaux ? ». En posant la question avec Google, on obtenait 233 000 résultats — mais pas une seule réponse. En demandant aux bases de données inter-connectées du monde entier pourtant, on obtenait un petit nombre de protéines qui répondaient à ces critères.

Les secteurs de l’investissement et de la finance peuvent bénéficier eux aussi des données inter-connectées. Les profits sont générés, pour une grande part, par la découverte de modèles de recherche dans des sources d’informations incroyablement diversifiées. Les données sont également toutes liées à notre vie personnelle. Lorsque vous allez sur le site de votre réseau social et que vous indiquez qu’un nouveau venu est votre ami, vous établissez une relation. Et cette relation est une donnée.

Les données inter-connectées suscitent un certains nombre de difficultés que nous devrons affronter. Les nouvelles possibilités d’intégration des données, par exemple, pourraient poser des problèmes de respect de la vie privée qui ne sont pratiquement pas abordés par les lois existantes sur le sujet. Nous devrions examiner les possibilités légales, culturelles et techniques qui préserveront le mieux la vie privée sans nuire aux possibilités de bénéfices que procure le partage de données.

Nous sommes aujourd’hui dans une période enthousiasmante. Les développeurs Web, les entreprises, les gouvernements et les citoyens devraient travailler ensemble de façon collaborative et ouverte, comme nous l’avons fait jusqu’ici, pour préserver les principes fondamentaux du Web tout comme ceux de l’Internet, en nous assurant que les processus techniques et les conventions sociales que nous avons élaborés respectent les valeurs humaines fondamentales. Le but du Web est de servir l’humanité. Nous le bâtissons aujourd’hui pour que ceux qui le découvriront plus tard puissent créer des choses que nous ne pouvons pas même imaginer.

Notes

[1] Crédit photo : Neal Fowler – Creative Commons By




Des prothèses libres pour mieux vivre

OpenProtheticsProject - CC-By-SA

Dans notre exploration de la « culture du libre » et de son expansion, nous avons déjà longuement parlé d’une encyclopédie libre, d’un atlas géographique communautaire, d’un long-métrage d’animation insurgé contre l’avidité d’héritiers ayant droit, d’un opéra libre illustré en BD, du mouvement des bidouilleurs d’électronique libre, et même d’un concept de téléphone portable réaliste et novateur, à peine en avance sur son temps, émanant d’un forum sur Internet…

Nous continuons aujourd’hui cette exploration avec un projet quelque peu insolite : l‘Open Prosthetics Project, ou littéralement « Projet pour des Prothèses Libres ». Au regard de l’éthique propre à la profession médicale, on pourrait presque s’étonner que le libre n’y soit pas encore en pointe, en particulier si l’on oppose le fait que les bourses du monde entier s’y soient déjà mises. Toutefois, si les logiciels libres dédiés commencent à arriver dans ce secteur, il était moins évident d’afficher son optimisme quant au matériel médical.

Et pourtant, avec le foisonnement et la créativité propre aux projets libres, ouverts à tous et montés sur Internet, l’OPP remporte progressivement son pari de faire évoluer le monde des prothèses, passant d’une assistance en plastique gris à un carnaval de fonctionnalités intégrées à ce qui devient alors un atout pour son porteur.

Enfin, au delà du sujet de fond, cette traduction d’OpenSource.com (effectuée par Framalang) est également un témoignage candide mais juste de la réussite d’un projet, a priori pas grand public, dans le rassemblement d’une communauté en ligne de contributeurs.

Se prendre au jeu des prothèses libres

Getting hooked on open source prosthetics

Jason Hibbets – 3 novembre 2010 – OpenSource.com
Traduction Framalang : Zitor, RaphaelH, Goofy, Siltaar

Il y a quelques mois, je me suis posé la question : Est-ce que le libre peut permettre la création de meilleures prothèses ? J’avais aujourd’hui l’intention de revenir sur le sujet pour constater les progrès accomplis par le projet. Lors de la rédaction du premier article, j’avais appris que les développeurs principaux du projet éprouvaient des difficultés avec les outils de collaboration et les multiples projets disséminés sur le web. Qu’ont-ils fait pendant ces derniers mois afin de se regrouper et de focaliser les efforts et la motivation dans la bonne direction ? C’est ce que nous allons découvrir.

L’Open Prosthetics Project (OPP) est maintenant plus organisé, et prêt à encourager une collaboration mondiale autour de leurs efforts. Ils utilisent le site principal comme un portail permettant d’orienter les visiteurs vers les différentes possibilités de participation. Mais ce n’est pas tout. L’OPP utilise également un wiki pour héberger les différents projets actifs, ainsi qu’un réseau social personnalisé pour la communication et le partage d’informations.

C’est la participation de ses membres qui définit une communauté. Une des meilleures façons d’inciter les gens à participer est de fournir une liste de choses à faire. Focaliser l’énergie des gens sur un sujet qui les passionne, ou demander de l’aide à ceux qui ont les compétences spécifiques nécessaires pour atteindre un but en particulier. Le projet OPP a travaillé sur la façon de présenter les différentes façons d’aider, et a astucieusement détaillé sur son site dans quels domaines un besoin a été défini. Que vous soyez un nouveau ou un habitué de la communauté, il est facile de comprendre par où commencer. Sur leur site web, on peut participer très facilement, que ce soit en tant qu’utilisateur, donateur, rédacteur de demandes de subventions, fournisseur de services, chercheur ou membre de l’équipe juridique.

Je ne peux terminer cet article sans mentionner un projet qui a retenu mon attention : Pimp my arm (littéralement Arrange ton bras). Que diriez-vous d’une prothèse qui pourrait diffuser de la musique et des vidéos ? Envoyer et recevoir des SMS ou se connecter en Bluethooth ? Pimp my arm est le projet où les bénévoles et les gens qui ont des besoins spécifiques pour leur prothèse peuvent échanger leurs idées et envisager des solutions.

Je pense que c’est un endroit où le brassage d’idées peut profiter d’expertises et d’intérêts variés, en réalisant ainsi des progrès rapides dans le domaine des prothèses libres. C’est le genre de projet qui permet à des bénévoles (n’ayant pas nécessairement besoin d’une prothèse) de mettre en pratique leurs compétences et leur passion pour le bidouillage et le perfectionnement de bras, leur ajoutant des accessoires modernes et sympas pour les rendre plus fonctionnels.

Même si la conception de prothèses ne vous intéresse pas, je pense que ce projet montre clairement comment il est possible de développer une communauté en étant transparent sur ses besoins. Il montre comment donner de l’ampleur à une communauté, comment explorer de nouvelles voies pour tirer profit de la base de connaissances existante, et comment tisser davantage de liens avec les groupes qui pourront apprécier le travail que vous vous efforcez de mener à bien.

Ressources :