MOOC CHATONS : un parcours pédagogique pour favoriser l’émancipation numérique

Avec la Ligue de l’Enseignement, nous travaillons depuis plus d’un an à concevoir et à réaliser un parcours pédagogique en ligne sur « Pourquoi et comment nous pouvons reprendre le contrôle d’Internet ».

Cet article fait partie des « Carnets de voyage de Contributopia ». D’octobre à décembre 2019, nous y ferons le bilan des nombreuses actions que nous menons, lesquelles sont financées par vos dons (qui peuvent donner lieu à une réduction d’impôts pour les contribuables français). Si vous le pouvez, pensez à nous soutenir.

C’est l’histoire d’un MOOC…

Faire de l’éducation populaire aux enjeux du numérique, aujourd’hui, induit d’expliquer pourquoi et comment nous pourrions reprendre le contrôle d’Internet.

L’idée est née en 2016 : associer les savoirs-faire de La Ligue de l’Enseignement, fédération nationale d’éducation populaire, et l’expérience de Framasoft pour créer un cours ouvert en ligne à suivre librement (aussi appelé MOOC). Dès le début, l’ambition a été de rassembler des ressources existantes (conférences, articles, ouvrages, etc.), d’en créer de nouvelles et de les organiser pour favoriser l’émancipation numérique.

Il ne s’agit pas ici d’un MOOC classique, avec un accompagnement pédagogique contraint à un calendrier… Chez Framasoft, au lieu de MOOC, on s’amuse même à parler d’un « Librecours », terme emprunté à la plateforme https://librecours.net/ de l’Université de Technologie de Compiègne. Mais le terme « MOOC » est installé dans le paysage de la formation en ligne depuis plusieurs décennies, et il nous a donc semblé plus simple de garder cette appellation.

L’objectif de ce MOOC, qui comportera à terme trois modules, est d’accompagner les personnes qui souhaiteraient :

  • mieux saisir les enjeux et les impacts qu’ont les géants du web sur nos vies numériques. C’est l’objet du premier module du MOOC, que nous vous annonçons aujourd’hui ;
  • comment monter une structure apte à proposer des services « hors GAFAM » ? Pour cela, les apprenant⋅es pourront suivre pas à pas l’étude de cas d’une organisation qui souhaiterait rejoindre le collectif CHATONS (Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires). L’étude de cas se concentrant sur les aspects stratégiques (objectifs), tactiques (moyens financiers et humains), juridiques (statuts, actions en cas de réquisitions judiciaires, etc.) et de gouvernance (quelles règles de vies communes ?). Cela sera l’objet du second module, à venir.
  • des pistes pour administrer l’infrastructure technique de cette structure membre du collectif CHATONS. Ce troisième module concernera donc plus particulièrement les personnes ayant déjà des bases en administration systèmes et réseaux informatiques (alors que les 2 premiers modules ne nécessitent aucun prérequis).

Mais pour le moment, nous n’annonçons que l’ouverture du premier module, intitulé « Internet : pourquoi et comment reprendre le contrôle ? » (attention, comme indiqué en conclusion, ce module est encore en version bêta, et devrait être achevé en janvier 2020).

Pour ce premier module introductif, nous souhaitions dépeindre le paysage numérique actuel à un public le plus large possible, en faisant écho à l’ouvrage « Numérique : reprendre le contrôle », issu d’un collectif d’auteur⋅ices et paru en 2016 dans notre collection Framabook.

Quelles sont les raisons qui peuvent nous mener à vouloir émanciper nos pratiques numériques ? Comment s’organiser pour le faire ? Quels outils et savoirs-faire techniques sont à notre disposition ? C’est précisément ces questions qui seront abordées dans le premier module de ce MOOC.

Cliquez sur le panneau pour aller découvrir la plateforme mooc.chatons.org et vous inscrire au premier module (en construction).

Quand la loi de Murphy s’en mêle

Grâce à un financement de la fondation Afnic obtenu en 2018, nous nous sommes donc lancés dans la réalisation de ce premier module il y a presque deux ans. La Ligue de l’Enseignement a rassemblé autour d’une table de nombreux partenaires pour imaginer ensemble un séquençage pédagogique décrivant les différents types de domination que les géants du web exercent sur nos sociétés… et les pistes de réflexions et d’expériences qui permettent de s’en extraire.

Depuis cette réunion, évidemment, rien ne s’est passé comme prévu ! Il y a eu les plannings hyper remplis qui rendent difficile de trouver le moment où tout le monde peut s’accorder. Il y a eu les problèmes qui peuvent advenir dans les vies personnelles de chacun·e. Il y a aussi eu nos tâtonnements pour trouver un séquençage pédagogique pertinent (dans la mesure de nos capacités) et pour réaliser une plateforme adéquate et agréable (avec le logiciel libre Moodle).

On ne va pas vous refaire tout l’historique (qui est disponible, en toute transparence, sur le forum du collectif CHATONS), mais disons qu’en somme, nous avons pris plus d’un an de retard.

Aujourd’hui, nous vous présentons donc la version bêta de ce premier module. Oui, la peinture est fraîche, oui les contenus vont être enrichis et évoluer au fil des contributions… Cependant nous sommes fièr⋅es de cette première proposition !

MOOC #1.1.4 Médias sociaux
MOOC CHATONS #1.1.4 Médias sociaux

Décrire le paysage numérique actuel avec de nombreuses voix

Entre 2018 et 2019, nous sommes allé·es interroger plus de dix personnes qui, chacune à leur manière, ont contribué à la culture du libre, des communs et de la bidouille. Nous les remercions chaudement de s’être soumis·es à l’exercice difficile de l’entrevue vidéo et d’avoir accepté que leurs propos soient diffusés sous licence libre.

Militant·es des mondes du logiciel libre et des communs, personnes travaillant dans l’éducation académique et populaire… Les intervenant·es de notre MOOC ont des parcours variés et des points de vue complémentaires.

Pour le plaisir, voici la première vidéo de ce Libre Cours

Leurs regards croisés sur le paysage numérique actuel sert à dépeindre, sur chaque vidéo, un détail de notre monde numérique, que l’on aborde petit bout par petit bout, pour que même une personne néophyte puisse en comprendre les contenus. L’ensemble des vidéos réalisées pour ce cours se retrouve facilement sur la fédération PeerTube, puisqu’elles sont publiées sur une chaîne dédiée de Framatube.

mooc.chatons.org, l’adresse à partager !

En créant un compte sur mooc.chatons.org, vous pourrez vous inscrire au premier module Internet : pourquoi et comment reprendre le contrôle ? La plateforme vous permettra de suivre les leçons de chaque séquence en toute autonomie, vous auto-évaluer et trouver de l’entraide sur le forum et le wiki.

Chaque leçon est structurée de la même façon. On commence par regarder une vidéo introductive de quelques minutes. On se plonge ensuite dans la lecture d’un texte détaillé et illustré afin de mieux comprendre le sujet traité. Et si l’on souhaite approfondir ses connaissances, c’est possible grâce aux ressources recommandées dans la partie « pour aller plus loin ».

Une fois que l’on a consulté l’ensemble des leçons d’une séquence, on peut auto-évaluer ses acquis via un questionnaire à choix multiples et partager ses avis et points de vue entre apprenantes et apprenants.

Première séquence du premier module de ce MOOC (cliquez pour le parcourir)

Donner libre cours à l’enrichissement commun

Voilà plus de cinq ans que Framasoft se forme et informe au sujet de comment Internet a été transformé par l’appétit des géants du web. Nous sommes heureux et heureuses de présenter aujourd’hui un nouvel outil sur le sujet, un outil que l’on espère facile d’accès même pour les personnes qui n’y connaissent pas grand chose.

Ne nous cachons rien, la peinture est fraîche et le travail sur ce premier module est loin d’être fini. La première séquence est assez aboutie, mais les secondes et troisièmes séquences pédagogiques (Les GAFAM, c’est quoi ? et C’est quoi les solutions ?) sont encore en cours de rédaction (nous espérons les finaliser d’ici janvier 2020), le lexique et les présentations des intervenant·es n’en sont qu’à leur premier jet… Il s’agit donc bien d’une version bêta !

Quand aux modules 2 (« Créer son chaton ») et 3 (« Administration technique d’un chaton »), et bien… il faudra patienter ! Tout d’abord, ces modules ne sont pas encore financés (et nous ne savons pas s’ils le seront un jour). Ensuite, comme vous avez pu le lire dans nos différents articles des « Carnets de Contributopia », et notamment dans celui intitulé « Ce que Framasoft pourra faire en 2020 », vous aurez compris que notre programme est déjà lourdement chargé pour notre petite association (même si nous pourrons évidemment faire appel aux membres du collectif CHATONS pour nous prêter main forte).

Enfin, comme il s’agit de la production de notre premier parcours pédagogique, nous attendons de collecter les retours d’expériences pour savoir si ces modules répondent à un besoin (ou pas), si cela ouvre des pistes de collaboration et contribution (ou pas), si nous nous sommes complètement plantés (ou pas).

Le MOOC CHATONS, illustré par David Revoy (CC-By)

 

Concernant ce premier module, nous voulions présenter au plus vite une proposition initiale pour qu’elle puisse ensuite être peaufinée et enrichie collectivement, de plusieurs manières :

  • les membres du collectif CHATONS sont invités à modifier et faire évoluer les contenus ;
  • toute personne inscrite sur la plateforme peut y trouver un forum et y suggérer des reformulations, des ressources pour aller plus loin, ou toutes autres modifications ;
  • les formats courts et longs des entrevues vidéos des intervenant·es seront très vite publiés, toujours sous licence libre, pour que chacun·e puisse y puiser du contenu.

Nous espérons donc qu’un grand nombre d’entre vous s’empareront de ce parcours pédagogique et nous feront des retours afin que l’on puisse l’améliorer… Jusqu’à parvenir, prochainement, à une version que l’on pourrait fièrement proposer en réponse à nos proches qui nous demandent souvent : « Non mais tu peux me redire pourquoi c’est important, là, ton truc de libertés numériques ? ».

Rendez-vous sur la page des Carnets de Contributopia pour y découvrir d’autres articles, d’autres actions que nous avons menées grâce à vos dons. Si ce que vous venez de lire vous plaît, pensez à soutenir notre association, qui ne vit que par vos dons. Framasoft étant reconnue d’intérêt général, un don de 100 € d’un contribuable français reviendra, après déduction, à 34 €.

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Illustration d’entête : CC-By David Revoy




« On veut que le boulanger du coin puisse facilement utiliser les services de Nubo »

Si vous lisez ces lignes, vous êtes en théorie déjà familier avec le collectif CHATONS initié en 2016. Aujourd’hui, direction la Belgique pour découvrir Nubo, une coopérative qui propose des services en ligne respectueux de la vie privée.

Interview réalisée par TKPX

NUBO est un regroupements d’acteurs (associations à but non lucratif et coopérative belges) actifs depuis des années dans Internet et les logiciels libres. En plus d’avoir des services libres et éthiques (boite mail et stockage cloud, avec carnet d’adresses et calendriers), en achetant des parts, les coopérateurs et coopératrices seront copropriétaires de l’infrastructure technique. Nubo, ce sera un abonnement à partir de de 2,5 € par mois pour 5 Go d’espace (prix prévu à ce jour)

photo de Stijn, cofondateur de la coopérative NuboBonjour Stijn, peux-tu te présenter ?
Je suis développeur web depuis plus de 20 ans, et j’ai toujours travaillé pour des projets à dimension sociale ou environnementale. J’ai aussi travaillé un peu dans la communication. Cela fait maintenant quelques années que je suis actif dans le noyau dur de Nubo où je suis le seul néerlandophone. J’ai quatre enfants.

Tu es un des fondateurs de la Coopérative Nestor, une des structures fondatrices de Nubo…
Oui, c’est là que je fais mon travail de développement web, et qu’on propose de mettre en place des services pour se libérer des GAFAM. Nestor utilise des logiciels libres et lutte pour la protection de la vie privée et un Internet libre. On propose du Matomo, du Nextcloud, CiviCRM, ce genre d’outils à nos clients. La création de sites web est notre cœur de métier mais nous essayons de trouver de nouveaux moyens de proposer des services en lien avec nos valeurs. La question de la vie privée est aussi centrale, bien que certains clients demandent parfois des choses que nous ne voulons pas mettre en place. Nestor répond surtout à des entreprises, ce qui est différent chez Nubo, dont le public cible est les particuliers.Logo de Nubo, coopérative numérique qui fédère des assos belges

Comment s’est faite la création de Nubo ? Comment le rapprochement avec les autres structures (comme Neutrinet) s’est-il fait ?
En 2017 avec Nestor nous avons entendu parler d’un groupe à Bruxelles, qui à cette époque s’appelait encore Chatons Bxl. Pas mal de gens étaient intéressés par ce groupe et il y a eu plusieurs rencontres avant que nous y arrivions. Comme nous avions aussi travaillé en amont sur la question d’une telle coopérative, lorsque nous avons rencontré Chatons Bxl, ça a tout de suite accroché. Ensemble nous sommes devenus le projet Nubo : un groupe de travail de 6 personnes venant chacune d’une association/coopérative. On a travaillé longtemps sur le projet et nous avons été accompagnés pendant environ 9 mois par un programme de lancement d’entreprise sociale chez Coopcity. Nous y avons trouvé notamment de l’aide au niveau légal, sur la façon de concevoir les statuts pour une coopérative, d’établir un plan financier… ce genre de choses. C’était une grande période intense avec beaucoup de réunions.

Pourquoi un statut de coopérative et pas simplement d’association ?
L’idée de base a toujours été que les utilisateurs deviennent propriétaires de l’infrastructure. C’est le modèle économique qui nous convient. Il est possible de faire des dons à Nubo mais on souhaite vraiment créer un modèle viable et montrer aux gens que ce n’est pas obscur, que c’est faisable.
Nous savons qu’il existe d’autres coopératives numériques, je pense à ma collègue Agnez qui est assez active dans le réseau des LibreHosters  (le petit cousin anglophone des CHATONS). Et nous sommes tous plus au moins affiliés aux CHATONS : l’association Domaine Public, une des structures fondatrices de Nubo, est un CHATONS. Concrètement, nous avons vu qu’il existe beaucoup d’ASBL (Associations Sans But Lucratif) ou de fondations, mais on pense que la coopérative est plus durable. Bien sûr, s’il y a des projets qui fonctionnent autrement, je leur souhaite le meilleur.

Tu penses quoi des CHATONS en France ? Il y a beaucoup d’associations dans le lot.
J’aime bien ! Si ça marche, c’est super pour les gens. Pour nous, le but est d’arriver à 2000 coopérateurs. Si on y arrive, la coopérative devient viable. Mais je ne sais pas si par rapport à la France, 2000 membres équivaut à un gros CHATONS.
Pour nous, le plus important est de trouver le moyen que les non-geeks puissent utiliser des services libres. Les logiciels sont là, les moyens techniques sont présents, il reste encore à rendre ces services accessibles à tous. On veut que le boulanger du coin puisse facilement utiliser les services de Nubo.

Et toi, tu as toujours été libriste ?
Ma carrière professionnelle a commencé sur Windows comme graphiste, donc avec la suite Adobe. J’ai ensuite switché sur Mac. J’ai encore toujours certains projets de travail que je fais sous Mac, mais clairement je préfère le libre. J’ai toujours cherché des solutions conformes à mes valeurs et l’enfermement que propose Apple ou Adobe ne me convient pas. L’idée de coopération et de choix est quelque chose d’important. Mais ce n’est pas toujours facile de remplacer les logiciels professionnels par du libre.

Tu essaies aussi de sensibiliser tes enfants au libre ?
Pour le moment, ils ne sont pas intéressés. J’ai un enfant gamer donc il veut que ça marche sur Windows. Quand je parle du sujet avec eux, ils sont d’accord, ils écoutent, mais ils retournent utiliser Facebook et Instagram. Néanmoins j’ai installé pour ma famille un serveur Nextcloud, notamment pour synchroniser les fichiers et les agendas.

Y a t il d’autres associations ou coopératives néerlandophones qui se posent ces questions-là ?

Je dois avouer qu’en Flandre, c’est difficile. Il n’y a pas trop de mouvement. Depuis peu, je suis entré dans un groupe de travail qui va faire de la sensibilisation auprès des organisations. Donc ça commence à bouger, et je suis curieux de voir cette évolution. On commence enfin à avoir des évènements autour de la vie privée. Mais on n’est clairement pas aussi actif qu’en France.

Est-ce que vous souhaitez faire connaître Nubo en France ?
L’idée est que l’entreprise reste locale et soit proche des utilisateurs, des coopérateurs, avec des moments d’entraide et des temps de rencontres. Notre base sera donc toujours la Belgique. Via l’ancrage de nos associations fondatrices nous voulons accompagner le public sur des tâches simples, comme l’envoi de mail ou comment synchroniser ses appareils par exemple, car ça reste difficile pour de nombreuses personnes. Et nous pensons que c’est nécessaire pour favoriser l’émancipation des gens.

Des coopérateurs français sont évidemment les bienvenus, mais la base des utilisateurs doit rester belge. Nous voulons aussi aider d’autres coopératives à se monter, en France pourquoi pas. Dans l’idéal, si c’est permis de rêver, il y aurait une coopérative comme Nubo par commune, ville ou quartier. Mais pour l’instant nous créons une coopérative qui s’adresse au gens partout en Belgique. Bon, les germanophones sont malheureusement laissés à l’écart… nous n’avons actuellement pas la force d’ajouter encore une langue.

Vous allez chercher des bénévoles ou bien les fondateurs vont rester un petit noyau dur ?
Le but est d’avoir les 50 000 euros pour pouvoir lancer les services. Nous devons créer l’interface pour gérer facilement son abonnement. Mais l’objectif n’est pas que les fondateurs restent là avec une position de chef. On a intégré dans nos statuts une finalité sociale qui sera très difficile à modifier. Les fondateurs ont les mêmes droits que les coopérateurs (qu’importe le nombre de parts possédées) et donc tout sera dans les mains des coopérateurs s’ils veulent faire des modifications.
Nous travaillons déjà avec de l’aide de bénévoles pour la traduction par exemple et nous en avons encore besoin pour faire connaître le projet et créer un réseau d’entraide. (Nous-mêmes du « noyau dur » avons été ou sommes encore bénévoles pour Nubo.)

papa passe avec un panier de linge et demande à sa fille qui tripote son smartphone vautrée sur un fauteuil si elle n’a pas ses devoirs à faire. Si, dit-elle mais je regarde le photos de Mamie sur Nubo. Ah bon mamie utilise Nubo ? Oui répond la gamine, d’ailleurs elle se démerde vachement mieux que toi.
Illustration de Lucie Castel

Il manque encore 10 000 euros pour arriver à l’objectif mais ça avance plutôt vite. Une date de lancement à nous communiquer ?
On espère arriver à l’objectif avant la fin de l’année mais rien n’est garanti. On estime avoir ensuite besoin de 3 à 4 mois pour préparer les services, finir la documentation, acheter des serveurs, et tester tout ça.
On préfère évidemment lancer un service stable plutôt que démarrer trop vite.

En plus du mail et du cloud, d’autres services sont-ils à prévoir ?
Et bien ça sera aux coopérateurs de décider. Ce choix de proposer du mail et du cloud est le résultat d’une enquête que nous avons menée il y a 2 ans. On demandait aux gens le type de services qu’ils souhaitaient si une coopérative se montait, et c’est clairement le mail et le cloud qui ont été les plus demandés.

Sur le site Nubo, vous avez rédigé en utilisant l’écriture inclusive. Un petit mot là-dessus ?
L’idée est d’avoir une coopérative inclusive. Nous voulons que ce soit accessible pour tout le monde, qu’il s’agisse du message que nous portons que des services que nous allons proposer. Il existe déjà assez de barrières physiques dans le monde, nous voulons vraiment ouvrir le monde du libre pour les non-geeks.

Pour plus de détails, vous pouvez retrouver toutes les informations sur https://nubo.coop/fr/faq/

discussion de deux femmes en terrasse à propos de Nubo : l’une émet des doutes sur la pérennité du truc "une coppérative comme des fermiers, tu crois que ça va durer autant que l’URSS". l’autre l’envoie promener en évoquant le statut de coopérateur de chaque membre.
Illustration de Lucie Castel




Des Framapads plus beaux, grâce à une belle contribution

Framapad, c’est un de nos plus anciens services. C’est une page d’écriture, en ligne, ou vos ami·e·s peuvent venir collaborer en direct à la rédaction d’un texte. Un « Google docs », mais sans Google, sans pistage et même sans inscription !

C’était déjà pratique…

Le principe est simple : vous allez sur Framapad.org, vous décidez de la durée de vie de votre pad et de son nom, vous cliquez sur « Créer un pad » et… ayé, vous êtes dessus. Il ne vous reste plus qu’à choisir votre pseudo (si vous voulez que vos potes vous reconnaissent) et votre couleur d’écriture !

Oh, et si vous avez des ami·e·s (ou juste des gens avec qui vous collaborez, hein), il vous suffit de leur copier/coller l’adresse web du pad dans un message pour qu’iels viennent travailler avec vous sur votre texte, chacun avec son pseudo, chacune avec sa couleur d’écriture. Quand on arrive, ça ressemble à ça :

 

Framapad n’est pas développé par nos soins : c’est une instance (une installation sur un serveur) du logiciel libre Etherpad (ou Etherpad-lite pour être précis), et vous pouvez retrouver d’autres instances hébergées par La Quadrature du Net, le chaton Infini, les activistes de RiseUp et bien, bien d’autres !

… et maintenant c’est Beau !

Nous venons de procéder à une mise à jour d’Etherpad (vers la version 1.7.5) sur nos serveurs… Et désormais, Framapad, ça ressemble à ça :

 

Alors oui, c’est un peu injuste, car derrière cette mise à jour il y a de nombreuses contributions qui rendent le code plus solide, plus résilient, plus pratique aussi… Mais forcément, les changements esthétiques sautent aux yeux. Et en même temps, dans un milieu du logiciel libre qui (souvent) peine à améliorer l’expérience des utilisatrices et utilisateurs, il nous semble important de le faire remarquer !

Grâce à quelques modifications de CSS (les feuilles de styles des sites web), Etherpad est devenu plus lisible, plus aéré, plus pratique à utiliser. Cela signifie concrètement que vous aurez beaucoup moins de « non mais je veux pas utiliser ton truc, c’est moche et je comprends pas » lorsque vous proposerez une telle alternative à GoogleDocs !

Pour la petite histoire contributopique

Cette contribution qui améliore le look et la lisibilité d’Etherpad, nous la devons à Sébastian Castro, développeur principal de GoGoCarto, et mrflos, connu du monde du libre pour être le co-auteur de YesWiki. C’est en leur qualité de Geeks du Mouvement Colibris qu’ils se sont intéressés à Etherpad. En effet, nous accompagnons depuis deux ans déjà ce mouvement dans sa démarche de dégoogliser les pratiques de ses plus de 300 000 membres. C’est dans ce but que mrflos leur a concocté le site colibris-outilslibres.org qui rassemble plusieurs services libres :

Seulement voilà : fidèles à la devise du mouvement auquel ils participent, Sébastian et mrflos n’ont pas voulu simplement « utiliser » Etherpad, mais ils ont souhaité faire leur part. Et c’est ainsi qu’après avoir fait des tests et des bidouilles pour améliorer le look de l’Etherpad des Colibris, mrflos a fait remonter leur contribution à la communauté.

 

Après plus de 3 mois d’affinages du code, de discussions (plus de 60 commentaires variés sur la proposition), la contribution a trouvé sa place dans le code officiel d’Etherpad, et pourra être plus facilement utilisée par des milliers d’utilisateur·ices.

Depuis la sortie de la nouvelle version (la 1.7.5), toutes les instances Etherpad (dont Framapad) peuvent désormais profiter d’un thème plus clair, lisible, et qui facilite l’adoption d’outils libres par un plus grand nombre de gens !

Une fois encore, ceci n’est qu’une des milliers d’histoires de contributions libres que l’on pourrait raconter. Elle montre simplement que, lorsque l’on part à la rencontre de communautés différentes de la sienne, cela donne lieu à des contributions que nous n’aurions pas forcément imaginées ;).




Le Libre peut-il faire le poids ?

Dans un article assez lucide de son blog que nous reproduisons ici, Dada remue un peu le fer dans la plaie.

Faiblesse économique du Libre, faiblesse encore des communautés actives dans le développement et la maintenance des logiciels et systèmes, manque de visibilité hors du champ de perception de beaucoup de DSI. En face, les forces redoutables de l’argent investi à perte pour tuer la concurrence, les forces tout aussi redoutables des entreprises-léviathans qui phagocytent lentement mais sûrement les fleurons du Libre et de l’open source…

Lucide donc, mais aussi tout à fait convaincu depuis longtemps de l’intérêt des valeurs du Libre, Dada appelle de ses vœux l’émergence d’entreprises éthiques qui permettraient d’y travailler sans honte et d’y gagner sa vie décemment. Elles sont bien trop rares semble-t-il.

D’où ses interrogations, qu’il nous a paru pertinent de vous faire partager. Que cette question cruciale soit l’occasion d’un libre débat : faites-nous part de vos réactions, observations, témoignages dans les commentaires qui comme toujours sont ouverts et modérés. Et pourquoi pas dans les colonnes de ce blog si vous désirez plus longuement exposer vos réflexions.


L’économie du numérique et du Libre

par Dada

Republication de l’article original publié sur son blog

Image par Mike Lawrence (CC BY 2.0)

 

Avec des projets plein la tête, ou plutôt des envies, et le temps libre que j’ai choisi de me donner en n’ayant pas de boulot depuis quelques mois, j’ai le loisir de m’interroger sur l’économie du numérique. Je lis beaucoup d’articles et utilise énormément Mastodon pour me forger des opinions.

Ce billet a pour origine cet entretien de Frédéric Fréry sur France Culture : Plus Uber perd, plus Uber gagne.

Ubérisation d’Uber

Je vous invite à vraiment prendre le temps de l’écouter, c’est franchement passionnant. On y apprend, en gros, que l’économie des géants du numérique est, pour certains, basée sur une attitude extrêmement agressive : il faut être le moins cher possible, perdre de l’argent à en crever et lever des fonds à tire-larigot pour abattre ses concurrents avec comme logique un pari sur la quantité d’argent disponible à perdre par participants. Celui qui ne peut plus se permettre de vider les poches de ses actionnaires a perdu. Tout simplement. Si ces entreprises imaginent, un jour, remonter leurs prix pour envisager d’être à l’équilibre ou rentable, l’argument du « ce n’est pas possible puisque ça rouvrira une possibilité de concurrence » sortira du chapeau de ces génies pour l’interdire. Du capitalisme qui marche sur la tête.

L’investissement sécurisé

La deuxième grande technique des géants du numérique est basée sur la revente de statistiques collectées auprès de leurs utilisateurs. Ces données privées que vous fournissez à Google, Facebook Inc,, Twitter & co permettent à ces sociétés de disposer d’une masse d’informations telle que des entreprises sont prêtes à dégainer leurs portefeuilles pour en dégager des tendances.

Je m’amuse souvent à raconter que si les séries et les films se ressemblent beaucoup, ce n’est pas uniquement parce que le temps passe et qu’on se lasse des vieilles ficelles, c’est aussi parce que les énormes investissements engagés dans ces productions culturelles sont basés sur des dossiers mettant en avant le respect d’un certain nombre de « bonnes pratiques » captant l’attention du plus gros panel possible de consommateurs ciblés.

Avec toutes ces données, il est simple de savoir quel acteur ou quelle actrice est à la mode, pour quelle tranche d’âge, quelle dose d’action, de cul ou de romantisme dégoulinant il faut, trouver la période de l’année pour la bande annonce, sortie officielle, etc. Ça donne une recette presque magique. Comme les investisseurs sont friands de rentabilité, on se retrouve avec des productions culturelles calquées sur des besoins connus : c’est rassurant, c’est rentable, c’est à moindre risque. Pas de complot autour de l’impérialisme américain, juste une histoire de gros sous.

Cette capacité de retour sur investissement est aussi valable pour le monde politique, avec Barack OBAMA comme premier grand bénéficiaire ou encore cette histoire de Cambridge Analytica.

C’est ça, ce qu’on appelle le Big Data, ses divers intérêts au service du demandeur et la masse de pognon qu’il rapporte aux grands collecteurs de données.

La pub

Une troisième technique consiste à reprendre les données collectées auprès des utilisateurs pour afficher de la pub ciblée, donc plus efficace, donc plus cher. C’est une technique connue, alors je ne développe pas. Chose marrante, quand même, je ne retrouve pas l’étude (commentez si vous mettez la main dessus !) mais je sais que la capacité de ciblage est tellement précise qu’elle peut effrayer les consommateurs. Pour calmer l’angoisse des internautes, certaines pubs sans intérêt vous sont volontairement proposées pour corriger le tir.

Les hommes-sandwichs

Une autre technique est plus sournoise. Pas pour nous autres, vieux loubards, mais pour les jeunes : le placement produit. Même si certain Youtubeurs en font des blagues pas drôles (Norman…), ce truc est d’un vicieux.

Nos réseaux sociaux n’attirent pas autant de monde qu’espéré pour une raison assez basique : les influenceurs et influenceuses. Ces derniers sont des stars, au choix parce qu’ils sont connus de par leurs activités précédentes (cinéma, série, musique, sport, etc.) ou parce que ces personnes ont réussi à amasser un tel nombre de followers qu’un simple message sur Twitter, Youtube ou Instagram se cale sous les yeux d’un monstrueux troupeau. Ils gagnent le statut d’influenceur de par la masse de gens qui s’intéresse à leurs vies (lapsus, j’ai d’abord écrit vide à la place de vie). J’ai en tête l’histoire de cette jeune Léa, par exemple. Ces influenceurs sont friands de plateformes taillées pour leur offrir de la visibilité et clairement organisées pour attirer l’œil des Directeurs de Communication des marques. Mastodon, Pixelfed, diaspora* et les autres ne permettent pas de spammer leurs utilisateurs, n’attirent donc pas les marques, qui sont la cible des influenceurs, ces derniers n’y dégageant, in fine, aucun besoin d’y être présents.

Ces gens-là deviennent les nouveaux « hommes-sandwichs ». Ils ou elles sont contacté⋅e⋅s pour porter tel ou tel vêtement, boire telle boisson ou pour seulement poster un message avec le nom d’un jeu. Les marques les adorent et l’argent coule à flot.

On peut attendre

Bref, l’économie du numérique n’est pas si difficile que ça à cerner, même si je ne parle pas de tout. Ce qui m’intéresse dans toutes ces histoires est la stabilité de ces conneries sur le long terme et la possibilité de proposer autre chose. On peut attendre que les Uber se cassent la figure calmement, on peut attendre que le droit décide enfin de protéger les données des utilisateurs, on peut aussi attendre le jour où les consommateurs comprendront qu’ils sont les seuls responsables de l’inintérêt de ce qu’ils regardent à la télé, au cinéma, en photos ou encore que les mastodontes du numérique soient démantelés. Bref, on peut attendre. La question est : qu’aurons-nous à proposer quand tout ceci finira par se produire ?

La LowTech

Après la FinTech, la LegalTech, etc, faites place à la LowTech ou SmallTech. Je ne connaissais pas ces expressions avant de tomber sur cet article dans le Framablog et celui de Ubsek & Rica d’Aral. On y apprend que c’est un mouvement qui s’oppose frontalement aux géants, ce qui est fantastique. C’est une vision du monde qui me va très bien, en tant que militant du Libre depuis plus de 10 ans maintenant. On peut visiblement le rapprocher de l’initiative CHATONS.

Cependant, j’ai du mal à saisir les moyens qui pourraient être mis en œuvre pour sa réussite.

Les mentalités

Les mentalités actuelles sont cloisonnées : le Libre, même s’il s’impose dans quelques domaines, reste mal compris. Rien que l’idée d’utiliser un programme au code source ouvert donne des sueurs froides à bon nombre de DSI. Comment peut-on se protéger des méchants si tout le monde peut analyser le code et en sortir la faille de sécurité qui va bien ? Comment se démarquer des concurrents si tout le monde se sert du même logiciel ? Regardez le dernier changelog : il est plein de failles béantes : ce n’est pas sérieux !

Parlons aussi de son mode de fonctionnement : qui se souvient d’OpenSSL utilisé par tout le monde et abandonné pendant des années au bénévolat de quelques courageux qui n’ont pas pu empêcher l’arrivée de failles volontaires ? Certains projets sont fantastiques, vraiment, mais les gens ont du mal à réaliser qu’ils sont, certes, très utilisés mais peu soutenus. Vous connaissez beaucoup d’entreprises pour lesquelles vous avez bossé qui refilent une petite partie de leurs bénéfices aux projets libres qui les font vivre ?

Le numérique libre et la Presse

Les gens, les éventuels clients des LowTech, ont plus ou moins grandi dans une société du gratuit. L’autre jour, je m’amusais à comparer les services informatiques à la Presse. Les journaux ont du mal à se sortir du modèle gratuit. Certains y arrivent (Mediapart, Arrêts sur Image : abonnez-vous !), d’autres, largement majoritaires, non.

Il n’est pas difficile de retrouver les montants des subventions que l’État français offre à ces derniers. Libération en parle ici. Après avoir noué des partenariats tous azimuts avec les GAFAM, après avoir noyé leurs contenus dans de la pub, les journaux en ligne se tournent doucement vers le modèle payant pour se sortir du bourbier dans lequel ils se sont mis tout seuls. Le résultat est très moyen, si ce n’est mauvais. Les subventions sont toujours bien là, le mirage des partenariats avec les GAFAM aveugle toujours et les rares qui s’en sont sortis se comptent sur les doigts d’une main.

On peut faire un vrai parallèle entre la situation de la Presse en ligne et les services numériques. Trouver des gens pour payer l’accès à un Nextcloud, un Matomo ou que sais-je est une gageure. La seule différence qui me vient à l’esprit est que des services en ligne arrivent à s’en sortir en coinçant leurs utilisateurs dans des silos : vous avez un Windows ? Vous vous servirez des trucs de Microsoft. Vous avez un compte Gmail, vous vous servirez des trucs de Google. Les premiers Go sont gratuits, les autres seront payants. Là où les journaux généralistes ne peuvent coincer leurs lecteurs, les géants du numérique le peuvent sans trop de souci.

Et le libre ?

Profil de libriste sur Mastodon.

Dans tout ça, les LowTech libres peuvent essayer de s’organiser pour subvenir aux besoins éthiques de leurs clients. Réflexion faite, cette dernière phrase n’a pas tant que ça de sens : comment une entreprise peut-elle s’en sortir alors que l’idéologie derrière cette mouvance favorise l’adhésion à des associations ou à rejoindre des collectifs ? Perso, je l’ai déjà dit, j’adhère volontiers à cette vision du monde horizontale et solidaire. Malgré tout, mon envie de travailler, d’avoir un salaire, une couverture sociale, une activité rentable, et peut-être un jour une retraite, me poussent à grimacer. Si les bribes d’idéologie LowTech orientent les gens vers des associations, comment fait-on pour sortir de terre une entreprise éthique, rentable et solidaire ?

On ne s’en sort pas, ou très difficilement, ou je n’ai pas réussi à imaginer comment. L’idée, connue, serait de s’attaquer au marché des entreprises et des collectivités pour laisser celui des particuliers aux associations sérieuses. Mais là encore, on remet un pied dans le combat pour les logiciels libres contre les logiciels propriétaires dans une arène encerclée par des DSI pas toujours à jour. Sans parler de la compétitivité, ce mot adoré par notre Président, et de l’état des finances de ces entités. Faire le poids face à la concurrence actuelle, même avec les mots « éthique, solidaire et responsable » gravés sur le front, n’est pas évident du tout.

Proie

Si je vous parle de tout ça, c’est parce que j’estime que nous sommes dans une situation difficile : celle d’une proie. Je ne vais pas reparler de l’achat de Nginx, de ce qu’il se passe avec ElasticSearch ou du comportement de Google qui forke à tout va pour ses besoins dans Chrome. Cette conférence vue au FOSDEM, The Cloud Is Just Another Sun, résonne terriblement en moi. L’intervenant y explique que les outils libres que nous utilisons dans le cloud sont incontrôlables. Qui vous certifie que vous tapez bien dans un MariaDB ou un ES quand vous n’avez accès qu’a une boite noire qui ne fait que répondre à vos requêtes ? Rien.

Nous n’avons pas trouvé le moyen de nous protéger dans le monde dans lequel nous vivons. Des licences ralentissent le processus de digestion en cours par les géants du numérique et c’est tout. Notre belle vision du monde, globalement, se fait bouffer et les poches de résistance sont minuscules.

skieur qui dévale une pente neigeuse sur fond de massif montagneux, plus bas
Le Libre est-il sur une pente dangereuse ou en train de négocier brillamment un virage ? Page d’accueil du site d’entreprise https://befox.fr/

Pour finir

Pour finir, ne mettons pas complètement de côté l’existence réelle d’un marché : Nextcloud en est la preuve, tout comme Dolibarr et la campagne de financement réussie d’OpenDSI. Tout n’est peut-être pas vraiment perdu. C’est juste très compliqué.

La bonne nouvelle, s’il y en a bien une, c’est qu’en parlant de tout ça dans Mastodon, je vous assure que si une entreprise du libre se lançait demain, nous serions un bon nombre prêt à tout plaquer pour y travailler. À attendre d’hypothétiques clients, qu’on cherche toujours, certes, mais dans la joie et la bonne humeur.

 

Enfin voilà, des réflexions, des idées, beaucoup de questions. On arrive à plus de 1900 mots, de quoi faire plaisir à Cyrille BORNE.

 

Des bisous.

 




Comment réparer les médias sociaux (et faire encore mieux)

Le récent scandale Cambridge Analytica semble avoir brièvement remis au goût du jour la question du siphonnage de données par les médias sociaux. Il est bon de se rappeler que la collecte de données n’est pas une simple pratique de Facebook, mais bien leur modèle économique : que cette entreprise – parmi les plus cotées en bourse au monde – n’existe qu’en se nourrissant de nos Likes, photos et autres interactions sociales.

Vol de données privées, manipulation de masse, matraquage publicitaire, exploitation de nos faiblesses psychologiques, … il y a beaucoup à dire sur les pratiques néfastes des médias sociaux centralisés. Mais aujourd’hui tournons-nous vers une solution et découvrons ensemble un moyen de lutter contre ces derniers avec des alternatives plus éthiques. Non, mieux : une fédération d’alternatives plus éthiques.

Nos ancêtres les Gaulois ?

L’an dernier, nous annoncions vouloir tourner la page de Dégooglisons Internet, avec laquelle se tourne aussi la métaphore des camps gaulois libres qui luttent contre l’invasion romaine propriétaire.

Ce que nous avons omis de préciser, c’est que n’en déplaise à Goscinny, l’histoire ne s’est pas réellement passée comme nous avons l’habitude de la lire dans ses albums. Ce que nous appelons les gaulois est en réalité un terme un peu générique inventé par les romains pour désigner les nombreux petits peuples qui vivaient en Gaule.

carte ancienne représentant les gaules à l'époque gallo-romaine : Gaules belge et celtique, province romaine et aquitaine.

Même s’il pouvait y avoir quelques alliances entre plusieurs peuples, en aucun cas tous ces villages gaulois étaient unis pour former un seul grand peuple gaulois. Ces derniers étaient bien indépendants : ils se faisaient beaucoup la guerre entre eux et parlaient leurs propres patois locaux.

Maintenant imaginez que vous êtes un peuple gaulois vivant à cette époque : vous voyez débarquer la grande armée romaine, qui envahit un à un d’autres villages gaulois. Bon, vous n’avez pas spécialement beaucoup d’affinités, mais on peut quand même vous trouver une petite larme à l’œil, ne serait-ce que parce que les Romains ne respectent pas vos principes.

Comment faire, donc, pour que ces braves Gaulois continuent paisiblement leurs bagarres de poissonniers et leurs concours de moustache ? Peut-être essayer d’améliorer l’entente entre ces différents peuples. Hmm, mais ce n’est pas si évident, les peuples gaulois parlent chacun leur propre patois, la barrière de la langue pose rapidement un gros frein à tout arrangement.

Les libristes, ces grands relous

Vous l’aurez compris, les logiciels libres sont comparables à un ensemble de villages gaulois : bien sûr, beaucoup souhaitent lutter contre l’invasion de Google, Apple et autres GAFAM, mais ils veulent toutefois garder une certaine indépendance : il n’y a qu’à regarder le nombre de distributions Linux pour se rendre compte de la diversité qu’apporte la possibilité de modifier à loisir un système.

Extrait de l'arbre des distributions Linux : il y a plein d'alternatives.

 

On pourrait penser que c’est bien dommage, que tous ces libristes feraient mieux d’unir leurs forces pour lutter ensemble contre leurs ennemis communs au lieu de se diviser ainsi. Mais ce serait mettre fin à ce qui motive justement cette soif de créer des projets libres : la possibilité de pouvoir les modifier et les partager librement.

Au contraire, on se contente d’être fiers de voir autant de diversité dans les logiciels libres, comme on peut aujourd’hui être amusé à l’idée de savoir que nous sommes les descendants d’une grande diversité de peuples de la Gaule et non pas d’un seul grand peuple gaulois.

L’effet de réseau

En somme, le meilleur moyen de lutter contre la centralisation d’Internet dans d’immenses silos à données que sont les GAFAM, serait de faire des silos plus petits. On a en tête le projet Chatons : ce collectif d’hébergeurs indépendants, qui proposent des services – les mêmes qu’on trouve chez Framasoft, pour la plupart – alternatifs à ceux fournis gracieusement par Google et consorts (dans ce dernier cas, c’est en échange de quelques informations personnelles et d’un peu de temps de cerveau disponible, hein, rien de méchant).

Pour certains logiciels comme Framadate ou Framapad, qui remplacent rapidement leurs équivalents propriétaires, c’est plutôt facile : on peut même choisir encore d’autres alternatives selon nos préférences. C’est surtout de nouvelles habitudes à prendre, mais rien de vraiment bloquant.

En revanche, pour les logiciels qui permettent aux gens de communiquer ensemble, notamment les médias sociaux (qu’on appelle à tort les réseaux sociaux – parce que oui, le réseau, c’est vos amis 😉 ), c’est plus compliqué.

Par exemple il est bien difficile de remplacer Facebook par son équivalent libre, car la plupart des gens sont sur Facebook : il faudra donc les convaincre de franchir le pas, ce qu’ils hésiteront à faire car… il n’y a pas assez de monde, et qu’il faudrait aussi convaincre les amis de vos amis et ainsi de suite. Ah, et avant que vous ne posiez la question : oui, c’est compliqué de dire à 2 milliards d’utilisateurs : « allez à trois on s’en va tous pour aller sur telle autre plateforme, vous êtes prêts ? ».

Ce problème s’appelle l’effet de réseau. C’est le principal problème des alternatives libres aux sites impliquant des interactions sociales et il n’est pas spécifique aux médias sociaux : par exemple le projet Covoiturage Libre, malgré ses valeurs éthiques, peine à se développer face au monopôle de son équivalent propriétaire.

Dans le monde du libre, l’effet de réseau est empiré par le fait qu’il y a souvent plusieurs alternatives et que, comme nous l’avons vu, les logiciels libres sont des villages gaulois : un peu divisés, ils aiment leur indépendance et leurs spécificités.

Cela ne facilite pas la tâche à un éventuel romain qui voudrait tout plaquer pour élever des chèvres en Gaule : quel village choisir ?

Et si on parlait la même langue, ça n’irait pas mieux ?

la Tour de Babel, tableau de Brueghel l'Ancien

 

La communication est la clé d’une bonne entente entre peuples : une solution pour assurer la pérennité de nos villages gaulois serait de les aider à mieux communiquer entre eux. Autrement dit, de se mettre d’accord sur une langue qui serait comprise par tous les peuples gaulois, une sorte d’Espéranto visant à améliorer la communication. Ce qui bien sur, ne les empêche pas de parler leur patois quand ils sont entre eux.

Le fait de définir un langage commun permet donc aux petits villages d’échanger ensemble tout en gardant leur indépendance. Ils deviennent une sorte de fédération de peuples indépendants : ils ont chacun leurs us et coutumes, mais se comprennent bien, ce qui par exemple peut faire avancer le commerce et créer une sorte de synergie gauloise qui les rend d’une certaine manière plus unis pour repousser l’invasion romaine.

Bon, on ne va pas vous mentir, l’idée d’une langue fédératrice pour les médias sociaux ne date pas d’hier. Il y en avait déjà plusieurs depuis de nombreuses années, on peut donc relativiser sur le fait qu’une nouvelle venue arrive pour tout arranger.

Strip de Comics XKCD - image 1 situation initiale avec 14 standards en concurrence - image 2 coversation : un personnage dit à l'autre qu'il faut développer un standard universel qui remplacera tous les autres - Image 3 : résultat final, 15 standards en concurrence

 

Un langage pour les fédérer tous …

Le nouvel Espéranto des logiciels libres se nomme ActivityPub : c’est une nouvelle langue pour mettre d’accord les médias sociaux alternatifs.

La très bonne nouvelle c’est qu’il y a quelques mois, ActivityPub a été validé par le W3C. Le W3C, c’est l’équivalent de l’Académie Française pour le web : à l’instar de celle-ci, dont le but est d’uniformiser la langue de Molière en établissant certaines normes, le W3C valide quels sont les mots que les langages d’Internet devraient utiliser.

Rien ne nous oblige bien sûr à respecter cette convention si l’on préfère notre patois local, mais le fait de valider un langage permet aux villages – notamment les nouveaux venus – de moins se poser de questions sur le choix de la langue à utiliser pour se comprendre.

Par exemple, le logiciel Mastodon est une alternative à Twitter basée sur ActivityPub. Comme nous aimons décentraliser Internet, il y a plusieurs villages Mastodon un peu partout, qui communiquent entre eux. L’utilisateur du village Framapiaf peut échanger avec son cousin vivant dans le village Mamot, sans que ce dernier ne s’aperçoive qu’il est en train de parler à un lointain voisin.

Logo d'ActivityPub

… et dans les internets les lier.

Là où cela devient intéressant, c’est que Mastodon est un logiciel libre et donc que chaque village Mastodon peut l’adapter à ses besoins :

– chaque village a son propre jeu d’emojis personnalisés ;
– le village Framapiaf a donné un coup de peinture sur l’interface ;
– d’autres villages ont fait leur petite cuisine interne en repoussant par exemple la limite des 500 caractères par message, car ils la trouvaient trop contraignante.

Aucun problème : quelles que soient ces personnalisations, tout le monde continuera de communiquer à travers les villages, car ils parlent toujours la même langue, ActivityPub.

Le fait d’utiliser un média social basé sur le principe de fédération vous rend libre. Si le village Mastodon sur lequel vous vous trouvez change un jour ses conditions d’utilisation, vous être libre de déménager dans un autre village qui vous correspond mieux.

Mieux : si un jour le logiciel Mastodon ne respecte plus du tout les utilisateurs, il y a fort à parier que des défenseurs du libre reprendront le logiciel et en feront une autre version (cela s’appelle un fork) et que petit à petit, les villages migrent vers cette nouvelle version plus respectueuse, sans que les utilisateurs soient fortement impactés. Cela nous permet de revenir aux valeurs essentielles du libre : c’est l’utilisateur qui a contrôle sur le logiciel, et non l’inverse.

D’ailleurs, quelqu’un pourrait se dire un jour que l’interface de Mastodon est trop compliquée et décide d’en faire une totalement différente, plus proche de celle de Twitter. Ce n’est pas grave. Il n’y a pas tout à refaire, toute une base d’utilisateurs à reprendre. C’est juste des villages un peu différents qui apparaissent et avec qui on continuera de communiquer. Cela peut même faciliter l’adoption d’ActivityPub par le grand public : si une personne n’aime pas Mastodon, on peut lui présenter un tout autre logiciel qui lui convient mieux et permettra de communiquer avec les mêmes personnes.

Là où cela devient très, très intéressant, c’est qu’en fait les villages peuvent être complètement différents et avoir leurs propres spécialités. Revenons à nos Gaulois : on peut supposer que les villages proches des côtes vivent de la pêche et fassent du commerce de poisson entre eux, tandis que ceux vivant dans les montagnes soient davantage occupés par l’élevage de chèvres et le commerce de fromages.

Notre Espéranto permet à notre village de pêcheurs de Bordeaux de se fédérer à un village savoyard pour récupérer du Beaufort en échange de poissons, pour le transmettre à d’autres pêcheurs Bretons, tandis qu’ils profitent du vin venant d’un autre village voisin.

De la même manière, Mastodon peut communiquer avec d’autres logiciels fédérés mais complètement différents : par exemple FramaTube, l’alternative à Youtube. Il vous est alors possible d’être notifié des nouvelles vidéos qui sortiront sur cette plateforme et même de répondre aux commentaires d’une vidéo depuis Mastodon et inversement. Idem si vous mettez une vidéo en favori sur Mastodon, cela apparaîtra sur PeerTube (vous pouvez retrouver cet exemple sur cette démonstration).

La genèse d’une diversité numérique

ActivityPub va probablement faire beaucoup de bien à Internet. De nombreuses alternatives fédérées vont sortir prochainement. En tendant un peu l’oreille, on peut déjà entendre parler de blogs fédérés ou d’alternatives à Instagram ou Deezer, basées sur ActivityPub.

Cela va amener un peu de diversité dans notre paysage numérique : diversité qui ne peut pas, par essence, se retrouver dans les services centralisés, car ces derniers parlent leurs propres langues. Vous ne pourrez jamais lire et partager des Tweets depuis Facebook, ou bien répondre à un commentaire Youtube depuis Instagram. Avec la fédération, cela devient possible et cela donne à ActivityPub un avantage compétitif face aux médias sociaux propriétaires.

Ce qui est bien, c’est que cela ne concerne pas seulement les personnes soucieuses de l’usage qui est fait de leurs données personnelles : les moldus du libre pourront trouver en ActivityPub un outil avant tout pratique. Les technophiles apprécieront la possibilité d’interconnecter toutes leurs plateformes numériques entre elles. Ceux qui trouvent que leurs médias sociaux sont monotones aimeront amener un peu de diversité à leurs fils d’actualité. Les blogueurs trouveraient intéressant le fait de permettre à leurs lecteurs de recevoir et commenter un article très facilement via leurs média social favoris.

Alternatives aux médias sociaux basées sur ActivityPub. Respectivment : Funkwhale (musique fédérée), PeerTube (vidéos), Mastodon (micro-blogging) et PixelFed (images).

C’est également le cas du côté des développeurs d’application, qui trouveront en ActivityPub un moyen d’atteindre très rapidement un grand nombre d’utilisateurs. En effet la fédération est un formidable terrain d’expérimentation : si quelqu’un a une bonne idée, il peut la développer en la connectant à la fédération.

Supposons par exemple que vous vous lanciez dans le développement d’un site de partage de recettes de cuisine fédéré. Vous en parlez à vos amis, dont certains sont déjà sur Mastodon. Comme tous aiment bien l’idée, ils s’abonnent à votre site depuis Mastodon pour être notifiés de vos meilleures recettes. Lorsqu’ils recevront votre dernier clafoutis aux fraises, ils pourront le partager directement à tous leurs abonnés, lesquels seront intrigués par ce nouveau village récemment apparu dans la fédération, et pourront s’abonner à leur tour. 😉

En utilisant ActivityPub, nous participons à cette prise de conscience globale dans laquelle nous découvrons tous le point faible de ces silos à données : étant centralisés, ils sont vulnérables face à la fédération. Si nous arrivons à promouvoir suffisamment ces alternatives au grand public, nous pouvons amener ces plateformes centralisées à se confronter à un combat qui leur est perdu d’avance.

En utilisant ActivityPub, vous faites un pied-de-nez à tous ces soi-disant réseaux sociaux proclamant vouloir réunir les gens… mais dans un système cloisonné. Vous les laissez au profit d’alternatives qui ont pu voir le jour parce qu’elles ont réussi, elles, à se réunir, à se fédérer les unes aux autres.

Pour résumer

1. ActivityPub est un Espéranto qui permet aux médias sociaux alternatifs de se comprendre entre eux (se fédérer) ;
2. cela permet à deux utilisateurs de se suivre l’un et l’autre, même s’ils habitent dans des villages différents (qu’on appelle instances) ;
3. ça fonctionne bien même s’ils sont totalement différents : le village de pêcheurs peut échanger avec le village de fromagers (comme si depuis Facebook on pouvait liker un tweet) ;
4. tous ces échanges entre villages s’appellent la fédération et de nouveaux logiciels peuvent la rejoindre n’importe quand (et ça va être très cool).

Envie d’essayer maintenant ?

Vous voulez être les pionniers de cette nouvelle ère numérique qu’est la fédération ? Libre à vous de choisir votre village. Pour commencer, nous vous conseillons ceux sous la bannière Mastodon (qui a fêté son 1er anniversaire il y a quelques mois), car le logiciel est bien abouti.

Vous trouverez sur le site Join Mastodon d’autres explications sur son fonctionnement, ainsi que la liste des villages disponibles (et nous laissons bien sûr la porte de notre propre village ouverte aux nouveaux venus). 😉

En graphisme BD, la mascotte de Mastodon : un éléphanteau assis sur son derrière, trompe vers le ciel.

Crédits images :




Le chemin vers une informatique éthique

Le logiciel « open source » a gagné, tant mieux, c’est un préalable pour une informatique éthique, explique Daniel Pascot, qui a tout au long d’une carrière bien remplie associé enseignement et pratique de l’informatique, y compris en créant une entreprise.

Du côté de nos cousins d’Outre-Atlantique, on lui doit notamment d’avoir présidé aux destinées de l’association libriste FACIL (c’est un peu l’April du Québec) et milité activement pour la promotion de solutions libres jusqu’aux instances gouvernementales.

On peut se réjouir de l’ubiquité du logiciel libre mais les fameuses quatre libertés du logiciel libre (merci Mr Stallman) ne semblent en réalité concerner que les créateurs de logiciels. Les utilisateurs, peu réceptifs au potentiel ouvert par les licences libres, sont intéressés essentiellement par l’usage libre des logiciels et les services proposés par des entreprises intermédiaires. Hic jacet lupus… Quand ces services échappent à la portée des licences libres, comment garantir qu’ils sont éthiques ? La réflexion qu’entame Daniel Pascot à la lumière d’exemples concrets porte de façon très intéressante sur les conditions d’un contrat équilibré entre utilisateurs et fournisseurs de services. Les propositions de charte qu’il élabore ressemblent d’ailleurs plutôt à une liste des droits des utilisateurs et utilisatrices 😉

Chez Framasoft, nous trouvons que ce sont là des réflexions et propositions fort bien venues pour le mouvement de CHATONS qui justement vous proposent des services divers en s’engageant par une charte.

Comme toujours sur le Framablog, les commentaires sont ouverts…



Le logiciel « open source » a gagné, oui mais…

Photo Yann Doublet

Les « libristes »1 se rendent progressivement compte que bien des combats qu’ils ont livrés étaient une cause perdue d’avance car ils sous-estimaient les conséquences de la complexité des logiciels. Quels que soient les bienfaits des logiciels libres, les utiliser exige une compétence et un entretien continu qui ne sont pas envisageables pour la grande majorité des individus ou organisations2.

Richard Stallman a fait prendre conscience de la nécessité de contrôler les programmes pour garantir notre liberté. La dimension éthique était importante : il parlait du bon et du mauvais logiciel. L’importance de ce contrôle a été mise en évidence par Lawrence Lessig avec son « Code is law »3. La nature immatérielle et non rivale du logiciel faisait que les libristes le considéraient naturellement comme un bien commun. Il leur semblait évident qu’il devait être partagé. Comme on vivait alors dans un monde où les ordinateurs étaient autonomes, la licence GPL avec ses libertés offrait un socle satisfaisant sur lequel les libristes s’appuyaient.

J’ai depuis plus de 20 ans enseigné et milité pour le logiciel libre que j’utilise quotidiennement. Comme tout bon libriste convaincu, j’ai présenté les quatre libertés de la GPL, et je reconnais que je n’ai pas convaincu grand monde avec ce discours. Qu’il faille garder contrôle sur le logiciel, parfait ! Les gens comprennent, mais la solution GPL ne les concerne pas parce que ce n’est absolument pas dans leur intention d’installer, étudier, modifier ou distribuer du logiciel. Relisez les licences et vous conviendrez qu’elles sont rédigées du point de vue des producteurs de logiciels plus que des utilisateurs qui n’envisagent pas d’en produire eux-mêmes.

Mais un objet technique et complexe, c’est naturellement l’affaire des professionnels et de l’industrie. Pour eux, la morale ou l’éthique n’est pas une préoccupation première, ce sont des techniciens et des marchands qui font marcher l’économie dans leur intérêt. Par contre, la liberté du partage du code pour des raisons d’efficacité (qualité et coût) les concerne. Ils se sont alors débarrassés de la dimension éthique en créant le modèle open source4. Et ça a marché rondement au point que ce modèle a gagné la bataille du logiciel. Les cinq plus grandes entreprises au monde selon leurs capitalisations boursières, les GAFAM, reposent sur ce modèle. Microsoft n’est plus le démon privatif à abattre, mais est devenu un acteur du libre. Enlevez le code libre et plus de Web, plus de courrier électronique, plus de réseaux sociaux comme Facebook, plus de service Google ou Amazon, ou de téléphone Apple ou Android. Conclusion : le logiciel libre a gagné face au logiciel propriétaire, c’est une question de temps pour que la question ne se pose plus.

Oui, mais voilà, c’est du logiciel libre débarrassé de toute évidence de sa dimension éthique, ce qui fait que du point de vue de l’utilisateur qui dépend d’un prestataire, le logiciel libre n’apporte rien. En effet, les prestataires de services, comme les réseaux sociaux ou les plates-formes de diffusion, ne distribuent pas de logiciel, ils en utilisent et donc échappent tout à fait légalement aux contraintes éthiques associées aux licences libres. Ce qui importe aux utilisateurs ce ne sont pas les logiciels en tant qu’objets, mais le service qu’ils rendent qui, lui, n’est pas couvert par les licences de logiciel libre. Circonstance aggravante, la gratuité apparente de bien des services de logiciel anesthésie leurs utilisateurs face aux conséquences de leur perte de liberté et de l’appropriation de leurs données et comportements (méta données) souvent à leur insu5.

Pourtant, aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous passer de logiciel, tout comme nous ne pouvons pas nous passer de manger. Le logiciel libre c’est un peu comme le « bio » : de plus en plus de personnes veulent manger bio, tout simplement parce que c’est bon pour soi (ne pas s’empoisonner), bon pour la planète (la préserver de certaines pollutions) ou aussi parce que cela permet d’évoluer vers une économie plus humaine à laquelle on aspire (économie de proximité). Le « bio » est récent, mais en pleine expansion, il y a de plus en plus de producteurs, de marchands, et nos gouvernements s’en préoccupent par des lois, des règlements, des certifications ou la fiscalité. Ainsi le « bio » ce n’est pas seulement un produit, mais un écosystème complexe qui repose sur des valeurs : si le bio s’était limité à des « écolos » pour auto-consommation, on n’en parlerait pas. Eh bien le logiciel c’est comme le bio, ce n’est pas seulement un produit mais aussi un écosystème complexe qui concerne chacun de nous et la société avec tous ses acteurs.

Dans l’écosystème logiciel, les éditeurs et les prestataires de service qui produisent et opèrent le logiciel, ont compris que le logiciel libre (au sens open source) est bon pour eux et s’en servent, car ils le contrôlent. Par contre il n’en va pas de même pour ceux qui ne contrôlent pas directement le logiciel. La licence du logiciel ne suffit pas à leur donner contrôle. Mais alors que faire pour s’assurer que le service rendu par le logiciel via un prestataire soit bon pour nous, les divers utilisateurs dans cet écosystème numérique complexe ?

Je vais ici commenter la dimension éthique de deux projets de nature informatique qui s’appuient sur du logiciel libre sur lesquels je travaille actuellement en tentant d’intégrer ma réflexion de militant, d’universitaire et de praticien. PIAFS concerne les individus et donc le respect de nos vies privées pour des données sensibles, celles de notre santé dans un contexte de partage limité, la famille. REA vise à garantir à une organisation le contrôle de son informatisation dans le cadre d’une relation contractuelle de nature coopérative.

Deux cas qui ont alimenté ma réflexion

PIAFS : Partage des Informations Avec la Famille en Santé

PIAFS est projet qui répond à un besoin non satisfait : un serveur privé pour partager des données de santé au sein d’une unité familiale à des fins d’entr’aide (http://piafs.org/). Cette idée, dans un premier temps, a débouché sur un projet de recherche universitaire pour en valider et préciser la nature. Pour cela il nous fallait un prototype.

Au-delà de la satisfaction d’un besoin réel, je cherchais en tant que libriste comment promouvoir le logiciel libre. Je constatais que mes proches n’étaient pas prêts à renoncer à leurs réseaux sociaux même si je leur en montrais les conséquences. Il fallait éviter une première grande difficulté : changer leurs habitudes. J’avais là une opportunité : mes proches, comme beaucoup de monde, n’avaient pas encore osé organiser leurs données de santé dans leur réseau social.

Si ce projet avait dès le départ une dimension éthique, il n’était pas question de confier ces données sensibles à un réseau social. J’étais dès le départ confronté à une dimension pratique au-delà de la disponibilité du logiciel. De plus, pour les utilisateurs de PIAFS, l’auto-hébergement n’est pas une solution envisageable. Il fallait recourir à un fournisseur car un tel service doit être assuré d’une manière responsable et pérenne. Même si l’on s’appuyait sur des coopératives de santé pour explorer le concept, il est rapidement apparu qu’il fallait recourir à un service professionnel classique dont il faut alors assumer les coûts6. Il fallait transposer les garanties apportées par le logiciel libre au fournisseur de service : l’idée de charte que l’on voyait émerger depuis quelques années semblait la bonne approche pour garantir une informatique éthique, et en même temps leur faire comprendre qu’ils devaient eux-mêmes assurer les coûts du service.

REA : Pour donner au client le contrôle de son informatisation

J’ai enseigné la conception des systèmes d’information dans l’université pendant près de 40 ans (à Aix-en-Provence puis à Québec), et eu l’occasion de travailler dans des dizaines de projets. J’ai eu connaissance de nombreux dérapages de coût ou de calendrier et j’ai étudié la plupart des méthodologies qui tentent d’y remédier. J’ai aussi appris qu’une des stratégies commerciales de l’industrie informatique (ils ne sont pas les seuls !) est la création de situations de rente pas toujours à l’avantage du client. Dans tout cela je n’ai pas rencontré grande préoccupation éthique.

J’ai eu, dès le début de ma carrière de professeur en systèmes d’information (1971), la chance d’assister, sinon participer, à la formalisation de la vision de Jean-Louis Le Moigne7 : un système d’information consiste à capturer, organiser et conserver puis distribuer et parfois traiter les informations créées par l’organisation. Cette vision s’opposait aux méthodologies naissantes de l’analyse structurée issues de la programmation structurée. Elle établissait que l’activité de programmation devait être précédée par une compréhension du fonctionnement de l’organisation à partir de ses processus. L’approche qui consiste à choisir une « solution informatique » sans vraiment repenser le problème est encore largement dominante. J’ai ainsi été conduit à développer, enseigner et pratiquer une approche dite à partir des données qui s’appuie sur la réalisation précoce de prototypes fonctionnels afin de limiter les dérapages coûteux (je l’appelle maintenant REA pour Référentiel d’Entreprise Actif, le code de REA est bien sûr libre).

Mon but est, dans ma perspective libriste, de redonner le contrôle au client dans la relation client-fournisseur de services d’intégration. Si ce contrôle leur échappe trop souvent du fait de leur incompétence technique, il n’en reste pas moins que ce sont eux qui subissent les conséquences des systèmes informatiques « mal foutus ». Là encore le logiciel libre ne suffit pas à garantir le respect du client et le besoin d’une charte pour une informatique éthique s’impose8 .

Photo EOI (CC-BY-SA 2.0)

Vers une charte de l’informatique libre, c’est-à-dire bonne pour l’écosystème numérique

Dans les deux cas, si l’on a les ressources et la compétence pour se débrouiller seul, les licences libres comme la GPL ou une licence Creative Commons pour la méthodologie garantissent une informatique éthique (respect de l’utilisateur, contribution à un bien commun). S’il faut recourir à un hébergeur ou un intégrateur, les garanties dépendent de l’entente contractuelle entre le client-utilisateur et le fournisseur.

Il y a une différence fondamentale entre le logiciel et le service. Le logiciel est non rival, il ne s’épuise pas à l’usage, car il peut être reproduit sans perte pour l’original, alors que le service rendu est à consommation unique. Le logiciel relève de l’abondance alors que le service relève de la rareté qui est le fondement de l’économie qui nous domine, c’est la rareté qui fait le prix. Le logiciel peut être mis en commun et partagé alors que le service ne le peut pas. L’économie d’échelle n’enlève pas le caractère rival du service. Et c’est là que la réalité nous rattrape : la mise en commun du logiciel est bonne pour nous tous, mais cela n’a pas de sens pour le service car aucun fournisseur ne rendra ce service gratuitement hormis le pur bénévolat.

Des propositions balisant un comportement éthique existent, en voici quelques exemples:

  • dans Le Manifeste pour le développement Agile de logiciels, des informaticiens ont proposé une démarche dite agile qui repose sur 4 valeurs et 12 principes. Sans être explicitement une charte éthique, la démarche est clairement définie dans l’optique du respect du client. Ce manifeste est utile dans le cas REA ;
  • la charte du collectif du mouvement CHATONS concerne les individus, elle est pensée dans un contexte d’économie sociale et solidaire, elle est inspirante pour le cas PIAFS ;
  • la charte de Framasoft définit un internet éthique, elle est inspirante pour le cas PIAFS mais aussi pour la définition d’un cadre global;
  • dernièrement sous forme de lettre ouverte, un collectif issu du Techfestival de Copenhague propose une pratique éthique, utile pour les deux cas et qui permet de réfléchir au cadre global.

Les libristes, mais dieu merci ils ne sont pas les seuls, ont une bonne idée des valeurs qui président à une informatique éthique, bonne pour eux, à laquelle ils aspirent lorsqu’ils utilisent les services d’un fournisseur. Les exigences éthiques ne sont cependant pas les mêmes dans les deux cas car l’un concerne un service qui n’inclut pas de développement informatique spécifique et l’autre implique une activité de développement significative (dans le tableau ci-dessous seuls des critères concernant l’éthique sont proposés):

Critères pour le client Dans le cas de PIAFS Dans le cas d’un projet REA
Respect de leur propriété Les données qu’ils produisent leur appartiennent, ce n’est pas négociable Tout document produit (analyse, …) est propriété du client
Respect de leur identité Essentiel Le client doit contrôler la feuille de route, ce sont ses besoins que l’on doit satisfaire par ceux du fournisseur
Respect de leur indépendance vis à vis du fournisseur Important, préside au choix des logiciels et des formats Critique : mais difficile à satisfaire.
Proximité du service : favoriser l’économie locale et protection contre les monopoles Important Important
Pérennité du service Important, mais peut être tempéré par la facilité du changement Essentiel : le changement est difficile et coûteux, mais la « prise en otage » est pire
Payer le juste prix Important Important
Partage équitable des risques Risque faible Essentiel car le risque est élevé
Mise en réseau Essentiel : la connexion « sociale » est impérative mais dans le respect des autres valeurs Plus aucune organisation vit en autarcie
Contribution (concerne le fournisseur) Non discutable, obligatoire Important mais aménageable

Entente sur le logiciel

Le client, individu ou organisation, doit avoir l’assurance que les logiciels utilisés par le fournisseur de services font bien et seulement ce qu’ils doivent faire. Comme il n’a pas la connaissance requise pour cette expertise, il doit faire confiance au fournisseur. Or, parce que celui-ci n’offre pas toute la garantie requise (volonté et capacité de sa part), il faut, dans cette situation, recourir à un tiers de confiance. Cette expertise externe par un tiers de confiance est très problématique. Il faut d’une part que le fournisseur donne accès aux logiciels et d’autre part trouver un expert externe qui accepte d’étudier les logiciels, autrement dit résoudre la quadrature du cercle !

Le logiciel libre permet de la résoudre. Il est accessible puisqu’il est public, il est produit par une communauté qui a les qualités requises pour jouer ce rôle de tiers de confiance. Ainsi, pour une informatique éthique :

  • tout logiciel utilisé par le fournisseur doit être public, couvert par une licence libre, ce qui le conduit à ne pas redévelopper un code existant ou le moins possible,
  • s’il est amené à produire du nouveau code,
    • le fournisseur doit le rendre libre. C’est à l’avantage de la société mais aussi du client dans un contexte de partage et de protection contre les situations de rente qui le tiennent en otage,
    • ou du moins le rendre accessible au client,
  • garantir que seul le code montré est utilisé,
  • utiliser des formats de données et documents libres.

L’éthique est complexe, il est difficile sinon impossible d’anticiper tous les cas. L’exigence de logiciel libre peut être adaptée à des situations particulières, par exemple si le prestataire est engagé pour un logiciel que le client ne désire pas partager il en prend alors la responsabilité, ou si la nécessité de poursuivre l’utilisation de logiciels non libres est non contournable temporairement.

Entente sur le bien ou service

Le critère du coût est propre au service. Dans une approche éthique le juste coût n’est pas la résultante du jeu de l’offre et de la demande, ni d’un jeu de négociation basé sur des secrets, et encore moins le résultat d’une rente de situation. Il s’agit pour le fournisseur de couvrir ses coûts et de rentabiliser son investissement (matériel, formation…). Une approche éthique impose  de la transparence, le client  :

  • doit savoir ce qu’il paye,
  • doit avoir la garantie que le contrat couvre tous les frais pour l’ensemble du service (pas de surprise à venir),
  • doit être capable d’estimer la valeur de ce qu’il paye,
  • doit connaître les coûts de retrait du service et en estimer les conséquences.

Le partage équitable du risque concerne essentiellement les projets d’informatisation avec un intégrateur. Il est rare que l’on puisse estimer correctement l’ampleur d’un projet avant de l’avoir au moins partiellement réalisé. Une part du risque provient de l’organisation et de son environnement, une autre part du risque provient des capacités du fournisseur et de ses outils. Ceci a un impact sur le découpage du projet, chaque étape permet d’estimer les suivantes :

  • tout travail réalisé par le fournisseur contributif au projet :
    • doit être payé,
    • appartient au client,
    • doit pouvoir être utilisé indépendamment du fournisseur.
  • le travail dont le volume est dépendant du client est facturé au temps,
  • le travail sous le contrôle du fournisseur doit si possible être facturé sur une base forfaitaire,
  • le client est maître de la feuille de route,
  • tout travail entamé par le fournisseur doit être compris et accepté par le client,
  • la relation entre le client et le fournisseur est de nature collaborative, le client participe au projet qui évolue au cours de la réalisation à la différence d’une relation contractuelle dans laquelle le client commande puis le fournisseur livre ce qui est commandé.

Conclusion : l’informatique éthique est possible

Pour tous les utilisateurs de l’informatique, c’est à dire pratiquement tout le monde et toutes les organisations de notre société numérique, il est aussi difficile de nier l’intérêt d’une informatique éthique que de rejeter le « bio », mais encore faut-il en être conscient. Le débat au sein des producteurs de logiciels reste difficile à comprendre. Ce qui est bon pour un libriste c’est un logiciel qui avant tout le respecte, alors que pour les autres informaticiens, c’est à dire la grande majorité, c’est un logiciel qui ne bogue pas. Fait aggravant : la vérité des coûts nous est cachée. Cependant au-delà de cette différence philosophique, l’intérêt du logiciel partagé est tel qu’un immense patrimoine de logiciel libre ou open source est disponible. Ce patrimoine est le socle sur lequel une informatique éthique est possible. Les deux cas présentés nous montent que les conditions existent dès maintenant.

Une informatique éthique est possible, mais elle ne sera que si nous l’exigeons. Les géants du Net sont de véritables états souverains devant lesquels même nos états baissent pavillon. La route est longue, chaotique et pleine de surprises, comme elle l’a été depuis la naissance de l’ordinateur, mais un fait est acquis, elle doit reposer sur le logiciel libre.

Le chemin se fait en marchant, comme l’écrivait le poète Antonio Machado, et c’est à nous libristes de nous donner la main et de la tendre aux autres. Ce ne sera pas facile car il faudra mettre la main à la poche et la bataille est politique. Il nous faut exiger, inspirés par le mouvement « bio », un label informatique éthique et pourquoi pas un forum mondial de l’écosystème numérique. La piste est tracée (à l’instar de la Quadrature du Net), à nous de l’emprunter.


Notes

  1. J’ai utilisé ce mot de libriste pour rendre compte de la dimension militante et à certains égards repliée sur elle-même, qu’on leur reproche souvent à raison.
  2. Voir sur ce point le blog NullPointerException, « Que faut-il pour XXX? Du logiciel libre! Non, une gouvernance éthique », 21/02/2017.
  3. Dans un article paru en 2000, Lawrence Lessig -auquel on doit les licences Creative Commons- a clairement mis en lumière que l’usage d’internet (et donc des logiciels) nous contraint, tout comme nous sommes contraint par les lois. Il nous y a alerté sur les conséquences relatives à notre vie privée. Voir la traduction française sur Framablog « Le code fait loi – De la liberté dans le cyberespace » (publié le 22/05/2010),
  4. Dans l’optique open source, un bon logiciel est un logiciel qui n’a pas de bogue. Dans l’optique logiciel libre, un bon logiciel est un logiciel éthique qui respecte son utilisateur et contribue au patrimoine commun. Dans les deux cas il est question d’accès au code source mais pour des raisons différentes, ce qui au plan des licences peut sembler des nuances : « Né en 1998 d’une scission de la communauté du logiciel libre (communauté d’utilisateurs et de développeurs) afin de conduire une politique jugée plus adaptée aux réalités économiques et techniques, le mouvement open source défend la liberté d’accéder aux sources des programmes qu’ils utilisent, afin d’aboutir à une économie du logiciel dépendant de la seule vente de prestations et non plus de celle de licences d’utilisation ». Voir la page Wikipédia, « Open Source Initiative ».
  5. Voir par exemple Tristan Nitot, « Surveillance:// Les libertés au défi du numérique : comprendre et agir », C&F éditions, 2016. L’interview de T. Nitot sur le Framablog. Le site « Social Cooling » (« Les données conduisent au refroidissement social »).
  6. La question de recourir à une organisation de l’économie sociale et solidaire s’est posée et ce n’est pas exclu.Cela n’a pas été retenu pour des raisons pratiques et aussi parce que la démarche visait à promouvoir une informatique éthique de la part des fournisseurs traditionnels locaux.
  7. Avant d’être connu comme un constructiviste Jean-Louis Le Moigne, alors professeur à l’IAE d’Aix-en-Provence, créait un enseignement de systèmes d’information organisationnels et lançait avec Huber Tardieu la recherche qui a conduit à la méthode Merise à laquelle j’ai participé car j’étais alors assistant dans sa petite équipe universitaire et il a été mon directeur de doctorat.
  8. Cela se dégage par exemple de la thèse de Balla Diop que j’ai dirigée. Il a comparé des implantations de ERP libres et propriétaires : du point de vue du client hormis les coûts il y a peu de différence. Voir Balla Diop, L’effet de la stratégie logicielle (ERP open source vs ERP commercial) sur le développement du capital humain des PME, Thèse de doctorat dirigée par D. Pascot, Université Laval, 2015.



Les nouveaux Leviathans III. Du capitalisme de surveillance à la fin de la démocratie ?

Une chronique de Xavier De La Porte1 sur le site de la radio France Culture pointe une sortie du tout nouveau président Emmanuel Macron parue sur le compte Twitter officiel : « Une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une startup. Je veux que la France en soit une ». Xavier De La Porte montre à quel point cette conception de la France en « start-up nation » est en réalité une vieille idée, qui reprend les archaïsmes des penseurs libéraux du XVIIe siècle, tout en provoquant un « désenchantement politique ». La série des Nouveaux Léviathans, dont voici le troisième numéro, part justement de cette idée et cherche à en décortiquer les arguments.

Note : voici le troisième volet de la série des Nouveaux (et anciens) Léviathans, initiée en 2016, par Christophe Masutti, alias Framatophe. Pour retrouver les articles précédents, une liste vous est présentée à la fin de celui-ci.

Dans cet article nous allons voir comment ce que Shoshana Zuboff nomme Big Other (cf. article précédent) trouve dans ces archaïques conceptions de l’État un lieu privilégié pour déployer une nouvelle forme d’organisation sociale et politique. L’idéologie-Silicon ne peut plus être aujourd’hui analysée comme un élan ultra-libéral auquel on opposerait des valeurs d’égalité ou de solidarité. Cette dialectique est dépassée car c’est le Contrat Social qui change de nature : la légitimité de l’État repose désormais sur des mécanismes d’expertise2 par lesquels le capitalisme de surveillance impose une logique de marché à tous les niveaux de l’organisation socio-économique, de la décision publique à l’engagement politique. Pour comprendre comment le terrain démocratique a changé à ce point et ce que cela implique dans l’organisation d’une nation, il faut analyser tour à tour le rôle des monopoles numériques, les choix de gouvernance qu’ils impliquent, et comprendre comment cette idéologie est non pas théorisée, mais en quelque sorte auto-légitimée, rendue presque nécessaire, parce qu’aucun choix politique ne s’y oppose. Le capitalisme de surveillance impliquerait-il la fin de la démocratie ?

“Big Brother”, par Stephan Mosel, sous licence CC BY 2.0

Libéralisme et Big Other

Dans Les Nouveaux Leviathans II, j’abordais la question du capitalisme de surveillance sous l’angle de la fin du modèle économique du marché libéral. L’utopie dont se réclame ce dernier, que ce soit de manière rhétorique ou réellement convaincue, suppose une auto-régulation du marché, théorie maintenue en particulier par Friedrich Hayek3. À l’opposé de cette théorie qui fait du marché la seule forme (auto-)équilibrée de l’économie, on trouve des auteurs comme Karl Polanyi4 qui, à partir de l’analyse historique et anthropologique, démontre non seulement que l’économie n’a pas toujours été organisée autour d’un marché libéral, mais aussi que le capitalisme « désencastre » l’économie des relations sociales, et provoque un déni du contrat social.

Or, avec le capitalisme de surveillance, cette opposition (qui date tout de même de la première moitié du XXe siècle) a vécu. Lorsque Shoshana Zuboff aborde la genèse du capitalisme de surveillance, elle montre comment, à partir de la logique de rationalisation du travail, on est passé à une société de marché dont les comportements individuels et collectifs sont quantifiés, analysés, surveillés, grâce aux big data, tout comme le (un certain) management d’entreprise quantifie et rationalise les procédures. Pour S. Zuboff, tout ceci concourt à l’avènement de Big Other, c’est-à-dire un régime socio-économique régulé par des mécanismes d’extraction des données, de marchandisation et de contrôle. Cependant, ce régime ne se confronte pas à l’État comme on pourrait le dire du libertarisme sous-jacent au néolibéralisme qui considère l’État au pire comme contraire aux libertés individuelles, au mieux comme une instance limitative des libertés. Encore pourrait-on dire qu’une dialectique entre l’État et le marché pourrait être bénéfique et aboutirait à une forme d’équilibre acceptable. Or, avec le capitalisme de surveillance, le politique lui-même devient un point d’appui pour Big Other, et il le devient parce que nous avons basculé d’un régime politique à un régime a-politique qui organise les équilibres sociaux sur les principes de l’offre marchande. Les instruments de cette organisation sont les big datas et la capacité de modeler la société sur l’offre.

C’est que je précisais en 2016 dans un ouvrage coordonné par Tristan Nitot, Nina Cercy, Numérique : reprendre le contrôle5, en ces termes :

(L)es firmes mettent en œuvre des pratiques d’extraction de données qui annihilent toute réciprocité du contrat avec les utilisateurs, jusqu’à créer un marché de la quotidienneté (nos données les plus intimes et à la fois les plus sociales). Ce sont nos comportements, notre expérience quotidienne, qui deviennent l’objet du marché et qui conditionne même la production des biens industriels (dont la vente dépend de nos comportements de consommateurs). Mieux : ce marché n’est plus soumis aux contraintes du hasard, du risque ou de l’imprédictibilité, comme le pensaient les chantres du libéralisme du XXe siècle : il est devenu malléable parce que ce sont nos comportements qui font l’objet d’une prédictibilité d’autant plus exacte que les big data peuvent être analysées avec des méthodes de plus en plus fiables et à grande échelle.

Si j’écris que nous sommes passés d’un régime politique à un régime a-politique, cela ne signifie pas que cette transformation soit radicale, bien entendu. Il existe et il existera toujours des tensions idéologiques à l’intérieur des institutions de l’État. C’est plutôt une question de proportions : aujourd’hui, la plus grande partie des décisions et des organes opérationnels sont motivés et guidés par des considérations relevant de situations déclarées impératives et non par des perspectives politiques. On peut citer par exemple le grand mouvement de « rigueur » incitant à la « maîtrise » des dépenses publiques imposée par les organismes financiers européens ; des décisions motivées uniquement par le remboursement des dettes et l’expertise financière et non par une stratégie du bien-être social. On peut citer aussi, d’un point de vue plus local et français, les contrats des institutions publiques avec Microsoft, à l’instar de l’Éducation Nationale, à l’encontre de l’avis d’une grande partie de la société civile, au détriment d’une offre différente (comme le libre et l’open source) et dont la justification est uniquement donnée par l’incapacité de la fonction publique à envisager d’autres solutions techniques, non par ignorance, mais à cause du détricotage massif des compétences internes. Ainsi « rationaliser » les dépenses publiques revient en fait à se priver justement de rationalité au profit d’une simple adaptation de l’organisation publique à un état de fait, un déterminisme qui n’est pas remis en question et condamne toute idéologie à être non pertinente.

Ce n’est pas pour autant qu’il faut ressortir les vieilles théories de la fin de l’histoire. Qui plus est, les derniers essais du genre, comme la thèse de Francis Fukuyama6, se sont concentrés justement sur l’avènement de la démocratie libérale conçue comme le consensus ultime mettant fin aux confrontations idéologiques (comme la fin de la Guerre Froide). Or, le capitalisme de surveillance a minima repousse toute velléité de consensus, au-delà du libéralisme, car il finit par définir l’État tout entier comme un instrument d’organisation, quelle que soit l’idéologie : si le nouveau régime de Big Other parvient à organiser le social, c’est aussi parce que ce dernier a désengagé le politique et relègue la décision publique au rang de validation des faits, c’est-à-dire l’acceptation des contrats entre les individus et les outils du capitalisme de surveillance.

Les mécanismes ne sont pas si nombreux et tiennent en quatre points :

  • le fait que les firmes soient des multinationales et surfent sur l’offre de la moins-disance juridique pour s’établir dans les pays (c’est la pratique du law shopping),
  • le fait que l’utilisation des données personnelles soit déloyale envers les individus-utilisateurs des services des firmes qui s’approprient les données,
  • le fait que les firmes entre elles adoptent des processus loyaux (pactes de non-agression, partage de marchés, acceptation de monopoles, rachats convenus, etc.) et passent des contrats iniques avec les institutions, avec l’appui de l’expertise, faisant perdre aux États leur souveraineté numérique,
  • le fait que les monopoles « du numérique » diversifient tellement leurs activités vers les secteurs industriels qu’ils finissent par organiser une grande partie des dynamiques d’innovation et de concurrence à l’échelle mondiale.

Pour résumer les trois conceptions de l’économie dont il vient d’être question, on peut dresser ce tableau :

Économie Forme Individus État
Économie spontanée Diversité et créativité des formes d’échanges, du don à la financiarisation Régulent l’économie par la démocratie ; les échanges sont d’abord des relations sociales Garant de la redistribution équitable des richesses ; régulateur des échanges et des comportements
Marché libéral Auto-régulation, défense des libertés économiques contre la décision publique (conception libérale de la démocratie : liberté des échanges et de la propriété) Agents consommateurs décisionnaires dans un milieu concurrentiel Réguler le marché contre ses dérives inégalitaires ; maintient une démocratie plus ou moins forte
Capitalisme de surveillance Les monopoles façonnent les échanges, créent (tous) les besoins en fonction de leurs capacités de production et des big data Sont exclusivement utilisateurs des biens et services Automatisation du droit adapté aux besoins de l’organisation économique ; sécurisation des conditions du marché

Il est important de comprendre deux aspects de ce tableau :

  • il ne cherche pas à induire une progression historique et linéaire entre les différentes formes de l’économie et des rapports de forces : ces rapports sont le plus souvent diffus, selon les époques, les cultures. Il y a une économie spontanée à l’Antiquité comme on pourrait par exemple, comprendre les monnaies alternatives d’aujourd’hui comme des formes spontanées d’organisation des échanges.
  • aucune de ces cases ne correspond réellement à des conceptions théorisées. Il s’agit essentiellement de voir comment le capitalisme de surveillance induit une distorsion dans l’organisation économique : alors que dans des formes classiques de l’organisation économique, ce sont les acteurs qui produisent l’organisation, le capitalisme de surveillance induit non seulement la fin du marché libéral (vu comme place d’échange équilibrée de biens et services concurrentiels) mais exclut toute possibilité de régulation par les individus / citoyens : ceux-ci sont vus uniquement comme des utilisateurs de services, et l’État comme un pourvoyeur de services publics. La décision publique, elle, est une affaire d’accord entre les monopoles et l’État.

“FREE SPEECH” par Newtown grafitti, licence CC BY 2.0

Les monopoles et l’État

Pour sa première visite en Europe, Sundar Pichai qui était alors en février 2016 le nouveau CEO de Google Inc. , choisit les locaux de Sciences Po. Paris pour tenir une conférence de presse7, en particulier devant les élèves de l’école de journalisme. Le choix n’était pas anodin, puisqu’à ce moment-là Google s’est présenté en grand défenseur de la liberté d’expression (par un ensemble d’outils, de type reverse-proxy que la firme est prête à proposer aux journalistes pour mener leurs investigations), en pourvoyeur de moyens efficaces pour lutter contre le terrorisme, en proposant à qui veut l’entendre des partenariats avec les éditeurs, et de manière générale en s’investissant dans l’innovation numérique en France (voir le partenariat Numa / Google). Tout cela démontre, s’il en était encore besoin, à quel point la firme Google (et Alphabet en général) est capable de proposer une offre si globale qu’elle couvre les fonctions de l’État : en réalité, à Paris lors de cette conférence, alors que paradoxalement elle se tenait dans les locaux où étudient ceux qui demain sont censés remplir des fonctions régaliennes, Sundar Pichai ne s’adressait pas aux autorités de l’État mais aux entreprises (éditeurs) pour leur proposer des instruments qui garantissent leurs libertés. Avec comme sous-entendu : vous évoluez dans un pays dont la liberté d’expression est l’un des fleurons, mais votre gouvernement n’est pas capable de vous le garantir mieux que nous, donc adhérez à Google. Les domaines de la santé, des systèmes d’informations et l’éducation en sont pas exempts de cette offre « numérique ».

Du côté du secteur public, le meilleur moyen de ne pas perdre la face est de monter dans le train suivant l’adage « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur ». Par exemple, si Google et Facebook ont une telle puissance capable de mener efficacement une lutte, au moins médiatique, contre le terrorisme, à l’instar de leurs campagnes de propagande8, il faut créer des accords de collaboration entre l’État et ces firmes9, quitte à les faire passer comme une exigence gouvernementale (mais quel État ne perdrait pas la face devant le poids financier des GAFAM ?).

… Et tout cela crée un marché de la gouvernance dans lequel on ne compte plus les millions d’investissement des GAFAM. Ainsi, la gouvernance est un marché pour Microsoft, qui lance un Office 2015 spécial « secteur public », ou, mieux, qui sait admirablement se situer dans les appels d’offre en promouvant des solutions pour tous les besoins d’organisation de l’État. Par exemple, la présentation des activités de Microsoft dans le secteur public sur son site comporte ces items :

  • Stimulez la transformation numérique du secteur public
  • Optimisez l’administration publique
  • Transformez des services du secteur public
  • Améliorez l’efficacité des employés du secteur public
  • Mobilisez les citoyens

Microsoft dans le secteur public

Microsoft Office pour le secteur public

D’aucuns diraient que ce que font les GAFAM, c’est proposer un nouveau modèle social. Par exemple dans une enquête percutante sur les entreprises de la Silicon Valley, Philippe Vion-Dury définit ce nouveau modèle comme « politiquement technocratique, économiquement libéral, culturellement libertaire, le tout nimbé de messianisme typiquement américain »10. Et il a entièrement raison, sauf qu’il ne s’agit pas d’un modèle social, c’est justement le contraire, c’est un modèle de gouvernance sans politique, qui considère le social comme la juxtaposition d’utilisateurs et de groupes d’utilisateurs. Comme le montre l’offre de Microsoft, si cette firme est capable de fournir un service propre à « mobiliser les citoyens  » et si en même temps, grâce à ce même fournisseur, vous avez les outils pour transformer des services du secteur public, quel besoin y aurait-il de voter, de persuader, de discuter ? si tous les avis des citoyens sont analysés et surtout anticipés par les big datas, et si les seuls outils efficaces de l’organisation publique résident dans l’offre des GAFAM, quel besoin y aurait-il de parler de démocratie  ?

En réalité, comme on va le voir, tout cette nouvelle configuration du capitalisme de surveillance n’est pas seulement rendue possible par la puissance novatrice des monopoles du numérique. C’est peut-être un biais : penser que leur puissance d’innovation est telle qu’aucune offre concurrente ne peut exister. En fait, même si l’offre était moindre, elle n’en serait pas moins adoptée car tout réside dans la capacité de la décision publique à déterminer la nécessité d’adopter ou non les services des GAFAM. C’est l’aménagement d’un terrain favorable qui permet à l’offre de la gouvernance numérique d’être proposée. Ce terrain, c’est la décision par l’expertise.


“Work-buy-consume-die”, par Mika Raento, sous licence CC BY 2.0
(trad. : « Participez à l’hilarante aventure d’une vie : travaillez, achetez, consommez, mourez. »)

L’accueil favorable au capitalisme de surveillance

Dans son livre The united states of Google11, Götz Haman fait un compte-rendu d’une conférence durant laquelle interviennent Eric Schmidt, alors président du conseil d’administration de Google, et son collègue Jared Cohen. Ces derniers ont écrit un ouvrage (The New Digital Age) qu’ils présentent dans les grandes lignes. Götz Haman le résume en ces termes : « Aux yeux de Google, les États sont dépassés. Ils n’ont rien qui permette de résoudre les problèmes du XXIe siècle, tels le changement climatique, la pauvreté, l’accès à la santé. Seules les inventions techniques peuvent mener vers le Salut, affirment Schmidt et son camarade Cohen. »

Une fois cette idéologie — celle du capitalisme de surveillance12 — évoquée, il faut s’interroger sur la raison pour laquelle les États renvoient cette image d’impuissance. En fait, les sociétés occidentales modernes ont tellement accru leur consommation de services que l’offre est devenue surpuissante, à tel point, comme le montre Shoshanna Zuboff, que les utilisateurs eux-mêmes sont devenus à la fois les pourvoyeurs de matière première (les données) et les consommateurs. Or, si nous nous plaçons dans une conception de la société comme un unique marché où les relations sociales peuvent être modelées par l’offre de services (ce qui se cristallise aujourd’hui par ce qu’on nomme dans l’expression-valise « Uberisation de la société »), ce qui relève de la décision publique ne peut être motivé que par l’analyse de ce qu’il y a de mieux pour ce marché, c’est-à-dire le calcul de rentabilité, de rendement, d’efficacité… d’utilité. Or cette analyse ne peut être à son tour fournie par une idéologie visionnaire, une utopie ou simplement l’imaginaire politique : seule l’expertise de l’état du monde pour ce qu’il est à un instant T permet de justifier l’action publique. Il faut donc passer du concept de gouvernement politique au concept de gouvernance par les instruments. Et ces instruments doivent reposer sur les GAFAM.

Pour comprendre au mieux ce que c’est que gouverner par les instruments, il faut faire un petit détour conceptuel.

L’expertise et les instruments

Prenons un exemple. La situation politique qu’a connue l’Italie après novembre 2011 pourrait à bien des égards se comparer avec la récente élection en France d’Emmanuel Macron et les élections législatives qui ont suivi. En effet, après le gouvernement de Silvio Berlusconi, la présidence italienne a nommé Mario Monti pour former un gouvernement dont les membres sont essentiellement reconnus pour leurs compétences techniques appliquées en situation de crise économique. La raison du soutien populaire à cette nomination pour le moins discutable (M. Monti a été nommé sénateur à vie, reconnaissance habituellement réservée aux anciens présidents de République Italienne) réside surtout dans le désaveu de la casta, c’est-à-dire le système des partis qui a dominé la vie politique italienne depuis maintes années et qui n’a pas réussi à endiguer les effets de la crise financière de 2008. Si bien que le gouvernement de Mario Monti peut être qualifié de « gouvernement des experts », non pas un gouvernement technocratique noyé dans le fatras administratif des normes et des procédures, mais un gouvernement à l’image de Mario Monti lui-même, ex-commissaire européen au long cours, motivé par la nécessité technique de résoudre la crise en coopération avec l’Union Européenne. Pour reprendre les termes de l’historien Peppino Ortoleva, à propos de ce gouvernement dans l’étude de cas qu’il consacre à l’Italie13 en 2012 :

Le « gouvernement des experts » se présente d’un côté comme le gouvernement de l’objectivité et des chiffres, celui qui peut rendre compte à l’Union européenne et au système financier international, et d’un autre côté comme le premier gouvernement indépendant des partis.

Peppino Ortoleva conclut alors que cet exemple italien ne représente que les prémices pour d’autres gouvernements du même acabit dans d’autres pays, avec tous les questionnements que cela suppose en termes de débat politique et démocratique : si en effet la décision publique n’est mue que par la nécessité (ici la crise financière et la réponse aux injonctions de la Commission européenne) quelle place peut encore tenir le débat démocratique et l’autonomie décisionnaire des peuples ?

En son temps déjà le « There is no alternative » de Margaret Thatcher imposait par la force des séries de réformes au nom de la nécessité et de l’expertise économiques. On ne compte plus, en Europe, les gouvernements qui nomment des groupes d’expertise, conseils et autres comités censés répondre aux questions techniques que pose l’environnement économique changeant, en particulier en situation de crise.

Cette expertise a souvent été confondue avec la technocratie, à l’instar de l’ouvrage de Vincent Dubois et Delphine Dulong publié en 2000, La question technocratique14. Lorsqu’en effet la décision publique se justifie exclusivement par la nécessité, cela signifie que cette dernière est définie en fonction d’une certaine compréhension de l’environnement socio-économique. Par exemple, si l’on part du principe que la seule réponse à la crise financière est la réduction des dépenses publiques, les technocrates inventeront les instruments pour rendre opérationnelle la décision publique, les experts identifieront les méthodes et l’expertise justifiera les décisions (on remet en cause un avis issu d’une estimation de ce que devrait être le monde, mais pas celui issu d’un calcul d’expert).

La technocratie comme l’expertise se situent hors des partis, mais la technocratie concerne surtout l’organisation du gouvernement. Elle répond souvent aux contraintes de centralisation de la décision publique. Elle crée des instruments de surveillance, de contrôle, de gestion, etc. capables de permettre à un gouvernement d’imposer, par exemple, une transformation économique du service public. L’illustration convaincante est le gouvernement Thatcher, qui dès 1979 a mis en place plusieurs instruments de contrôle visant à libéraliser le secteur public en cassant les pratiques locales et en imposant un système concurrentiel. Ce faisant, il démontrait aussi que le choix des instruments suppose aussi des choix d’exercice du pouvoir, tels ceux guidés par la croyance en la supériorité des mécanismes de marché pour organiser l’économie15.

Gouverner par l’expertise ne signifie donc pas que le gouvernement manque de compétences en son sein pour prendre les (bonnes ou mauvaises) décisions publiques. Les technocrates existent et sont eux aussi des experts. En revanche, l’expertise permet surtout de justifier les choix, les stratégies publiques, en interprétant le monde comme un environnement qui contraint ces choix, sans alternative.

En parlant d’alternative, justement, on peut s’interroger sur celles qui relèvent de la société civile et portées tant bien que mal à la connaissance du gouvernement. La question du logiciel libre est, là encore, un bon exemple.

En novembre 2016, Framasoft publiait un billet retentissant intitulé « Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation Nationale ». La raison de ce billet est la prise de conscience qu’après plus de treize ans d’efforts de sensibilisation au logiciel libre envers les autorités publiques, et en particulier l’Éducation Nationale, Framasoft ne pouvait plus dépenser de l’énergie à coopérer avec une telle institution si celle-ci finissait fatalement par signer contrats sur contrats avec Microsoft ou Google. En fait, le raisonnement va plus loin et j’y reviendrai plus tard dans ce texte. Mais il faut comprendre que ce à quoi Framasoft s’est confronté est exactement ce gouvernement par l’expertise. En effet, les communautés du logiciel libre n’apportent une expertise que dans la mesure où elles proposent de changer de modèle : récupérer une autonomie numérique en développant des compétences et des initiatives qui visent à atteindre un fonctionnement idéal (des données protégées, des solutions informatiques modulables, une contribution collective au code, etc.). Or, ce que le gouvernement attend de l’expertise, ce n’est pas un but à atteindre, c’est savoir comment adapter l’organisation au modèle existant, c’est-à-dire celui du marché.

Dans le cadre des élections législatives, l’infatigable association APRIL (« promouvoir et défendre le logiciel libre ») lance sa campagne de promotion de la priorité au logiciel libre dans l’administration publique. À chaque fois, la campagne connaît un certain succès et des députés s’engagent réellement dans cette cause qu’ils plaident même à l’intérieur de l’Assemblée Nationale. Sous le gouvernement de F. Hollande, on a entendu des députés comme Christian Paul ou Isabelle Attard avancer les arguments les plus pertinents et sans ménager leurs efforts, convaincus de l’intérêt du Libre. À leur image, il serait faux de dire que la sphère politique est toute entière hermétique au logiciel libre et aux équilibres numériques et économiques qu’il porte en lui. Peine perdue ? À voir les contrats passés entre le gouvernement et les GAFAM, c’est un constat qu’on ne peut pas écarter et sans doute au profit d’une autre forme de mobilisation, celle du peuple lui-même, car lui seul est capable de porter une alternative là où justement la politique a cédé la place : dans la décision publique.

La rencontre entre la conception du marché comme seule organisation gouvernementale des rapports sociaux et de l’expertise qui détermine les contextes et les nécessités de la prise de décision a permis l’émergence d’un terrain favorable à l’État-GAFAM. Pour s’en convaincre il suffit de faire un tour du côté de ce qu’on a appelé la « modernisation de l’État ».

Les firmes à la gouvernance numérique

Anciennement la Direction des Systèmes d’Information (DSI), la DINSIC (Direction Interministérielle du Numérique et du Système d’Information et de Communication) définit les stratégies et pilote les structures informationnelles de l’État français. Elle prend notamment part au mouvement de « modernisation » de l’État. Ce mouvement est en réalité une cristallisation de l’activité de réforme autour de l’informatisation commencée dans les années 1980. Cette activité de réforme a généré des compétences et assez d’expertise pour être institutionnalisée (DRB, DGME, aujourd’hui DIATP — Direction interministérielle pour l’accompagnement des transformations publiques). On se perd facilement à travers les acronymes, les ministères de rattachement, les changements de noms au rythme des fusions des services entre eux. Néanmoins, le concept même de réforme n’a pas évolué depuis les grandes réformes des années 1950 : il faut toujours adapter le fonctionnement des administrations publiques au monde qui change, en particulier le numérique.

La différence, aujourd’hui, c’est que cette adaptation ne se fait pas en fonction de stratégies politiques, mais en fonction d’un cadre de productivité, dont on dit qu’il est un « contrat de performance » ; cette performance étant évaluée par des outils de contrôle : augmenter le rendement de l’administration en « rationalisant » les effectifs, automatiser les services publics (par exemple déclarer ses impôts en ligne, payer ses amendes en lignes, etc.), expertiser (accompagner) les besoins des systèmes d’informations selon les offres du marché, limiter les instances en adaptant des méthodes agiles de prise de décision basées sur des outils numériques de l’analyse de data, maîtrise des coûts….

C’est que nous dit en substance la Synthèse présentant le Cadre stratégique commun du système d’information de l’Etat, c’est-à-dire la feuille de route de la DINSIC. Dans une section intitulée « Pourquoi se transformer est une nécessite ? », on trouve :

Continuer à faire évoluer les systèmes d’information est nécessaire pour répondre aux enjeux publics de demain : il s’agit d’un outil de production de l’administration, qui doit délivrer des services plus performants aux usagers, faciliter et accompagner les réformes de l’État, rendre possible les politiques publiques transverses à plusieurs administrations, s’intégrer dans une dimension européenne.

Cette feuille de route concerne en fait deux grandes orientations : l’amélioration de l’organisation interne aux institutions gouvernementales et les interfaces avec les citoyens. Il est flagrant de constater que, pour ce qui concerne la dimension interne, certains projets que l’on trouve mentionnés dans le Panorama des grands projets SI de l’Etat font appel à des solutions open source et les opérateurs sont publics, notamment par souci d’efficacité, comme c’est le cas, par exemple pour le projet VITAM, relatif à l’archivage. En revanche, lorsqu’il s’agit des relations avec les citoyens-utilisateurs, c’est-à-dires les « usagers », ce sont des entreprises comme Microsoft qui entrent en jeu et se substituent à l’État, comme c’est le cas par exemple du grand projet France Connect, dont Microsoft France est partenaire.

En effet, France Connect est une plateforme centralisée visant à permettre aux citoyens d’effectuer des démarches en ligne (pour les particuliers, pour les entreprises, etc.). Pour permettre aux collectivités et aux institutions qui mettent en place une « offre » de démarche en ligne, Microsoft propose en open source des « kit de démarrage », c’est à dire des modèles, qui vont permettre à ces administrations d’offrir ces services aux usagers. En d’autres termes, c’est chaque collectivité ou administration qui va devenir fournisseur de service, dans un contexte de développement technique mutualisé (d’où l’intérêt ici de l’open source). Ce faisant, l’État n’agit plus comme maître d’œuvre, ni même comme arbitre : c’est Microsoft qui se charge d’orchestrer (par les outils techniques choisis, et ce n’est jamais neutre) un marché de l’offre de services dont les acteurs sont les collectivités et administrations. De là, il est tout à fait possible d’imaginer une concurrence, par exemple entre des collectivités comme les mairies, entre celles qui auront une telle offre de services permettant d’attirer des contribuables et des entreprises sur son territoire, et celles qui resteront coincées dans les procédures administratives réputées archaïques.

Microsoft : contribuer à FranceConnect

En se plaçant ainsi non plus en prestataire de produits mais en tuteur, Microsoft organise le marché de l’offre de service public numérique. Mais la firme va beaucoup plus loin, car elle bénéficie désormais d’une grande expérience, reconnue, en matière de service public. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’anticiper les besoins et les changements, elle est non seulement à la pointe de l’expertise mais aussi fortement enracinée dans les processus de la décision publique. Sur le site Econocom en 2015, l’interview de Raphaël Mastier16, directeur du pôle Santé de Microsoft France, est éloquent sur ce point. Partant du principe que « historiquement le numérique n’a pas été considéré comme stratégique dans le monde hospitalier », Microsoft propose des outils « d’analyse et de pilotage », et même l’utilisation de l’analyse prédictive des big data pour anticiper les temps d’attentes aux urgences : « grâce au machine learning, il sera possible de s’organiser beaucoup plus efficacement ». Avec de tels arguments, en effet, qui irait à l’encontre de l’expérience microsoftienne dans les services publics si c’est un gage d’efficacité ? on comprend mieux alors, dans le monde hospitalier, l’accord-cadre CAIH-Microsoft qui consolide durablement le marché Microsoft avec les hôpitaux.

Au-delà de ces exemples, on voit bien que cette nouvelle forme de gouvernance à la Big Other rend ces instruments légitimes car ils produisent le marché et donc l’organisation sociale. Cette transformation de l’État est parfaitement assumée par les autorités, arguant par exemple dans un billet sur gouvernement.fr intitulé « Le numérique : instrument de la transformation de l’État », en faveur de l’allégement des procédures, de la dématérialisation, de la mise à disposition des bases de données (qui va les valoriser ?), etc. En somme autant d’arguments dont il est impossible de nier l’intérêt collectif et qui font, en règle générale, l’objet d’un consensus.

Le groupe canadien CGI, l’un des leaders mondiaux en technologies et gestion de l’information, œuvre aussi en France, notamment en partenariat avec l’UGAP (Union des Groupements d’Achats Publics). Sur son blog, dans un Billet du 2 mai 201717, CGI résume très bien le discours dominant de l’action publique dans ce domaine (et donc l’intérêt de son offre de services), en trois points :

  1. Réduire les coûts. Le sous-entendu consiste à affirmer que si l’État organise seul sa transformation numérique, le budget sera trop conséquent. Ce qui reste encore à prouver au vu des montants en jeu dans les accords de partenariat entre l’État et les firmes, et la nature des contrats (on peut souligner les clauses concernant les mises à jour chez Microsoft) ;
  2. Le secteur public accuse un retard numérique. C’est l’argument qui justifie la délégation du numérique sur le marché, ainsi que l’urgence des décisions, et qui, par effet de bord, contrevient à la souveraineté numérique de l’État.
  3. Il faut améliorer « l’expérience citoyen ». C’est-à-dire que l’objectif est de transformer tous les citoyens en utilisateurs de services publics numériques et, comme on l’a vu plus haut, organiser une offre concurrentielle de services entre les institutions et les collectivités.

Du côté des décideurs publics, les choix et les décisions se justifient sur un mode Thatchérien (il n’y a pas d’alternative). Lorsqu’une alternative est proposée, tel le logiciel libre, tout le jeu consiste à donner une image politique positive pour ensuite orienter la stratégie différemment.

Sur ce point, l’exemple de Framasoft est éloquent et c’est quelque chose qui n’a pas forcément été perçu lors de la publication de la déclaration « Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé…» (citée précédemment). Il s’agit de l’utilisation de l’alternative libriste pour légitimer l’appel à une offre concurrentielle sur le marché des firmes. En effet, les personnels de l’Éducation Nationale utilisent massivement les services que Framasoft propose dans le cadre de sa campagne « Degooglisons Internet ». Or, l’institution pourrait très bien, sur le modèle promu par Framasoft, installer ces mêmes services, et ainsi offrir ces solutions pour un usage généralisé dans les écoles, collèges et lycées. C’est justement le but de la campagne de Framasoft que de proposer une vaste démonstration pour que des organisations retrouvent leur autonomie numérique. Les contacts que Framasoft a noué à ce propos avec différentes instances de l’Éducation Nationale se résumaient finalement soit à ce que Framasoft et ses bénévoles proposent un service à la carte dont l’ambition est bien loin d’une offre de service à l’échelle institutionnelle, soit participe à quelques comités d’expertise sur le numérique à l’école. L’idée sous-jacente est que l’Éducation Nationale ne peut faire autrement que de demander à des prestataires de mettre en place une offre numérique clé en main et onéreuse, alors même que Framasoft propose tous ses services au grand public avec des moyens financiers et humains ridiculement petits.

Dès lors, après la signature du partenariat entre le MEN et Microsoft, le message a été clairement formulé à Framasoft (et aux communautés du Libre en général), par un Tweet de la Ministre Najat Vallaud-Belkacem exprimant en substance la « neutralité technologique » du ministère (ce qui justifie donc le choix de Microsoft comme objectivement la meilleure offre du marché) et l’idée que les « éditeurs de logiciels libres » devraient proposer eux aussi leurs solutions, c’est-à-dire entrer sur le marché concurrentiel. Cette distorsion dans la compréhension de ce que sont les alternatives libres (non pas un produit mais un engagement) a été confirmée à plusieurs reprises par la suite : les solutions libres et leurs usages à l’Éducation Nationale peuvent être utilisées pour « mettre en tension » le marché et négocier des tarifs avec les firmes comme Microsoft, ou du moins servir d’épouvantail (dont on peut s’interroger sur l’efficacité réelle devant la puissance promotionnelle et lobbyiste des firmes en question).

On peut conclure de cette histoire que si la décision publique tient à ce point à discréditer les solutions alternatives qui échappent au marché des monopoles, c’est qu’une idéologie est à l’œuvre qui empêche toute forme d’initiative qui embarquerait le gouvernement dans une dynamique différente. Elle peut par exemple placer les décideurs devant une incapacité structurelle18 de choisir des alternatives proposant des logiciels libres, invoquant par exemple le droit des marchés publics voire la Constitution, alors que l’exclusion du logiciel libre n’est pas réglementaire19.

Ministre de l’Éducation Nationale et Microsoft

L’idéologie de Silicon

En février 2017, quelques jours à peine après l’élection de Donald Trump à présidence des États-Unis, le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, publie sur son blog un manifeste20 remarquable à l’encontre de la politique isolationniste et réactionnaire du nouveau président. Il cite notamment tous les outils que Facebook déploie au service des utilisateurs et montre combien ils sont les vecteurs d’une grande communauté mondiale unie et solidaire. Tous les concepts de la cohésion sociale y passent, de la solidarité à la liberté de l’information, c’est-à-dire ce que le gouvernement est, aux yeux de Zuckerberg, incapable de garantir correctement à ses citoyens, et ce que les partisans de Trump en particulier menacent ouvertement.

Au moins, si les idées de Mark Zuckerberg semblent pertinentes aux yeux des détracteurs de Donald Trump, on peut néanmoins s’interroger sur l’idéologie à laquelle se rattache, de son côté, le PDG de Facebook. En réalité, pour lui, Donald Trump est la démonstration évidente que l’État ne devrait occuper ni l’espace social ni l’espace économique et que seul le marché et l’offre numérique sont en mesure d’intégrer les relations sociales.

Cette idéologie a déjà été illustrée par Fred Tuner, dans son ouvrage Aux sources de l’utopie numérique21. À propos de ce livre, j’écrivais en 201622 :

(…) Fred Turner montre comment les mouvements communautaires de contre-culture ont soit échoué par désillusion, soit se sont recentrés (surtout dans les années 1980) autour de techno-valeurs, en particulier portées par des leaders charismatiques géniaux à la manière de Steve Jobs un peu plus tard. L’idée dominante est que la revendication politique a échoué à bâtir un monde meilleur ; c’est en apportant des solutions techniques que nous serons capables de résoudre nos problèmes.

Cette analyse un peu rapide passe sous silence la principale clé de lecture de Fred Tuner : l’émergence de nouveaux modes d’organisation économique du travail, en particulier le freelance et la collaboration en réseau. Comme je l’ai montré, le mouvement de la contre-culture californienne des années 1970 a permis la création de nouvelles pratiques d’échanges numériques utilisant les réseaux existants, comme le projet Community Memory, c’est-à-dire des utopies de solidarité, d’égalité et de liberté d’information dans une Amérique en proie au doute et à l’autoritarisme, notamment au sortir de la Guerre du Vietnam. Mais ce faisant, les années 1980, elles, ont développé à partir de ces idéaux la vision d’un monde où, en réaction à un État conservateur et disciplinaire, ce dernier se trouverait dépossédé de ses prérogatives de régulation, au profit de l’autonomie des citoyens dans leurs choix économiques et leurs coopérations. C’est l’avènement des principes du libertarisme grâce aux outils numériques. Et ce que montre Fred Turner, c’est que ce mouvement contre-culturel a ainsi paradoxalement préparé le terrain aux politiques libérales de dérégulation économique des années 1980-1990. C’est la volonté de réduire au strict minimum le rôle de l’État, garant des libertés individuelles, afin de permettre aux individus d’exercer leurs droits de propriété (sur leurs biens et sur eux-mêmes) dans un ordre social qui se définit uniquement comme un marché. À ce titre, pour ce qu’il est devenu, ce libertarisme est une résurgence radicale du libéralisme à la Hayek (la société démocratique libérale est un marché concurrentiel) doublé d’une conception utilitaire des individus et de leurs actions.

Néanmoins, tels ne sont pas exactement les principes du libertarisme, mais ceux-ci ayant cours dans une économie libérale, ils ne peuvent qu’aboutir à des modèles économiques basés sur une forme de collaboration dérégulée, anti-étatique, puisque la forme du marché, ici, consiste à dresser la liberté des échanges et de la propriété contre un État dont les principes du droit sont vécus comme arbitrairement interventionnistes. Les concepts tels la solidarité, l’égalité, la justice sont remplacés par l’utilité, le choix, le droit.

Un exemple intéressant de ce renversement concernant le droit, est celui du droit de la concurrence appliqué à la question de la neutralité des plateformes, des réseaux, etc. Regardons les plateformes de service. Pourquoi assistons-nous à une forme de schizophrénie entre une Commission européenne pour qui la neutralité d’internet et des plateformes est une condition d’ouverture de l’économie numérique et la bataille contre cette même neutralité appliquée aux individus censés être libres de disposer de leurs données et les protéger, notamment grâce au chiffrement ? Certes, les mesures de lutte contre le terrorisme justifient de s’interroger sur la pertinence d’une neutralité absolue (s’interroger seulement, car le chiffrement ne devrait jamais être remis en cause), mais la question est surtout de savoir quel est le rôle de l’État dans une économie numérique ouverte reposant sur la neutralité d’Internet et des plateformes. Dès lors, nous avons d’un côté la nécessité que l’État puisse intervenir sur la circulation de l’information dans un contexte de saisie juridique et de l’autre celle d’une volontaire absence du Droit dans le marché numérique.

Pour preuve, on peut citer le président de l’Autorité de la concurrence en France, Bruno Lassere, auditionné à l’Assemblée Nationale le 7 juillet 201523. Ce dernier cite le Droit de la Concurrence et ses applications comme un instrument de lutte contre les distorsions du marché, comme les monopoles à l’image de Google/Alphabet. Mais d’un autre côté, le Droit de la Concurrence est surtout vu comme une solution d’auto-régulation dans le contexte de la neutralité des plates-formes :

(…) Les entreprises peuvent prendre des engagements par lesquels elles remédient elles-mêmes à certains dysfonctionnements. Il me semble important que certains abus soient corrigés à l’intérieur du marché et non pas forcément sur intervention législative ou régulatrice. C’est ainsi que Booking, Expedia et HRS se sont engagées à lever la plupart des clauses de parité tarifaire qui interdisent une véritable mise en compétition de ces plateformes de réservation hôtelières. Comment fonctionnent ces clauses ? Si un hôtel propose à Booking douze nuitées au prix de 100 euros la chambre, il ne peut offrir de meilleures conditions – en disponibilité ou en tarif – aux autres plateformes. Il ne peut pas non plus pratiquer un prix différent à ses clients directs. Les engagements signés pour lever ces contraintes sont gagnants-gagnants : ils respectent le modèle économique des plateformes, et donc l’incitation à investir et à innover, tout en rétablissant plus de liberté de négociation. Les hôtels pourront désormais mettre les plateformes en concurrence.

Sur ce point, il ne faut pas s’interroger sur le mécanisme de concurrence qu’il s’agit de promouvoir mais sur l’implication d’une régulation systématique de l’économie numérique par le Droit de la Concurrence. Ainsi le rapport Numérique et libertés présenté Christian Paul et Christiane Féral-Schuhl, propose un long développement sur la question des données personnelles mais cite cette partie de l’audition de Bruno Lasserre à propos du Droit de la Concurrence sans revenir sur la conception selon laquelle l’alpha et l’omega du Droit consiste à aménager un environnement concurrentiel « sain » à l’intérieur duquel les mécanismes de concurrence suffisent à eux-seuls à appliquer des principes de loyauté, d’équité ou d’égalité.

Cette absence de questionnement politique sur le rôle du Droit dans un marché où la concentration des services abouti à des monopoles finit par produire immanquablement une forme d’autonomie absolue de ces monopoles dans les mécanismes concurrentiels, entre une concurrence acceptable et une concurrence non-souhaitable. Tel est par exemple l’objet de multiples pactes passés entre les grandes multinationales du numérique, ainsi entre Microsoft et AOL, entre AOL / Yahoo et Microsoft, entre Intertrust et Microsoft, entre Apple et Google (pacte géant), entre Microsoft et Android, l’accord entre IBM et Apple en 1991 qui a lancé une autre vague d’accords du côté de Microsoft tout en définissant finalement l’informatique des années 1990, etc.

La liste de tels accords peut donner le tournis à n’importe quel juriste au vu de leurs implications en termes de Droit, surtout lorsqu’ils sont déclinés à de multiples niveaux nationaux. L’essentiel est de retenir que ce sont ces accords entre monopoles qui définissent non seulement le marché mais aussi toutes nos relations avec le numérique, à tel point que c’est sur le même modèle qu’agit le politique aujourd’hui.

Ainsi, face à la puissance des GAFAM et consorts, les gouvernements se placent en situation de demandeurs. Pour prendre un exemple récent, à propos de la lutte anti-terroriste en France, le gouvernement ne fait pas que déléguer une partie de ses prérogatives (qui pourraient consister à mettre en place lui-même un système anti-propagande efficace), mais se repose sur la bonne volonté des Géants, comme c’est le cas de l’accord avec Google, Facebook, Microsoft et Twitter, conclu par le Ministre Bernard Cazeneuve, se rendant lui-même en Californie en février 2015. On peut citer, dans un autre registre, celui de la maîtrise des coûts, l’accord-cadre CAIH-Microsoft cité plus haut, qui finalement ne fait qu’entériner la mainmise de Microsoft sur l’organisation hospitalière, et par extension à de multiples secteurs de la santé.

Certes, on peut arguer que ce type d’accord entre un gouvernement et des firmes est nécessaire dans la mesure où ce sont les opérateurs les mieux placés pour contribuer à une surveillance efficace des réseaux ou modéliser les échanges d’information. Cependant, on note aussi que de tels accords relèvent du principe de transfert du pouvoir du politique aux acteurs numériques. Tel est la thèse que synthétise Mark Zuckerberg dans son plaidoyer de février 2017. Elle est acceptée à de multiples niveaux de la décision et de l’action publique.

C’est par une analyse du rôle et de l’emploi du Droit aujourd’hui, en particulier dans ce contexte où ce sont les firmes qui définissent le droit (par exemple à travers leurs accords de loyauté) que Alain Supiot démontre comment le gouvernement par les nombres, c’est-à-dire ce mode de gouvernement par le marché (celui des instruments, de l’expertise, de la mesure et du contrôle) et non plus par le Droit, est en fait l’avènement du Big Other de Shoshanna Zuboff, c’est-à-dire un monde où ce n’est plus le Droit qui règle l’organisation sociale, mais c’est le contrat entre les individus et les différentes offres du marché. Alain Supiot l’exprime en deux phrases24 :

Référée à un nouvel objet fétiche – non plus l’horloge, mais l’ordinateur –, la gouvernance par les nombres vise à établir un ordre qui serait capable de s’autoréguler, rendant superflue toute référence à des lois qui le surplomberaient. Un ordre peuplé de particules contractantes et régi par le calcul d’utilité, tel est l’avenir radieux promis par l’ultralibéralisme, tout entier fondé sur ce que Karl Polanyi a appelé le solipsisme économique.

Le rêve de Mark Zuckerberg et, avec lui, les grands monopoles du numérique, c’est de pouvoir considérer l’État lui-même comme un opérateur économique. C’est aussi ce que les tenants new public management défendent : appliquer à la gestion de l’État les mêmes règles que l’économie privée. De cette manière, ce sont les acteurs privés qui peuvent alors prendre en charge ce qui était du domaine de l’incalculable, c’est-à-dire ce que le débat politique est normalement censé orienter mais qui finit par être approprié par des mécanismes privés : la protection de l’environnement, la gestion de l’état-civil, l’organisation de la santé, la lutte contre le terrorisme, la régulation du travail, etc.

GAFAM : We <3 your Data

Conclusion : l’État est-il soluble dans les GAFAM ?

Nous ne perdons pas seulement notre souveraineté numérique mais nous changeons de souveraineté. Pour appréhender ce changement, on ne peut pas se limiter à pointer les monopoles, les effets de la concentration des services numériques et l’exploitation des big data. Il faut aussi se questionner sur la réception de l’idéologie issue à la fois de l’ultra-libéralisme et du renversement social qu’impliquent les techniques numériques à l’épreuve du politique. Le terrain favorable à ce renversement est depuis longtemps prêt, c’est l’avènement de la gouvernance par les instruments (par les nombres, pour reprendre Alain Supiot). Dès lors que la décision publique est remplacée par la technique, cette dernière est soumise à une certaine idéologie du progrès, celle construite par les firmes et structurée par leur marché.

Qu’on ne s’y méprenne pas : la transformation progressive de la gouvernance et cette idéologie-silicone sont l’objet d’une convergence plus que d’un enchaînement logique et intentionnel. La convergence a des causes multiples, de la crise financière en passant par la formation des décideurs, les conjonctures politiques… autant de potentielles opportunités par lesquelles des besoins nouveaux structurels et sociaux sont nés sans pour autant trouver dans la décision publique de quoi les combler, si bien que l’ingéniosité des GAFAM a su configurer un marché où les solutions s’imposent d’elles-mêmes, par nécessité.

Le constat est particulièrement sombre. Reste-t-il malgré tout une possibilité à la fois politique et technologique capable de contrer ce renversement ? Elle réside évidemment dans le modèle du logiciel libre. Premièrement parce qu’il renoue technique et Droit (par le droit des licences, avant tout), établit des chaînes de confiance là où seules des procédures régulent les contrats, ne construit pas une communauté mondiale uniforme mais des groupes sociaux en interaction impliqués dans des processus de décision, induit une diversité numérique et de nouveaux équilibres juridiques. Deuxièmement parce qu’il suppose des apprentissages à la fois techniques et politiques et qu’il est possible par l’éducation populaire de diffuser les pratiques et les connaissances pour qu’elles s’imposent à leur tour non pas sur le marché mais sur l’économie, non pas sur la gouvernance mais dans le débat public.

 

 


  1. Xavier De La Porte, « Start-up ou Etat-plateforme : Macron a des idées du 17e siècle », Chroniques La Vie Numérique, France Culture, 19/06/2017.
  2. C’est ce que montre, d’un point de vue sociologique Corinne Delmas, dans Sociologie politique de l’expertise, Paris : La Découverte, 2011. Alain Supiot, dans La gouvernance par les nombres (cité plus loin), choisit quant à lui une approche avec les clés de lecture du Droit.
  3. Voir Friedrich Hayek, La route de la servitude, Paris : PUF, (réed.) 2013.
  4. Voir Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris : Gallimard, 2009.
  5. Christophe Masutti, « du software au soft power », dans : Tristan Nitot, Nina Cercy (dir.), Numérique : reprendre le contrôle, Lyon : Framasoft, 2016, pp. 99-107.
  6. Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris : Flammarion, 1992.
  7. Corentin Durand, « ‘L’ADN de la France, c’est la liberté de la presse’, clame le patron de Google », Numerama, 26/02/2016.
  8. Les Échos, « Google intensifie sa lutte contre la propagande terroriste », 19/06/2017.
  9. Sandrine Cassini, « Terrorisme : accord entre la France et les géants du Net », Les Echos, 23/04/2015.
  10. Philippe Vion-Dury, La nouvelle servitude volontaire, Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley, Editions FYP, 2016.
  11. Götz Hamman, The United States of Google, Paris : Premier Parallèle, 2015.
  12. On pourrait ici affirmer que ce qui est en jeu ici est le solutionnisme technologique, tel que le critique Evgeny Morozov. Certes, c’est aussi ce que Götz Haman démontre : à vouloir adopter des solutions web-centrées et du data mining pour mécaniser les interactions sociales, cela revient à les privatiser par les GAFAM. Mais ce que je souhaite montrer ici, c’est que la racine du capitalisme de surveillance est une idéologie dont le solutionnisme technologique n’est qu’une résurgence (un rhizome, pour filer la métaphore végétale). Le phénomène qu’il nous faut comprendre, c’est que l’avènement du capitalisme de surveillance n’est pas dû uniquement à cette tendance solutionniste, mais il est le résultat d’une convergence entre des renversements idéologiques (fin du libéralisme classique et dénaturation du néo-libéralisme), des nouvelles organisations (du travail, de la société, du droit), des innovations technologiques (le web, l’extraction et l’exploitation des données), de l’abandon du politique. On peut néanmoins lire avec ces clés le remarquable ouvrage de Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, Paris : FYP éditions, 2014.
  13. Peppino Ortoleva, « Qu’est-ce qu’un gouvernement d’experts ? Le cas italien », dans : Hermès, 64/3, 2012, pp. 137-144.
  14. Vincent Dubois et Delphine Dulong, La question technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.
  15. Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris : Les Presses de Sciences Po., 2004, chap. 6, pp. 237 sq.
  16. « Raphaël Mastier, Microsoft France : le secteur hospitalier doit industrialiser sa modernisation numérique », Econocom, 29/05/2015.
  17. « Services aux citoyens, simplification, innovation : les trois axes stratégiques du secteur public », CGI : Blog De la Suite dans les Idées, 02/05/2017.
  18. Ariane Beky, « Loi numérique : les amendements sur le logiciel libre divisent », Silicon.fr, 14/01/2016.
  19. Marc Rees, « La justice annule un marché public excluant le logiciel libre », Next Inpact, 10/01/2011.
  20. Mark Zuckerberg, « Building Global Community », Facebook.com, 16/02/2017.
  21. Fred Tuner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture. Stewart Brand, un homme d’influence, Caen : C&F Éditions, 2013.
  22. Christophe Masutti, « Les nouveaux Léviathans I — Histoire d’une conversion capitaliste », Framablog, 04/07/2016.
  23. Compte-rendu de l’audition deBruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, sur la régulation et la loyauté des plateformes numériques, devant la Commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, Mardi 7 juillet 2015 (lien).
  24. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris : Fayard, 2015, p. 206.



Workshop CHATONS aux RMLL le 7 juillet

Nous vous avons déjà parlé des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, qui auront lieu cette année à St-Étienne, du 1er au 7 juillet (très bientôt, donc !). Si vous n’avez pas encore lu l’interview d’une partie de l’organisation, foncez-y, ça donne envie de venir 🙂

Framasoft sera évidemment présente lors des RMLL (sans doute en petit comité, car en ce début d’été, nos membres seront un peu dispersés sur différents événements ou … en congés !). N’hésitez donc pas à venir à notre rencontre, ou à assister à l’une de nos conférences 🙂

Mais l’objet de ce billet, est surtout de vous annoncer que l’organisation des RMLL a proposé de réserver la journée du vendredi 7 à … une réunion de chatons !

Le collectif en action

 

 

Vous le savez peut-être, le Collectif des Hébergeurs Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires (C.H.A.T.O.N.S.) est un collectif de particuliers et de structures qui proposent à leurs communautés des services en ligne Libres, Éthiques, Décentralisés et Solidaires.

Framasoft a impulsé en octobre dernier ce collectif, et est l’un de ses 30 membres actuels.

Le collectif est toujours en phase de structuration et, tel un logiciel libre, est en développement permanent : on y ajoute des fonctionnalités, on explore des possibles, on corrige des bugs, on essaie de faire communauté, etc.

Les moments de rencontre, que ça soit entre membres du collectif, ou pour échanger avec des personnes connaissant peu ou pas le projet CHATONS, sont donc primordiaux.

L’opportunité offerte par les RMLL de nous proposer un temps long (1 journée complète) est donc à saisir !

Cette journée permettra, le matin, de rappeler (très rapidement) les objectifs, de présenter le fonctionnement actuel, et de travailler ensemble la « roadmap ». L’après-midi sera, lui, consacré à des ateliers thématiques (probablement : « juridique », « technique », « communication » et « organisation/économie ») en mode barcamp (= les personnes présentes choisiront elles-mêmes les thèmes de travail).

Bref, vous pourrez poser toutes les questions que vous avez toujours voulu savoir sur CHATONS, mais surtout nous proposer des patches sur la façon dont nous pourrions améliorer le fonctionnement du collectif.

Merci encore aux organisateur⋅ice⋅s des Rencontres de nous offrir ce temps de partages, d’échanges, de réflexion et de production !

Un panier de CHATONS, parce qu’on sait que vous aimez ça !

 

Et, en cadeau, trois petites vidéos (qui s’ouvriront au clic dans un nouvel onglet sur Vimeo) réalisée par Rézonnance, qui, nous l’espérons, vous donneront envie de venir aux RMLL :

Interview PY GOSSET – RMLL2017

Interview Simon CHANSON – RMLL2017

Interview François Aubriot – RMLL2017