Quand on explore, parfois, on s’égare !
Il paraît que l’on n’apprend que de ses erreurs… Nous avons donc voulu compiler nos plantages, errements et autres découragements récents, afin d’en tirer quelques enseignements.
Parler ici des ratés que Framasoft a connus et commis ces deux dernières années, c’est l’occasion de montrer la réalité de notre quotidien (qui n’est jamais tout blanc ni tout rose), tout en documentant les leçons que nous tirons de nos expériences.
Cet article se veut un exercice en failologie, une étude critique de nos erreurs et des leçons que nous en tirons. Il comportera une grande part de subjectivité, assumée.
On ne sait pas accueillir les contributions (mais on se soigne)
Il y a deux ans, nous annoncions naïvement que la feuille de route Contributopia permettrait « d’ouvrir les portes de la contribution ». Depuis, nous avons constaté à quel point nous ne savions pas accueillir les contributions ! Faire en sorte qu’un maximum de monde (dont des non-informaticien·nes) puisse contribuer au Libre, cela demande du temps, du travail et du savoir-faire.
Il faut créer des espaces d’expression chaleureux (donc les issues d’un git, c’est pas bon !), accueillir et accompagner les personnes, pour mieux les autonomiser dans leur acte de contribution. Nous soignons notre ignorance en nous éduquant (par un travail avec des designers dont c’est le métier, par l’organisation de Contribateliers…), mais clairement, ouvrir en grand les portes de la contribution, ce n’est pas pour tout de suite !
Notre rythme ne s’accorde pas à tout
Pour parodier un dicton connu, si « ensemble on va plus loin », nous avons appris de nos partenariats qu’ensemble, on va quand même vachement moins vite ! Prendre soin de soi et des autres dans des actions conjointes ou des collectifs (comme les CHATONS), cela demande de s’adapter au rythme de tout le monde, donc de prendre son temps.
C’est parfois là le problème : le rythme de travail de Framasoft est rapide. Sur un projet, c’est dans notre culture d’avancer tambour battant, de concrétiser vite, quitte à ensuite rectifier souvent. Or les projets réalisés par des partenaires multiples sont dans un tempo plutôt lent, où on prend le temps de parcourir la gamme des points de vue pour trouver l’accord parfait.
Notre façon d’agir fait que si on s’assoit autour de la table d’un projet de partenariat, on trépigne, et ça frustre… Nous avons appris que nous sommes davantage à notre place lorsque nous proposons un partenariat d’accompagnement, sur le choix d’outils collaboratifs ou la stratégie d’émancipation numérique, par exemple. Finalement, c’est assez sain que chacun ait son rythme, que chacune ait sa méthode pour aller vers l’action… surtout quand tout le monde a trouvé sa place !
Les médias sociaux, ces services à part
Lorsque nous avons lancé Framasphère et Framapiaf (respectivement nos alternatives à Facebook et à Twitter), nous n’avions pas anticipé que les médias sociaux, ce ne sont pas des services comme les autres. Les personnes n’y hébergent pas des données, des documents, des collaborations : c’est un bout de leur vie (privée, publique et en commun) qui s’y niche. Ouvrir un tel espace d’expression, ce n’est pas uniquement héberger un logiciel sur un serveur, c’est aussi prendre la responsabilité de décider ce qui y trouve sa place et ce qui en sera exclu, de choisir ce que vous acceptez (ou non) qu’il se passe dans votre hébergement, donc chez vous, en somme.
Nous avons mis beaucoup de temps à concevoir une charte de modération, la publier, et la faire respecter grâce à une équipe de modération. Pendant ce temps, des comportements hébergés chez nous ont généré de la souffrance, qui (oh, surprise) a engendré de la souffrance, etc. Nous souhaitons présenter nos sincères excuses pour tout cela.
L’explication, quant à elle, est simple : lorsque nous avons réalisé ce besoin de modération, nous n’avons pas eu les énergies humaines disponibles pour la mettre en place assez vite. Nous avons, ensuite, agi dans l’urgence et publié un article dont la formulation et l’illustration ont été interprétées à l’inverse de nos intentions, et décriées (nous y reviendrons plus bas).
C’est « Framasoft », pas StartUp’Soft !
Il y a un autre problème que nous rencontrons régulièrement : l’image de Framasoft. Pour les membres de l’association, « Framasoft » représente 34 autres potes. Des personnes avec leurs PACS, leurs syndromes de l’imposteur, leurs potagers, leurs geekeries improbables, leurs révoltes, leurs ‘tits bouts d’choux, leurs rêves, leurs grosses fatigues… et parfois leurs bouts de code ! Des humain·es, en somme, qui se retrouvent régulièrement pour rire et bosser.
Cependant, on dirait que pour beaucoup de gens, Framasoft représente cette espèce de grosse machine qui peut et qui doit tout faire. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais quand on lit toutes les injonctions à (et projections sur) notre association, on est dans Oui-Oui au pays des Start-Up ! Framasoft devrait être irréprochable (jusque dans la moindre formulation), libérer les Internets (en développant à ma place ma super idée que je ne vais pas faire moi), et porter mon combat politique (mais à ma manière, pas à la sienne).
Le cumul de ces attentes, qui pèsent sur les épaules des 34 potes, vient du fait que nous ne savons pas assez montrer que Framasoft, c’est avant tout des êtres humains. Ce qui se voit, ce sont les services en ligne, les projets, les partenariats, les grosses collectes et les petites victoires… Or tout cela n’existe que parce que quelques personnes incarnent cette idée commune qu’on appelle « Framasoft ». Nous avons compris que nous devrons déconstruire chez nos interlocutrices et interlocuteurs ces mécanismes de super-héroïsation de Framasoft.
Un problème de taille : notre Frama-régime
Ce problème d’image est lié à un problème qui est, littéralement, un problème de taille. Prenons l’exemple (un parmi d’autres) de notre alternative libre et fédérée à Twitter, Framapiaf. C’est un hébergement, parmi les centaines en ligne, du logiciel Mastodon. C’est un des points d’entrée dans la fédération parmi des centaines d’autres. Dans cette fédération, nous avons beaucoup de poids : trop de monde s’est inscrit chez nous.
Il est difficile de dire à de plus petites instances « si notre politique de modération ne vous convient pas, coupez-vous de nous » ! Cela reviendrait à leur demander d’isoler leurs membres de toutes les personnes qui s’inscrivent chez nous. D’un autre côté, Framasoft est une association d’éducation populaire qui a une mission d’ouverture et d’accueil du grand public (qui voit Framasoft comme une des « portes d’entrée » sur ces nouveaux médias).
Cela peut sembler anecdotique et discutable (il y a des instances Mastodon bien plus grosses que la nôtre), mais ajoutons à ça l’ensemble des autres projets où nous avons une visibilité (Framadate, PeerTube, Mastodon)… Et vous avez de nombreuses personnes qui disent « Framasoft devrait faire ceci » ou « Framasoft doit le faire comme cela » sans s’inquiéter de la charge mentale dont elles se déchargent sur nous.
Sauf que nous ne sommes pas une multinationale avec des dizaines de salarié·es et des millions de chiffre d’affaires annuel. Nous ne voulons pas le devenir. Il faut sortir du réflexe de facilité « ça, c’est une tâche pour Framasoft, qui fait déjà tout (sauf le café) ». Voilà une des raisons qui nous a poussé⋅es à réduire la voilure en expliquant que nous allions Déframasoftiser Internet !
Changer le monde et se changer soi, ça fatigue
Publié dans l’urgence, l’article annonçant notre politique de modération a parfois été interprété à l’inverse de ce que nous voulions dire. Certaines parties pouvaient effectivement porter à confusion si l’on doutait de nos intentions. Nous avons toutefois été surpris·es lorsque les commentaires se sont multipliés, sans venir nous questionner directement. Il a été d’autant plus compliqué de faire la distinction entre nos ressentis et la logique que certain⋅e⋅s parmi nous se considèrent comme partie intégrante des communautés qui s’inquiétaient de nos positions. Cet épisode, qui reste encore douloureux pour nous, nous a permis de réaliser à quel point la confiance que l’on nous accorde est fragile.
Par ailleurs, nous avons appris à repérer et refuser les mécanismes d’opprobre par association, et de pureté moraliste. Pour grossir le trait, les personnes qui hurlent « Mais Framasoft bosse avec le Collectif X, et le Collectif X c’est Cousin Bidule et Cousin Bidule j’ai lu sur Internet qu’il est platiste, et c’est sale, donc Framasoft vous êtes de sales platistes ! », le feront dans le vide.
Nous ne résumerons pas les membres d’un collectif à une personne (quelle déshumanisation pour les autres !). En revanche, avant de contribuer ensemble, nous chercherons si nous avons assez de valeurs en commun et si le Collectif X souhaite sincèrement s’émanciper numériquement. En aucun cas ce partenariat ne signifie que Framasoft « légitime » le Collectif X, et inversement… Croire le contraire serait bien prétentieux, or la prétention aussi, c’est fatigant !
Contre le burn-out, raviver le feu de camp
L’ensemble de ces fatigues (déshumanisations, injonctions, projections, attentes, caricatures, opprobres, etc.) a un coût humain bien réel. Nous avons voulu trop en faire, trop vite. Nous avons dit oui trop souvent, et nous sommes trop éparpillées. Nous apprenons désormais à dire « non », à dire « pas avant 2022 ».
C’est la métaphore qu’utilise QuotaAtypique dans sa conférence « Du Plaisir de Lutter ensemble » : l’association, ce qui nous rassemble, c’est le feu de camp. Les actions, les conversations, les partenariats, ce sont ces territoires que l’on va explorer depuis ce camp. Et c’est cool, vraiment, d’aller explorer aussi loin ! Mais aujourd’hui, nous avons appris qu’il fallait aussi régulièrement retourner au camp, que ce soit pour nous reposer nous ou pour entretenir ce feu, ce qui anime notre élan commun. Et puis, c’est très souvent de là que prennent forme nos meilleurs projets.
La bienveillance ? oui, à Framasoft on peut dire que nous sommes bienveillantes et bienveillants, mais cela ne suffit pas à éviter les épuisements qu’il faut accompagner de soins, d’attention, de protection. Quand le Frama-pote a une super idée, il faut tout aussi bien savoir lui dire non, voire s’en protéger parce qu’on concrétise déjà d’autres super bonnes idées, qu’on n’a plus de place pour une nouvelle…
La route est longue, alors ne soyons pas pressé·es
Rassurez-vous cependant, hein : Framasoft reste un collectif où il fait bon vivre ! La majeure partie des retours que nous avons sont très positifs, et beaucoup de vos messages nous font chaud au cœur. L’ambiance est d’autant plus chaleureuse que nous essayons de tirer rapidement des leçons de nos échecs et prendre encore mieux soin de nous, de vous, de ce que l’on peut !
Expérimenter, tirer des leçons, prendre soin, cela demande du temps, plus de temps que ce que nous imaginions. Dans la feuille de route Contributopia, certains projets ne sont pas encore en place ; sans toutefois être abandonnés, ils vont sortir « quand ce sera prêt », comme on dit chez Debian. Le Winter of code n’est pas près de venir, le « git pour les nuls » ou « l’Université Populaire du Libre » (UPLOAD) sont encore, pour l’instant, des vœux pieux, des idées sans plan précis : nous n’avons pas encore eu de temps à leur accorder.
Finalement, c’est OK pour nous ! Chez Framasoft, on a décidé de faire tomber la pression, et de se dire que si on change le monde rien qu’un octet à la fois, ce sera déjà ça de gagné.
Rendez-vous sur la page des Carnets de Contributopia pour y découvrir d’autres articles, d’autres actions que nous avons menées grâce à vos dons. Si ce que vous venez de lire vous plaît, pensez à soutenir notre association, qui ne vit que par vos dons. Framasoft étant reconnue d’intérêt général, un don de 100 € d’un contribuable français reviendra, après déduction, à 34 €.
Illustration d’entête : CC-By David Revoy