PENSA, un projet universitaire européen autour de la citoyenneté numérique

En février 2020, nous avons été contacté par Marco Cappellini, d’Aix-Marseille Université, qui nous proposait de participer à un projet européen – qui n’avait, à l’époque, pas encore de nom – sur la thématique de la citoyenneté numérique dans une perspective plurilingue. Intriguées, nous avons voulu en savoir plus et, après un temps d’échanges, nous avons convenu que Framasoft serait l’un des partenaires associés de ce projet, spécifiquement sur la production de séquences de formations. Et puis, une pandémie mondiale est passée par là ! Ce n’est donc qu’en février 2021 que le projet PENSA (c’est son petit nom) a eu confirmation de son financement et que nous avons pu préciser notre participation : nous animerons une session de formation sur les logiciels libres dans l’enseignement en juin 2022. Maintenant que le projet est lancé, il était temps qu’on vous en parle. Et pour cela, nous avons proposé aux personnes qui coordonnent ce projet de répondre à une petite interview.

logo projet PENSA

Bonjour Elisabeth et Marco ! Pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour, je suis Elisabeth Sanchez, Ingénieure d’études au Centre de Formation et d’Autoformation en Langues (CFAL) à Aix Marseille Université. Je suis en charge de l’animation et de l’ingénierie du projet PENSA.
Bonjour, je suis Marco Cappellini, enseignant chercheur à Aix Marseille Université et coordonnateur du projet PENSA.

Vous faites tous les deux partie de l’équipe de coordination du projet PENSA. Vous pouvez nous expliquer de quoi il s’agit ?

Le projet pour une Professionnalisation des Enseignants utilisant le Numérique pour un Soutien à l’Autonomie et à la citoyenneté (PENSA), soutenu par le programme Erasmus+ de la Commission européenne, aborde deux questions d’actualité dans l’enseignement supérieur et la société.

La première est le besoin de formation et d’infrastructure pour dispenser un enseignement mixte, distant et/ou co-modal (c’est-à-dire un enseignement en classe diffusé simultanément à des étudiants en ligne) qui s’est fait à la suite de la pandémie. Pendant les lockdowns nationaux et pour dispenser un enseignement co-modal, les enseignants se sont souvent tournés vers les plateformes en ligne classiques telles que Zoom sans être conscients du modèle économique de ces plateformes en termes de traitement des données personnelles.

La deuxième question est la nécessité d’éduquer les jeunes aux implications de l’utilisation des sites de réseaux sociaux (Facebook, YouTube, etc.) sur les plans psychologique, sociologique, économique et social. En effet, le déploiement de ces plateformes s’est accompagné de discours d’émancipation, les utilisateurs ayant pu exprimer et échanger leurs idées en ligne, générant ainsi davantage de dialogue public. Parfois, des dérives extrêmes ont démontré la fragilité du système d’où la nécessité de sensibiliser les étudiants aux logiques inhérentes à ces plateformes.

Le projet PENSA aborde ces questions avec une approche globale d’ouverture, à la fois dans le sens de l’éducation ouverte et des plateformes open source. Le cœur du projet est constitué de 30 enseignants et formateurs d’enseignants dans sept universités, la plupart faisant partie de l’Université européenne CIVIS, une association académique et une entreprise.

Au cours du projet, une centaine d’enseignants seront formés à l’intégration de l’enseignement mixte et co-modal dans leurs classes, avec l’intégration de la télécollaboration et de l’échange virtuel sur des sujets liés à la citoyenneté numérique. Grâce à ces actions, PENSA permettra à 400 élèves de toute l’Europe de développer leurs compétences numériques, leurs compétences plurilingues, leurs capacités de collaboration et leur autonomie d’apprentissage.

Pouvez-vous nous préciser comment les étudiant⋅es travaillent en collaboration ?
Les étudiants vont travailler en classe avec leurs enseignants et en ligne en petits groupes avec leurs camarades d’une université partenaire. Les échanges en ligne se déroulent dans la plupart des cas en trois phases. La première est une phase de prise de contact pour briser la glace. Les étudiants peuvent se présenter et comparer leurs environnements, d’études et personnels par exemple. Dans la deuxième phase, les étudiants travaillent pour analyser ensemble des « textes parallèles ». De manière générale, ces textes peuvent être des remakes de films, par exemple un groupe franco-italien comparant Bienvenue chez les Ch’tis et Benvenuti al Sud. Dans le cadre du projet PENSA, il s’agira plus spécifiquement par exemple de législations pour le déploiement de la reconnaissance faciale dans les pays respectifs. Cette deuxième phase se veut une entrée dans l’interculturel. Dans la troisième phase, les étudiants collaborent pour réaliser une production commune, un article de blog ou un poster sur une thématique en lien avec le projet, par exemple la gestion des données sur un site de réseautage social. C’est dans cette phase qu’il vont apprendre à développer leur communication et la gestion de la diversité dans une équipe, pour aller encore davantage dans l’interculturel.

capture plateforme PENSA

Comment vous est venue l’idée de travailler sur ces thématiques ?
Marco : Personnellement, de deux choses. Tout d’abord, ce sont plusieurs lectures qui ont éclairé chez moi les aspects problématiques de certains outils et plateformes numériques. Je pense aux écrits de Bernard Harcourt et plus spécifiquement son essai La Société d’exposition : désir et désobéissance à l’ère numérique, à ceux de Frank Pasquale sur l’opacité du fonctionnement des entreprises qui dominent sur Internet, ou encore les écrits sur l’autodéfense numérique du collectif italien Ippolita, également partenaire associé de PENSA.

La deuxième dynamique a été un ensemble de discussions avec des collègues et des amis, qui ont montré d’une part qu’il y avait une connaissance vague des dynamiques sur Internet et une connaissance presque nulle des outils alternatifs à disposition. À partir de là, avec plusieurs collègues on s’est réunis en février 2019 et on a travaillé à une proposition pour les appels à projet de la Commission Européenne. Puis est venue la pandémie, qui n’a fait que renforcer le besoin de développer une culture numérique chez les étudiants, mais aussi chez beaucoup de collègues.

PENSA est un projet ERASMUS+. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce programme européen ?
Erasmus+ est un programme connu surtout pour ses actions liées à la mobilité. Moins connues, mais tout aussi intéressantes, sont les actions liées à la coopération, tant au niveau scolaire qu’universitaire. PENSA est un projet qui s’insère dans les actions clés, pour des partenariats stratégiques dans l’enseignement supérieur. L’idée principale est de réunir plusieurs partenaires aux expertises complémentaires pour répondre à un ou plusieurs défis sociétaux.

Dans PENSA, le noyau de l’équipe est composé d’enseignants de 7 universités, de collègues d’une entreprise spécialisée dans les open coursware et d’une association internationale. Dans une formation qui s’est tenue en juin 2021, chaque membre de l’équipe a apporté quelque chose aux autres. Par exemple, j’ai pu apprendre davantage sur les outils libres spécifiques à la formation et à mieux intégrer des échanges en ligne entre mes étudiants et des étudiants ailleurs. A partir de cette collaboration, dans chacune des universités on formera d’autres collègues pour diffuser des idées et des outils pour améliorer la pédagogie universitaire.

Puisque PENSA est un projet européen, quelles sont les langues utilisées ?
Il y a 7 langues présentes dans le projet : allemand, anglais, catalan, espagnol, français, italien, roumain. Dans les échanges entre étudiants, ils utilisent soit une langue comme langue véhiculaire (typiquement l’anglais), soit les deux langues des pays concernés (par exemple allemand et français pour un échange entre étudiants à Tübingen et Aix en Provence). Pour les autres initiatives du projet, comme la formation de formateurs, on a utilisé l’anglais dans un premier temps, les langues locales ensuite.

Le plus intéressant se passe au niveau de la gestion du projet : le comité de pilotage communique en intercompréhension des langues romanes. Par les similarités entre langues latines, et avec des stratégies de communication, chacun parle dans une langue romane et les autres comprennent et répondent en d’autres langues. Dans ces réunions, on parle donc français, italien et espagnol principalement, avec des touches en catalan et roumain. Au début, ça peut être un peu déstabilisant et surtout fatiguant, mais avec la pratique on s’y fait assez vite. C’est une manière pour nous de faire vivre le plurilinguisme européen, au-delà des séparations entre langues que l’on peut avoir apprises.

photo jeunes européens
Crédit : Université Aix-Marseille

Quelle place accordez-vous au logiciel libre dans ce projet ?
Une place assez importante. D’abord, on vise à faire comprendre la différence entre « gratuit » et « libre », qui n’est pas évidente pour beaucoup de monde. Ensuite, dans la formation de formateurs on fait connaître des alternatives libres, parfois même institutionnelles, pour différents outils. Par exemple BigBlueButton comme une alternative à Zoom ou Skype. D’ailleurs, ces formations sont très intéressantes pour découvrir de nouveaux outils, même pour les personnes le plus expérimentées de l’équipe.

On prévoit aussi de développer et publier des extensions à des outils libres tels que la plateforme Moodle pour les cours hybrides ou à distance. Chez les étudiants, les formations que nous sommes en train de mettre en place visent aussi à les rendre plus conscients des enjeux de l’utilisation de plateformes gratuites grand public, par exemple sur comment elles sont conçues pour capter l’attention et extraire des données, les positionnant en tant que consommateurs. Nous espérons que cette prise de conscience contribuera à des changements dans leurs usages numériques, particulièrement par rapport aux plateformes de réseautage social.

Le côté « open » du projet se fait aussi au niveau des productions de matériel pédagogique, lequel sera mis en ligne sur les sites de la Commission Européenne et du projet.

Donc, le matériel pédagogique sera diffusé sous licence libre ? Si oui, laquelle ?
Oui, il sera diffusé en libre accès. Pour la ou les licences utilisées, ce n’est pas encore défini : ce sera discuté et décidé lors du prochain comité de pilotage.

Dernière question, traditionnelle : y a-t-il une question que l’on ne vous a pas posée ou un élément que vous souhaiteriez ajouter ?
On a probablement fait le tour. Merci bien pour cette occasion de parler de PENSA. Pour la suite et pour suivre l’évolution du projet et profiter des productions, ce sera sur le site https://pensa.univ-amu.fr/, dans la langue de votre choix 🙂

 




Les Métacartes « Numérique Éthique » : une boîte à outils pour s’émanciper

Faire le point sur son utilisation du numérique et améliorer ses pratiques : mais par où commencer ? Les Métacartes « Numérique Éthique » permettent d’accompagner ces réflexions, de se poser des questions pertinentes et d’évaluer ses priorités.

Pour animer leurs formations, Mélanie et Lilian (facilitateur⋅ices et formateur⋅ices, notamment dans Animacoop), ont souhaité expérimenter un nouveau format facilement transportable, utilisable à plusieurs et dans l’espace. Iels ont ainsi créé les Métacartes (sous licence CC BY-SA), un jeu réel où chaque carte est reliée à une ressource en ligne régulièrement actualisée. Cela permet d’avoir un contenu à jour et non-obsolète (particulièrement intéressant dans le domaine du numérique). Framasoft avait souhaité soutenir leur initiative pleine de sens, nous vous en parlions sur le Framablog dans cet article.

Nous voulons maintenant vous aider à prendre les cartes en main pour facilement utiliser le jeu. Pour illustrer nos propos, nous allons prendre l’exemple d’un collectif qui souhaite questionner ses usages numériques : l’orchestre universitaire de l’Université Populaire Libre Ouverte Autonome et Décentralisée (que nous écrirons pour simplifier la lecture : l’orchestre UPLOAD).

Utiliser les cartes selon vos besoins

Pour commencer à utiliser les cartes, il est important de comprendre qu’il y a de nombreuses façons de les aborder et tout va dépendre du contexte général dans lequel vous vous trouvez. Vos valeurs sont-elles bien définies ? Les outils internes actuellement utilisés posent-ils des problèmes particuliers ? Les Métacartes peuvent ainsi être vues comme une boîte à outils sous forme de cartes : vous utiliserez une partie des outils, selon vos besoins, afin de faciliter un passage à l’action.

Les cartes « Ingrédients » : définir vos priorités

Les cartes « Ingrédients » sont les cartes violettes du jeu. Celles-ci présentent des éléments clés à prendre en compte pour vos réflexions. Elles comportent deux sous catégories : #critère et #usage.

Les cartes #critère pour affirmer vos valeurs

Une entrée par les cartes #critère est intéressante pour approfondir votre éthique et vos valeurs. En parcourant l’ensemble des cartes #critère, vous pouvez sélectionner 3 à 5 critères qui vous semblent les plus importants. Vous allez ainsi prioriser les critères à prendre en compte lors du choix d’un outil.

Les membres de l’orchestre UPLOAD ont ainsi choisit trois critères à prioriser dans l’évaluation de leurs outils actuels et/ou dans la recherche d’alternatives :

  • Logiciel libre : l’orchestre prône depuis sa création la mise sous licence libres d’œuvres musicales. Utiliser des logiciels libres est donc un choix essentiel pour le groupe, pour être en accord avec ses valeurs ;
  • Facilité de changement : les musicien⋅nes préfèrent de loin jouer de la musique plutôt que de passer des heures à changer leurs pratiques. Il faudra s’informer sur la facilité de migration et de prise en main des outils pour ne pas frustrer le groupe ;
  • Interopérabilité : il est essentiel pour les membres de l’orchestre de pouvoir partager du contenu sans avoir à penser à qui utilise quel logiciel. L’interopérabilité sera donc essentielle, pour que différents outils puissent communiquer entre eux.

Cartes #critère sélectionnées par l'orchestre UPLOAD : Logiciel libre, Facilité de changement, Interopérabilité

Les cartes #usage pour identifier vos besoins concrets

Les cartes #usage permettent de définir les besoins réels en terme d’outils numériques. Vous pouvez ainsi commencer à sélectionner les cartes représentant vos besoins réguliers. Cette étape va permettre de démêler les outils numériques actuellement utilisés, de les nommer et de les questionner. Cet outil est-il en accord avec vos critères préalablement établis ? Ou voulez-vous le changer ? Les cartes #usage proposent justement des alternatives sur les ressources en ligne : une bonne manière de rapidement trouver des solutions !

L’orchestre UPLOAD a ainsi choisi les cartes #usage suivantes :

  • Diffusion d’information : diffusion d’info toutes les semaines aux membres de l’orchestre sur l’organisation interne (répétitions, week-ends, déroulé des concerts…)
    • Actuellement utilisé : envois par mail à tous les membres de l’asso.
    • OK avec les critères définis ? Non, le logiciel mail utilisé n’est pas libre.
    • Alternative : utiliser par exemple une liste de diffusion avant de penser à changer d’hébergeur de mail (moins contraignant pour commencer).
  • Organisation de rencontres : choix des dates de concert.
    • Actuellement utilisé : Framadate.
    • OK avec les critères définis ? Oui.
    • Alternative : pas besoin.
  • Partage de gros fichiers : les membres se partagent régulièrement partitions, vidéos et photos des concerts.
    • Actuellement utilisé : WeTransfer ou pièce jointe d’un email.
    • OK avec les critères définis ? Non, les logiciels ne sont pas libres.
    • Alternative : faire appel à un hébergeur éthique pour s’envoyer les fichiers par liens, par exemple parmi les CHATONS.

Les outils à garder et à changer sont ainsi définis. Le groupe a pris le temps de questionner pourquoi garder ou changer chaque outil. Les alternatives ont été proposées, il faudra maintenant les mettre en place et les tester.

Cartes #usage sélectionnées par l'orchestre UPLOAD : Diffusion d'information, Organisation de rencontres, Partage de gros fichiers

Les cartes « Recettes » : des méthodes d’animation

Les cartes jaunes ou cartes « Recettes », proposent des idées d’animation pour amorcer des réflexions et sensibiliser sur certaines pratiques numériques. Elles peuvent demander plus ou moins de préparation pour l’animation (le niveau indiqué sur la carte, de 1 à 3).

Exemple de la carte « Vous êtes ici »

La carte « Vous êtes ici » est associée à une trame graphique en ligne pour voir où vous en êtes sur votre parcours vers un numérique éthique. Le chemin va appeler d’autres cartes du jeu pour avoir des réflexions approfondies, et comprendre dans quelle direction vous allez.

Canva "Vous êtes ici" de l'orchestre UPLOAD

L’orchestre UPLOAD s’est positionné sur cette image sur l’étape « Faire le point » : la prise de conscience des enjeux a amené le groupe à agir pour changer ses pratiques !

Soutenir le projet

Ça leur a plu !

Dans un atelier avec ses étudiant⋅es de l’UTC, Stéphane Crozat nous partage son point de vue : « J’ai eu un ressenti positif en tant que prof, les étudiant⋅es faisaient ce que j’attendais. Iels souriaient, riaient, avaient l’air de prendre plaisir à l’exo. L’éval des étudiant·es est bonne. » (leurs commentaires sont ici).

Dans le cadre d’une formation pour des des conseiller⋅es numériques, Julie Brillet, bibliothécaire, formatrice et facilitatrice a exprimé sur Twitter « que les métacartes étaient vraiment un outil adapté, notamment comme porte d’entrée au site metacartes.cc qui comprend plein de contenus. »

Acheter le jeu

Vous souhaitez avoir votre propre jeu de Métacartes « Numérique Ethique » ? C’est par ici : https://www.metacartes.cc/produit/metacartes-numerique-ethique/

Se former à l’utilisation des Métacartes

Mélanie et Lilian proposent aussi une formation à distance pour apprendre à utiliser les Métacartes, et vous aider à approfondir les questions liées au numérique : https://www.metacartes.cc/produit/decouvrir-la-boite-a-outils-numerique-ethique/

Ressources à consulter




Electronic Tales

Nous avons interviewé l’équipe d’Electronic Tales après avoir découvert leur approche accueillant « les développeurs·euses juniors qui n’ont pas suivi un cursus d’ingénieur, ne démontent pas des ordinateurs tous les week-ends et n’ont pas commencé à coder à 5 ans » sur une plateforme « fabriquée avec amour par des devs féministes, queers, inclusifs·ves et autres personnes fucking bienveillant·e·s »

(En plus iels parlent de beurre demi-sel donc forcément, on s’est dit qu’on avait des points communs !)

– Bonjour les histoires électroniques, pouvez-vous vous présenter pour expliquer comment est née votre initiative ?

Bonjour ! À l’origine du projet, on est quatre :

– Officier Azarov (pronoms il/elle) : je suis dev depuis 2017. Dès mes premiers mois dans ce milieu professionnel, j’ai senti deux courants contraires – d’un côté, une vraie soif d’apprendre toujours plus dans le domaine de la programmation, et, de l’autre, la découverte d’un milieu extrêmement dominé par des hommes blancs hétéro cisgenre de 25-35 ans, et une culture beaucoup moins inclusive que ce à quoi je m’attendais. J’ai ensuite travaillé comme formatrice dans un bootcamp, et là encore j’ai été étonnée de voir la vitesse à laquelle des mécanismes d’exclusion se mettaient en place chez les étudiant·e·s. Du coup j’ai eu envie de changer les choses. À terme, le but d’Electronic Tales est d’aider les minorités de la tech (femmes, queers, personnes racisées, personnes handicapées, seniors..), souvent issues de formations courtes ou autodidactes, à combler le gap technique et culturel avec les développeurs·euses ayant suivi des parcours classiques (école d’ingénieur). Au-delà de ce public, beaucoup de juniors en général se reconnaissent dans nos valeurs – et aussi des seniors qui veulent que leur domaine change !

Partenko (pronom il/elle) : je ne viens pas du milieu du dev mais de celui de la tech dite « hardware », et encore avant, j’étais prof des écoles. J’avais un truc en tête au moment de changer de métier : je voulais réparer des trucs et interagir avec des machines. C’est comme ça que je suis tombée dans les entrailles secrètes des ordinateurs et que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’informatique, côté Hardware de la force. Regarder à l’intérieur des ordinateurs me permet de mieux comprendre comment ils fonctionnent. Mon but est de partager ces connaissances avec les personnes qui utilisent ces machines au quotidien afin de les aider à acquérir une culture hardware, ce qui pour nous fait partie intégrante de ce que nous avons appelé la « Computer Culture ». Comme le dit Officier Azarov, le gap technique entre personnes issues d’école d’ingénieur et étudiant·e·s issues de formation courte créé trop souvent des situations de détresse professionnelle pour les juniors qui ne sont pas né·e·s avec un ordinateur dans les mains et/ou un papa ingénieur. Je veux aider les devs juniors à se sentir mieux professionnellement dans un milieu où l’on juge très vite le manque de connaissances comme un manque de compétences.

– Monday Hazard (pronom elle) : Je suis une dev nouvellement arrivée dans le métier suite à une reconversion vaguement improbable entamée un peu avant le confinement (si, si, je vous jure, c’était en 2019). Je suis fascinée par les enjeux socio-culturels qui se nouent dans la tech et convaincue que la question de l’inclusion y est cruciale. C’est toujours la joie de partager avec l’immense communauté de personnes qui vivent les mêmes questionnements et qui les gardent frais dans leur façon d’apprendre, de travailler et de partager les savoirs 🌈

– Le Crampon (pronom il) : Né en 1993 suite à un accident de VTT, je suis un développeur détenteur d’un DUT informatique mais avec un sérieux syndrome de l’imposteur. Actuellement en reconversion en tant que développeur jeux-vidéo en alternance, je tente de combattre ma Nemesis, à savoir la culture des « Petit.e.s Génies du Code qui sont capables de coder un compilateur dès l’âge de 6 ans », qui a tendance à me faire me sentir peu légitime. Et je suis prêt à parier que je ne suis pas le.la seul.e.

– Vous êtes en train d’élaborer un cursus de formation pour celleux qui ne sont pas tombés dans la marmite numérique dès le plus jeune âge avec des séquences qui démultiplient les supports d’apprentissage, avec l’idée de rendre la culture geek accessible au plus grand nombre. C’est une super et noble ambition et on vous souhaite de monter en puissance, mais qu’est-ce qui manque aux autres propositions de formation déjà existantes que vous apportez avec E.Tales ?

Les formations courtes qui ont fleuri ces dernières années favorisent l’entrée de nouveaux profils dans la Tech. Certaines ciblent même très bien les groupes sous-représentés dans le dev (Simplon, Ada, DesCodeuses…). Toutes ces initiatives sont formidables, mais elles ne sont que le début de la solution. La question qui nous hante, c’est : une fois que ces minorités ont accédé à un poste de dev, comment les aider à rester dans ce milieu (par exemple, les femmes ont significativement plus de risques d’abandonner leur carrière technique que leurs homologues masculins) et à gravir les échelons jusqu’à des positions de leadership ?

À côté des formations courtes, il existe aussi quelques passerelles vers des diplômes universitaires (licences, master) ou des cursus d’ingénieur. Mais ces formations sont pour la plupart onéreuses, nécessitent d’étudier à temps plein (et donc de quitter son travail) ou manquent cruellement d’attractivité en termes de pédagogie.
L’ambition d’Electronic Tales est de proposer des contenus d’aussi bon niveau que ces formations spécialisées, mais avec en plus un soin particulier apporté à l’expérience d’apprentissage et un plus grand lien avec les technologies modernes.
Pour l’instant, nous sommes en train de constituer une communauté et des contenus participatifs sur notre plateforme, mais nous visons à terme la création d’un cursus d’excellence structuré et reconnu dans le milieu de la Tech.

– Vous souhaitez construire un « safe space » pour les personnes qui participeront. Pouvez-vous expliquer pourquoi cela vous semble nécessaire ?

Le monde du développement, en entreprise mais aussi dans la sphère des « passionné·e·s », peut être très difficile à vivre lorsqu’on débute. Cette difficulté est encore augmentée lorsqu’on est la seule femme et/ou la seule personne queer/racisée/handicapée/de plus de 40 ans/etc. Et souvent, quand on fait partie d’une minorité et qu’on essaie de parler de ses problèmes, on se heurte à une forme d’incompréhension, voire d’hostilité, de la part de ses collègues.
Notre idée, c’est d’annoncer la couleur tout de suite : que ce soit sur la plateforme ou sur le Slack, les gens qui viennent savent qu’ils entrent dans un espace féministe queer inclusif. Si cela ne leur plaît pas, ils peuvent aller dans d’autres communautés 🙂 On aide aussi les membres de la communauté à communiquer entre eux·elles de façon bienveillante et inclusive – ce n’est pas toujours évident, par exemple quand on veut faire des blagues de dev (promis, nous aussi on les adore) ou qu’on a une question très pointue ! Mais on essaie d’inventer une nouvelle « grammaire » de communication technique à inventer pour inclure davantage.

– Vous écrivez : « notre team est en train de concocter une plateforme de learning social. »
euh c’est quoi au juste, le learning social ?

Le learning social, c’est le fait de casser les dynamiques classiques de sachant·e/apprenant·e telles qu’on a pu en vivre à l’école. On veut encourager les juniors à créer des contenus pour expliquer des choses techniques, pour les aider à prendre confiance en leurs capacités et à déconstruire l’idée qu’il faudrait avoir 10 ans d’expérience pour commencer à partager ses connaissances. (Par ailleurs, un.e junior est parfois plus à même d’expliquer une chose technique à d’autres juniors qu’une personne qui a oublié combien les choses ne coulent pas de sens quand on débute) Donc, concrètement, l’équipe d’Electronic Tales crée bien sûr des contenus pour la plateforme, mais tout le monde peut participer.

– Votre proposition s’adresse essentiellement à des devs juniors, est-ce qu’il y a une limite d’âge ?

Non ! Tout le monde est le·la bienvenu·e ! Et il y a même des devs seniors dans notre communauté – des gens formidables et très motivés pour aider les juniors 💪

– Est-ce qu’il y a un prérequis, un niveau minimum de connaissances ou de pratiques pour se joindre à vous, participer et bénéficier de cette initiative ?

Tout dépend du type de contenus. Dans notre section « Modern World », qui parle surtout de programmation, nos contenus s’adressent plutôt à des personnes qui codent déjà un peu – même si on fait attention à toujours s’appuyer sur le minimum de pré-requis possibles.
Pour les contenus des sections « Imaginarium » (qui s’intéresse aux aspects culturels de la Tech, comme les comics, la science fiction, pourquoi les hackers tapent aussi vite sur leurs claviers dans les films, et ainsi de suite) et « Ancient World » (qui parlera plutôt de hardware et de réseau), il n’y a pas de pré-requis à avoir.

– Est-ce qu’il vous arrive d’organiser des moments de rencontre pour les personnes intéressées par le projet ?

On a deux grands événements cet automne :

  • Les soirées CS50 and chill, où on se retrouve en ligne pour regarder ensemble la célèbre intro à la computer science de Harvard. On communique par chat, pour échapper à la fatigue de la visio. C’est fabuleux et très apprécié par celles·ceux qui nous rejoignent 🙂 Ça a lieu deux fois par mois.
  • On va commencer un cycle « Hacke les entretiens techniques » en novembre. On va notamment avoir un dev senior d’une GAFA qui fera passer des entretiens fictifs. On va aussi beaucoup déconstruire cet exercice, aussi bien techniquement (pour aider les gens à se préparer) que mentalement (pour aider les gens à relativiser).

– Votre travail pour cette initiative est bénévole ? Comment couvrez-vous les frais de la plateforme ? Envisagez-vous un financement participatif, autre chose ? Les personnes inscrites devront-elles contribuer financièrement ?

Oui, toute l’équipe est bénévole. Pour le moment on finance les frais d’hébergement de notre poche (heureusement, ce n’est pas trop onéreux). Mais comme on espère qu’Electronic Tales va prendre de l’ampleur, notamment grâce à notre projet de cursus d’excellence pour les minorités de la Tech, il est certain qu’il faudra qu’on cherche (et qu’on trouve) des financements – ne serait-ce que pour que l’équipe puisse dégager du temps de travail pour le projet. On a déjà une petite idée pour ça : développer une activité de consulting pour accompagner les entreprises qui souhaiteraient accueillir des juniors dans leurs équipes.
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’on tient coûte que coûte à ce que le projet reste open-source et gratuit.

– Fermez les yeux, respirez lentement, et Imaginez que tout se passe hyper bien et que la plateforme rencontre un grand succès (on vous le souhaite !). Selon vous, qu’est-ce qui aura changé à l’issue de cette expérience ? Et envisagez-vous d’autres actions par la suite, pour aller plus loin ?
Concrètement, si on réussit à créer un cursus qui s’adresse plus particulièrement aux groupes sous représentés mais qui est tellement qualitatif qu’il est reconnu sur le marché du travail, alors on aura réussi à changer quelque chose dans le monde de la tech. Nous faisons l’hypothèse que réduire le gap technique et culturel favorisera le sentiment de légitimité des personnes appartenant aux groupes sous-représentés dans la tech. Si tout se passe pour le mieux, celles-ci poursuivront leurs carrières techniques avec plus de succès, devenant in fine les seniors et des décideurs·euses divers·es dont la tech manque cruellement aujourd’hui. Et nous, si on y arrive, on sera épuisé·e·s mais ravi·e·s, comme disait Aznavour (💗).

Pour aller plus loin :




Contre les GAFAM du légume

Nous avons interrogé Éric Marchand, de la coopérative Jardin’enVie, qui produit et conserve des variétés de semences paysannes.

L’univers impitoyable des semenciers n’a rien à envier à celui des GAFAM, nous explique-t-il, dans un rapprochement saisissant entre les militantismes libriste et agricole.

 

Salut Éric. Peux-tu nous dire qui tu es ? J’ai vu que tu étais un ancien informaticien ?

« Informaticien », j’en sais rien, je ne sais pas comment on appelait ça à l’époque, mais on va dire ça. Oui, effectivement j’ai suivi une formation en informatique et j’ai participé à créer des entreprises d’informatique dans les années 90, en logiciels libres.

 

C’était plutôt nouveau, à l’époque, non ?

Oui, puisque Linux, sa date de naissance, entre guillemets, c’est 1991, et on a démarré en 1993 avec Linux.

L’une de ces entreprises proposait de l’accès à Internet, ce qui n’existait pas en France. FAI et développement de logiciels libres.

 

Vous étiez à la pointe, alors ?

On n’était pas très nombreux à faire ça. Après a démarré feu Mygale et toute la folie Internet, toutes les start-ups et tous les mouvements autour de l’Internet non marchand et solidaire qui ont fini par donner ceux qu’on connaît aujourd’hui, Gitoyen et autres.

 

Tu es un militant de la première heure ou tu es tombé là-dedans par hasard ?

Non, nous avons fait ça sciemment, pour s’opposer à la logique du brevet et de l’appropriation des idées, mais aussi parce que nous avions vu ce que donnait l’informatique par ailleurs, dans des entreprises plus traditionnelles avec une course à la puissance complètement aveugle.

 

J’imagine que c’était plutôt en ville, en tout cas pas du tout dans le milieu agricole ? Cependant j’ai cru comprendre que c’était la ferme de tes parents, ou de tes grands-parents, que tu as reprise là, avec Jardin’enVie ?

Oui, en fait je n’étais pas dans l’agricole d’un point de vue professionnel, mais mes origines familiales, des deux côtés, ont toujours gardé un lien fort avec les cultures sans chimie. Une implication assez forte, puisque l’un de mes grands-pères a participé à la création des croqueurs de pommes, la première association ayant contribué à préserver les variétés fruitières qui étaient menacées à l’époque par l’industrialisation de l’alimentation.

 

Ça faisait partie de ton histoire personnelle.

Oui. C’était pas moi, hein.

 

Bien sûr, mais il y avait un terreau, si tu me permets ce jeu de mots. Ça explique pas mal de choses, de voir l’origine des gens. Et du coup, Jardin’enVie, ça a démarré quand ? D’ailleurs, je dis Jar-di-nen-vie, mais comment tu le prononces ?

Il y a plusieurs façons de le prononcer. D’autres le disent autrement. C’est un peu volontaire que le nom soit un peu protéiforme. Ça n’a pas beaucoup d’importance.

 

Ça a démarré… Eh bien la date est un peu floue, en fait. L’association a été créée en 2007, mais l’idée a germé en 2001, lorsqu’on a été confronté à l’arrivée assez massive des OGM dans la Drôme. Des personnes de tous milieux sociaux et professionnels se sont retrouvées. Il y avait une convergence de différents mouvements, soit anti- soit alter-mondialisation, dont ceux qui étaient issus du logiciel libre, mais aussi d’autres. Notamment c’est la naissance d’ATTAC, sous forme de mouvement d’éducation populaire, ce qu’ATTAC n’est plus. Cette effervescence d’éducation populaire qui a aujourd’hui disparu et qui était à l’époque de fait mise en œuvre dans les rencontres, les forums mondiaux. C’est elle qui a permis à des personnes de se rencontrer, des personnes qui n’étaient pas forcément concernées par le logiciel libre, la question climatique, le problème de la finance… Tout le monde se retrouvait au même endroit au même moment et c’est comme ça que des choses un peu improbables sont nées. En l’occurrence, la question des OGM. Tout le monde arrivait avec sa préoccupation, mais aussi son bout de solution.
Mon approche était économique, autour de la logique du brevet d’un côté, du logiciel libre de l’autre. Ce qu’on avait réussi à faire sur le libre, il devait être possible de le réitérer pour les semences puisque, avec les OGM en plus du certificat d’obtention végétale, arrivait le brevet dans le monde du vivant.

 

Tu pensais que le logiciel libre avait réussi ?

J’en étais sûr ! En 1998, on a organisé avec plein de gens les journées à l’Assemblée Nationale. Le point de vue qu’on défendait c’est que le modèle du logiciel libre avait gagné la partie, mais que le mouvement du Libre l’avait perdue.

C’était le mouvement qu’on appelait INMS, de mémoire les initiales utilisées pour désigner le mouvement militant, Internet non marchand et solidaire. On répondait « tout ce qui est gratuit, c’est là où vous êtes le produit », y compris quand on est militant.

C’est instruits par tout ça que nous avons abordé la réflexion sur les semences. On pouvait voir par avance ce qu’allait devenir Internet, ce qu’il se passerait sur le logiciel libre, puisque nous avions déjà vu des multinationales se construire sur la récupération des semences qui étaient par essence dans le domaine public. Au début du XXᵉ siècle, il n’y avait pas d’appropriation de la semence. Dans les faits il s’agissait d’un commun.
À partir du moment où on a introduit en Europe le certificat d’obtention végétale et d’autre législations qui ont permis à des entreprises de s’approprier l’avenir ou l’exclusivité commerciale de variétés, on a changé la donne.

 

Les semences sont brevetées pour verrouiller le marché. Est-ce que ça a toujours été l’intention des « gros », ou est-ce que ça s’inscrivait dans une démarche positive à l’origine ? Par exemple améliorer les rendements, protéger le volume des récoltes pour nourrir le plus grand nombre, stabiliser la production, etc.

C’est la lecture qu’on a faite sur le développement des entreprises dans la semence, typiquement ;  à partir du moment où il y a possibilité pour des acteurs de s’approprier un domaine par exclusivité, et par exception à ce que le système dans lequel on est prétend défendre, c’est-à-dire les libertés. Le libéralisme parle de ça. Mais plus on parle de liberté, moins il y en a. Par contre, plus il y a de concentration et plus il y a des normes qui excluent au lieu d’inclure. On passe de la loi à la norme, une norme qui est excluante, et qui crée des zones de marché protégées là où on est censé être dans une concurrence libre et non faussée.

 

On sent que tu as beaucoup réfléchi à la question.

C’est sûr que démarrer Internet au début des années 90, ça fait réfléchir à tout ça.

Pour résumer, les multinationales de la semence, Limagrain, Monsanto, Bayer, se construisaient comme ce qu’on appelle aujourd’hui les GAFAM étaient en train de se construire dans le logiciel libre. L’expérience dans le monde agricole a permis d’anticiper ce qu’allaient devenir les GAFAM, et ce qu’on savait sur le logiciel libre nous a permis d’imaginer des solutions sur les semences. Une réflexion croisée. Le point commun, c’est cette histoire d’appropriation, et de concentration des pouvoirs.

Derrière, il y a des différences, quand même. Le logiciel, on peut le multiplier à l’infini pour un coût proche de zéro ; ce n’est pas le cas de la semence. C’est beaucoup de travail physique, qu’on ne peut pas répéter à l’infini. Cultiver devient de plus en plus dur. Le rapport du GIEC ne permet plus l’ambiguïté. Mais quand on observe le vivant et qu’on essaie de cultiver avec lui, eh bien ça fait vingt ans qu’on peut observer les changements.

 

Vous avez démarré en parlant de sauvegarder des semences paysannes non brevetées, et vous en êtes à restaurer la qualité des sols, planter et récolter des tonnes de plantes, acheter du terrain… C’est une démarche qui déborde de partout, finalement. Fanny nous a dit en préparant l’interview : « Quand on parle des semences paysannes on parle de beaucoup de choses (propriété vs communs, liberté vs brevets, biodiversités, alimentation, vie, vivant, coévolution, …) ».

Le début de Jardin’enVie, ce sont des rencontres improbables de gens qui ne se connaissent pas. Il faut que l’histoire commune se construise. C’est un domaine nouveau pour la plupart des gens, qui viennent de la ville pour l’essentiel et qui n’ont jamais semé une seule graine. Cette grande diversité a permis d’aborder la question des semences par tous ses aspects. Les seuls endroits où on pouvait démarrer et faire des expérimentations au départ étaient les jardins des uns et des autres, et le plus grand était le nôtre, parce qu’on était sur une ancienne ferme où il y avait un peu moins d’un hectare à cultiver. Le tout en zone péri-urbaine ou urbaine. Pas de sol, pas de semence. Faire avec le vivant sur des sols morts, ça ne marche pas. La propriété de la terre, sa qualité et l’avenir des semences, c’est lié. La semence est à la base de la plupart des activités économiques indispensables à la vie humaine : alimentation, soin, énergie, logement, textile… Avec à chaque fois des solutions simples, existantes et faciles à mettre en œuvre s’il y a un minimum de volonté politique pour résoudre tous les défis inédits que l’humanité va devoir affronter dans les prochaines années. Nul besoin d’hypothétiques avancées technologiques ou découvertes scientifiques. C’est une très bonne nouvelle : vivre mieux, conquérir plus d’égalité, de démocratie, de libertés peut permettre de sortir des crises actuelles !

 

Le monde paysan avait suivi cette histoire de semences brevetées sans se poser de question ?

Le monde paysan est écartelé. Pris au piège de la finance, il n’a plus de marge de manœuvre. Sans en être sûr parce que je ne suis pas historien, l’un des points frappants c’est que ça commence à l’après-guerre. Il faut nourrir tout le monde, on sort de deux guerres mondiales et il n’y a plus de bras ; il faut tout reconstruire et il n’y a plus personne pour travailler dans les champs. La mécanisation, la standardisation ont été une solution. Avec les capacités techniques de l’époque, les semences diversifiées étaient un problème. Il fallait des semences qui poussent de la même façon, qui sont mûres toutes en même temps, ça permet d’agrandir les champs et de produire avec peu de bras.

 

D’où la suppression des haies ?

En tout cas c’est une clé de lecture possible. Il y en a sans doutes d’autres. On a quand même des tickets de rationnement en France jusqu’au début des années soixante. Et cela collait avec l’idéologie du moment, qui encore aujourd’hui freine notre capacité à développer une approche sensible du monde vivant. Cf. « Semences, une histoire politique » de Christophe Bonneuil, historien des sciences au CNR et Frédéric Thomas, agriculteur.

 

Il y avait une urgence ?

Au minimum, il fallait retrouver l’autonomie alimentaire. Avec moins de personnes pour travailler, une société qui avait complètement changé, où on ne pouvait plus du tout penser la campagne comme elle existait encore quarante ans auparavant.

 

Et ça, ça a changé ? Aujourd’hui on serait capable de nourrir tout le monde sans des fermes gigantesques ?

Oui. La question n’est même plus celle-là. C’est comment éviter les famines, si on continue avec les habitudes alimentaires et le mode de culture dominants qui vont dans le mur. Ils demandent une consommation de ressources que la planète ne peut pas supporter.

 

Combien êtes-vous aujourd’hui chez Jardin’enVie?

Dix personnes en équivalent-temps plein toute l’année, et des saisonniers au printemps et à l’automne mais on est sur un mode investissement. L’activité ne permet pas encore de rémunérer dix personnes à temps plein. On consomme des capitaux pour préparer l’avenir.

 

Pourquoi avoir choisi un statut d’entreprise ? Est-ce que ça ne crée pas de la contrainte (rentabilité, fisc, administration) que vous n’auriez pas en tant qu’association loi 1901 ?

C’est une des réflexions transversales à l’expérience INMS. Tous ceux qui voulaient rester en association n’ont pas pu développer les idées qu’ils avaient, à de rares exceptions. C’est l’une des limites du mouvement du logiciel libre. Survivre grâce aux dons, c’est bien, mais est-ce que ça permet vraiment de développer une ligne d’objectifs et de l’atteindre ?

Nous, nous sommes en entreprise, mais le but, c’est de grandir, pas de grossir.

On retrouve la différence qu’on a relevée tout à l’heure. On peut à la rigueur se passer de capitaux pour une activité qui n’en demande pas ; à partir du moment où il faut acquérir des terres, les remettre en forme parce qu’elles ont été détruites par une politique de terre brûlée, former des gens parce que plus personne n’apprend ces métiers comme nous les pratiquons, restaurer les semences, c’est quelque chose qui demande énormément de ressources et de temps, bien plus que l’informatique.

Il faut se dire que sur le vivant, c’est une démarche de long terme pour apprendre un métier, développer des savoir-faire. Si on n’est pas en capacité de rémunérer des personnes, de faire grandir quelque chose qui soit viable, de former des gens, jamais les semences paysannes ne seront considérées comme une alternative crédible.

C’est aussi ce qu’on peut dire du logiciel libre, d’une certaine manière. Il a conquis des serveurs, mais il n’a pas conquis le poste de travail, alors que d’un point de vue technologique, rien ne l’empêcherait de le faire. Les smartphones sont à base de Linux, mais leurs OS ne sont pas libres.

 

On commence à voir des smartphones dégooglisés, pourtant. Mais ça reste réservé aux personnes qui sont capables de bidouiller.

Ce qui a permis à Google d’imposer sa version Android, c’est son énorme capacité d’investissement. On en revient à une question de capitaux disponibles.

Dans ces conditions, pour l’utilisateur final qui veut dégoogliser son téléphone, en plus de compétences complexes à acquérir, il faut du temps. Alors que je sais le faire, je n’ai toujours pas pris le temps de virer Android de mon propre smartphone.

 

Quelles sont les différences avec une exploitation agricole bio classique ?

Les semences pour l’essentiel, mais pas que. Le bio fonctionne à 98 % avec des hybrides F1 et maintenant des OGM qui ne disent pas leur nom (ils se cachent derrière le vocable matériel biologique hétérogène, introduit dans le règlement AB qui s’appliquera à compter de 2022). C’est un marqueur important. On est dans le même ordre de grandeur que Linux et les GAFAM au début des années 90.
Nous avons fait un pas de côté sur le modèle socio-économique pour pouvoir faire un pas de côté sur les semences.
Nos statuts nous permettent de gérer les semences mais aussi le foncier tels des communs d’une part, et d’autre part de faire appel à l’épargne populaire pour investir. Les sociétés dites agricoles, elles, n’ont pas la possibilité de faire appel à l’épargne, hors fonds agricole pré-existant.

Du coup on peut construire l’équilibre de la structure financière sur une base beaucoup plus diversifiée.
La semence et l’alimentation sont des choses trop sérieuses pour qu’on passe d’une appropriation à une autre. Les paysans ne sont pas les seuls concernés par cette question-là. L’idée consistait à revenir vers une implication de l’ensemble des parties prenantes, les restaurateurs, les épiciers, les gens qui mangent.
Ce qu’on a constaté sur le terrain, c’est que, pour faire des semences de qualité dans le respect du vivant, nous avons aussi besoin des retours des utilisateurs des récoltes. C’est aussi, pas seulement, mais aussi, en fonction de ces retours-là que nous définissons les critères d’évolution des semences à mettre en œuvre lors de la prochaine production de graines.

 

Vous choisissez les graines que vous faites perdurer, c’est ça ?

On conserve les caractéristiques d’usage d’une variété. Si on a affaire à une tomate rouge foncé, on ne va pas la faire aller vers du rose pâle, et si elle est acidulée on ne va pas modifier son goût. On conserve les critères d’intérêt et d’usage de la plante, mais on la laisse évoluer. On parle de coévolution entre les humains, les terroirs et les plantes. On peut, par l’observation, « dialoguer » avec ces êtres vivants pour accélérer l’adaptation des plantes et des lieux dans lesquels on les cultive aux évolutions de leurs milieux de culture, de plus en plus rapides en raison des conséquences du mode de vie actuel des humains les plus riches.

 

Quel est le mode de gouvernance de l’entreprise ?

On essaie de prendre les décisions en commun, c’est pas évident mais on essaie. Là encore nous nous appuyons sur le logiciel libre pour y parvenir. On utilise divers logiciels pour agiter les idées à plusieurs et prendre les décisions à plusieurs.
On met actuellement à jour nos outils numériques pour permettre de faire un pas encore dans cette direction.

 

Des personnes participent à la vie de l’entreprise sans être sur place, sur l’exploitation ?

Entre 150 et 160 coopérateurs à ce jour, dont le groupe d’origine et d’autres qui sont éloignés géographiquement parlant, mais aussi au niveau des métiers exercés. Nous ne sommes pas toujours disponibles au même moment de la journée.

 

Quelles ont été les pires difficultés que vous avez rencontrées ?

Je ne sais pas quelle était la pire. Peut-être l’amoncellement de spécificités au monde agricole. J’ai été entrepreneur dans différents domaines d’activités, et je n’ai jamais rencontré autant d’obstacles multiples et variés en raison du fait que l’agriculture a été exclue de tous les régimes généraux classiques : protection sociale à part, statuts d’entreprise à part, statut social à part, etc. Tout est très fragmenté, plus qu’ailleurs.
Un monde extrêmement novateur pour sa frange marginale et ultra-conservateur pour sa composante majoritaire. Ultra-majoritaire, en tout cas au niveau de ses organisations professionnelles et syndicales !
Ce que nous essayons de faire, qui remet en question la pratique agricole classique, fait que nous avons contre nous la quasi-totalité des organisations agricoles, la bienveillance de beaucoup d’adhérents de ces structures, mais l’hostilité des entités.
Sans notre choix de faire appel à l’épargne populaire, on ne serait pas près d’atteindre nos objectifs, malgré la pandémie qui nous a beaucoup impactés, et les aléas climatiques, de plus en plus imprévisibles, qui se sont conjugués aux conséquences des fermetures administratives.

 

On est loin du cliché du bobo qui revient à la terre et qui plaque tout pour élever des chèvres !

C’est très étrange, le monde agricole est à la fois hyper fermé et hyper ouvert ; notamment, il va devoir s’ouvrir beaucoup et se transformer radicalement, du fait de sa pyramide des âges. La moitié des agriculteurs actifs va partir à la retraite sous peu. C’est un métier qui a été tellement sinistré que la plupart des enfants d’agriculteurs ont renoncé à s’installer en reprenant l’exploitation familiale comme c’était la tradition auparavant. Il y a donc un creux de génération en plus du « papy-boom » qu’on voit dans d’autres métiers.

 

Est-ce que la pandémie, le télétravail du tertiaire et les confinements y ont changé quelque chose ?

Non. C’est déjà terminé. Il suffit de regarder les statistiques de parts de marché des mastodontes de l’alimentaire. Pendant le premier confinement, les gens ne travaillaient pas ou très peu. Il a permis de ramener les gens vers la campagne, mais pendant les autres confinements le travail a été maintenu. Il y a eu le couvre-feu qui a réduit la possibilité de se déplacer, et les gens ont été se mettre dans un endroit où on peut tout trouver. C’est la grande distribution et les plateformes d’achat numérique qui se sont taillé la part du lion. La grande distribution, qui perdait du chiffre d’affaires, a soudainement augmenté son chiffre d’affaires.

 

Qu’est-ce qui a été le plus surprenant, que vous n’aviez pas du tout anticipé dans cette aventure ?

Ce qu’on a découvert avec les semences. On part avec des a priori, qui sont ceux de tout le monde, des semences présentées comme archaïques y compris par la science, plus du tout adaptées aux enjeux du moment.
On est parti pour chercher une alternative aux OGM et en se demandant si ce qu’on raconte sur eux est bien vrai.
Les hybrides F1 et la législation dont le catalogue officiel faisait qu’une semence non inscrite ne peut pas être vendue à des maraîchers ou des agriculteurs.
On ne s’attendait pas à ce que le bio soit envahi de ces semences verrouillées d’un point de vue technologique et juridique. Qu’elles soient incapables de s’interfacer avec le vivant, en raison de leur mode d’obtention, qui consiste à sélectionner des lignées pures. Que les semences soient sclérosées par cet eugénisme, les OGM n’étant que l’achèvement de cette logique entamée depuis longtemps. Ce qu’on voyait comme une menace était déjà notre réalité quotidienne. C’était déjà ce que nous avions dans nos assiettes ! Nous étions confrontés au parachèvement de cette logique, résultat des choix des citoyens des démocraties actuelles.

L’approche est de récupérer de l’autonomie financière et économique car on s’est aperçu que les semences paysannes tenaient la route face aux semences modernes, que tout ce qui était véhiculé à leur sujet était erroné. À tout point de vue. Elles permettaient de retrouver le goût. Elles sont riches en nutriments, notamment en micronutriments, qui ne pèsent pour rien dans le poids final mais qui sont déterminants dans la qualité alimentaire. Une énorme différence, fois trente, fois quarante en termes de micronutriments, même par rapport à des cultures bio. On ne s’y attendait pas du tout non plus.
En quelques années on a pu apporter des solutions à tous les problèmes de la chaîne alimentaire.
Quantité, qualité, mais aussi stopper l’explosion des intolérances et des allergies alimentaires, et puis retrouver le goût. C’est la présence des micro-nutriments qui donne la diversité des saveurs.
Le sans gluten se développe, c’est une industrie en plein développement, mais ça repose sur le fait que les glutens des variétés modernes sont de mauvaise qualité. Les personnes intolérantes au gluten pourraient se remettre à manger du blé si on repart sur des céréales à haute paille.
J’aurais pu citer des dizaines d’autres exemples. Pratiquement partout où il y a un problème alimentaire, les variétés paysannes arrivent avec une réponse.
On a aussi des réponses par rapport au changement climatique parce qu’on produit de l’humus avec les variétés paysannes (en utilisant les méthodes appropriées, évidemment). Alors que même en bio, d’un point de vue statistique et si on s’en tient aux seuls critères obligatoires du label, on continue à détruire plusieurs kilos d’humus pour chaque kilo de nourriture sorti du champ.

 

Si les semences que vous produisez ne sont pas inscrites aux catalogues officiels, ça signifie que c’est hors-la-loi, ce que vous faites ?

Non. Pas en totalité. Là aussi il y a beaucoup de fausses informations qui ont circulé, en fait la vente de variétés non-inscrites aux catalogues n’a jamais été interdite en France, pour vendre à des particuliers. Pas à ce jour, en tout cas. En revanche il y a des restrictions pour vendre à des professionnels, mais nous sommes en capacité de les contourner, de façon tout à fait légale, notamment en s’inspirant des dispositifs mis en place par les multinationales du monde de la semence, qui sont les premières à contourner les lois qu’elles inspirent. En étudiant ça de façon macro-économique, nous nous sommes rendu compte de ça, et faute de mieux pour le moment, nous nous en servons, mais en mode coopératif.
Nos clients professionnels deviennent des coopérateurs à qui nous ne vendons pas la semence, mais à qui nous achetons du travail à façon. C’est légal. Ce qui nécessite de repenser complètement le modèle économique. Mais de toute façon c’est indispensable pour profiter des caractéristiques des variétés paysannes. L’idéal bien sûr, c’est de retrouver un cadre légal de plein droit pour les variétés paysannes. Gandi disait « l’arbre est dans la graine, comme la fin est dans les moyens ». Il y a donc urgence à récupérer la capacité à faire avec des moyens que nous aurons choisis et construits en fonction de nos objectifs.

 

Du coup tu dois avoir plein de casquettes, juriste, économiste…

Il faut avoir de multiples compétences c’est pour ça qu’on ne fait rien tout seuls, c’est un travail de réseau permanent. C’est à ça que sert le réseau de semences paysannes, par exemple, il permet de financer une équipe de juristes payés pour faire de la veille.

 

Vous utilisez exclusivement des logiciels libres. Est-ce que le Libre fournit tout ce qui est nécessaire pour gérer l’informatique d’une exploitation agricole ?

Oui ! Le problème qu’on a, ce sont les humains. À chaque fois qu’on intègre une personne, il faut la former. C’est pour ça que de temps en temps des logiciels propriétaires sont utilisés à Jardin’enVie. C’est le frein humain : la personne, pour être tout de suite opérationnelle, travaille avec le logiciel qu’elle a appris à utiliser par ailleurs, la plupart du temps à l’école, et qui est la plupart du temps un logiciel propriétaire.

C’est parfois compliqué. Les habitudes sont dures à remettre en question. Il faut souvent des débats tendus et houleux pour que les personnes acceptent une formation et l’idée que chercher une fonctionnalité trois clics plus loin (ou moins loin) que d’habitude, c’est pas très grave. Et même que ça vaut le coup !

On n’a aucun problème avec les complets débutants, on leur met un Linux entre les mains, on n’a pas besoin de leur dire quoi que ce soit, ils apprennent tous seuls. Ce sont les gens qui ont de l’expérience, qui sont déjà performants avec les logiciels de leur métier, qui ont des freins.

 

Vous voulez chasser les subventions, y compris européennes. Est-ce que vous ne craignez pas, ce faisant, de vous faire coincer, d’avoir des comptes à rendre ?

Quand on a des capitaux apportés par des citoyens, ça permet de faire face aux pressions. Ça structure un groupe qui est capable de comprendre les rapports de force et d’y réagir.
C’est aussi parce que ces capitaux privés nous permettent de dire non, même s’ils ne sont pas énormes, parce que c’est une marge de manœuvre supplémentaire, ce que le statut associatif ne permet pas sauf à avoir pu amasser, au fil des années, des réserves.
C’est une autre spécificité du monde agricole. Il n’y a pratiquement aucune entreprise qui parvient à être rentable sans subventions, hormis dans des niches comme la vigne. Dans le monde agricole, la subvention n’est pas l’exception, c’est la règle. Nous, nous n’avons pas de subvention de fonctionnement mais d’investissement. Si nous pouvons compter sur une partie de l’épargne des citoyens pour continuer à investir et changer d’échelle, personne ne pourra nous imposer de changer de cap, ou autre. Par contre, rendre des comptes, oui, mais je trouve ça normal. D’ailleurs on le fait spontanément. Toute personne qui veut voir l’intégralité de nos comptes n’a qu’à le demander. Ça fait partie du fonctionnement pour gérer les semences comme des communs, et du modèle économique que nous essayons de construire. Ce n’est pas la semence en tant que telle qui est importante, mais la possibilité de la faire circuler, tout comme les idées et les échanges de savoir-faire nécessaire pour la cultiver et la reproduire.

 

Tu me tends la perche pour la question qui pique : si c’est mal ce que font les labos en brevetant leur semence pour en contrôler la vente, pourquoi votre site est sous licence CC NC ND ? 😉 Pourquoi vous n’ouvrez pas plus l’accès à la diffusion de vos travaux ?

C’est le choix qu’on a fait pour notre site Internet, qui est notre identité. C’est nous qui la déterminons.

Par contre les documents de travail, dans lesquels il y a justement nos savoir-faire, sont complètement libres, il n’y a carrément pas de licence1
. La plupart des personnes avec qui on coopère, notamment le réseau Semences Paysannes, diffuse sans mettre de licence. C’est la reconnaissance par les pairs, tous ceux qui sont passionnés par la variété paysanne et ce qu’elle implique au niveau socio-économique, qui fait qu’il y a transmission, ou non, de l’information.
Mais c’est une question en chantier, qui fait et mérite débat, en particulier pour les données que pour le moment nous ne transmettons pas sans réciprocité.

Est-ce que vous aviez mesuré l’ampleur de la tâche, ou vous vous êtes lancé·e·s en mode YOLO ?

On savait que ce serait énormément de boulot, notamment parce que j’avais connu le monde agricole étant petit. On n’avait pas mesuré, par contre, toutes les réactions que ça allait provoquer, à la fois de rejet et d’adhésion. Encore plus que dans le logiciel libre, il y a une adhésion populaire qui est impressionnante. Encore plus forte. Notre problème, ce n’est pas de trouver des clients, c’est d’arriver à produire pour satisfaire la demande.

 

Évidemment, le logiciel peut être dupliqué pour plein de « clients ».  Les poireaux, quand il n’y en a plus…

C’est ça ! Quand il y a un bug dans la culture, on refait l’année prochaine, on ne code pas un correctif dans la nuit. C’est la grosse différence entre la semence et le logiciel.

 

Est-ce que vous avez atteint une certaine forme d’autonomie, ou est-ce qu’au contraire vous avez besoin d’aide ? Sous quelle forme ?

On n’a pas atteint l’autonomie, on est encore en phase de constitution du capital nécessaire pour franchir les prochaines étapes, et aussi de continuer à rassembler des savoir-faire qui sont en train de disparaître avec les plus anciens. D’autre part les sols aujourd’hui sont tous martyrisés en France. Pour avoir de bons résultats il faut absolument un sol vivant. C’est un obstacle qu’on avait sous-estimé, au départ. Il n’y a aucune aide, aucune subvention mobilisable en France. Il y a des crédits européens pour faire ça. Cependant ils nécessitent un projet réunissant des entreprises privées, des citoyens, mais aussi des élus locaux. Et en France les élus ne sont pas entrés dans cette logique pour aller chercher ces sous. Cet argent n’est pas utilisé en France, alors qu’il l’est dans d’autres pays européens.

Ce sont ces questions-là qui font que nous n’avons pas encore notre autonomie. Les obstacles sont immenses, mais on sait comment les contourner ou faire différemment, on a le savoir-faire. Ce qui manque, ce sont des capitaux.
Par exemple, nos outils sont dimensionnés pour un à trois hectares alors qu’il faudrait cultiver dans de bonnes conditions trente hectares pour être rentable. Sachant que trente hectares, aujourd’hui, c’est une petite ferme. On parle beaucoup des micro-fermes sur un ou deux hectares, mais ce n’est pas qu’avec ce modèle qu’on résoudra le problème alimentaire. Même si ces fermes ont leur intérêt, elles ne suffiront jamais, à la manière des AMAP qui, dans les pays les plus développés comme le Japon, nourrissent au maximum 30 % de la population.

Il y a un effet d’échelle qui est nécessaire pour amortir les investissements. Sur un hectare, ça demande cinq ans de travail, soit 100 000 € avec une rémunération au SMIC par heure travaillée, si on veut rendre un sol de nouveau vivant.

Il y a une autre raison. Pour faire de la semence, il faut des distances d’isolement pour éviter que deux variétés d’une même espèce se croisent entre elles de façon non souhaitée, et qu’on perde toutes les variétés. Il nous faut soit des équipements pour limiter la circulation des pollens ou de la surface pour pouvoir faire de la semence. En fait il nous faut un peu des deux.

La phase actuelle, c’est une levée d’épargne auprès de nos clients, ou de toute personne intéressée, qui peut s’inscrire dans l’objet social de Jardin’enVie. Apporter de l’épargne à une entreprise telle que la nôtre, c’est manifester son accord avec l’objet social. Chaque personne aujourd’hui qui nous apporte un euro nous permet d’aller en chercher deux à trois auprès des institutions financières d’une part, et d’autre part, via son adhésion à l’objet social, qui est précis, d’aller voir les élus locaux ou les professionnels avec une force considérable. Ce n’est pas juste une chimère, parce que, de fait, les personnes qui s’impliquent, au-delà de l’achat d’une part sociale, nous apportent énormément de richesse, dans le sens connaissance d’un terroir, évolution de nos savoir-faire, et gestion de ces ressources comme des communs.

Ça permet de passer d’un mode artisanal et expérimental à un déploiement des savoir-faire, dans un premier temps au sein de Jardin’enVie et au-delà par la suite. L’une des choses qui se fait déjà, c’est de permettre à d’autres agriculteurs de faire évoluer leurs pratiques, de transformer leur activité, voire carrément de s’installer.

 

À rapprocher du modèle des CHATONS ?

Oui, c’est un peu la même logique.

Notre réflexion actuelle, c’est de faire le lien entre tout ce qui a trait aux communs, à la fois l’approche économique et la gouvernance, qui rapproche des secteurs d’activité très différents.
Au final, nous sommes confrontés aux même logiques économiques. De ce point de vue, j’estime que je n’ai pas changé de métier, entre informaticien et agriculteur maintenant.

 

Sauf que tu as plus mal au dos le soir ? 🙂

Même pas ! Être immobile sur une chaise, c’est pas forcément bon pour le squelette. Il y a peut-être des inconvénients, mais blague à part, dans le logiciel libre il nous fallait déjà trouver des solutions pour changer le modèle économique si on voulait vivre de son travail.  C’est pareil avec les variétés paysannes, nous sommes obligés d’être très inventifs sur le juridique, le financier, le social… Les réponses se ressemblent beaucoup, et les deux mondes peuvent s’apporter mutuellement. D’ailleurs, nous avons organisé des rencontres entre les semences paysannes et le logiciel libre à plusieurs reprises.

 

Ah oui, nous avons participé à une journée avec les Incroyables Comestibles d’Amiens.

Justement, une des entreprises d’informatique à laquelle j’ai contribué dans les années 90 est à Amiens. Les premières rencontres que nous avons organisées sur cette thématique croisée doivent dater de 2007 ou 2009… Elles n’ont pas forcément généré l’élan que nous espérions, parce qu’il y a quand même un écart entre la culture informatique et la culture paysanne. À nous de faire un effort de lucidité pour comprendre pourquoi ça n’a pas fonctionné plus tôt.

 

Le mot de la fin

Pour un exploitant agricole, a priori assez éloigné de l’informatique, l’utilisation de logiciel libre à 100 % dans un cadre d’entreprise, ça fonctionne et ça apporte des solutions métier. On n’utilise même pas Google ! Même notre présence sur les réseaux sociaux est limitée, mais pour autant on a de plus en plus de contacts, de sollicitations. Les réseaux sociaux nous servent juste à aller chercher les gens. Ça surprend toujours les personnes qui arrivent. Elles estiment que nous nous tirons une balle dans le pied en refusant de les utiliser à fond. Nous parvenons malgré tout à augmenter notre chiffre d’affaires sans accepter les conditions des réseaux sociaux contraires à nos objectifs d’émancipation et de déconcentration des pouvoirs. On est bien présents sur Facebook, on a bien une page, mais nous l’utilisons en mode « pirate », pour profiter de leur force de frappe et amener les gens vers notre site web, qui lui n’est pas une page Facebook.

Nous sommes en train de développer un logiciel métier spécifique pour accélérer la coévolution entre les plantes, les humains et les terroirs, en ajoutant aux savoirs des anciens ce que nous apportent la science et l’informatique d’aujourd’hui. Nous voulons accroître notre capacité à interagir avec le vivant via l’analyse de données.

Enfin, les spécificités de notre métier sont telles que nous n’avons pas trouvé de boutique en ligne, même dans le libre, qui permette de commercialiser ce que nous vendons ; nous créons donc notre propre interface de vente en ligne à partir de briques libres. C’est un projet qui n’est pas encore complètement abouti, hein, il nous faut encore quelques semaines. Nous comptons créer une communauté autour de ce logiciel lorsqu’il aura fait ses premiers pas. Là encore, c’est la même chose que pour les variétés paysannes : si on n’échange pas, on n’avance pas.

 

Pour aller plus loin :

Les photos nous ont été fournies par Jardin’enVie.




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (8/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le huitième et dernier segment [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans lequel elle propose à titre de conclusion une série de pistes plutôt positives à suivre pour sortir de la spirale négative du militantisme déconnant.

Nous avons publié un chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres voies pour trouver d’autres façons de faire

Je me suis beaucoup appuyée sur la théorie de l’autodétermination pour analyser et extirper des solutions alternatives au militantisme déconnant, mais c’est juste une perspective parmi d’autres qui pourraient être tout aussi bonnes ; ce n’est pas « la » chose à faire ni « la » perspective qu’il faudrait avoir, bien au contraire. Je l’ai choisie juste parce que je la trouve à la fois suffisamment précise pour entrer dans le détail, et suffisamment libertaire pour que chacun puisse réfléchir à partir de lui-même et non selon ses « règles ». Bref, ce n’est pas une théorie qui ordonne, mais qui laisse le maximum de possibilités et essaye de donner des pistes d’extension à celles-ci, c’est pour cela que j’aime la partager. Mais tout est bon pour trouver d’autres sources d’inspiration.

Rétro-ingénierie du kiff

On pourrait trouver quantité de solutions, d’alternatives, de façons de faire, en analysant dans le détail tout ce qu’on adore, tout ce qui nous a motivés, dans ce qu’on a trouvé de merveilleux et de mémorable. Il s’agit de faire de la rétro-ingénierie du kiff pour tenter de le reproduire un jour au travers de nos activités. Un peu comme le travail de recherche des game-designers lorsqu’ils cherchent les mécaniques qu’ils voudront reproduire dans leur jeu : les conseils de la dev du dimanche sont excellents à ce sujet, et perso je pense qu’on peut les transposer tout à fait à des domaines qui ne sont pas de l’ordre du jeu, si on cherche à créer quelque chose qui générera une expérience motivante :

Journal de bord EP 02 - Coucou, tu veux voir mon pitch ?
Journal de bord EP 02 – Coucou, tu veux voir mon pitch ? Voir sur Youtube

J’ai aussi énormément aimé les méthodes et les façons de penser que j’ai trouvées dans « l’art du game design » de Jesse Shell, « Rules of play » de Katie Salen, et globalement le champ du game-design me fascine parce qu’il nous apprend comment construire une structure – un jeu – qui va motiver au maximum autrui, lui faire vivre des expériences mémorables ou des moments sociaux uniques en leur genre.

Rétro-ingénierie de l’adversaire et bidouillage

L’adversaire, surtout si sa création domine, a réussi un truc. Le problème qu’on peut avoir avec lui c’est que sa création génère de la souffrance, de l’injustice, et/ou sert uniquement des intérêts personnels. Cependant, sa manière de faire a eu une puissance d’influence qu’on peut décortiquer et qu’on peut transformer de façon beaucoup plus profitable. Par exemple, bien que je sois assez anti-pub, je sais que lire les publicitaires à travers leurs manuels a été très utile : par exemple, si je veux retenir quelque chose par cœur, j’emploierais les méthodes qu’ils utilisent pour que le consommateur mémorise un message. On peut faire des lectures, des analyses de l’adversaire et déjà commencer à hacker et transformer ses méthodes. Par exemple, je suis très critique du nudge (manipulation des comportements via le design de l’environnement), d’autant que le nudge est souvent utilisée sous une idéologie néo-libérale, mais je le trouve aussi fun et super intéressant ; récemment un doctorant m’a montré son étude1 où il avait hacké le nudge pour en supprimer l’aspect manipulateur et lui substituer à la place de l’autodétermination. Les résultats ont bien été là, c’était jubilatoire. Tout est transformable, hackable et la bonne nouvelle c’est que ce mécanisme de hack et de transformation est ultra fun à vivre lorsqu’on l’opère, mais aussi lorsqu’on y assiste en tant que spectateur, cela nous libère totalement de la colère, de l’énervement, de l’impuissance, et à la place on trouve du fun et de l’empuissantement.

Tout plaquer pour créer

On peut totalement laisser tomber certaines formes de militance (interpersonnelles) pour se consacrer à créer/œuvrer et cela ne fera pas de nous un moins « bon » militant. On peut se donner pour but de créer de meilleurs environnements sociaux (être ce super collègue, ce pote à qui on peut se confier, ce soutien en qui on a confiance…) ; on peut créer ou aider à créer des trucs et bidules ou évènements funs ; on peut être ce mentor qui apprend tout autant qu’il soutient ; on peut être ce spectateur, ce blogueur, ce journaliste qui voit et repère ce truc qui change la face du monde si on le fait connaître. Résister, c’est créer2 ; et créer c’est changer le monde.

Je sais qu’il y a une espèce de bataille de chapelle militante entre ceux qui pensent que seule la confrontation va amener du changement, et ceux qui veulent incarner/créer le changement dès à présent, accusant l’un l’autre de pas avoir la bonne stratégie (on accuse celui qui crée d’être lâche et de ne pas faire front à l’ennemi ; on accuse celui qui se confronte à l’adversaire d’être violent et de ne pas créer le monde qu’il voudrait voir apparaître), mais en fait tout ceci se superpose, se croise, interagit et il n’y a pas à se complexer de ne pas être en confrontation ou de n’être qu’en confrontation (ou de le reprocher aux autres) : au final, c’est l’interaction en système (parfois invisible) qui est productrice de transformation et changement positifs dans la société, sur le long terme.

Tout empuissanter, y compris sur la base de conflits

Ça se confronte entre alliés, envers les spectateurs, dans le mouvement, il y a donc à trouver des façons de gérer les conflits. Et il y aurait besoin d’un mode qui permette de régler les problèmes en interne sans qu’il y ait par la suite des décennies de ressentiments de la part des uns et des autres, prêts à exploser au moindre faux pas. Il y aurait aussi besoin d’une façon de régler les conflits qui ne soit pas autoritaire, car généralement les mouvements militants (excepté fascistes, d’extrême-droite) n’aiment pas trop la justice punitive. Et l’idéal serait évidemment que cette résolution de conflits soit productrice d’empuissantement et d’autodétermination.

Bonne nouvelle, des militants ont déjà bossé dessus et ont déjà établi des tas de protocoles extrêmement empuissantants permettant de gérer les conflits efficacement, au bénéfice de toute le monde, permettant en plus de prévenir d’autres problèmes : c’est la justice transformatrice. Je vous laisse consulter toutes ces ressources ici :

  • transform harm (transformharm.org/), tout particulièrement les sections « curriculum » de chaque thème (restorative justice, healing justice, etc.) sont emplies de programmes, d’outils très intéressants.
  • Les outils de Creative interventions.
  • Le processus de responsabilisation : un outil absolument génial quelle que soit sa position ou son rôle dans le conflit, qu’on ait été cible d’un comportement qui nous a été pénible ou cause de cette pénibilité, voire témoin du problème, ou auteur de l’offense. Je trouve vraiment que c’est un outil qui permet de décider en toute autodétermination ce qu’on souhaite pour la suite, ce qui pourrait rétablir des liens de confiance, ce qui permettrait de réparer la situation. Vous trouverez les ressources en anglais ici (je l’ai traduit ici également).

D’autres ressources

J’ai été loin d’être exhaustive dans ce dossier, on aurait pu parler de long en large du conformisme et de son pourquoi, davantage de la réactance, des dynamiques narcissiques qui peuvent aussi poser problème dans la militance (il n’y a généralement pas d’argent à gagner dans ces milieux, mais ça peut attirer des profils en quête de notoriété, de personnes voulant se démarquer et dont l’attitude peut s’opposer au travail collectif), et j’aurais pu aussi parler de ce qui y a au cœur des mécaniques militantes fascistes en parlant de l’autoritaire, du dominateur, etc. Donc, voici d’autres sources potentiellement inspiratrices pour un militantisme qui affronterait l’adversaire et augmenterait la cohésion avec les spectateurs et alliés, en créant, en gueulant, en se posant, en jouant et j’en passe ; ces ressources ne sont pas exhaustives non plus3, il y en a certainement des milliers d’autres.

Dans l’histoire ou la philosophie, témoignages, stratégies et paradigmes de désobéissance :

  1. Magda et André Trocmé, Figures de résistance, texteschoisis par Pierre Boismorand, Cerf, 2008.
  2. Semelin Jacques et Mellon Christian, La non-violence, PUF, 1994.
  3. Semelin Jacques, Sans armes face à Hitler, Les arènes, 1998.
  4. James Haskins et Rosa Parks, Mon histoire, Libertalia 2018.
  5. La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, Bossard, 1922 (première édition, 1578) Voir Wikipédia.
  6. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, La découverte, 2005.
  7. Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, The altruistic personnality, rescuers of jews in Nazi Europe, Macmillan USA, 1988 (on en a fait un résumé ici.
  8. Frédéric Gros, Désobéir, Albin Michel, 2017.

Autour du numérique :

  1. Edward Snowden, Mémoires Vives, Seuil, 2019.
  2. Amaëlle Guitton, Hacker : au cœur de la résistance numérique, Au diable Vauvert, 2013.
  3. Nicolas Danet et Frederic Bardeau, Anonymous. Pirates informatiques ou altermondialistes numériques ?, FYP Édtions 2011.
  4. Steven Levy, L’éthique des hackers, Globe, 2013.
  5. Pekka Himanen, L’éthique hacker, Exils, 2001.

De l’activisme :

  1. Srdja Popovic, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes, Payot, 2015.
  2. Automone A.F.R.I.K.A. Gruppe, Luther Blisset, Sonja Brünzels, Manuel de communication-guérilla, Éditions Zones, disponible en libre accès.
  3. Andrew Boyd et Dave Ashald Mitchell, Joyeux bordel, tactiques et principes et théories pour faire la révolution, Les Liens qui libèrent, 2015 (qui est en fait une partie traduite des tactiques qu’on trouve à libre disposition ici ; le livre en anglais est aussi disponible librement ici, ils en ont même fait un jeu à destinations des militants pour s’aider à construire des actions, par ici.
L’activisme façon Yes men
L’activisme façon Yes men. Voir cette vidéo et celle-ci.


  1. Toussard (2020).
  2. Citation de Stéphane Hessel.
  3. Non pas parce que je suis de mauvaise volonté ou que je censurerais des ouvrages, mais simplement parce que je suis juste une personne qui n’a qu’une poignée d’heures par jour à disposition, donc je ne peux pas tout lire, tout étudier. Je précise cela parce que j’ai déjà eu des militants me reprochant de ne pas citer untel ou untelle.
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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (7/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le septième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle des alternatives sont envisagées et des pistes proposées pour tenter d’échapper à la fâcheuse tendance au militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Que faire à la place de la déconnance ?

On a déjà pu apercevoir dans les points précédents qu’on se mettait à avoir des pratiques déconnantes non pas parce qu’on est persuadé que ce sont de bonnes pratiques, mais davantage malgré nous, parce que nos propres besoins sont sapés (par exemple faute d’avoir son autonomie comblée, on tente de contrôler l’autre, ce qui nous donne une satisfaction ponctuelle de notre besoin de compétence), parce que c’est le modèle de fonctionnement majoritaire dans nos environnements sociaux, parce qu’on manque d’informations, qu’on est surmené, etc.

Viser les besoins fondamentaux et vivre sa motivation intrinsèque

La solution est donc pour casser ce cercle vicieux est de commencer à nourrir les besoins fondamentaux à travers nos activités (tous les conseils dans les cadres jaunes des schémas précédents), tant les nôtres que ceux des autres en même temps. S’ensuivront des motivations de plus haute qualité pour l’activité, et celles-ci vont aussi nourrir en retour nos besoins en un cercle cette fois-ci vertueux. Et quand on aime profondément une activité, on cherche à en décupler le plaisir, donc on tente de la partager, les personnes aimant partager des émotions plaisantes écoutent et sont à leur tour entraînées dans une motivation à cette activité. Le truc serait juste de vivre et de communiquer pleinement sa motivation intrinsèque pour telle activité.

Cette transmission de la joie et du vécu positif pour une activité qu’on a avec une motivation intrinsèque (comme peuvent l’être tous les loisirs actifs, les disciplines qui ont pu passionner des personnes dans le monde) peut se faire dès qu’on lève toute crainte quant au jugement de celles et ceux qui pourraient observer ce vécu joyeux, crainte qui peut potentiellement s’effacer lorsqu’on est concentré dans l’activité elle-même. Généralement les gens perçoivent la passion, ressentent les émotions positives sincères lorsqu’elles sont explicitement vécues, de façon authentique (par exemple, on ne se forcerait pas à transmettre la joie de faire ceci, on serait juste effectivement joyeux de faire cela)1. La plus grande difficulté de ce partage de motivation intrinsèque réside dans la crainte des atteintes à la proximité sociale : être authentique, c’est être à nu, donc s’exposer potentiellement au jugement d’autrui, à son mépris, à son indifférence, à sa future ostracisation. On peut donc avoir des réticences à s’exposer sincèrement, tout particulièrement lorsqu’on a déjà vécu des situations de forte indifférence ou de mépris alors qu’on était pleinement authentique et bienveillant. Cela demande alors un même type de courage qu’un saut du plongeoir, on ne peut que se jeter à l’eau, s’immerger (ici dans le sujet, en vivant totalement avec lui), et nager jusqu’à l’atteinte du but. La crainte du regard d’autrui, son jugement potentiel est mis de côté, on se concentre sur son rapport authentique à sa passion. Vivre pleinement sa motivation intrinsèque et l’exposer n’est pas tant un effort, un travail, mais plutôt une immersion de l’attention qui est telle que les craintes liées au sapage de la proximité sociale sont pour le moment comme hors sujet.

Viser les motivations extrinsèques intégrées

Cependant, on sait aussi tous que la vie n’est pas forcément composée d’activité attractive. Changer la litière du chat, descendre les poubelles, suivre le Code de la route… Je ne connais personne qui ait de motivation intrinsèque pour ces activités, et c’est tout à fait normal parce que celles-ci peuvent avoir intrinsèquement des stimuli aversifs (l’odeur de la litière, des poubelles), demander des actions ennuyeuses qui n’apportent rien (attendre au stop n’est en rien une expérience qui nous apprend quelque chose), etc. De même, sans motivation intrinsèque, certaines activités militantes peuvent être tout aussi répulsives en premier lieu.

Toutefois on peut avoir des motivations extrinsèques intégrées pour ces actions répulsives, et celles-ci sont puissantes, durables sur le long terme et rendant l’acte moins pénible ou coûteux en efforts. On change alors la litière pour maintenir un foyer plus agréable pour ses habitants (y compris pour le chat qui vous remerciera en cessant de vous faire découvrir au petit matin de petites surprises puantes sur le sol du salon), on suit le Code de la route parce qu’on ne veut pas causer d’accident, on trie ses poubelles correctement pour faciliter le travail des éboueurs et de tous ceux qui travaillent sur le traitement des déchets.

Et comme c’est particulièrement intégré en nous, ça ne nous coûte rien de le faire, on ne rechigne pas, on n’a plus besoin d’y penser, on n’a pas de crainte d’être jugé, on ne sent pas de menaces, on n’agit pas par injonction.

L’autre avantage de cette motivation à régulation intégrée, c’est la résistance aux tentatives de manipulation/d’influence néfaste : par exemple, une personne à motivation intégrée pour le tri triera non seulement tout le temps sans que personne n’ait à lui ordonner quoique ce soit, sans qu’il y ait une seule pression, mais plus encore elle ne sera pas influencée par les arguments tentant de la convaincre que c’est pathétique de trier, et elle continuera son comportement. On a donc là une motivation très puissante, potentiellement préventive face aux menaces et aux tentatives d’influence.

Mais comment transmettre ça à un autre, sans être injonctif, saoulant, culpabilisant ?

Une expérience de la théorie de l’autodétermination est assez éloquente à ce sujet :

ℹ ⇢ Koestner et coll. (1984). Au travers d’une expérience sur la peinture avec des enfants, il a été testé différentes façons de présenter une règle consistant à respecter la propreté du matériel. Pour soutenir l’autonomie malgré une imposition de règles, il a été vu qu’il fallait présenter les choses ainsi :

  • Minimiser l’usage d’un langage contrôlant (« tu dois » « il faut »…),
  • Reconnaître le sentiment des enfants à ne pas vouloir être soigneux avec les outils,
  • Fournir aux enfants une justification de cette limite/règle (c’est-à-dire expliquer pourquoi on a voulu que les outils restent propres).

En présentant ainsi les limites de façon non contrôlante, la motivation intrinsèque des enfants pour la peinture était préservée et beaucoup plus haute que dans un cadre contrôlant (c’est-à-dire avec juste l’ordre de ne pas salir les outils, sans justification ni reconnaissance du sentiment de l’enfant).

Si on transpose cela à l’acte militant, vous avez plus de chances de réussir à transmettre un changement d’habitude, une nouvelle pratique qui supplante une ancienne, une alternative, en n’étant pas contrôlant dans son langage : on supprime l’impératif, « il faut » « tu dois ». À la place, on peut mettre « on peut », « il est possible de » ; je trouve que le conditionnel est aussi très doux pour montrer des possibilités. Et un discours non injonctif qui connote l’ouverture à des possibilités est un discours qui permettra d’éviter des comportements réactants.

Reconnaître les émotions d’autrui, c’est soit se mettre en empathie cognitive avec l’autre (par exemple, imaginer ce que peut ressentir un militant antivax), soit essayer de comprendre ses émotions en l’écoutant activement, sans jugement.

Le thread suivant explique formidablement bien comment on peut communiquer avec « l’adversaire » à sa cause d’une façon qui respecte son autonomie, ses besoins (ici c’est la personne antivax, mais ça pourrait concerner un autre sujet, la méthode d’écoute des émotions et besoins serait tout aussi pertinente).

[Thread] Comment parler à une personne Antivax ? – (le) Deuxième Humain – @DeuxiemeHumain

❭ J’ai vu plein de gens parler de leurs proches qui veulent pas se faire vacciner / ont peur des vaccins / pensent qu’il faut pas faire confiance à la médecine, (4:24 PM · 21 mai 2021 · Twitter)

❭ et qui aimeraient bien les faire changer d’avis ou les pousser à se faire vacciner (pour rester en vie), donc voici quelques astuces pour y arriver :

❭ Précision : tout ce dont je vais parler ici concerne les proches / personnes qu’on connait plutôt bien.

❭ Malheureusement faire changer d’avis un·e inconnu·e sur twitter, surtout un sujet aussi chargé émotionnellement, ce n’est souvent pas un objectif réaliste. Mais si tu as de la patience et du temps, tu peux toujours essayer 🙂

❭ Le plus important c’est de ne pas prendre les personnes antivax pour des idiotes. C’est pas parce qu’on est antivax qu’on est plut bête qu’un·e autre.

❭ Et même si c’était le cas : se faire prendre de haut ça n’a jamais fait évoluer personne. Et ça n’a jamais n’a définitivement jamais fait évoluer personne de façon saine.

❭ Ne monopolisez pas la parole : c’est important d’avoir une vraie discussion où vous écoutez sincèrement la personne en face, sinon elle ne va pas avoir envie de vous écouter en retour et vous risquez de parler dans le vide.

❭ Il faut essayer d’avoir un véritable échange, ne placez pas uniquement les sources avec les faits ou statistiques sur les vaccins qui montrent que c’est mieux de se faire vacciner comme si vous étiez en train de jouer aux échecs.

❭ Écoutez. Écoutez. Écoutez. Personne ne « naît » antivax. Il y a toujours une raison derrière.

❭ Ça peut être une histoire personnelle, une peur des « élites », une peur ou une incompréhension de la science derrière les vaccins, une perte de confiance envers la médecine, des positions politiques ou religieuses…

❭ Et si la personne en face ne rentre pas dans les détails, posez des questions. Intéressez-vous sincèrement à la personne face à vous et aux raisons qui ont poussé à être contre les vaccins.

❭ Ça vous aidera à mieux l’aider à comprendre ce sujet et aussi à mieux la comprendre de manière générale dans la vie (et c’est toujours cool d’être plus proche de ses proches).

❭ Tant que vous y êtes : parlez de vous aussi. Pourquoi est-ce que vous êtes d’accord-vax ? (Je viens d’inventer ce mot, j’en suis très fier)

❭ Est-ce que vous avez eu des doutes à certains moments ? Comment avez-vous fait pour vous renseigner ? Qu’est-ce qui vous a fait vous décider ? Pourquoi vous faites-vous vacciner ?

❭ Je passe beaucoup de temps dessus, parce que c’est très important d’avoir une vraie discussion et de ne pas venir avec son Powerpoint, balancer plein de chiffres ou de noms qui font sérieux puis repartir direct.

❭ Et la deuxième étape, après avoir pris le temps d’écouter et de parler posément avec la personne antivax, c’est d’apporter des réponses ou des solutions à ses problèmes.

❭ La personne que vous souhaitez convaincre ne fait pas confiance aux positions du gouvernement parce que, honnêtement, c’est des positions qui changent toutes les 2 semaines c’est chelou ?

❭ Parlez-lui des recommandations de l’OMS-qui ont d’ailleurs plusieurs fois été gentiment ignorées par le gouvernement.

❭ Vous êtes face à quelqu’un qui a peur des effets secondaires potentiels ? Regardez ensemble quels sont les effets secondaires potentiels des vaccins et les effets primaires du Covid (Spoiler : le Covid a l’air franchement plus violent).

❭ Et vous pouvez aussi regarder la liste d’effets secondaires de médicaments courants ou qu’elle prends, pour lui montrer que ça n’est pas si différent et qu’il s’agit de cas rares. Ils existent, mais sont rares.

❭ Quelqu’un ne veut pas se faire vacciner parce que « c’est chiant je sais pas comment faire avec internet et tout » ? Vous pouvez l’aider à prendre rendez-vous, le faire pour elui voire même l’accompagner si vous êtes disponible !

❭ Rien que proposer de prendre des rendez-vous au même moment ça peut motiver certaines personnes qui n’étaient pas sûres : avec l’effet de groupe on se dit « allez, tant qu’on y est ! » et c’est toujours plus rassurant d’y aller à plusieurs, surtout avec des proches.

❭ Storytime : Quelqu’un dans ma famille (anonymysé·e pour des raisons d’anonymat) vient d’un pays où il y a littéralement eu des tests de vaccins et médocs faits sur la population « pour voir si ça fonctionne bien avant de les envoyer dans les pays riches ».

❭ Allez savoir pourquoi, cette personne n’a pas super méga confiance en la vaccination contre le Covid du coup. Et bah on va se faire vacciner avant elui, comme ça iel pourra voir si on va bien et aller se faire vacciner en ayant confiance.

❭ Le plus important c’est d’écouter les besoins ou peurs des personnes et les aider à les surmonter -et ça, quels que soient ces problèmes et ces peurs, même si elles nous paraissent ridicules : un peu de compassion punaise !

❭ Félicitations, vous êtes arrivé·es à la fin de ce thread ! Pour fêter ça vous pouvez le RT où l’envoyer à des gens que ça pourrait aider. Et pour me soutenir vous pouvez aller sur https://utip.io/vivreavec , ça nous soutient Matthieu et moi !

Source Twitter.

⚒ Concernant la justification rationnelle à apporter sur « pourquoi » selon le militant il faudrait changer de comportement (ne plus employer tel mot, tel logiciel ; porter le masque, se faire vacciner, ne pas croire ceci, etc.), des méta-analyses révèlent celles les plus convaincantes :

ℹ ⇢ Steingut, Patall et Trimble (2017) ont fait une méta-analyse de 23 expériences portant sur le soutien à l’autonomie qui fournissait une explication ou une justification rationnelle sur la tâche à faire. Ils ont découvert que cette explication augmente la valeur perçue de la tâche, mais peut parfois générer un effet négatif sur le sentiment d’être compétent. En effet, toutes les explications n’ont pas la même valeur autodéterminante, et peuvent être classées en 3 types :

  • contrôlantes : le comportement est dit important pour des raisons externes, tel que « cela vous rapportera de l’argent, une promotion », ou concernant l’apparence physique ou canalisant le sentiment de culpabilité ;
  • autonomes : le comportement est dit important pour soi, ses valeurs personnelles, son développement personnel « cela améliorera votre mémoire/votre indépendance/votre esprit critique… » ;
  • prosociales : le comportement est dit important pour autrui, « cela va apporter du confort et du bien-être à vos proches/aux personnes présentes ».

C’est lorsque l’explication ou la justification est prosociale que le comportement est ensuite le plus efficace, avec une meilleure motivation autonome, un meilleur engagement.

Autrement dit, l’humain étant un animal social, il est davantage motivé de suivre un comportement qui va clairement montrer que ça aide un autre humain ; ça le motive plus que les récompenses, l’argent, l’évitement de la culpabilité, ou la croissance de ces capacités ou compétences personnelles. À mon avis, cette justification prosociale, pour être transmise efficacement, pourrait être formulée au plus concret et proximal possible : dire que le tri des déchets va sauver l’humanité ne sera pas une justification qui motivera le locuteur à changer son comportement, par contre dire que ça facilite le travail de l’éboueur qu’on peut croiser de temps en temps dans sa rue sera bien plus efficace. Parce que la réussite « sauver le monde » est à la fois un défi trop important, quand bien même il serait réussi, il n’y aurait pas de feedback de réussite direct (« ah vous êtes le type qui avait eu une pratique écologique parfaite et depuis nous n’avons plus de pollution, merci beaucoup ! ») ; alors que voir les éboueurs de bonne humeur dans la rue parce qu’il n’y a pas de problème avec les poubelles et les déchets tels que les gens en ont pris soin, est un feedback directement visible, appréciable, concret.

Soutenir l’autonomie (en n’étant pas contrôlant, en donnant des explications rationnelles et prosociales) est stratégiquement le plus approprié si on souhaite transmettre à la personne l’adoption d’un comportement à long terme, qui peut potentiellement « déborder » (Spill Over effect), c’est-à-dire entraîner un comportement analogue (par exemple on apprend un comportement écologique de tri, la personne va faire déborder ce comportement par elle-même en commençant à faire attention à sa production de déchets).

ℹ ⇢ Dolan et Galizzi (2015) ont constaté que cet effet de débordement est au plus fort lorsque les interventions visent la motivation intrinsèque ; et inversement, les interventions basées sur l’augmentation de la culpabilité ont les effets les plus négatifs.

La motivation intrinsèque + la motivation intégrée sont le carburant des résistants et génèrent, selon les situations, un courage, une créativité rebelle et une puissance exceptionnelle, qu’eux-mêmes ne comprennent pas quand elles adviennent2. En cela, il me semble que ce sont les motivations qu’on pourrait davantage tenter de nourrir lorsqu’on est militant ou engagé, puisqu’une seule personne avec une telle motivation peut transformer toute une situation concernant des centaines d’autres.

Un militantisme autodéterminateur plutôt que contrôlant

La théorie de l’autodétermination donne des outils vraiment très accessibles, testables, qui ont déjà démontré une forte efficacité. Mais avant de trop nous emballer, il y a malheureusement à se rappeler que même la militance la plus efficace ne pourra réparer immédiatement tout le mal que des décennies d’environnements sociaux déconnants ont pu générer, ni même réussir à combler les besoins d’individus qui sont encore aux prises d’environnements sociaux sapants. Un oncle peut arriver à rendre joyeux et libre son neveu, mais si l’enfant est battu par ses parents dès qu’il les retrouve, tout le travail de nourrissement des besoins par l’oncle est réduit en miettes. Parfois la meilleure aide à apporter à autrui est de l’aider à fuir des environnements sociaux destructifs, que ce soit la famille maltraitante, le travail où il y a harcèlement, ce village où il n’y a que surveillance, mépris et solitude, etc. Cet exemple peut apparaître éloigné des situations de militance, mais pas tant que ça : lorsqu’on discute, qu’on tente de comprendre l’adversaire ou le spectateur voulant rester dans sa routine et ne rien changer, ceux-ci nous décrivent rapidement des environnements sociaux dans lesquels ils sont sous emprise, parfois de manière très complexe, et dont on peut difficilement les aider à s’extirper pour de meilleurs environnements sociaux (par conséquent, le changement de comportement qu’on propose peut apparaître à la personne comme un effort trop grand, ou ridicule par rapport à la souffrance vécue).

Cependant, pour reprendre cette métaphore familiale, cet oncle qui aura rendu heureux cet enfant maltraité, quand bien même il n’a pas réussi pour le moment à trouver une solution pour libérer cet enfant, lui a tout de même offert un modèle d’environnement social sain, lui aura montré que les choses peuvent fonctionner d’une bien meilleure façon. Cet acte n’est absolument pas anodin, au contraire, il permet d’aider l’enfant à ne pas intérioriser le modèle maltraitant comme étant la bonne chose à reproduire (puisque le modèle concurrent est producteur de bonheur), et ça c’est extrêmement important pour le futur, pour son développement.

Voilà pourquoi ça vaut le coup d’essayer de nourrir les besoins fondamentaux des personnes, surtout dans un travail engagé/militant, quand bien même on n’arrive pas dans l’immédiat à résoudre les grands problèmes, ni à changer aucun comportement ou à convaincre. Il ne s’agit pas de placer un arbre de force, mais de distiller quelques graines ci et là. Si on a nourri un peu les besoins de la personne par notre écoute, c’est déjà beaucoup, parce que c’est montrer concrètement qu’un environnement social peut être nourrissant. Pour donner un exemple concret, des discussions sympas peuvent amener un adversaire à abandonner une idéologie qui le ravageait et se transformer : un incel3 raconte comment le fait d’avoir des discussions banales avec des féministes et autres personnes non-incel lui a apporté quelque chose de libérateur. Le fait de rencontrer d’autres environnements sociaux ne fonctionnant pas de la même manière peut constituer une expérience paradigmatique qui les transforment :

« Quand j’étais un incel je ne sortais jamais. Je n’avais jamais mis un pied dans un bar, un club, je ne connaissais rien de ce style de vie. Du coup, c’était facile de croire tout ce qui se racontait en ligne sur les bars, les clubs, les femmes, parce que je n’avais aucun élément de comparaison issu de la réalité qui m’aurait permis de séparer le vrai du faux.

La première fois que j’ai été dans un bar, j’ai vu un mec faisant bien 10 centimètres de moins que moi et le double de mon poids, installé dans le carré VIP avec plein de femmes sexy gravitant de son côté. Voir ça, ça a anéanti ma vision du monde. Parce que si on en croit la communauté des incels, ce que faisait ce mec, là, c’était littéralement impossible.

En gros, j’ai remplacé ce que j’ai appris des incels par des connaissances tirées d’expériences réelles. » (tiré de reddit.com, traduit par Madmoizelle.com)4.

Voilà ci-dessous tout ce que la théorie de l’autodétermination conseille pour nourrir les besoins et tout ce qui pourrait aider la personne à s’autodéterminer ; il y a aussi tout ce qu’il y a à ne pas faire car cela sape l’autodétermination, envoie les individus vers des motivations de basses qualités. Cependant, si vous êtes autoritaire et si vous visez le contrôle des individus afin d’en faire des pions, que vous avez d’énormes moyens afin de développer ce mode de contrôle (par exemple installer une surveillance massive de tout instant, embaucher de nombreux militants injonctiveurs tels que des chefs, sous-chefs, surveillants, contremaître, black hat trolls5, etc.), évidemment il serait incohérent de suivre les conseils autodéterminateurs puisque cela irait contre vos buts. À noter que ce ne sont pas des conseils juste lancés comme ça, tout a été testé par des expériences et études répliquées.

Recommandations de la SDT pour viser l’autodétermination (= motivation intrinsèque + motivation intégrée + besoins fondamentaux comblés + orientation autonome)
Ce qui aide à l’autodétermination et au bien-être des individus dans les environnements sociaux. (Environnements autodéterminants) Ce qui empêche l’autodétermination, contribue au mal-être, et pousse les individus à être pion dans les environnements sociaux (Environnements contrôlants)
• Viser le bien-être
• Viser le comblement des besoins
• Chercher à ce que les individus soient autodéterminé, puissent s’émanciper grâce à nos apports ou être libres dans la structure (viser la préservation, le developpement, le maintien de la motivation intrinsèque, la régulation identifiée/intégrée, l’orientation autonome, l’amotivation pour les activités/comporte-ments sapant les besoins des autres/de soi)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations intrinsèques, montrer les possibilités de la situation
• Viser le mal-être
• Viser la frustration des besoins pour mieux déterminer son comportement/ses idées…
• Chercher à déterminer totalement les individus, a avoir un contrôle total sur eux (orientation contrôlée/impersonnelle, pas de motivation intrinsèque, introjection, régulation externe, amotivation pour les activi-tés/comportements nourrissant ses ou les besoins des autres)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations extrinsèques, éliminer/nier buts intrinsèques, montrer les impossibilités et les contrôles de la situation
Concevoir un environnement favorisant l’autonomie Concevoir un environnement contrôlant
• transmission autonome de limites (pas de langage contrôlant ; reconnaissance des sentiments négatifs ; justification rationnelle et prosociale de la limite)
• proposition et soutien de vrais choix, pas simplement des options interchangeables
• fournir des explications claires et rationnelles
• permettre à la personne de changer la structure, le cadre, les habitudes si cela est un bienfait pour tous
• ne pas condamner les prises d’initiatives
• modèle horizontal, autogouverné, en appuyant sur le pouvoir constructif de chacun
• punitions
• transmission contrôlée des limites (langage contrôlant, déni des émotions, absence de justification)
• récompenses (conditionné à la performance, conditionnelles)
• mise en compétition menaçant l’ego
• surveillance
• notes / évaluations menaçant l’ego
• objectifs imposés/temps limité induisant une pression
• appuyer sur la comparaison sociale
• évaluation menaçant l’ego
• modèle de pouvoir hiérarchique, en insistant fortement sur son pouvoir dominant
Concevoir un environnement favorisant la proximité sociale Concevoir un environnement niant le besoin de proximité sociale ou uniquement de façon conditionnelle
• faire confiance
• se préoccuper sincèrement des soucis ou problèmes de l’autre
• dispenser de l’attention et du soin
• exprimer son affection, sa compréhension
• partager du temps ensemble
• savoir s’effacer lorsque la personne n’a pas besoin de nous
• écouter
• ne jamais faire confiance
• être condescendant, exprimer du dédain envers les personnes
• terrifier les personnes
• montrer de l’indifférence pour les autres
• instrumentaliser les relations
• empêcher les liens entre les personnes de se faire
• comparaison sociale
• appuyer sur les mécanismes d’inflation de l’ego (l’orgueil, la fierté d’avoir dépassé les autres)
Concevoir un environnement favorisant la compétence Concevoir un environnement défavorisant la compétence ou n’orientant que la compétence via la performance
• être clair sur les procédures, la structure, les attentes
• laisser à disposition des défis/tâches optimales, adaptables à chacun
• donner des trucs et astuces pour progresser
• permettre l’autoévaluation
• si besoin, proposer des récompenses « surprises » et congruentes (sans condition)
• donner des feed-back informatif, positif ou négatif, mais sans implication de l’ego.
• ne pas communiquer d’attentes claires, ni donner de structures ou procédures concernant les choses à faire
• donner des taches et défis inadaptés aux compétences des personnes voire impossible.
• Évaluer selon la performance
• donner des feedback menaçant l’ego de la personne (humiliation, comparaison sociale)
• donner des feedback flous sans informations
• traduire les réussites et échecs en terme interne allégeant.
• feed-back positif pour quelque chose de trop facile
• valoriser les signes extérieurs superficiels de réussite


  1. Les recherches sur l’autodétermination démontrent que généralement les gens détectent et jugent très positivement les personnes à motivation intrinséque, passionnées, et souhaitant empuissanter autrui. Leur propre motivation intrinsèque augmente aussi via l’exposition à ces profils (que ce soit la ou le conjoint·e, les professeur·es, les coachs, les superviseurs, etc.). Cependant, s’ils sont contrôlants, sapent l’autonomie, cela ne marche pas du tout et fait l’effet inverse. Cf Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981) ; Ryan et Grolnick (1986) ; Deci et Ryan (2017).
  2. Dans Un si fragile vernis d’humanité, banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko rapporte comment un routier, voyant une situation où un groupe de Juifs allait se faire expulser ou incarcérer en camp, s’est d’un coup fait passer pour un diplomate auprès des nazis et a pu interdire aux autorités de nuire à ce groupe. Il a fait ça sans l’avoir prémédité. On trouve quantité d’actes non prémédités d’altruisme hautement stratégique et très efficace également dans « Altruistic personnality » des Oliner (dont on a traduit des morceaux ici ; globalement, cela semble dû à un altruisme à motivation intégrée, ou à une amotivation autodéterminée à faire du mal qui a été forgée dans le passé, notamment grâce au fait que les désobéissants aient eu au moins un proche ou un ami nourrissant leurs besoins fondamentaux et présentant concrètement des actes altruistes.
  3. Idéologie anti-femme / anti-couples qui considère (entre autres) que seuls certains hommes exceptionnellement beaux ou riches attireront les femmes, donc qu’ils seront célibataires à jamais. Il y a aussi chez eux un rejet des femmes non-blanches et/ou non-blondes, un rejet des femmes ne suivant pas un modèle traditionnel (par exemple, si elles travaillent, si elles ont fait des études), un rejet du fait qu’elles puissent être des personnes (l’incel considére que s’il rend service à une femme, elle doit coucher avec lui ; il y a une infériorisation de la femme et une objectivation). Ils disent haïr les femmes tout en disant crever d’envie d’être en couple avec elles. Les incels ont commis des tueries de masse à l’encontre des couples et des femmes, cf. le listing sur Wikipédia (il est malheureusement régulièrement mis à jour).
  4. Ici aussi : Jack Peterson, Why i’m leaving incel (Youtube) ; Nina Pareja, « un incel repenti regrette le manque d’ironie du mouvement masculiniste », Slate.fr, 2018 ; et un article du Guardian.
  5. Ou « farfadet de la dialectique à chapeau noir ». Ceci n’est pas un terme de l’Académie française pour troll, mais une proposition d’un internaute qui a répertorié d’autres propositions ici.

(à suivre…)

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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

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D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (5/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le cinquième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine les différentes facettes de la motivation et comment le militantisme déconnant les dégrade.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant causant une motivation de piètre qualité

Ce sapage des besoins fondamentaux (tant du militant déconnant dans son passé, que chez la cible qu’il vise) va ensuite générer chez celui qui en est cible une motivation de piètre qualité, que sont les régulations introjectées, externes ou une amotivation non autodéterminée.

Les différentes motivations
En jaune les motivations qui naissent de situations répétées où nos besoins ont été comblés (ou non sapés) et en mauve les motivations issues des situations répétées où nos besoins ont été sapés (ou non nourris).

La motivation intrinsèque, détruite par le militantisme contrôlant

La motivation intrinsèque est la motivation la plus puissante qu’on puisse avoir pour quelque chose : c’est la passion, cette activité qu’on fait pour elle-même, qui nous ravit, nous comble, pour laquelle on rêverait de faire carrière. De façon moins épique, toutes les activités qu’on fait pour elles-mêmes et non pour ses résultats sont généralement réalisées par motivation intrinsèque (jouer aux jeux vidéo, regarder des séries, lire, se balader… bref tout ce qu’on peut aimer faire en soi). C’est puissant, parce que l’élan l’est, qu’il n’y a besoin de rien de plus pour nous motiver à la faire.

Or, nos environnements sociaux, s’ils ont un modèle contrôlant sapant les besoins fondamentaux, ont tendance à détruire nos motivations intrinsèques.

ℹ ⇢ Dans une expérience de Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981), 36 professeurs ont été étudiés durant l’été, avant la rentrée scolaire. Il a été testé leur orientation de causalité1 (qui était soit autonome soit contrôlée), les actions qu’ils envisageaient pour le contrôle des élèves (punir, récompenser) ou les actions de soutien (écoute du problème, guide pour le résoudre). À 2 mois de l’année scolaire entamée puis à 8 mois, leurs élèves ont complété des enquêtes évaluant leur motivation et leur perception de soi. Ceux qui avaient eu les professeurs les plus contrôlants avaient une motivation intrinsèque en chute, une estime de soi en baisse et leurs compétences cognitives avaient également chuté. Ces élèves avaient moins de curiosité quant au travail scolaire, ils préféraient les tâches faciles plutôt que difficiles, faisaient preuve de moins d’initiatives scolaires. Ils ont renouvelé cette étude dans un autre district scolaire. Ils ont sélectionné des professeurs soit hautement contrôlants soit soutenant l’autonomie. La motivation intrinsèque des élèves a été testée durant la 2e semaine d’école puis deux mois plus tard. Avec les enseignants soutenant l’autonomie, la motivation intrinsèque a augmenté, ainsi que la compétence perçue. C’était le contraire avec les professeurs contrôlants.

Plus précisément, les façons de faire contrôlantes nous dégoûtent de ce qu’on aimait naturellement faire, puisque la motivation intrinsèque chute lorsqu’on est surveillé2, menacé de punition3, qu’on a un objectif et un temps d’exécution limités4, qu’on est mis en compétition5, évalué avec des feedbacks négatifs6, qu’il y a la présence de personnes totalement indifférentes à notre activité7, qu’on est récompensé⋅e selon une performance donnée8 (par exemple, avoir son salaire/son cadeau/un compliment uniquement si on atteint une performance demandée par le superviseur ; le salaire ne sape pas la motivation intrinsèque s’il est prévu en amont, qu’importent les performances).

À l’inverse, lorsqu’on vise la préservation de la motivation intrinsèque avec sa transmission (par exemple, un militant qui montre tout le fun qu’il y a à une pratique écolo), alors la personne a tendance à s’engager et il y a un effet de débordement9 (ici, elle se mettrait d’elle-même à chercher d’autres pratiques écolos qui pourraient être tout aussi fun). C’est plaisant pour tout le monde, efficace en termes de militance, pas plus coûteux que d’injonctiver.

Pourtant, le militant aux pratiques déconnantes va plutôt reproduire le modèle de contrôle (et pas celui de la transmission de la motivation intrinsèque), quand bien même ce modèle a détruit certaines de ces plus belles motivations par le passé10. Pourquoi ? Eh bien parce qu’en plus de détruire notre motivation intrinsèque, ce vécu sous modèle contrôlant peut nous plonger dans des motivations contrôlées de l’extérieur, par exemple la motivation introjectée : l’enfant dans la classe au professeur contrôlant perd non seulement sa motivation intrinsèque, mais cherchant à réussir les objectifs pour ne pas être ostracisé, humilié, il fait alors tout pour éviter la honte, la culpabilité, etc. C’est pourquoi l’estime de soi chute : les résultats scolaires « mauvais » sont sans doute accompagnés des remarques négatives et de la dévalorisation de la part du professeur. Tout jugement militant puriste peut voir des effets similaires sur une personne visée.

La motivation à régulation introjectée, celle du militant déconnant ?

À force d’être dans des environnements qui tentent de contrôler notre comportement, notre comportement général est complètement guidé par le potentiel jugement de l’extérieur, sans même qu’une autorité soit présente : on fait alors les choses prioritairement pour éviter d’avoir honte, de se sentir coupable, d’être pointé du doigt, de perdre encore de la valeur auprès des autres, d’être marginalisé, ridiculisé, etc. La motivation introjectée est la plus répandue chez les personnes, pour à peu près n’importe quelle activité.

Le militant déconnant peut provoquer une motivation introjectée chez autrui en étant contrôlant : « je vais éviter de faire des fautes, sinon les grammar nazis vont encore me tomber dessus », il n’y a aucune motivation intrinsèque qui guide ce comportement (telle que « je ressens de la satisfaction à écrire sans fautes ») ni intégrée (« je vais tenter d’écrire sans fautes pour que les autres comprennent bien mon message »). S’il n’y avait pas de grammar nazi, alors cette personne à motivation introjectée cesserait de faire attention, ce qui signifie que la valeur intrinsèque à l’orthographe n’était absolument pas transmise. Mais on voit bien là-dedans que les militants déconnants vont interpréter ce constat comme une justification de leur contrôle : « si on ne les juge/surveille/injonctive pas, alors les gens font n’importe quoi », or ce n’est pas cela le problème. Le problème c’est que ces grammar nazis n’ont pas transmis l’orthographe d’une façon qui soit perçue comme agréable, fun, socialement utile, connectante, donc pourquoi les gens suivraient-ils leurs recommandations de manière autonome ?

Le militant déconnant peut lui-même être en motivation introjectée pour la cause qu’il défend, donc il est contrôlant envers autrui parce qu’il n’a lui-même aucune motivation intrinsèque ou intégrée pour la cause (comment dès lors transmettre quelque chose dont il ne connaît pas la dynamique et les conséquences positives ?). Par exemple, le grammar nazi a peut-être appris l’orthographe à coup d’humiliation, donc humilie autrui à son tour pensant lui faire « bien » apprendre. Il peut même avoir un authentique élan altruiste à contrôler autrui tel que « il faut que je lui montre comment être parfait sinon il va se faire humilier encore plus » ; cependant quand bien même ce n’est pas méchant ou égoïste, c’est néanmoins la perpétuation d’une pratique qui cause un mal-être, et le légitime. La seule voie de sortie de ce cercle vicieux contrôle ➝ introjection ➝ contrôle ➝ introjection ➝, etc. est de procéder différemment face à un contrôle initial ou de décortiquer ces introjections pour les comprendre, puis décider ce que l’on souhaite vraiment en faire.

La motivation compartimentée : ou comment la militance peut devenir violente

La motivation introjectée n’est pas la « pire » pour autant, puisqu’elle n’est généralement pas liée à une violence envers les autres. Si on est militant à motivation introjectée ou qu’on provoque de l’introjection chez les autres par nos introjections, on ne va pas pour autant se transformer ou transformer les autres en combattants violents. On alimentera juste une saoulance générale, et les motivations pour la cause ne seront pas de très bonne qualité11 (tant chez les militants que chez les spectateurs, alliés ou toute cible de cette saoulance).

Par contre d’autres configurations complexes de la motivation amènent à soutenir une violence envers des personnes, voire à l’être soi-même ; c’est le cas de la motivation à identification compartimentée (ou dite fermée, défensive), dont les tenants et aboutissants sont complexes à démêler.

Rassurez-vous, dans les cas cités en introduction, je ne crois pas qu’un seul des exemples déconnants cités n’ait été conduit par ce type de motivation, encore moins il me semble chez les libristes (du moins je n’en ai pas vécu personnellement). Généralement on repère ces motivations malsaines lorsque c’est la haine qui conduit l’activité, qu’il y a un « nous contre eux » ethnocentrique (voir définition dans le cadre ci-dessous) : le groupe zététicien que j’ai évoqué, dont une des activités était de passer des soirées à se foutre d’un autre zététicien, de se gargariser à le haïr tous ensemble, avait tout de même un côté « motivation identifiée compartimentée », puisque l’identification au groupe passait uniquement par le fait de haïr un « ennemi » désigné, sans rien créer. Cependant, je peux difficilement analyser cette dynamique et comprendre son origine, parce qu’on a quitté le groupe dès qu’on a vu ces signaux malsains, et je ne connaissais pas du tout l’histoire personnelle de ses membres.

Ethnocentrisme
Je pense qu’on pourrait ajouter qu’il y a aussi ethnocentrisme lorsque l’endogroupe veut dominer (et qu’il ne domine pas forcément objectivement un environnement social) ou subordonner un autre groupe (qu’un tiers pourrait ne même pas voir comme différent tant ils semblent proches à de nombreux titres). Les militants ethnocentriques ne vont donc plus chercher à diminuer une domination, ne vont pas remettre en cause la hiérarchie, mais au contraire vont se conformer aux modèles habituels, les reproduire à leur propre niveau, causant de la souffrance. Ils font sans doute cela parce que c’est un moyen d’obtenir enfin de la valeur auprès d’autrui ou pensent que cela va combler les besoins fondamentaux (spoiler : non, c’est cette mécanique qui génère des sapages, qu’importe qui est placé dans cette hiérarchie illusoire).

Dire qu’il y a ethnocentrisme ou identification compartimentée n’explique pas vraiment pourquoi il y a cet élan d’attaque : certes, ces mécaniques se font souvent en groupe, sont animées par une dynamique de groupe, type « bouc-émissaire », certains militants comparent ce genre de situation au harcèlement scolaire12. Mais ce n’est pas parce que c’est répandu que c’est « inévitable », que ce serait sans raison ou que cela s’expliquerait par une prétendue « nature humaine ». Quand on creuse, on trouve des réponses : chez les ados par exemple, l’identité est en pleine construction et c’est pour cela que des individus vont parfois se rassembler pour attaquer les élèves perçus comme marginaux. Cela leur permet de construire/légitimer leur identité à moindres frais, et de compenser le mal-être général lié à l’adolescence elle-même. Autrement dit, on voit poindre des solutions lorsqu’on comprend mieux la cause première : soutenir les ados, créer des climats qui ne soient pas menaçants, leur montrer des voies de constructions personnelles qui ne passent pas par la destruction d’autres personnes13.

ℹ ⇢ L’identification compartimentée peut être totalement connectée à des stéréotypes ancrés dans la société :

Weinstein et al. (2012) ont postulé que lorsque des individus grandissent dans des environnements menaçant l’autonomie, ils peuvent être empêchés d’explorer et d’intégrer certaines valeurs ou identités potentielles, et en conséquence être plus enclins à compartimenter certaines expériences qui sont perçues comme inacceptables.

Comme l’homosexualité est stigmatisée, l’hypothèse des chercheurs a été que les personnes qui ont grandi dans des environnements sapant ou frustrant leur autonomie pourraient être plus enclins à compartimenter leur attirance pour le même sexe autant pour les autres que pour eux-mêmes, ce qui conduit à des processus défensifs. Les quatre études des chercheurs ont consisté à voir le soutien parental de l’autonomie des personnes, prendre note de leur identification sexuelle, puis mesurer leur orientation sexuelle implicite grâce des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les résultats aux tests d’association implicite montrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même sexe. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité qu’ils annonçaient alors qu’ils avaient pourtant des désirs homosexuels. En plus, pour protéger cette identification compartimentée, ces individus préconisaient plus d’agression envers les homosexuels.

Autrement dit, cette identification « hétérosexuelle » était fortement ancrée dans ce qu’ils annonçaient mais elle était fermée et défensive, parce que l’individu avait des désirs, des besoins sexuels homosexuels plus forts que ce qu’ils annonçaient. Ce qui entraînait des processus défensifs, c’est-à-dire qu’il défendait l’identification hétérosexuelle en préconisant l’agression des homosexuels : on voit là comme une projection sur la société de leur lutte interne contre leurs propres désirs et envies.

Attention, afin d’éviter un malentendu que l’on peut lire ci ou là14 quand on évoque les études portant sur l’homophobie en psycho, précisons que ce type d’études ne consiste pas à dépolitiser le problème, à tout plaquer sur l’individu. C’est même l’exact opposé puisque les études montrent les conséquences de l’environnement culturel, politique et social sur le développement de la personne ; de plus, étudier les facteurs qui poussent un individu à une agressivité homophobe ne consiste pas à l’excuser, à lui trouver des circonstances atténuantes : les sciences humaines et sociales, telles que la socio ou la psycho, consistent à comprendre, non à excuser (n’en déplaise à Monsieur Valls). Et lorsqu’on comprend dans le détail, on peut ajuster ces stratégies militantes, les optimiser, voire tenter de nouvelles actions en fonction de ces nouvelles informations issues de la recherche.

Cela peut apparaître comme assez contre-intuitif, et très complexe à démêler/deviner chez autrui puisque dans ces identifications compartimentées se niche une histoire secrète de l’individu qui se confronte à des pressions environnementales, puis endosse ces pressions de la société comme « bonnes » quand bien même son corps et des parties de lui-même lui signifient que non, qu’au contraire, elles sont sources de mal-être. Quand on étudie la déshumanisation15, on peut tomber aussi sur ce genre de mécanismes très contre-intuitifs où ce n’est pas parce que la personne déshumanise une autre personne qu’elle va recommander de la violence contre lui, mais plutôt parce qu’elle doit être violente contre lui qu’elle va le déshumaniser. Il y a un besoin qui commande la violence contre un autre, alors advient ensuite la déshumanisation qui permet de supprimer toute empathie pour la personne visée. La grande question est alors : quel est ce besoin ? La réponse varie évidemment selon la situation et des influences distales : par exemple, si un autoritaire influent interprète une crise économique comme étant de la faute d’un groupe ethnique particulier qui s’accaparerait richesses et emplois, alors les gens, par besoin matériel, peuvent s’accrocher à cette interprétation et s’attaquer à ce groupe, même si l’interprétation ne tient pas debout. C’est pour cela qu’en temps de crise on assiste à une plus grande crédulité quant à ce type d’interprétation discriminante, car fondamentalement les besoins de la population ayant été sapés ou étant menacés de l’être, l’interprétation donnant la plus grande promesse de « défense » à moindre coût recueillera bien plus d’adhésion.

Il y a donc d’abord toujours un besoin chez l’individu, parfois détourné, parfois extrêmement caché, et donc très difficile à deviner pour le tiers.

Il se peut aussi que l’individu qui recommande de la violence contre un autre veuille parfois supprimer quelque chose chez l’autre, parce que c’est précisément ce quelque chose qu’il veut supprimer en lui ; la vidéo de Contrapoints sur le Cringe est assez éloquente à ce sujet.

Non seulement les pratiques déconnantes sont donc le reflet d’un mal-être (besoins sapés, besoins frustrés que la personne ne s’avoue pas, motivations de piètre qualité), mais mettent aussi ceux qui les reçoivent dans un mal-être, et sont du même coup inefficaces pour l’avancée de la cause qui est décrédibilisée par la déconnance. De plus, un mouvement militant veut généralement une transformation des comportements sur le long terme, et non juste ponctuellement sous la pression d’un ordre (motivation externe) ou sous la pression sociale (utiliser Firefox un seul jour pour être perçu comme quelqu’un de bien parce qu’il y a des libristes chez soi), or c’est précisément ce que génère la militance déconnante. La militance déconnante, par son comportement, endosse aussi un modèle de contrôle extrêmement conformiste, conservateur : ce faisant, le militant déconnant démontre à autrui qu’il ne veut rien changer de structurel, si ce n’est tenter simplement d’avoir sa part de domination en prenant le contrôle sur autrui. C’est une dynamique cohérente lorsqu’on soutient une idéologie autoritaire, mais c’est incohérent si on vise un changement de paradigme progressiste et ouvert, puisqu’on répète alors un vieux paradigme autoritaire. Être « pur » dans ses pratiques ne compense pas le fait que les autres verront dans l’injonction, l’attaque, la répétition d’un vieux paradigme contrôlant, et donc n’y trouveront rien de bien séduisant.


  1. Les individus en orientation contrôlée ont tendance à contrôler autrui, à ne voir que les contrôles dans une situation ; les personnes en orientation autonome ont tendance à voir les possibilités, les potentiels d’une situation, les espaces de liberté/de créativité possible et ont tendance à nourrir l’autonomie, la liberté des autres. L’orientation d’une personne dépend de comment la situation actuelle et passée est nourrissante ou sapante des besoins (quand bien même on peut être très autonome, on peut être en orientation contrôlée dans une situation autoritaire par exemple, parce qu’il n’y a aucune place laissée à l’initiative. Inversement, on peut être en orientation contrôlée dans une situation pourtant très libre, non contrôlante)
  2. Pittman, Davey, Alafat, Wetherill, et Kramer (1980) ; Lepper & Greene (1975) ; Plant & Ryan (1985) ; Ryan et al. (1991) ; Enzle et Anderson (1993).
  3. Deci et Cascio (1972).
  4. Amabile, DeJong, et Lepper (1976) ; Reader and Dollinger (1982).
  5. Deci, Betley, Kahle, Abrams, and Porac (1981).
  6. Anderson et Rodin (1989) ; Baumeister and Tice (1985).
  7. Anderson, Mancogian, Reznick (1976)
  8. Deci (1975) ; Lepper, Greene et Nisbett Ross (1975).
  9. Dolan et Galizzi (2015).
  10. Quantité d’études (Deci et Ryan 2017) montrent que l’école, le travail, ou d’autres situations sociales ont tendance, majoritairement, à détruire nos motivations intrinsèques. On a donc tous probablement connu un nombre plus ou moins grand de sapages de nos motivations intrinsèques.
  11. La motivation introjectée est liée à une baisse de vitalité, une augmentation de l’anxiété, plus de sentiments de honte, de culpabilité, parfois à la dépression, à la somatisation et à une faiblesse face à la manipulation Vallerand et Carducci (1996) Koestner, Houlfort, Paquet et Knight (2001) Ryan et al. (1993) Assor et al. (2004) Moller, Roth, Niemiec, Kanat-Maymon et Deci, (2018).
  12. Pauline Grand d’Esnon, « Pureté militante, culture du ’callout’ : quand les activistes s’entre-déchirent », Neonmag, 13/02/2021.
  13. ça peut passer par la pratique d’un sport, l’apprentissage des compétences socio-émotionnelles, une éducation systémique sur la façon de créer son bien-être, comprendre son mal-être (psychologie, sociologie), une éducation basée sur la coopération et le soutien entre personnes, un enseignement des sciences humaines et sociales dès le collège, etc.
  14. Comme ici : Maëlle Le Corre, « Pourquoi il faut en finir avec le cliché du « mec homophobe qui est en réalité un gay refoulé », Madmoizelle.com, 30/03/2021.
  15. Cf Semelin (1994 ; 1983 ; 2005 ; 1998) ; Straub (2003) ; Hatzfeld (2003) ; Terestchenko (2005).

(à suivre…)

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